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#11 : La cité de la mémoire - Darth Nico - 27-07-2010 EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
Le Somnambule et sa bande fumaient dans la suite impériale de l'hôtel L'Ange de cuivre. Ils avaient fait une fête à tout casser pendant la nuit ; au matin, ils avaient viré les fêtards, des amis à eux de la pègre, mis à la porte les dernières prostituées. Ils avaient ensuite commandé un chaudron de soupe à l'oignon (avec des croûtons). Ils faisaient un petit somme pour digérer. L'un des gros Scoviens appela la réception pour qu'on monte une autre cafetière bien pleine et une autre boîte de cigare. En fait, le Somnambule était resté sobre, par rapport à ses hommes qui avaient bu comme des trous. - Tu feras quoi, Bosj, avec ton argent ? - Oh, je sais pas, répondait l'interpellé avec un gros accent rocailleux, j'achèterai une maison sur la côte, et j'aurai un bateau de pêche. Pour emmener ma copine. Et j'aurai une petite maison dans les îles... Et toi ? - Moi je m'achète un manoir et j'investis dans l'acier ! Ou dans la peinture ! C'est des placements sûrs. Kassan écoutait ses hommes parlait, distraitement. Il fixait le plafond, d'un regard presque haineux. Il savait qu'il allait jouer dans les heures à venir son coup le plus risqué. Il consultait régulièrement sa montre. Ses gros chiens de chasse étaient repus. Il leur avait offert la soirée de leur vie. Il leva d'un coup son grand corps maigre. - On y va déjà ? - Bientôt... Il alla à la salle de bains se raser. Il repeigna ses longs cheveux filasses et regarda ses yeux cernés. - Vous êtes prêts ? lança-t-il. Ils commençaient à se lever. - Quelle bombe, mes aïeux, disait le gros Bosj. - On s'en refait une après ce coup-là, encore plus grosse ! - Et le mois prochain, je vous invite dans mon manoir d'aristo ! - Moi je rachète le Zeppelin ; je vais refaire la carte des vins, parce qu'ils n'ont que de la piquette. Et je prendrai un cuisinier qui sache préparer un gravlax correct !... Je l'aurais flingué la dernière fois, avec toutes les arêtes qu'il y avait... - Un grav quoi ? - Un gravlax, ignare. Du saumon cuit dans le sel trois jours, en fines tranches. Du persil, du citron, tu sers très frais. Un plat de roi ! Les barons de Kargarl se gavent de ça le jour du solstice ! - Tu m'en diras tant ! Ils mettaient leurs gros impers, leurs chapeaux et sortaient les valises pleines d'armes démontées et de grenades des armoires. - On a de quoi tenir un siège ! ricana Bosj. - Seulement, on ne devra pas en arriver là, trancha Kassan. - Ok, ok... En quelques minutes, ils furent prêts. Ils fumèrent une dernière cigarette pendant que la réception faisait venir une voiture. - Et sinon, demanda timidement Kaspre, le plus jeune de la bande, un spécialiste du couteau, vous "voyez" quoi pour ce casse ? - Je vois la brigade des rues nous tomber dessus les enfants... si nous ne faisons pas vite. Chacun portait deux valises à bout de bras et un sac rempli de matériel pour les coffres. Une voiture attendait les six hommes, qui firent lourdement pencher le véhicule en y montant et en se posant sur les banquettes. - J'espère qu'ils n'ont pas inventé de nouveaux systèmes de sécurité. - Les mèches du Perce-Pierre sont les meilleures, affirma Kassan. Nous allons entrer dans leur acier comme dans du beurre... Fouette, cocher !... Le gros homme claqua sa lanière en cuir au-dessus de ses bêtes et la voiture partit en bringuebalant sur les vieux pavés. - J'aime bien ces "quatre-chevaux", c'est vraiment confortable, dit Kapre. - Au fait, on paye comment la course ? En liquide ou on propose au gars une participation au butin ? Kassan n'écoutait pas. Il passa la tête par la fenêtre. Ils passaient à proximité du Klob. Le quartier était calmé. Il devait être vidé de la moitié de sa population. La voiture franchit ensuite l'aqueduc Montrancy, réputé être la passerelle la moins brumeuse de la Cité. La vue était en effet magnifique sur les batiments d'acier scintillant et les façades luisantes des réverbères au gaz que des mitiers venaient allumer et éteindre en descendant en rappel. Des anges maigres, à la peau violacée, passèrent au-dessus du véhicule, stationnèrent dans les airs et repartirent vers les hauteurs. Ce fut ensuite la descente de l'avenue Grand-Air, qui avait à son extrémité un point de vue imprenable sur le port de la Vague Noire, 1500 mètres en-dessous. - Arrêtez-nous là ! cria Kassan. Les hommes descendirent avec leur chargement. Le Somnambule paya la course et laissa un gros pourboire : - Merci monseigneur ! - Tu le boiras à notre santé. - Pour sûr ! La voiture repartit au trot. - Il est 6h00, patron, dit Langtrön, le spécialiste des coffres. La banque ouvre dans une demi-heure. - Alors on a le temps d'aller se jeter un godet ! affirma Bosj. - Kaspre, tu vas appeler cet imbécile d'encaisseur... Carpangol. - Bien, patron ! - Inutile de prévenir le vigile, Pamus. Il suffira qu'il nous donne les clefs des grilles du sous-sol. Ils entrèrent dans la brasserie Rimmel, qui devait par la suite mettre une plaque commémorative au-dessus de la banquette où ils s'assirent. - Messieurs ? - Un café arrosé pour moi ! lança aussitôt Bosj, qui était le bon vivant de la bande. - Pour moi aussi, fit Kaspre, en lançant des petits regards vers une jolie fille. - Un chocolat chaud, dit Kassan. Il faisait de la tension selon le médecin. Pas de café ! Ils burent bruyamment leurs consommations. - Tiens, il est bon ! déclara Bosj. Un autre ! - Un petit rouge pour moi ! dit Langtrön. - Amenez-moi un verre d'eau s'il vous plait, dit Kassan. Les garçons, qui prenaient leur service, regardaient, un peu inquiets, cette bande de soiffards. Ils se demandaient si ce n'était pas des représentants qui venaient de vendre une grosse affaire. Kaspre, échauffé par son café au whisky, regardait d'un air canaille la fille. - J'ai un boulot ce matin, ma jolie. Mais quand je reviens, je t'épouse ! - Pfff ! dit la fille en allumant une cigarette. - Combien tu crois que je pèse, hein ? Dis un prix !... - Tu en trouveras pas beaucoup des comme lui, fit Bosj ; à son âge, ce petit dort déjà sur un tas de beaux billets. - Vous vendez quoi ? dit la jeune femme, d'un air dédaigneux. - On vend de l'amour et de la joie, ma mignonne. On fait rêver les gens !... On t'emmène à la pêche cette après-midi si tu veux... - Désolé, mais faut que j'aille au taf. - Dis-y merde à ton patron ! Tu préfères pas un beau garçon comme Kaspre, franc comme l'or, bon comme la salade ! - C'est quoi ta salade ?... fit-elle d'une voix traînante. - Tu sais faire de la voile, ma jolie ? - ... jamais essayé. - Moi non plus ! dit Kaspre. On apprendra ensemble ! On ira dans les îles. - Moi en mer, j'ai la gerbe.... - L'addition, demanda Kassan, au grand soulagement du garçon. Il ferma les yeux, pris d'une de ses migraines coutumières. Il voyait Portzamparc courir, et la Brigade des Rues qui jaillissait du quai des Oiseleurs. - Ca va patron ? - Oui, oui... - J'ai un cachet, si vous voulez, dit la fille. Spécial pour les lendemains de cuite ! - Hé, minute, à qui tu crois parler comme ça ? dit Langtrön en serrant le bras de la fille. - Excusez-moi... Je... Elle eut vraiment peur d'un coup. - Arrête, dit le Somnambule, on doit y aller. Merci, mademoiselle. Soulagée, elle retira son bras. La bande se levait. - Attends, dit la fille au jeune homme. Moi mon nom, c'est Marina... Et toi ? - Alfort. Alfort Kaspre ! Surineur ! - Su.. surineur ?... - Fiiut, fiiuttt, je te découpe un bonhomme ! Hop ! - Tu es garçon-boucher ?... Tu sais, tu n'as pas à avoir honte... Elle se serra contre lui : - Tu as l'air d'un gars bien. Et moi, je suis seule... Je travaille chez une couturière, une vilaine femme. - Attends-moi ici, Marina... Commande-toi un verre, et le temps de le finir, je suis à toi, et on part tous les deux... - Sans tes amis ? - Rien que nous deux... Garçon, une fine pour mon amie ! Les autres attendaient dehors : - Alors, c'est pour aujourd'hui ! Kaspre arriva en courant : - Patron, je crois que je suis amoureux ! - On avait remarqué... Allez, avance, elle va pas s'envoler ! * Portzamparc arrivait en courant dans la banque. Un petit salut pour le vigile. Il était en nage. Pas le temps de prévenir le directeur. Il ne fallait de toute façon pas donner l'alarme... - Vous connaissez Carpangol ? demanda-t-il au vigile. - Oui, il est dans le bureau que vous voyez là-haut, il classe des... - Merci, je vais aller le voir. - Parce que lui aussi, il ?... Portzamparc ne répondit pas. Le bureau était une sorte de perchoir, au bout d'une galerie d'où l'on dominait le hall d'accueil en pierre grise veinée de blanc. Portzamparc monta le maigre escalier d'un pas alerte, ce qui devait être inhabituel dans cet endroit où les gestes étaient lents et mesurés. L'air était clair, il y avait un perpétuel écho de fond, les murmures des clients et des guichetiers, les tables roulantes pour déplacer des documents, les pas des gens sur le sol carrelé. Portzamparc entra sans frapper dans le bureau, qui ressemblait à une étude de notaire. Carpangol était coincé derrière un bureau, entre des piles de dossiers qu'il tamponnait. - Alors, on fait du travail de bureau aujourd'hui ? Pas de course à faire dehors ? Le garçon tremblait. Il était au bord des larmes. - Le directeur a vu que je n'étais pas bien... Il n'y a pas de client à voir aujourd'hui, et comme mon collègue est malade... Il se justifiait inutilement. Portzamparc s'assit d'une jambe sur le bureau : - Vous êtes sûr qu"'il" arrive bientôt ? - Sûr, oui oui, sûr... La porte s'ouvrit. Un homme sévère, la cinquantaine, de petites lunettes, un air indigné, une décoration à la poitrine, se tenait sur le seuil : - Puis-je savoir ?... Carpangol s'était levé d'un coup, comme à l'armée : - Oh, monsieur Venaissieux, monsieur, je... - Détective de Portzamparc, coupa notre héros. Permettez-moi de vous mettre au courant en deux mots... Nous avons vu des individus suspects rôder autour de votre banque. Je suis venu surveiller de l'intérieur et ce bureau me paraissait un observatoire idéal. - Comment, mais comment ?... - Mes collègues de la Brigade Urbaine seront bientôt ici... Je vous conseille de vous retirer pour le moment dans votre bureau. Nous allons faire au mieux. Nous avons la maîtrise de la situation. L'homme blêmit et se retira en claquant la porte. On le devinait courir à son coffre personnel et cacher le contenu ailleurs ! - Bien, dit le policier. Carpangol, vous avez du travail. Moi aussi. Et vous avez là une fort belle armoire, comme ma femme rêverait d'en avoir... - Quoi, mais ? Portzamparc en déménageait le contenu comme dans une descente. - Tenez, vous voyez, avec le désordre d'ici, on ne voit pas la différence. Il flanquait littéralement les cartons par terre, les dossiers soigneusement classés, et enlevait les étagères. - Mettez ça sous le bureau, entre vos jambes, et personne n'y verra rien. Le policier prenait son pistolet et entrait dans l'armoire : - Et maintenant, garçon, du cran ! Portzamparc referma la porte. Carpangol était pris de tremblements, les larmes coulaient librement. Il ne put retenir un cri quand cinq hommes forts entrèrent en courant, cagoulés, des fusils à la main. Deux vigiles se précipitèrent. Ils ne purent mettre en joue : ils furent frappés d'un coup de crosse et plaqués à terre. Carpangol se jeta sous sa chaise en voyant une de ces forces de la nature gravir les escaliers. - Il monte ! - Silence, fit Portzamparc depuis l'armoire, en armant le chien de son révolver. La porte du bureau s'ouvrit à la volée. Un des Scoviens braqua Carpangol, dont les cheveux dépassait de derrière le bureau. - Montre-toi ! Deux yeux en larmes apparurent. Le Scovien le braqua, on entendit sa respiration de taureau. Il repartit en claquant la porte et traversa la galerie. Carpangol s'adossa au mur, le souffle coupé. - Bien joué, petit, dit Portzamparc en souriant, il a vraiment cru que tu avais peur de lui... De la fumée lacrymogène envahissait le hall, les clients hurlaient, un coup de fusil partit. - Décris-moi ce que tu vois, souffla le policier. - Un... un type tout grand, maigre, vient d'arriver... - Je te présente ton maître-chanteur. Le Somnambule arrivait, théâtral, son fusil sur l'épaule. Il ne portait aucune cagoule : - L'argent des guichets ne nous intéresse pas ! Nous voulons les coffres ! La grosse épargne ! Une petite vieille en robe rose délavée tendait sa montre et son collier : - Gardez ça pour votre héritage, grand-mère ! Les vigiles étaient traînés près des comptoirs, les employés à genoux au milieu de la pièce. Les Scoviens récupéraient les armes. L'un d'eux avait verrouillé la porte et surveillait la rue. Kaspre ressortait du bureau du directeur avec ce dernier en joue. Il le menaçait avec la dernière vulgarité, sa voix encore jeune rendue plus virile par la cagoule. - Tu vas au coffre avec lui ! lança le Somnambule. - Allez, tu viens ! Ils disparurent dans l'escalier qui menait au sous-sol. - Faites quelque chose, gémit Carpangol. - Pas tout seul, pas tout de suite... Une petite minute de flottement. Le silence dans le hall. Le bruit étouffé des gros mécanismes du coffre qui jouaient à l'étage en-dessous, des supplications du directeur, des injures de Kaspre. Le Somnambule sifflotait. Un vigile remua, il prit un coup de crosse. Gémissement collectif. - Vous êtes les figurants, dit Kassan. Vous ne bougez pas, vous n'avez pas de texte ! Le premier rôle aujourd'hui, c'est le directeur de la banque ! Un coup de feu partit. Le Scovien qui gardait la porte partit en arrière et s'affala contre l'escalier, un gros trou rouge dans la poitrine. Une dizaine de policiers arrivaient dans la rue en roulant des poubelles devant eux. Deux voitures arrivaient en même temps, avec cinq flics cachés dedans et autant derrière. Une volée de coups de feu retentit. Le Scovien mort en reçut encore une dizaine. Lanvin montrait qu'il ne venait pas pour prendre le thé ! Sa voix résonna : - Vous êtes cernés ! Sortez maintenant !... Portzamparc savait que les ordres venaient de haut. Le Somnambule était devenu intolérable moralement (et nerveusement ! ![]() Les policiers approchaient doucement. Le Somnambule sortit une grenade de sa poche, la dégoupilla et la lança rageusement. Elle explosa dans l'entrée. Une colonne en pierre s'effondra, la vitre partit en éclat et fit une grêle tranchante qui frappa de plein fouet les cinq premiers policiers. Une autre colonne menaçait de crouler. Deux Scoviens tirèrent vers l'entrée. - Cessez ! Cessez ! hurla le Somnambule. Les gens venaient de comprendre que la police ne négocierait pas leur vie. Le directeur arrivait par la galerie, poussé par Kaspre : - Les bons au porteur, fumier ! Vite ! Carpangol gémit de plus belle : les précieux bons n'étaient pas dans les coffres, mais cachés parmi des factures, dans son bureau ! Portzamparc tendit ses muscles. La porte s'ouvrit en grand. Le policier avait laissé l'armoire entrouverte. Le directeur fut jeté et tomba à genoux devant le bureau. Portzamparc tira. Kaspre partit en arrière. Portzamparc jaillit et vit le braqueur, touché au bras. Kaspre fit un croc-en-jambe à Portzamparc, qui trébucha, envoya un direct à Kaspre. Du bas, un Scovien ouvrit le feu : la mitraille de son fusil frappa Kaspre dans le dos. Portzamparc répliqua, le canon de son arme juste à côté de l'oreille de Kaspre et abattit le Scovien en bas. Le Somnambule, les yeux exorbités, regarda Portzamparc. Ce dernier lui tira dessus : Kassan s'était jeté derrière une colonne. Un Scovien lançait une autre lacrymogène. Notre héros dégagea Kaspre du passage et descendit l'escalier en glissant assis sur la rampe. Lanvin ordonnait l'assaut. Les policiers enjambaient les colonnes effondrés, ouvraient un déluge de feu dans un vacarme assourdissant. Trois Scoviens firent front et terminèrent abattus par une dizaine de fusils enragés. Lanvin arrivait et braquait la salle. Portzamparc vint à ses côtés : - Il en reste deux. Ils vont en bas, les couloirs sont étroits. - On y va tous les deux alors ! Vous autres, vous restez ici ! Les gens pleuraient, hurlaient. Les policiers les relevaient et se les passaient à la chaîne pour les mettre dehors, d'où des Pandores les évacuaient de la rue. Portzamparc et Lanvin traversaient les couloirs avec de la belle moquette rouge et des tableaux de maître, puis entraient dans un escalier de pierre, entre des murs froids. On entendait le Somnambule et son dernier complice qui tiraient dans le verrou d'une grille. On devait être dans une grotte aménagée. Dans des niches, plusieurs chromatographes ronronnaient. Certains imprimaient en permanence des listes avec des indications chiffrées. Deux grilles étaient ouvertes devant les deux policiers. Des gouttes de sang sur le sol propre. Encore un coup de feu. Une grille qui s'ouvre, puis une porte qui grince sur ses gonds. Ils avancent. Par terre, un sac débordant de billets, des instruments de perceur. Une respiration forte. Un homme les attend à quelques pas, peut-être au prochain détour. Portzamparc avance derrière Lanvin, qui est armé de son fusil et sue sous ses protections. Sur leur gauche, une porte ronde est ouverte. Portzamparc se met brusquement face à l'ouverture : personne. Les sons ont un timbre métallique. Lanvin a de plus en plus chaud. Il entend des douilles tomber par terre, un barillet claquer. - Dernière sommation ! crie le lieutenant. - Tu nous connais pas encore assez bien, toi... C'est la voix du Scovien. Lanvin fait quelques gestes pour Portzamparc. Il hoche la tête, vérifie ses balles. Lanvin tourne au coin du couloir ; Portzamparc le couvre, un genou par terre. Lanvin court jusqu'au prochain coude. Le Scovien jaillit en râlant ; dans sa course, Lanvin le percute, lui cogne dans l'estomac de la crosse de son arme. Les deux hommes, sonnés, s'écartent l'un de l'autre. Le policier décharge son arme sur l'autre. Explosion, des viscères. Il n'a pas eu le temps d'épauler, le recul lui déboîte l'épaule. Il tombe en étouffant un cri. Le Scovien est à terre, le ventre ouvert. Il a des gargouillis, il saigne abondamment. Il tient à peine son révolver, il a encore la force de le tendre par le canon au policier. Lanvin prend l'arme, meurtri. L'autre grogne dans sa langue, abjure le policier... Lanvin regarde vers Portzamparc qui avance le pistolet pointé devant lui. Le Somnambule avance lentement dans les couloirs. Nouveau coup de feu, dont le bruit emplit les couloirs. Lanvin, pris de dégoût, jette son arme. - Fumier ! hurle-t-il, tu les a tous sacrifiés !... Comme des bêtes !... - Mes chiens de chasse, inspecteur ! Contre qui vous avez sonné l'hallali ! La douleur à l'épaule paralyse Lanvin. - J'y vais, dit Portzamparc. L'inspecteur ne peut qu'accepter. Il s'adosse au mur. Les autres policiers sont en train de descendre. Portzamparc avance lentement. Une salle de petits coffres. Pas ceux qui intéressent le Somnambule. On peut s'entendre parfaitement, mais il y un écho qui brouille les distances. - Il n'y a pas d'issue ! - Que tu crois ! Portzamparc ne soupçonnait pas que cet étage serait si grand. Il s'étend bien au-delà de la banque en surface. Il entend un bruit lourd. Une dalle qui tombe, quelque chose comme ça... Le Somnambule doit être en train de tirer sur une trappe. Portzamparc est de plus en plus près. Le gros coffre n'est pas ouvert. Il a continué vers une autre salle. Impossible de partir par là. Ce doit être une sorte de bureau très privé. Une simple porte en bois, que le Somnambule a ouverte. - Allez, tu es coincé ! Jette ton arme... Le détective s'appuie sur le dernier coude, quelques mètres avant la porte. Il entend un soupir douloureux. Puis un révolver traverse le couloir. - C'est bon !... - Toutes tes armes ! - Je n'en ai plus ! Portzamparc a horreur qu'on se fiche de lui. Et il a une violente envie d'en finir ! Il se précipite vers la porte, l'enfonce d'un coup de pied. Dans le bureau, le Somnambule s'est mis à terre, les mains sur la nuque. Il regarde Portzamparc, comme s'il disait "ça va comme ça ?". Le policier inspecte le bureau. Ils ne sont que tous les deux. Il n'y croit pas que l'autre se rend ! C'est trop facile. Mais un policier n'a pas à se poser de questions inutiles. Il passe les menottes au suspect, le relève et le fait passer devant lui. Les Pandores arrivent dans le couloir, ils braquent le Somnambule dès qu'ils le voient. - C'est bon, messieurs, je l'ai en main. Lanvin s'est relevé, aidé. Portzamparc passe devant lui, souriant. Et il ressort dans la banque avec sa prise, et dans la rue, où personne n'en croit ses yeux. La situation lui échappe un moment : des collègues arrivent, attrapent Kassan comme un quartier de viande et l'envoient dans une voiture. Celle-ci démarre au galop. De la grosse poussière en suspension sort lentement de la banque. Les Pandores contiennent la foule. Des infirmiers entrent avec des brancards. Lanvin tend une cigarette allumée à son détective : - Tu as eu du cran, encore une fois... Les infirmiers ressortent avec les corps. Ils enlèvent les cagoules, déchirent les chemises. Les derniers à sortir transportent le plus jeune de la bande. Dans la foule, un cri de femme, qui veut se précipiter. Elle est jeune, elle a l'allure d'une petite vendeuse. Un Pandore la retient : - Alfort ! - Vous le connaissez ? demande Lanvin. Elle redevient aussitôt farouche. Ses yeux ne sont plus que larmes. Elle hait ce policier. Elle prend peur, part dans la foule. Le Pandore est prêt à la poursuivre, mais il a devant lui une foule compacte, qui s'amuserait bien à tabasser un maréchal des logis. - C'est bon, dit Lanvin. On a ce qu'il faut... On a tout le temps pour l'identifier. - Ils ont des amoureuses ces salopards-là ? demande un inspecteur à la cantonade. * On repart au quai des Oiseleurs. Les journalistes se massent dans la cour, ils ont raté de peu l'arrivée du fameux Somnambule. D'autres Pandores sont là pour les contenir. - Vous avez eu le Somnambule ? Inspecteur ! Inspecteur Lanvin ! Ce dernier a terriblement mal à l'épaule ; il n'est aucunement le genre à faire le beau devant les journalistes mais ils ont le droit de savoir : - Oui, nous venons de l'arrêter. Nous sommes arrivés à temps pour l'empêcher de commettre un nouveau vol. - Quelle banque ? - Celle-ci vous le dira si elle désire se faire connaître... Vous m'excuserez, nous avons du travail... - Ses complices ?... Lanvin hésite. Ils sont avec leurs calepins, pendus à ses lèvres. - Combien étaient-ils ? - Cinq... Nous avons compté cinq personnes. - Où sont-ils ? - En route... en route vers l'hôpital. - Vous voulez dire qu'ils sont morts ? - Merci, ce sera tout. Lanvin rentre dans le quai, passe sous le porche. Deux Pandores font descendre le Somnambule. Quelques journalistes ont le temps de l'apercevoir avant qu'on ne le fasse rentrer. - Permettez, fait Lanvin, très sec. Cassant, il ajoute : - C'était mon opération. JE suis allé le chercher... La douleur le rend mauvais. Il enlève une menotte au prisonnier et se l'attache au poignet. - Merci, messieurs. Les Pandores n'ont plus qu'à retourner boire un café ! Il monte par l'escalier inondé de lumière jaunâtre. Tous les gens sont à la fenêtre, du rez-de-chaussée de la brigade urbaine au quatrième étage de la Financière. Lanvin s'offre SA traversée des couloirs avec son prisonnier. Il faudrait l'emmener normalement à l'anthropométrie. Tant pis ! Il traverse les couloirs des Pandores, avec Portzamparc derrière lui. Aucune émotion ne se lit sur le visage du Somnambule, pas même le désespoir ou le mépris. Les bureaux défilent, les gens sont sur le seuil. Ils sont craintifs, admiratifs, curieux. Kassan ne fait pas un geste pour les impressionner ou faire comme s'ils existaient. Les couloirs de la Brigade Urbaine. Les fonctionnaires sont massés contre le Somnambule. Mais Lanvin les défie bien de toucher à sa prise. Il va solennellement au grand bureau du fond, ouvre la porte. fait passer son prisonnier et Portzamparc. Il annonce, avant de refermer la porte : - Monsieur le commissaire, voilà le chef de la bande des Scoviens ! Le commissaire regarde le prisonnier, écrase sa cigarette, dit : - Merci, inspecteur. Lanvin, fier et digne, ressort avec Portzamparc. Dans le bureau, le Somnambule s'asseoit et a un soupir de détente, comme on en a après une longue marche. Le commissaire a un flottement. Pour ne pas perdre contenance, il dit juste : - Alors, c'est donc toi ?... - Je peux vous demander un verre de bière bien fraîche ? La lèvre inférieur du fonctionnaire se resserre, il a le nez qui se gonfle et il envoie une gifle retentissante en travers de la figure du suspect ! Dans les bureaux, tout le monde éclate de rire et on félicite les deux policiers. Un bouchon part, deux bouchons et les verres se remplissent de mousseux. Les collègues des autres services arrivent en courant. Même ceux de la Financière sont là ! - Il paraît que vous payez le coup ? Un gros rire retentit : c'est le commissaire Ménard en personne, avec sa grosse moustache de jeune grand-père débonnaire qui s'est déplacé, avec ses hommes -l'élite du quai, ceux de la Crim' ! - Alors quoi, on voudrait s'amuser sans moi ! #11 : La cité de la mémoire - sdm - 27-07-2010 Oh comme c'est touchant, derrière les gros scoviens il y a des hommes ? ![]() Pouah qu'ils meurent tous ![]() #11 : La cité de la mémoire - Darth Nico - 29-07-2010 Suite ci-dessus ![]() You don't feuque with the Brigade des Rues ![]() #11 : La cité de la mémoire - Gaeriel - 29-07-2010 shut the fuck up ![]() #11 : La cité de la mémoire - sdm - 29-07-2010 Comment tu as encore déchiré en taille et qualité, chapeau ![]() #11 : La cité de la mémoire - Darth Nico - 31-07-2010 EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
L’inspecteur Maloi, de la Crim’, entrait avec une bonne caisse de vins. - Petit cadeau pour l’occasion, fit Ménard avec son gros air amusant et ses clins d’œil à qui en veut. De la part d’un ami des douanes… Une bien belle saisie ma foi ! On amenait d’autres verres. Ceux de la Brigade mondaine arrivaient en sifflotant. - Hé patron, c’est l’occasion ou jamais de décréter une amnistie, non ? C’était Vavien Ruktre, un habitué de la cellule nº9. Il donnait du travail à la brigade des rues depuis une vingtaine d’années. C’était un pickpocket expert, qui n’avait pas essayé de monter dans la hiérarchie criminelle, comme d’autres. La rue restait son terrain de jeu, voler des porte-feuilles au nez et aux moustaches des Pandores, son passe-temps favori. On venait de l’attraper la main dans le sac à main d’un aveugle. - Un aveugle ! Tu n’as pas honte !... - Je ne fais pas attention à la tête des gens, commissaire ! Moi je ne regarde pas plus haut que les poches ! - Tu n’as jamais pensé à t’établir ? Trouver un travail honnête ? - Oh, j’ai bien essayé, croyez-moi, j’ai vraiment voulu. Mais je m’ennuie trop derrière un bureau ou à courir à droite à gauche pour un patron. - Mets-toi à ton compte ! - Mais je suis à mon compte ! On s’arrangeait pour le garder un temps au chaud. Comme en plus il servait parfois d’indic, que c’était un solitaire, sans lien avec le crime organisé, on ne l’envoyait pas au Château pour bien longtemps. - Tiens, fripouille, dit Ménard en lui tendant un verre. Trinque donc avec nous ! - Ah, merci ! Vous au moins, vous avez du cœur !... Vous n’auriez pas aussi un peu de tabac ? - Allez, trinquons, dit Lanvin. Ce client-là ressortira moins vite de chez nous que l’ami Vavien ! On but à la santé de Lanvin et Portzamparc. - Détective, parlophone ! Il y eut des sifflets. D’habitude, c’était sa femme… - L’inspecteur Maréchal ! Portzamparc alla dans un bureau pendant qu’on servait une deuxième tournée. - C’est quoi ce raffût chez vous ? demanda Maréchal. Je suis au café en face, je vous vois, on se croirait chez Titine ! [célèbre cabaret des Célestes] Vous venez d’arrêter un voleur de sac à mains ? - On a arrêté le Somnambule ! - Un somnambule ? C’est du tapage nocturne alors ! - Viens boire un coup à ma santé ! - Je ne vais pas faire le pique-assiette… Par contre, je te rappelle que nous avons un rendez-vous. Il ne va pas tarder… - Je refais un tour et je te rejoins. Portzamparc reprit un verre, expliqua en quelques mots comment s’était passée l’arrestation. Le pot ne s’éternisa pas. On retournait au travail. Portzamparc rejoignit Maréchal au café. Il était assis avec Weid sur des banquettes au fond de la salle. Portzamparc serra la main du commissaire, sentit une peau bien matérielle, bien vivante. Il n'en fut pas tellement plus à l'aise. - Vous avez eu le Somnambule, commenta Weid, mais derrière lui, il y a le professeur Heindrich. Celui qui a « fabriqué » ce criminel, et d’autres… - Nous sommes descendus dans son repaire, dit Maréchal, mais c’est trop dangereux de s’y attarder. Il y avait ces créatures difformes… - Oui, j’ai eu à faire à elles, à l’époque… Pour le professeur, je ne pense pas qu’il soit encore dans le chemin souterrain des tombeaux. Heindrich se cache bien, peut-être au cœur de la Cité, comme un citoyen ordinaire. Il ressurgira au dernier moment. - Que cherche-t-il ? - A l’époque, bien qu’il nous ait échappé, nous avons détruit une grande partie de ses installations. Il va tenter de les reconstruire. Ses saletés de machines… - Cela me fait penser, dit Maréchal. Il y a longtemps que je n’ai pas vu cet imbécile de Herbert… Je ne sais toujours pas bien dans quelle mesure il a été son assistant… - Pas depuis longtemps, car je ne l’ai pas rencontré. C’est un témoin de choix, à vous en croire. - Oui, sauf qu’il est amnésique. Ou qu’il joue l’amnésie… - Vous aurez besoin de recruter des gens de confiance, dit Weid. - J’ai quelques idées… - Qu’en dites-vous, Portzamparc ? - J’en suis, évidemment ! - J’en étais sûr, dit Weid. - Mais avant, je vais tenir une promesse que je me suis faite : j’ai arrêté le Somnambule, je pars sur la côte ! - Vous avez raison, dit le commissaire. Reposez-vous, prenez l’air. - Ma convalescence se termine, dit Maréchal. Je vais m’occuper des bureaux à Névise et commencer le recrutement. - Excellent !... Si vous avez besoin d’une secrétaire, j’ai un nom à vous proposer. Je vous ferai parvenir un dossier. - Très bien. Et pour… notre supérieur ? - Le commissaire Ballin sera en cure pour des mois encore. Je serais étonné qu’il mette jamais les pieds dans vos bureaux. C’est vous qui aurez les tampons. - Cela me va. Il marchait sur les traces de Novembre : un boulot de commissaire, sans la paye ! Mais quel boulot ! La Brigade Spéciale… Les crimes dont même la Crim’ ne veut pas. Et une situation exceptionnelle : loin de l’agitation du quai, des bureaux dans un ancien palais du quartier de Névise, au bord du canal aux algues phosphorescentes et aux palais sous-marins. Autre chose qu’une vue sur les boulevards ! Weid commanda une autre tournée. Portzamparc ne comptait plus les verres ! Quand il rentra chez lui, sa femme l’attendait sur le seuil de la porte, narquoise : - Il est beau le héros du jour. J’espère que tu ne t’es pas présenté aux journalistes dans cette tenue. Il ressemblait, dans son costume de travers, à un étudiant en droit après la fête de son diplôme. Il préféra ne pas parler pour ne pas s’embrouiller et alla dans la douche. C’était lui le héros, la légende ne retiendrait pas son état d’ébriété sur la voie publique ! Le lendemain, ils partaient en train-couchette de luxe vers la côte et arrivaient dans un hôtel-casino flamboyant. Ils firent un tour dans les îles, mangèrent des fruits de mers qu’ils venaient de pêcher sur le ponton d’un petit village. Ils admirèrent des levers de Forge sur le vieil océan ; ils marchèrent sur les pentes de l’îlot des oiseaux, puis rentrèrent, encore euphoriques. de cette semaine. * L’interrogatoire Kassan releva la tête. Il saignait du nez après la claque que lui avait administrée le commissaire Juyeau. Il avait un regard distant, froid, qui soudain devenait malsain. Le commissaire pressentait que ce serait un des interrogatoires les plus difficiles de sa carrière. Il décida de prendre son temps. Il envoya Kassan à l’infirmerie, ordonna qu’on lui serve une soupe et à boire. Pendant ce temps, les agapes se terminaient dans les bureaux. Le commissaire fit entrer Lanvin, qui fit un premier rapport. Portzamparc, qui était parti voir Maréchal au café, ajouta quelques détails. Juyeau avait ainsi un premier aperçu de ce qui s’était passé à la Margannes. - Il est à moi pour la nuit, déclara-t-il. Lanvin, vous prendrez le relai demain matin. Vous reverrez les horaires de tout le monde, pour qu’on ait un maximum de gars sur lui. - Bien, monsieur le commissaire. Quand Lanvin sortait, un planton ramenait le Somnambule, le pantalon sans ceinture, les chaussures sans lacets et la chemise défaite. Juyeau alluma une cigarette, en proposa une à son vis-à-vis, qui refusa, puis il se cala dans son siège. - Tu t’appelles Josef Kassan… Pourquoi le Somnambule ? Il y a plus terrifiant comme nom pour un gars dans ton genre… Riri surineur, Jojo l’étrangleur, le Boucher… - Mon seul talent est de peu dormir la nuit, commissaire. C’est tout. Je n’ai rien à voir avec un des personnages que vous me décrivez... - Et comme tu dors mal, tu as du temps pour mettre tes attaques au point, hein ?... Les insomniaques ont le temps d'élaborer mille plans compliqués. "Avec ta bande, tu as braqué une dizaine de banques… Onze si je compte bien. Vous n’avez commis presque aucune erreur. Et là, soudain, tu te mets à semer tes gars, tu nous les jette dans les jambes pour ainsi dire. Et tu te laisses attraper sagement, après t’être mis toi-même dans un cul-de-sac, au fond de la banque… - J’imagine que ça devait finir par arriver... - Comment tu as connu tes gars ? - Ils sont de Scovie. J’ai voyagé là-bas. - Tiens donc ? Tu as fait ton service sur Forge ? - Non, j’ai été réformé… Problème au poumon. Pas bon pour la troupe. - Alors que fichais-tu dans ce trou du cul du monde de Scovie ? - Je prenais le bon air. Recommandation du médecin... - Tu as tort de te moquer de moi, Kassan. J’étais prêt à discuter civilement avec toi. Mais si tu ne joues pas le jeu… - J’ai l’ordonnance dans ma poche ! - C’est qui ton médecin d’abord ?... Et puis, non, peu importe : tu as recruté ces gars sur Scovie. - Ils m’ont proposé de les rejoindre, c’est tout. - Ils ont fait de toi leur chef. - Non, je faisais ma part, mais sans plus. Un type comme moi, mal portant, n’aurait pas pu devenir le chef de gens comme eux. - Ils ont été fascinés par ton intelligence, Kassan. Le médecin que tu viens de voir t’a posé des questions ? Un petit test d’intelligence, non ?... - Oui, il voulait voir si je n’étais pas crétin. Il m'a aussi examiné le fond de l'oeil, les dents... - Il déclare dans son rapport que tu as un esprit bien supérieur à la normale. Tu n’as jamais pensé à devenir professeur à l’université ? - Je ne suis pas assez bavard. - Pourquoi tu n’écris pas une thèse d’astronomie, des livres, au lieu d’emmerder le monde à braquer des banques ? - Je peux avoir un verre de bière ?... - Plus tard, génie. D’abord réponds : pourquoi Scovie ? - J’avais un mentor, qui m’a conseillé d’aller là-bas. - Son nom ? - Hiéron Heindrich. Il est mort. - De quoi ? - De vieillesse. - Qui était-ce ? - Un Scientiste. Le commissaire se renfrogna. Une vieille superstition disait que quiconque prononçait trop ce nom finissait par recevoir la visite des intéressés. Juyeau avait passé l’âge de croire aux monstres, mais il frémit quand même. Il avait entendu des histoires… Des disparitions, des dossiers classés. Des visites à votre domicile... Il se dit qu’il ne gagnerait rien à creuser de ce côté. - Bon, tu as recruté ta bande sur Scovie. - Non, je me suis joint à eux ! - Tu oses me dire que tu n’étais pas le chef de cette bande de demeurés ! Tu me parlais de crétin, en voilà des jolis crétins les Scoviens ! J’en ai vu défiler quelques-uns dans ces bureaux, il n’y en a pas un qui soit moins épais que l’autre ! A peine s’ils se souviennent de leur nom ! - Ce sont vos préjugés, commissaire. J’ai vu d’autres choses en allant chez eux. Juyeau regarda attentivement Kassan. - Où est l’argent de tous vos braquages ? - On l’a dépensé. - Cesse de te moquer du monde, Kassan, dernier avertissement… - On se l’est partagé après chaque coup. J’ai flambé ma part. Quant aux autres, je ne sais pas ce qu’ils en ont fait. - Tu t’es arrangé pour les faire plomber, les uns après les autres ! Eux sont peut-être bêtes comme leurs pieds, mais toi, tu es une sale ordure ! Et une ordure intelligente ! Kassan reboutonnait sa chemise. Il avait des bras musclés, des pectoraux, mais en même temps, il était maigre. Il avait typiquement l’air du tuberculeux. Qui sait s’il en avait pour longtemps à vivre ? Même s’il était intelligent, le commissaire sut qu’il l’aurait par les nerfs. Il sentait qu'il craquerait, c'était inévitable… Il avait posé des questions sans ordre précis, pour se faire une première impression. Il sortit. Il laissa un de ses détectives reprendre méthodiquement du début. Détective qui fit répéter trois ou quatre fois. Puis l’inspecteur Gustave Faivre prit le relais, n’obtint rien de plus sinon de fatiguer l’homme. Juyeau revint avant l’aube pour voir où il en était. Il posa encore des questions, le harassa, stupidement, brutalement. Il attaquait le travail sur la durée, le gros oeuvre. Cela ne demandait aucun génie de venir à bout du criminel le plus intelligent, le plus retors. Même un Somnambule craquerait comme un autre, même si ce serait plus douloureux pour son orgueil de génie du braquage, que pour un imbécile qui finit par avouer sans s’en rendre compte. Lanvin arrivait au petit matin, saluait le commissaire. L’inspecteur était frais, impatient pour tout dire de s’asseoir au bureau. Il arrivait avec un paquet de cigarette plein et une tasse de café. Kassan somnolait sur sa chaise. Il dormait rarement plus profondément. Il avait un teint encore plus gris, il semblait encore plus maigre. On avait tellement fantasmé un génie du crime qu’on était déçu de trouver un homme maladif. La seule chose qui éveillait la méfiance, c’est qu’il gardait une certaine consistance, presque une élégance, dans toute cette épreuve. Ce qui faisait dire qu’il n’était pas tant à bout qu’il le paraissait. Lanvin tapotait sur le bureau : - Qui a tiré sur le policier ? Kassan ouvrit un œil. - Je suis étonné qu’on ne me l’ait pas demandé de la nuit… Comment s’appelait-il au fait ? - Le détective Garman… Même pas vingt-deux ans… - Il a fait du zèle en rentrant dans le Klob. - Qui a tiré ? - L’homme que vous avez arrêté dans le grenier. - Tu l’as laissé derrière toi pour le faire accuser… Où est son arme, tiens ?... J’y ai réfléchi avant de venir. Ce gros Scovien n’avait pas d’arme. Soit tu l’as emportée, mais pourquoi faire, si tu veux le faire accuser ? Soit c’est toi qui as tiré et tu as emporté l'arme. Parce qu’il n’a pas pu se débarrasser du révolver, ton ami, si tu l’as assommé et jeté dans le coffre… Tu me suis ? - Je l’ai abandonné d’abord parce qu’il nous ralentissait. Et de fait, c’est lui qui a tiré. - Avec quelle arme alors ! - Il l’a jetée dans la rue après s’en être servie. Alors je l’ai assommé, car j’ai vu qu’il perdait les pédales. - Arrête tes histoires ! C’est toi qui perdais les pédales ! Pour la première fois, tu as tiré sur un flic ! D’habitude tu jouais au voleur - gendre idéal… Tu faisais pleurer dans les chaumières, on applaudissait tes exploits… Les gens rêveraient de faire partie de ta bande, de venir avec toi prendre tout le bel argent que gardent ces salauds de banquiers !... Mais tuer un flic, là, ce n’était plus la même histoire… Car dès lors que tu as commis un tel meurtre, tu sais que tu ne peux échapper à la pendaison… Tu as senti que c’était le début de la fin... Tu as quand même attaqué la Margannes… Et tu as perdu tes moyens… Tu t’es laissé piéger. - Ce n’est pas ce que pense votre commissaire, qui juge que j’ai tout prémédité. Même mon arrestation. - Tu t’es débarrassé de tes complices, ça c’est certain. Tu nous as laissé le soin de t’en soulagé. Comme ils étaient assez cons pour s’attaquer à nous, c’était joué d’avance… Reste ton arrestation. Là je m’interroge. D’habitude, tu connais par cœur les plans des banques. Là, tu as fait une erreur. Soit on t’a refilé des plans faux, soit… tu as vraiment fait une erreur sur le moment… Seulement –je termine –, j’ai vérifié, il n’y avait aucune issue dans ce sous-sol. En y allant, tu te coinçais à coup sûr… - Tout le monde fait des erreurs… Même moi en me coinçant. Même vous en croyant que j’ai tiré sur Garman. - Cela ne change rien. Tu étais à la tête de cette bande. Complice de leurs meurtres, cerveau de ces opérations. Tu n’échapperas pas à la corde. - Ils m’ont pris avec eux. Je n’étais pas le chef… - Tu es un pervers, un manipulateur… J’avais un camarade comme ça à l’école. On l’appelait « Faux-Cul » entre nous, mais on ne lui disait pas en face, car il avait les costauds de la classe dans sa poche. Il leur faisait faire les pires conneries, et lui ne se faisait pas prendre. Tu es de la même engeance. Les Scoviens ont eu les couilles de se battre. Toi, tu t’es planqué. Tu chiais dans ton froc… Tu as cru que tu échapperais à la corde si tu ne te battais pas. Tu as cru que soit on tuerait tes complices, soit ils finiraient à la potence… Dans les deux cas, tu était gagnant... Où tu as planqué le magot des autres casses ? Tu ferais aussi bien de nous le dire, car tu n’auras pas la chance de le dépenser. - J’ignore ce qu’ils ont fait de leur argent. Le mien est dépensé. - Tu as acheté quoi pour tout brûler en si peu de temps ? - Des chemises, je suis allé au restaurant… Voir des filles. - Je connais les chiffres de tes casses. Je divise par une dizaine de complices, grand maximum. Il n’y a pas un seul bordel dans cette Cité où tu puisses dépenser tes parts en si peu de temps ! - Je me suis offert des établissements de luxe - J’espère que tu en as profité, parce que la vie va être moins drôle à partir de maintenant. On montera dans quelques jours ta potence. - C’est les flics qui jugent maintenant ? - C’est Tollin qui va s’occuper de toi ! Il ne laisse personne en réchapper ! Le juge Tollin : le plus ferme partisan de la pendaison de la Cité. Juyeau revint soutenir Lanvin. On n’en tira rien de plus. Kassan ne changea pas ses déclarations. C’est le commissaire qui eut le mot de conclusion : - Il y a trente personnes, au moins, qui vont défiler comme témoins à ton procès, Kassan. Les gens qui ont assisté à tes attaques de banques. Tous certifieront que tu étais le chef de cette bande. Et toi, tu ne l’assumes pas. Nous pensions avoir en face de nous un criminel de haut vol. Tu as une mentalité de second couteau. C’est pitoyable. Tu es presque sûr de finir pendu, tu pourrais essayer de sauver la face... Non, tu t’obstines dans tes déclarations timorées. D’habitude, les types dans ton genre aiment jouer les gros durs, se prouver face à nous qu’ils sont des hommes. C'est comme le sommet de leur carrière ! Crâner devant nous !... Toi, tu ruses, et on ne sait pas pourquoi. Tu espères quoi ? La clémence des jurés ? Que des complices viennent te délivrer de façon romanesque ?... Tu n’as plus personne, Kassan… Je vais te dire : avant de venir, je suis passé chez mon ami le commissaire Ménard. Il a eu au parlophone un homme d’affaires respectable, dont on sait qu’il est à la tête du trafic de drogue dans la Cité. Et cet homme lui a dit textuellement : « nous sommes tous bien contents que vous ayez attrapé cette crapule, commissaire ! ». « Nous sommes tous bien », note ! « Nous », la pègre de la ville. Ils ont horreur de toi. Pourquoi ? Sûrement parce que tu ne fais pas affaire avec eux. Tu ne joues pas le jeu. Eux aussi veulent ta tête. Tu comprends ? Tu es seul dans cette ville… En fait, tu n’as plus que nous. C’est étrange, hein, mais cela arrive. On a des complices, une vie, des relations... Et soudain, du jour au lendemain, on n’a plus que des flics à qui se confier… Des gens qui nous supplient, du fond de leur cellule, de venir les voir... Tu es seul, tu peux parler… « Alors, je te le redis, si tu as quelque chose à nous dire, c’est le moment ou jamais. Après, tu pars chez le juge, nous ne pourrons plus rien pour toi. Tu vas entrer dans les rouages d’une autre machine, autrement plus dure pour les individus ; une machine qui celle-ci va t’expédier à la corde sans plus t’écouter parler. A ton procès, tu n’auras pas ton mot. - Je n’ai rien à dire, sinon que je méprise les criminels dont vous parlez. Je n’appartiens pas à leur monde. Une étincelle de jouissance dans son regard. Oui, lui avait réussi à être criminel parmi les criminels ! Les autres passaient pour des bourgeois trouillards en face de lui, lui qui n’avait rien à perdre, sa vie à flamber. - Tu leurs a promis quoi à tes hommes pour les convaincre de te suivre ?... - Les Scoviens sont des chasseurs, dit Lanvin. De gros mangeurs de viande aussi. De la viande qu’ils n’acceptent de manger que s’ils ont tué la bête. - Tu les a emmenés à la chasse, hein, c’est ça ? dit Juyeau. Tu leur a promis une chasse plus excitante que sur Forge. Au fond, ils se fichaient de l’argent. Ce qu’ils aimaient, c’était le danger. Et toi, tu aimais tenir en laisse tes fauves et les lâcher… - Vous devriez être gardien de zoo, commissaire, dit Kassan. Vous parlez bien des bêtes, mais pas des hommes. - Les Scoviens sont des bêtes, dit Juyeau. Ils peuvent dépecer les enfants de leurs ennemis. Ils ne reculent devant aucune atrocité dans leurs guerres. - Vous lisez trop de récits d’aventures… Les Scoviens ne sont pas les brutes sanguinaires que vous décrivez. - Allez, ça suffit. Signe !... Tu reconnais ta complicité dans ces braquages. Tu maintiens que c’est l’autre qui a tiré sur Garman ! Personne ne te croira, tant pis pour toi ! Les menteurs énervent encore plus les juges et les jurés ! Kassan signa, puis remit le col de sa veste et suivit les deux plantons qui l’accompagnaient à sa cellule. Il avait passé une journée entière dans le bureau du commissaire ! On allait lui laisser quelques heures pour dormir avant de partir chez le juge. Tout n'était pas éclairci, loin de là. Restait à décortiquer les chantages qui lui avaient obtenu des complicités dans les banques. S'occuper des méfaits des gens victimes de ce chantage... - Drôle de client, finalement, soupira Juyeau. Il avait le sentiment pénible de ne pas être allé au bout. Mais il n'avait pas la maîtrise de la situation. Le juge s'impatientait, il fallait un procès rapide. Le Somnambule lui était passé entre les mains, avant de poursuivre son chemin dans la machine de TRIBUNAL. - Comme vous dites, dit Lanvin, drôle de client. C’est bizarre, hein, comme on en ressort avec le sentiment de s’être fait enfiler dans les grandes largeurs. - Je ne vois pas ce qu’il cache. Il va finir par s’apercevoir de ses erreurs. J’ai interrogé une fois un gars comme ça, un voleur qui se prenait pour un génie. Ce n’est que pendant son procès, des semaines après mon interrogatoire, qu’il a admis qu’il avait échoué. Il a chialé de ça. Il avait un tel orgueil qu’il ne pouvait pas l’accepter ! Il n'a pas versé une larme de regret ; non : d'orgueil blessé ! - Et vous ne lui avez rien dit, au Somnambule, dit Lanvin l'air de ne pas y toucher, sur ses doi-disant dons de divinations ? - Non, merci… J’y ai pensé, évidemment. Mais je n’allais pas me rendre ridicule ! Pourquoi pas faire lire ses mains par un chiromancien ! - N’empêche qu’il y a des faits troublants, rapport à ses capacités à prédire.. - Vous n’allez pas me dire, Lanvin, que vous croyez à ces âneries ? - Non, monsieur le commissaire… Mais, je me demandais si Kassan ne nous a pas cachés quelque chose. - Mon avis est que ce type est fêlé. Cela va bien avec sa réputation de voyant extra-lucide. N’empêche qu’il n’a pas vu venir son arrestation ! Il doit se croire protégé par une bonne étoile. Donc il continue de croire en ses chances de s’en sortir. J’espère qu’il se rendra compte de son erreur avant qu’on n’abaisse la trappe sous ses pieds… - Espérons-le, soupira Lanvin. On allait repartir dans la routine. Les malfrats habituels… Il restait la racaille du Klob à interroger. Lanvin se dit qu’il allait retarder cette corvée : il allait taper un rapport très détaillé sur l’arrestation du Somnambule ! #11 : La cité de la mémoire - sdm - 31-07-2010 Voilà un interrogatoire bien tendu comme on les aime ![]() #11 : La cité de la mémoire - Darth Nico - 02-08-2010 EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
C’était le soir d’après l’arrestation du Somnambule. Les Portzamparc prenaient leur train, et Maréchal avait rendez-vous avec Nelly. Elle avait deux billets pour l’Opéra Machinique. Le grand soprano Farrini jouait le rôle principal de l’Homme de Fer, l’une des pièces les plus populaires du moment. Maréchal ne connaissait rien à ce monde-là. Il savait que depuis plusieurs années, Nelly y évoluait à l’aise. Autant par goût des mondanités que pour celui du luxe : elle profitait d’être invitée aux meilleures réceptions pour repérer les pièces qu’elle allait voler en revêtant l’armure de Penthésilée. Maréchal se demandait ce qu’il devait faire… Pour le moment, il mettait sa conscience à l’abri en se disant que si la Brigade des Rues était trop nulle pour attraper Penthésilée, ce n’était pas à lui de… N’empêche qu’il ne voulait pas savoir ce qu’elle faisait de ces nuits, Nelly ! - On n’entend plus parler de Penthésilée ces derniers temps, glissa Maréchal alors qu’ils étaient dans la voiture. - Tu as le talent inné de faire des remarques très déplacées, Antonin. Tiens, passe-moi du feu plutôt… Ils s’arrêtèrent à une station de ballon-taxi de la Cité, à quelques blocs du quai des Oiseleurs. Ils y retrouvèrent Théodule Corben, le chauffeur attitré de Portzamparc durant l’enquête sur le Somnambule ! - Alors les jeunes, on sort dans le monde ? On va écouter la grande musique ! Il décolla doucement dans le ciel chargé. Quand il eut atteint la vitesse de croisière, il crut bon de chantonner un air d’opéra. L’air des chaînes de montage, le morceau de bravoure de l’Homme de Fer ! Maréchal ne le supporta pas longtemps : - Vous allez nous faire tomber le ciel sur la tête ! Corben comprit et se contenta d’insulter les autres chauffeurs, refrain qu’il connaissait mieux ! * L’Opéra Machinique apparaissait, ancienne usine qui avait été déplacée à grands frais du quartier Karel-Kapek, 2000 mètres plus bas, et transformée en salle de concert moderne, où se pressait les aristocrates avant-gardistes et les snobs les plus fervents. On y écoutait la musique progressiste, celle qui exaltait la marche vers les lumières et un avenir radieux et on s’y moquait des vieux corpolitains qui détestaient ces sonorités discordantes. C’était tout simplement le repaire des Modernes, alors que les Anciens se réunissaient à l’Opéra Exiléen, la salle garante de la tradition, qui jouait depuis bientôt un siècle le ballet Vagues et vapeurs, célébration de l’Exil éternelle, indestructible face aux flots. Maréchal se moquait un peu de cette guéguerre culturelle, alors que Nelly se passionnait. Elle avait appris les manières et les intonations des cercles culturels dans le vent. Elle avait acquis le vernis intellectuel et artistique suffisant pour faire illusion, comme les autres, qui ne s’y connaissaient pas plus. Maréchal trouvait cela charmant, dérisoire et un peu agaçant que certains puissent consacrer leur temps à parasiter les soirées, discuter théâtre, quand la plupart des gens étaient rivés à un travail prosaïque et sans baratin. Nelly était insupportée par ces préjugés de fonctionnaire. Elle demanda à son ami de ne pas mentionner qu’il était policier. - C’est ça, je vais leur dire que je suis danseur étoile. - Ne gâche pas tout avec tes gros souliers ! - Mes gros souliers !... C’était un peu fort ! Il allait expliquer que les gros souliers crottés de suffisance, c’était bien sûr les agents d’OBSIDIENNE qui les portaient, mais c’était inutile. Corben les déposa place Radieuse, où se dressait la statue de la déesse Raison, qui tenait une corne d’abondance d’où sortaient du blé et des partitions de musique. - C’est sûr que pour se consacrer à la critique musicale, ça demande du blé, nota Maréchal. - Tu es vraiment béotien… Heureusement que tu as ce génie de la provocation… J’ai des amis qui sauront apprécier. Des jeunes gens endimanchés buvaient un verre autour des petites places avec des fontaines. Comme l’inspecteur s’y attendait, il y eut au moins quatre types maigres comme des haricots, habillés de façon extravagante, pour saluer leur « princesse ». - Tu es superblissime, Nel’ ! Positivement irradiante ! Maréchal alla au guichet retirer les places. Nelly le rejoignit dans l’escalier. - Elles sont sympathiques tes copines… - Tu es vraiment conformiste. - J’aimerais bien les voir bosser à la chaine, eux, tiens. On aurait de quoi écrire un roman là ! De quoi rire un moment ! - Tout le monde ne se complait pas dans sa crasse de prolo ! Maréchal alluma une cigarette. Un employé en queue-de-pie s’approcha : - Désolé, monsieur, il est interdit de fumer dans notre opéra. - Pardon ? C’était la meilleure ! On n’était pas dans un hôpital quand même ! - Depuis quand SANITATION… - C’est notre règlement, monsieur, je regrette. Le hall était bondé. Nelly alla se « repoudrer » comme disent pudiquement les femmes. L’inspecteur en profita pour aller boire un verre : - Une bière. Vous avez de la « Maréchal » ? La bière de son cousin. S’ils n’en avaient pas, il faisait fermer l’établissement ! - Désolé, nous ne servons pas de boisson alcoolisée. - Mais de la bière… Son mégot éteint lui tomba de la bouche. Un androïde ménager arriva aussitôt et l’enfourna dans son ventre, puis repartit en ronronnant. - Nous avons des jus de fruits frais, ou des eaux parfumées… Maréchal avait le tournis. - Donnez-moi votre carte. Il la lut en diagonale : des eaux parfumées à toutes les senteurs ! Rose, muguet, jasmin, d’autres fleurs inconnues ! Et les prix ! Le verre d’eau à la verveine, au prix d’un bon cru ! Nelly revenait. Maréchal l’entraîna dans un coin : - C’est une plaisanterie cet endroit ! * Il vit dans un coin de la salle un groupe se former et applaudir à un adolescent en transe : il gesticulait comme s’il tenait une guitare. - Il fait quoi ? - Il joue de la « guitare aérienne ». C’est super bath ! - Il mime un jeu de guitare ? - Oui, et lui c’est un virtuose ! - Mais il joue de la vraie guitare parfois ? - Bien sûr que non, pfff… La guitare aérienne, c'est un art à part entière. La sonnerie retentit. Mais pas une sonnerie stridente comme habituellement au théâtre. Plutôt un son mélodieux, le bruit d’une fontaine avec des oiseaux qui roucoulent. Le couple trouva sa place, dans une loge. Une des meilleures. La guigne. Maréchal n’aurait aucune excuse pour ne pas suivre. La lumière baissa, il y eut des « chut ! », des « silence ! » et le calme se fit. Un cercle de lumière bleue se déplaça sur scène ; une silhouette y entra et il y eut des cris de pâmoison. Nelly était penchée en avant, agrippée au bord de la loge. Le grand Farrini apparaissait, dans un costume en acier avec des fils volant en tous sens. Il entonna un air saccadé, dans les graves. - C’est la « complainte automatique », murmura Nelly, un des grands moments de la pièce, et ce n’est que l’ouverture ! Maréchal fit l’effort de se concentrer. Ce fut rapidement trop difficile. Des danses saccadées, des sons barbares... - S’ils veulent entendre de l’acier grincer et des moteurs tourner, ils n’ont qu’à se faire embaucher comme O.S. … - Tais-toi, voyons… - Et tu dis qu’il s’appelle comment, ton chansonnier ? - Farrini. Laisse-moi écouter… Maréchal tournait dans son siège. Il ne savait pas comment se mettre. Nelly était fascinée. Entre les morceaux, on entendait des gens pleurer dans le public. Entracte. Maréchal court fumer une cigarette. Nelly partage son enthousiasme avec ses amis. L’un deux paye sa tournée d’orangeade progressiste. Maréchal repère un type comme lui, qui s’ennuie, son mégot éteint après une remarque d’un vigile. Ils échangent un regard de solidarité. Reprise. Encore des moments de bravoure de danses collectives. Des hommes nouveaux, alliés à des androïdes révolutionnaires, triomphent des tyrannies du passé. Le public bat le rappel, c'est un triomphe. Maréchal est déjà dehors et allume une cigarette. Il ne retrouve pas le type de l’entracte. Il entend qu’on part pour un troisième rappel. Il va au bistrot en face : - Une bière. Une Maréchal ! - Bien, monsieur ! Voulez-vous du feu ? - Volontiers, j’ai fini mes allumettes ! Nelly sort enfin. Elle dit bonsoir à ses amis. Elle fait un effort d’amabilité : - Tu vois, je ne suis pas restée trop longtemps… J’espère que tu n’as pas mangé. - Non. - J’ai retenu une table au Zeppelin. Ils y vont à pied et finissent avec le ballon-taxi menant au restaurant aérien. Le transport seul vaut le prix d’un repas dans un restaurant ordinaire. - Mademoiselle Versus, oui, si vous voulez me suivre… Ils ont une bonne table, à côté d'un gros hublot. Le moteur ronronne doucement. Les plus privilégiés dînent dans la cabine sous l’appareil, avec les murs et le plancher transparents. Maréchal allume une cigarette : - Tu as entendu parler du Somnambule, j’imagine ? On vient de l’arrêter… Figure-toi qu’il est venu plusieurs fois dîner ici… - Si tu oubliais un peu le travail… Surtout que tu es encore convalescent… - Plus pour longtemps. Et ça va recommencer sur les chapeaux de roues. Je monte en grade ! Il lui expliqua en deux mots sa promotion. - Tu t’installes à Névise ? C’est un beau quartier… Un peu excentré. - Tu y as déjà « opéré » ? dit Maréchal, détaché. - Tu ne peux pas t’en empêcher… Mais non, il n’y a plus de rupins depuis longtemps dans ces vieux palais. Plus que de la vieille pierre. Ils parlèrent pendant tout le repas, sans un moment de creux. Nelly était plus amusée qu'énervée, au fond, que Maréchal ne supporte pas l'Opéra Machinique. Plusieurs fois, elle lui avait reproché de s'être rangé après une adolescence aventureuse ; mais elle, de son côté, devenait la coqueluche de fils de bourgeois superficiels et dilettantes... * Ils dégustèrent des fruits de mer qui semblaient sortir directement de l’océan. - Nous avons un collègue assis sur le toit, plaisanta le garçon, qui pêche à la demande ! Quatre kilomètres de fil ! Le vin blanc aussi était exquis. Un petit pousse-café pour finir en beauté. La soirée se poursuivait mieux qu’elle n’avait commencé ! A la redescente, le grand air grisa Maréchal. - Que penserais-tu d’aller s’amuser un peu au Pandémonium ? Maréchal hoqueta. Le palais du vice ! Ses machines à sous, sa roulette, ses salles de cabaret très canailles ! - Si les collègues de la Brigade des Jeux me voient là-dedans !... - Et alors, tu as bien le droit de t’amuser, non ? Ils entrèrent dans ce palais de lumières criardes déversées à flots ; la fumée des cigares, l’odeur des alcools, les cliquetis et ritournelles des machines ; le bruit assourdi des danseuses et chanteuses dans les salles derrière les portes capitonnées. Les tables de Manigance avec une foule compacte observant chaque rencontre. Le bruit de fond des pièces insérées et crachées. Maréchal alla serre la main de l’inspecteur Rostaing, qui sirotait une menthe à l'eau. C'était son tour au Pandémonium, pas la partie du boulot la plus pénible de la Mondaine ! - Salut, Maréchal, comment va ?... Tiens, en ce moment, depuis la Salle Jaune, tu entends Frégel... La grande Frégel ! Merveilleuse dans le rôle de la Môme Bossue ! Si tu veux, je te fais rentrer… - Non merci, pas ce soir, je ne fais que passer avec une amie. - Amuse-toi bien alors. Il y a de l’ambiance dans la salle turquoise. - Merci, bonne nuit à toi. Nelly avait pris la tangente. Elle retrouvait des amis de l’opéra aux tables de roues de la fortune. Et parmi eux, Farrini ! Maréchal serra les dents pour venir saluer ce petit monde. Ils restèrent un moment à regarder les jeunes avant-gardistes parier. Ils sortaient sans sourciller de grosses liasses de billets et perdirent une belle somme en un rien de temps. - Tant pis, mes parents me redonneront la même chose la semaine prochaine ! Et ils riaient parce que c’était pareil pour tous ! Nelly joua un peu, Maréchal ne misa pas une velle ; il trouvait ce spectacle ridicule. Nelly sentit que son ami était vraiment mal à l’aise et qu’il allait finir par être désagréable. Elle l’avait présenté rapidement et on s’efforçait de ne pas faire attention à lui. Dans leur langage, Maréchal était un « papa » ! Nelly prit l’inspecteur par la main et lui dit murmura qu’elle avait une surprise pour lui. Elle dit au revoir à ses amis, vexés que Nelly préfère un vieux... - J’espère que Corben nous aura attendus, dit Maréchal. - Pas besoin de ballon-taxi, on ne dort pas loin. Ils prirent une voiture qui les descendit sous les Célestes, dans Gassy-Ouest, un quartier de vieilles familles corpolitaines dont certains n’en sortaient pas, dirigeant leurs affaires par le parlophone de leurs salons immenses. Ils marchèrent dans une avenue déserte, où le contenu de la moindre poubelle devait valoir le prix du loyer de l’appartement de Maréchal ! * Ils entrèrent dans une petite ruelle avec des arbres et de grands massifs de fleurs. Un quatuor à cordes jouait pour une réception ; on les apercevait derrière les vitres, dans la belle lumière dorée des lustres. Des cochets en livrée astiquaient leurs roues et brossaient les magnifiques bêtes attelées. Maréchal allait poser une question mais Nelly lui mit un doigt sur la lèvre : - C’est une surprise, j’ai dit… Ils ressortirent de la ruelle dans une rue des plus discrètes. Nelly ouvrit une grille surmontée d’un blason familial en or. Elle s'ouvrit sans bruit. Ils passèrent un jardin arrosé automatiquement. Un grand manoir, sans personne à l'intérieur, plongé dans le noir. Elle ouvrit la porte principale. Ils entrèrent, elle alluma et Maréchal vit une somptueuse demeure, meublée avec luxe et sans faute de goût. Un piano à queue, des sculptures, une bibliothèque de centaines de livres, une table en marbre. - C’est chez moi, dit-elle avec un air de petite fille gourmande. - Chez toi ?... - Chut, ne cherche pas à comprendre… Va donc nous servir un verre. Tu trouveras des glaçons dans la cuisine… Quand il revint avec un plateau d’alcools fins et de verres à cognac, il trouva Nelly qui avait enlevé ses chaussures, en train d’allumer un bon feu. Ils sirotèrent un verre devant les flammes rassurantes et puissantes. - Est-ce que tu vas enfin m’expliquer ?... - C’est une demeure qui appartient à un vieux riche parti se faire soigner sur la côte. Il n’habite presque jamais ici. Et moi, j’ai trouvé dommage que cette maison reste inhabitée… Alors, je me suis procurée les clefs… Ce furent les derniers mots de la soirée. Nelly avait amené son disque musical préféré, qu’elle mit à tourner sur le gramophone. C’était Tom Patience. Maréchal faillit lui dire qu’il le connaissait bien, vu que c’était le pianiste du bar Chez Emma. Ils se déshabillèrent lentement puis de plus en plus fébrilement et glissèrent doucement sur la peau de bête devant la cheminée. Maréchal aimait mieux ce genre de chorégraphies ! Le disque tournait, crissait, et diffusait la voix grave et râpeuse du chanteur : - Trois heures du matin, tu rentres enfin… Tu titubes, tu me dis que tu as bu du whisky… Mais moi, je te respire, et je sens bien que tu me mens, car en réalité, tu as bu du gin !!... #11 : La cité de la mémoire - Gaeriel - 02-08-2010 Tellement bon cette ambiance ![]() Tain mais c'est pas possible, tu visites plus, tu tapes des résumés dans ta chambre d'hôtels ![]() #11 : La cité de la mémoire - sdm - 02-08-2010 Je plussoie le bonheur de lire tes textes ![]() |