![]() |
Dossier #20 : Chimères - Printable Version +- Forum du Mamarland (http://forum.chezseb.ovh) +-- Forum: Jeux de rôles (http://forum.chezseb.ovh/forumdisplay.php?fid=3) +--- Forum: Exil (http://forum.chezseb.ovh/forumdisplay.php?fid=12) +--- Thread: Dossier #20 : Chimères (/showthread.php?tid=1231) |
Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 14-12-2011 Exil #20
¤ Branche : CULTURE Rapport Intelligences-Mécaniques : Névée - Sutra - Orgon A l'intention de : M. Jonson - Comité "Arts et fêtes". Clan Vicari. Personne visée : Fabio Vicari. Pseudonyme du fonctionnaire infiltré : Eugène de Mouplin. ERREUR... ERREUR... ERREUR... Marché noir. Corruption : quai des Orfèvres. Agents soupçonnés : ... Chimères. . ¤ Repères exiléens universels : SHC : 1 RUS : 0 IEI : 1 ATL : 0 Côte d'alerte : basse. DOSSIER #20 EXIL Qu'il fuie Exil Le fou, la nuit Quand la nuit brille Et l'acier luit La neige scintille Le grand froid luit Gel sur les villes Mondes sans bruit Forges et Exil Tristes jumelles Où s'enfuit-elle La vie si belle Qu'il fuie Exil Le fou, la nuit Quand la nuit brille Et l'acier luit DOSSIER #20
CHIMÈRES SHC 1 - RUS 0 - IEI 1 - ATL 0 Soulevé par les épaules et jeté violemment contre le mur, Antonievski roula par terre. Il eut le réflexe de se protéger la tête. Le coup attendu ne vint pas. Il entendit le déclic du chien d'un révolver et sentit qu'on lui pressait l'arme contre le coeur. Il voulut se recroqueviller mais il reçut un coup de pied dans le ventre et fut plaqué sur le dos. Son chapeau en feutre avait roulé dans une flaque sale. Sa pelisse en fourrure d'Autrelles était couverte de boue, sa semelle droite avait craqué quand il avait chuté. Ses guêtres étaient fichues. Il vit enfin l'homme qui s'était assis sur lui et le tenait en joue, le pistolet appuyé sur son coeur battant. - Tu fais affaire avec les Vicari ?... Antonievski ne répondit pas. Il ne voulait pas regarder son agresseur. - Répond... Le commissaire-priseur voulait gagner du temps. Les Pandores patrouillaient dans le quartier. L'homme lui attrapa le bras et lui tordit dans le dos : - Parle... La douleur devint vite insupportable : - Encore un peu et je le brise... - D'accord, d'accord... L'homme lui intima l'ordre de rester par terre. Qu'on vienne l'attaquer pour le faire parler ne l'étonnait pas. C'était déjà arrivé, cela arriverait encore. Il fallait s'y attendre quand, comme lui, on utilisait ses informations pour organiser un juteux trafic d'oeuvres. Depuis avant la guerre, il avait fourni un nombre considérable de gens et ses affaires avaient pris encore de l'ampleur grâce au marché noir. Ce qui étonnait Antonievski, c'était qu'on ne soit pas venu lui demander des explications poliment, avant d'en venir à la violence. Il se dit que c'était un jeune voyou, un affilié des Vicari ou un rival, peu importe, qui voulait se faire une place au soleil vite et bien. Le commissaire se dit juste que cet imbécile, imprudent et violent, peu au courant des usages feutrés du monde de l'art, finirait jeté par dessus une passerelle très bientôt. - Oui, je travaille pour les Vicari... Ce sont de bons clients... - Bon, alors, voilà ce que tu vas leur dire... - Tout ce que vous voudrez... - Que tu as vendu des oeuvres à Eugène de Mouplin. - A qui ? L'inspecteur glissa sa fausse carte de visite dans la main du commissaire. - Retiens bien ce nom. Tu m'as vendu des oeuvres. - Vous êtes un sacré bon client. - Très bon, pauvre cloche... Faivre l'assomma. Il ressortit de la ruelle, en essayant de garder la contenance d'un paisible jeune bourgeois, oisif sur les boulevards. Les gouvernantes faisaient les boutiques, les livreurs déchargeaient les carrioles. Ce peuple affairé ne se doutait pas de l'agression crapuleuse qui venait d'avoir lieu, à deux pas des trottoirs propres et des boutiques parfumées. Deux minutes après, Antonievski surgissait de la ruelle, en beuglant comme un animal. Les Pandores accouraient, moins pressés de secourir une victime que d'empêcher un scandale dans le quartier. Le Boulevard des Mauves était connu pour ses crimes passionnels entre gens du monde, pour des malversations financières de haut vol, mais pas pour des délits à la petite semaine. Faivre pressa le pas, en faisant semblant de s'intéresser aux vitrines de jouets. Il souriait aux jolis gardes d'enfants et aux braves vieilles commerçantes sur le seuil de leurs portes. Il pressa le pas, entra dans des toilettes publics, s'y changea en un tournemain, pour repasser ses solides vêtements de flic arpenteur de rues. Il fourra les beaux habits de Mouplin dans un sac, ressortit et alla au devant des Pandores. Il exhiba sa plaque sous leur nez : - Besoin d'aide ? - Ah, bonjour lieutenant... - Une agression ? - Oui, c'est bon, on le tient presque... Faivre indiqua qu'une personne suspecte venait de traverser le boulevard. Embêtés d'avoir une piste, les Pandores durent traverser l'artère, en sifflant violemment pour arrêter les voitures. Faivre quitta le quartier, sûr que les Pandores ne se fatigueraient pas longtemps, une fois qu'aucun homme de SÛRETÉ ne serait plus là pour les surveiller... Il se pressa et fut à peine en retard au bureau. - On vous attendait pour commencer, dit Maréchal. Il avait déplié une grosse carte sur son bureau. Le quartier des Vicari et le plan de la maison qui leur servait de quartier général. - Je ne laisse rien au hasard. Je veux que nous ayons tous en tête ce plan, par coeur, pour sortir Turov de là sans heurt le moment venu. Si ces Vicari sont un peu malins -ce qui n'est pas certain -ils ont pu prévoir quelques sorties dissimulées. Faivre, vous allez me secouer les puces de vos indics, qu'ils nous ramènent des informations sur ce trou à rats. - Entendu chef. Faivre demanda à Clarine d'appeler la brigade Financière. - J'ai une piste, chef, expliqua l'inspecteur. Les Vicari sont dans le trafic d'art. Je pense qu'on peut trouver d'autres points d'entrée chez eux en passant par des receleurs et autres. - A voir, dit Maréchal, mais ne multiplions pas les pistes. Nous travaillons en effectifs réduits. Pour le moment, on reste sur la boxe. - Je vérifie juste. - Quand vous aurez la ligne, vous me passerez l'inspecteur Crimont, dit Maréchal. - Entendu. Faivre ne s'attendait pas à ce que Maréchal s'en mêle. Il se souvint que ce dernier avait fait un stage à la Financière. C'est donc l'inspecteur-chef qui prit la ligne dès que Clarine les appela : - Salut, vieux. - Tiens, qui voilà ? Maréchal devinait Crimont dans son bureau minuscule, plein à craquer de piles de papiers. - Figure-toi que j'ai un inspecteur qui fait du zèle... - C'est suspect ! Inflige-lui un blâme. - Et il a besoin de tes services. - Et quoi encore ! Je vais vous envoyer la troupe, hein, contre votre cambuse à tire-au-flanc ! - Je te revaudrai ça... - Si j'avais arrêté un spéculateur à chaque fois que j'ai entendu cette phrase, l'économie exiléenne serait en ruines ! - Je te l'envoie ou bien je peux t'expliquer au parlophone ? - Dis toujours... - Le trafic d'art. - Monsieur veut acquérir des pièces de collection pour son gourbi ? Un investissement pour les vieux jours ? - Qui sait... Je vais surtout faire de la place dans ton bureau. Te débarrasser de quelques dossiers. - Juste. Le trafic d'arts, ça marche bien ces derniers temps. Il y en a pour lourd, tu sais. - Envoie-le par nohodahak. - C'est toi qui payes. Qui c'est votre comptable, à Névise ? - Le comptable, c'est moi, dit Maréchal, son tampon à la main. - Il faudra qu'un jour, je passe commissaire de cette brigade. Avoir enfin le temps de me reposer. - On n'est pas dans les chiffres, nous. On travaille sur de l'humain ! - Je croyais que vous chassiez les fantômes... Maréchal raccrocha : - Vous allez avoir de la lecture, Faivre. - Tant mieux, j'aime bien ça. - Ce n'est pas du roman, hein. Vous allez avoir des pages et des pages de rapports d'experts pour identification chimique de pigments. C'est pas la visite du musée d'art municipal ! Le colis arriva en milieu de journée, quand les policiers revenaient de chez Gronski. L'énorme nohodahak plongeait sa gueule monstrueuse dans le canal pour se rafraîchir, pendant que le porteur et les policiers montaient les cartons de dossiers. - Belle bête, dit Morand. - Elle fête ses cent cinquante ans aujourd'hui ! Elle en a vu ! Elle est dans la famille depuis quatre générations. Faivre laissa un bon pourboire au livreur. - Bonne journée. La visite d'un nohodahak faisait toujours sensation, d'autant que celui-ci était particulièrement grand. - Il a fait la guerre... Il a porté des caisses d'obus et monté des cantines sanitaires sur le front. Il a vu du pays, ça c'est sûr ! Le cavalier enfourcha sa fière monture, claqua des éperons. L'énorme calamar se redressa, s'ébroua puis grimpa sur les toits. - J'ai étudié la psychologie de ces bêtes-là, dit Morand. La coordination de ses trois cerveaux lui permet... On remontait se réchauffer dans les bureaux. - Un petit café, Clarine, dit Faivre. - Pour moi aussi, je veux bien, dit Turov. Maréchal dit qu'il examinerait rapidement les dossiers avant de les passer à Faivre. Celui-ci ne dit rien pour ne pas paraître suspect. De son côté, Maréchal espérait que Faivre ne soupçonnerait rien non plus. Il ferma la porte de son bureau et sortit les classeurs poussiéreux de Crimont. Il parcourut en hâte les sommaires, cherchant à chaque fois le nom de Penthésilée. Il trouva un classeur consacré à la célèbre voleuse gynoïde, encore dans les mémoires pour le vol de la collection de bijoux du Bazar Moderne. Maréchal le mit dans son tiroir. Il ouvrit sa porte : - Tenez, Faivre. Je jetais un oeil par curiosité. Je vous laisse le lot entier. - Rien trouvé d'intéressant, chef ? - Non. Morand tapait ses rapports. Turov était à l'entraînement avec Gronski. Maréchal épluchait le dossier Penthésilée, Faivre cherchait comment se faire des contacts respectables dans le milieu du trafic d'art. En fin de journée, il rappela l'hôpital : Sélène était dans un coma stable. Maréchal rentra tôt chez lui : il avait deux mots à dire à Nelly ! ¤ Faivre passa chez lui, prit une douche et remit les habits d'Eugène de Mouplin. Il retrouva Fabio à la salle de boxe. - Mon cher ami, comment allez-vous ? Les Vicari étaient là, de jeunes gens aux mains décorés de bagues, des chemises aux couleurs criardes. Faivre avait repéré les agents de la Brigade des Moeurs au comptoir. Inès était assise à côté de Fabio : - J'avais invité votre soeur ce soir, j'espère que vous ne m'en voudrez pas. - Inès est une femme libre, dit Faivre en tirant sur son cigare. - Très libre, oui, ricana Fabio. Le serveur amenait des alcools. - Parlons peu, parlons bien, dit Fabio, où en sommes-nous de nos transactions ? - Ma foi, comme me l'a confirmé ce cher Antonievski, commença Faivre. - Antonievski ? Vous le connaissez ? - C'est un bon ami à moi. Les Vicari ricanèrent de plus belle. - Ce vieux pédéraste a su se rendre indispensable à pas mal de gens, oui, dit Fabio. - Un homme très charmant. Notre dernière discussion a été très plaisante. - J'attache beaucoup d'importance aux gens comme Antonievski, dit Fabio. Mais entre nous, mon cher Mouplin, ne vous laissez pas avoir par cet escroc. Et puis évitez de vous retrouver seul chez lui... Les Vicari échangèrent des regards entendus, égrillards. - Il ne m'a jamais fait de proposition indécente. - Cela viendra si vous continuez à le fréquenter... - C'est un homme qui sait se tenir. - Ouais, ça dépend des circonstances, dit Fabio. Comme Inès partait aux toilettes, le truand dit plus bas : - Entre nous, votre soeur est très avenante, hein... Elle a déjà eu pas mal d'hommes, hein ? Elle aime ça, ça se sent. - Je vous l'ai dit, Inès est une femme libre. - C'est bien ce que je pensais, ouais. Sachez que pour ma part, je suis très attaché à la fidélité de mon entourage. Il faudra qu'Inès comprenne cela. Je n'ai pas l'intention de la laisser fricoter à droite à gauche... Une femme à moi est à moi. - Non, bien sûr, dit Faivre. Elle sait ce qu'elle fait. - Tant mieux. Il faut être clair sur ce point. Nous autres Vicari avons l'esprit de famille. - Je ne vous savais pas si revanchard. Voilà un sentiment qui m'est inconnu... - Quand je veux, je prends, Mouplin. Et quand je prends, je garde. Souvenez-vous en. Et glissez-en un mot à Inès. - Je n'y manquerai pas. On trinqua. - Bien, ceci étant dit, qu'avez-vous à me proposer ? - Comme je vous l'ai dit, Antonievski a de jolies pièces à me proposer. Mais il a besoin d'un intermédiaire. - Cette lopette n'a jamais voulu se salir les mains. Tous ces bourgeois sont les mêmes. Ils laissent aux autres les basses oeuvres. Et c'est là qu'il a besoin de gens comme vous, Mouplin. - Bien sûr, mais que voulez-vous... - Je veux dire que nous ne serons pas toujours dépendants de cette vieille tante. - J'espère ne plus avoir à passer par lui très bientôt, oui. - Nous allons y travailler... Bon, que proposez-vous ? - Des statuettes à la feuille d'or, diverses babioles coloniales... Un joli lot. Je l'ai inspecté et cela plaira. Des pièces rares, ramenées d'Autrelles. - Combien ? - Dix milles. - Dix briques ? Antonievski a intérêt à fournir une sacrée marchandise, sinon on ira lui faire la peau ! - Les pièces valent ce prix. - J'ai des amis qui peuvent en juger aussi bien que vous. - J'ajoute qu'il me faut le quart tout de suite. - Doucement, Gégène, tu m'as l'air bien gourmand. - Ce sont pour mes frais. - Tu es un malin. Antonievski t'a bien dressé. Tu es sûr qu'il ne t'a pas invité à visiter son édredon, hein, le vieux salaud... - Un quart, cela paraît normal pour ce genre d'affaires. - Tu t'imagines que je peux te filer deux plaques et demi, comme ça, en souriant ? Mettons deux. - Le quart du prix, cela me semble très raisonnable. Il fallut insister un peu et ne pas perdre ses moyens face aux surineurs professionnels entourant Fabio. Celui-ci, après avoir roulé des mécaniques pour la forme, se fit remettre l'argent et le passa à Faivre, l'air crâne, défiant ostensiblement les hommes des Moeurs. - J'espère que tu es ami avec ces gens-là, dit Fabio, car ils ont déjà un dossier sur toi, sois-en sûr. - Oh mais j'en suis certain, sourit Faivre. Il avait reconnu les deux génies de la Mondaine, Vico et Pinelli, plus truands que les truands, qui, eux, jamais ne reconnaîtraient l'inspecteur sous le déguisement du bourgeois déclassé Mouplin. Faivre partit en sueur. Il dormit profondément le reste de la nuit. Il n'avait pas de nouvelles d'Inès. RE: Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 15-12-2011 DOSSIER #20 Maréchal n'avait pas abordé le sujet de la soirée. Ils avaient dîné, en échangeant quelques mots, distraitement. Nelly avait passé du temps, après le repas, devant sa coiffeuse, à se peigner, pendant que Maréchal feuilletait le bulletin des officiers de SÛRETÉ. Ils s'étaient retrouvés au lit. Elle lisait un roman populaire, imprimé sur du mauvais papier à base de champignon. Il parcourait le catalogue de la manufacture des armes et cycles. Ils savaient, tacitement, que l'heure d'éteindre approchait. Il avait enfin glissé : - Dis donc, tu ne m'avais pas dit tout ce que tu as fait pendant la guerre... Elle comprit tout de suite de quoi il voulait parler, et qu'il avait attendu des heures avant de lui dire. - Comme quoi ? - J'ai eu aujourd'hui des dossiers entre les mains, sur le marché de l'art. - Pourquoi vous ressortez cette affaire ? Vous n'avez personne d'autre à attraper ? - C'est mon collaborateur, Faivre, qui s'y intéresse. - Tiens donc... Moi qui pensais justement qu'on pourrait l'inviter à dîner un de ses soirs. C'est ton bras droit, non ? - En quelque sorte, oui. Maintenant qu'il avait dégoupillé sa grenade, il cherchait à désamorcer le conflit. Il voulait juste lui dire de faire attention. - C'est une bonne idée, d'ailleurs. Je vais lui demander demain. Elle éteignit la lumière et lui tourna le dos. Ils firent semblant de dormir l'un l'autre, mais mirent longtemps avant de trouver le sommeil. Le lendemain, Nelly faisait mine d'avoir mal dormi. Maréchal dut se lever et tout préparer seul. Il préféra partir tôt au bureau. Elle le regarda partir par la fenêtre. Faivre était arrivé avant Maréchal. Il épluchait le dossier de Penthésilée en détail. Il avait découvert comment, avant-guerre, elle s'y prenait pour revendre ses marchandises : elle passait une petite annonce dans la rubrique matrimoniale de La femme élégante. Ses clients comprenaient l'indication codée qu'elle contenait. L'information était notée dans un rapport de Javont, un inspecteur de l'Urbaine, que Faivre connaissait bien. Ce moyen de communication était "grillé". Si Faivre appelait au journal, il pourrait très bien se faire repérer. Il n'en était pas moins amusé d'imaginer qu'aujourd'hui encore, un brave détective était chargé de lire chaque semaine les annonces de mariage dans un magazine de mode. Or, il lui fallait un moyen de rencontrer cette Penthésilée en tant qu'Eugène de Mouplin. C'était presque plus difficile que de s'attaquer aux Vicari. L'inspecteur descendit, sous prétexte de racheter du tabac. Il alla au kiosque à journaux et acheta la Femme élégante, qu'il ouvrit en cachette dans son bureau. Il prépara une petite annonce pour la rubrique matrimoniale. Tout à son excitation, il n'avait pas vu que Nelly sortait de l'épicerie, ses sacs sous le bras, au moment où il quittait le kiosque. Elle fit aussitôt le rapprochement. Faivre appela le journal dans l'après-midi, pendant que Maréchal recevait un énième casse-pieds. Il s'assura que son annonce paraîtrait dans le prochain numéro, qui sortirait le lendemain. Le kiosque était visible depuis le bureau de Faivre, et depuis la fenêtre de la cuisine de Maréchal. Nelly guetta le kiosque toute la matinée. Elle se doutait que Faivre faisait de même de son poste. C'est l'inspecteur qui se décida le premier à sortir, pendant que Maréchal était occupé à relire les rapports de Morand. Il n'acheta pas le nouveau numéro. Il le feuilleta en vitesse, l'air détaché. Le numéro de la semaine était consacré à la nouvelle collection de la femme moderne, émancipée par son travail pendant la guerre. Faivre vit que son annonce était parue. Il reposa le magazine comme si cela ne présentait pas d'intérêt pour lui, puis acheta deux quotidiens et l'hebdomadaire Voiles et vapeur. - Ils ont un reportage complet sur le Roc noir, dit le vendeur. C'était un navire-hôtel de luxe, appartenant à la Pham'Velker, sur lequel paradait la famille dirigeante. Faivre remonta au bureau et prit un air affairé. Nelly descendit à son tour, sure que, même si Faivre la voyait, jamais il ne la soupçonnerait. Lorsqu'elle fut devant les journaux, elle en prit quelques-uns, comme au hasard et osa jeter un oeil vers les bureaux de SÛRETÉ. Faivre n'était pas à son bureau. Elle prit en hâte la Femme élégante, lut les annonces, le reposa, puis acheta Voiles et vapeur. - Ils ont quatre pages sur le Roc noir, dit le vendeur. Mince de luxe là-dedans ! Ma p'tite dame, j'espère qu'un jour, monsieur vous payera une nuit là-bas. - Ça m'étonnerait bien ! Dans son métier, ça gagne pas lourd ! Elle se hâta de partir à l'épicerie, et y entra avant le retour de Faivre à son bureau. - Délicieux ce café, Clarine. La secrétaire terminait du courrier pour Maréchal. - Pas d'appel de l'hôpital ? - Non, je vous aurais prévenu. Faivre essayait d'oublier Sélène pendant la journée. Il en oubliait même de taquiner Morand, de faire des avances ridiculement maladroites à Clarine. Il se concentrait sur les Vicari, sur cette Penthésilée. Si celle-ci était un robot suffisamment intelligent -il avait des raisons de le croire, elle se procurerait le journal de mode, trouverait l'annonce, comprendrait le renvoi vers les petites annonces de vente dans Voiles et vapeur et de là, pourrait le contacter. Il vit Nelly par la fenêtre, qui revenait chez elle les bras chargés. Il lui fit signe. Trop occupée, elle ne le vit pas. En réalité, elle avait fait semblant de ne pas le voir. Elle arriva chez elle, mit en vitesse ses provisions dans la cuisine puis lut attentivement les annonces de la revue de marine. Elle trouva l'annonce de Faivre. Elle consulta l'annuaire : le numéro de parlophone indiqué était dans Galippe. C'était en fait la maison close où travaillaient Sélène, Inès, Judith et les autres. Nelly ressortit en milieu d'après-midi, par un chemin détourné pour ne pas passer sous le bureau de Faivre. Elle traversa les ruelles tortueuses, presque inhabitées, de Névise et monta avec le tram au boulevard des Mauves. Elle entra dans une maison de thé où elle venait souvent passer l'après-midi à lire. Les serveuses la connaissaient bien. Elle commanda une bonne théière et des petits gâteaux. Elle prit au comptoir un jeton. Elle s'enferma dans la cabine du parlophone. S'étant assurée qu'elle était seule, elle prit dans son sac un gros dentier en plastique, son modulateur vocal. Elle se le coinça dans la bouche et demanda Galippe 45-16. Pendant la guerre, le réseau des intelligences-mécaniques avait été grandement modernisé, de sorte que le temps d'attente s'était considérablement réduit. On annonçait même, pour la décennie à venir, la fin des opératrices. Nelly, qui avait, entre dix autres, fait ce métier, avait du mal à imaginer un monde sans ces milliers de petites mains branchant et débranchant des câbles. La communication fut faite au bout de quelques minutes. Elle s'assura que son modulateur était bien en place. De sa voix monocorde et hachée de gynoïde, elle demanda Judith, - C'est moi, dit une voix endormie à l'autre bout de la ligne. - Dites - que je - réponds à l'an-nonce. Je suis d'ac-cord... - Ah, je vois... Je transmettrai. Sachez que je dois aussi vous dire le lieu du rendez-vous. - Je fixe le -lieu. Dites que - c'est - à - prendre ou à laisser. - Dites toujours. - De-main soir, pas-serelle fer-mée de la Join-ture. Je répète : Jointure. A dix-neuf heures. Précises. - Je lui dirai. C'était la fameuse passerelle reliant la Jointure à Karel Kapek, fermée depuis des années, à la fois légendaire dans VOIRIE et indéfiniment négligée. Nelly prit les devants au retour de Maréchal : - Demain soir, je sors avec des amies. Elle l'avait du ton de la femme émancipée qui n'admettra pas de refus de son mari. - Très bien, très bien... Il se dit qu'elle devait être fâchée par sa remarque de la veille. Mieux valait la laisser sortir sans poser de questions. Elles avaient le droit de se voir entre femmes. C'était dans les moeurs et Maréchal ne voulait pas se comporter en rétrograde. Comme disait Gronski : - Voilà où ça nous mène la guerre : maintenant, elles votent ! RE: Dossier #20 : Chimères - sdm - 17-12-2011 Le vote des femmes, le début de la décadence ![]() RE: Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 24-12-2011 DOSSIER #20
Faivre emprunta les ruelles les moins éclairées pour descendre à Karel Kapek. La pluie venait de cesser, les marches en pierre luisaient. L'air humide pulvérisait la lumière des réverbères. De la mauvaise fumée sortait en paquets des cheminées. Des gamins des rues fouillaient les poubelles. Ils s'enfuyaient en voyant arriver ce personnage indéfini. Quelques prostituées le sifflèrent. Faivre aurait voulu s'arrêter dans un café mais il vit l'heure. Il allait être en retard et se doutait que Penthésilée ne l'attendrait pas. Il atteignait la passerelle peu avant que l'horloge du quartier ne batte le premier coup de dix heures du soir. Un panneau d'interdiction de passer venait d'être renversé par le vent. Derrière, la passerelle filait dans le brouillard. Faivre s'avança, incertain. La structure métallique grinçait. Le nuage enroulé autour de la passerelle était d'une épaisseur telle qu'on se sentait oppressé. Faivre n'y voyait pas à trois pas. Il discernait des halos de réverbères sur les passerelles au-dessus et en-dessous, ainsi que les éclairages des foyers dont les fenêtres ouvraient directement sur le gouffre. L'inspecteur aperçut un ange à la beau bleu pétrole, perché sur la statue d'un ancien bourgmestre, qui pointait du doigt, son chapeau haut de forme à moitié brisé, ses grosses moustaches usées par les ruissellements. Faivre entendit le bruit d'un dérouleur de filin de mitier. Penthésilée descendait de la passerelle supérieure. Elle laissa son câble accroché au-dessus, fit quelques pas vers l'inspecteur : - Que pro-posez vous ? - Je vous sers d'intermédiaire pour vendre vos oeuvres. - Qui sont vos clients ? - C'est mon affaire. Ce sont des gens sûrs. - Je peux pren-dre un risque une pre-miè-re fois. Je vous ai ap-por-té quel-ques bijoux, d'une cert-aine valeur. Voy-ons donc com-bien vous pouvez en ti-rer. - Je ne fais pas affaire pour des breloques. - Il y en a bi-en pour 15000 vel-les. Je ne se-rai pas trop gourmande pour cet-te fois. Mettons 9000 pour vous. Elle lui tendit un sac. Faivre y plongea la main, sentit des perles, des montures, des montres. - D'accord pour commencer, mais la prochaine fois, je veux quelque chose de plus sérieux. Je ne m'adresse pas à vous pour revendre trois colifichets. - Vous ne le re-grette-rez pas. - Je vous réécrirai par les petites annonces de La vie du tram cette fois. Elle tira sur le filin pour s'assurer de sa prise et entama sa remontée. Faivre la regarda disparaître puis quitta la passerelle. Il s'arrête au premier café encore ouvert en pleine nuit et commanda un grog. ¤ Maréchal, resté seul, en profita pour ressortir une vieille bouteille d'avant-guerre. Il eut vite assez chaud et put baisser le chauffage. Il ouvrit même la fenêtre pour profiter de l'air vivifiant du dehors. Il goûta combien il était bon d'être de retour sur Exil, après ces mois insupportables sur Forge, dans la neige, la caillasse, le froid. Il avait gardé de son séjour en camp un mauvais goût de pierre, de poussière. Il avait l'impression de n'avoir rien mangé qui ait du goût durant tout ce temps. Sur la fin, il avait réussi, avec quelques camarades, à installer un verger et à obtenir quelques légumes de la terre ingrate. Il y avait un officier qui prétendait, plus tard, breveter un système permettant de démultiplier les récoltes en traitant les légumes à l'électricité. Il se voyait déjà obtenir des choux et des navets géants, en quantités exponentielles. Maréchal monta le son du poste quand on annonça un entretien avec un arpenteur-géographe, auteur d'une compilation sur les ruelles et traboules de la Cité. A tout hasard, il se demandait s'il pourrait en apprendre quelque chose. Il fumait à la fenêtre, sans vraiment écouter, observait les palais inondés au fond du canal. Il remarqua qu'il y avait de la lumière dans l'immeuble d'en face. Or, c'était un bâtiment inoccupé. Les mitiers ne pouvaient pas travailler à une heure pareille. De plus, la fenêtre, bien que située à l'autre bout du quai, donnait directement sur sa pièce. Maréchal se dit que ce ne pouvait être une coïncidence. Qui donc s'amusait à l'espionner à une heure pareille ? Un agent de Jonson ? L'inspecteur ne ferma pas ses volets ni sa fenêtre. Il alla dans sa chambre, mit son veston, son manteau et son chapeau, vérifia son arme et sortit de l'appartement en se baissant quand il repassa devant la fenêtre. Maréchal connaissait comme personne le quartier. Il allait arriver au pied de l'immeuble à revers, en contournant par les rues et les passerelles en pierre entre les palais, au niveau des toits. L'inspecteur traversa une cour vide, où nichait une colonie de perce-pierres entre les portes monumentales. Il grimpa l'escalier solennel qui avait dû voir monter, jadis, toute une noblesse en costume. Des fresques décolorées, sales comme de vieilles serpillières, partaient en lambeaux. Des colonnes de marbre étaient recouvertes de lierre ; de l'air sifflait par les trous dans les vitraux. L'inspecteur traversa une salle de réception, au parquet raide. Il y avait des vagabonds qui dormaient dans une pièce, dans l'autre aile. Maréchal passait comme une ombre. Il ne perdait pas de vue la fenêtre de l'appartement, qu'il voyait entre les rangées de colonnes, sous un chapiteau, à droite du bistrot de Gronski. La lumière brûlait toujours. Maréchal descendit une volée de marches, ouvrit une porte coriace, donna un coup d'épaule. Il courut une dernière fois dans les ruelles. Il vit la sortie de secours de l'immeuble et s'y précipita, l'arme à la main. Il savait qu'il se montait la tête. C'était l'alcool, l'excitation de la nuit aussi, les pensées de la guerre. L'instinct enfin. Tout cela l'avait poussé à sortir. Il prit l'escalier de service ; il enleva ses chaussures et enjamba les marches jusqu'au quatrième étage. Il se rechaussa une fois entré dans un appartement vide, à côté de celui qui était éclairé. Il vit par la fenêtre que la vue sur son propre salon était parfaite. Il colla son oreille au mur, qui était épais comme du papier à cigarettes. Personne ne parlait. Il entendait seulement des pas. L'homme devait s'impatienter de ne pas revoir Maréchal à la fenêtre. Il n'y avait pas de rebord pour passer à côté par dehors. Il entendit du bruit. On remuait un meuble, ou une valise. L'inspecteur s'assit à côté de la porte d'entrée et regarda par la serrure. L'homme quittait les lieux. Il portait une grosse gabardine. A la main, une solide valise en cuir. Maréchal lui laissa de l'avance. Il le vit sur le quai, il allait au funiculaire ; l'inspecteur le prit en filature. Il crut qu'il prendrait la rame sur le point de démarrer. Il s'était trompé : l'homme, solidement bâti, prenait l'escalier raide et interminable qui montait au quai des Oiseleurs. Maréchal s'assit dans la rame suivante. Elle partit cinq minutes plus tard. Il y avait deux arrêts. L'homme montait à bonne allure, tout juste rejoint par le funiculaire en haut de la montée. Maréchal était blotti dans un coin de la rame. Il attendit le dernier moment pour descendre. Le brouillard était en train de se dissiper sur le quai. L'inspecteur eut une pensée pour les plantons qui devait être frigorifiés devant les entrées de la forteresse antique qui abritait la PJ. L'homme avait de l'avance. Il avançait comme ces personnages de rêves qu'on ne parviendra pas à rejoindre. Maréchal comprit qu'il allait dans les passages derrière le quai. Il lui laissa de l'avance. Quand il arriva dans le passage aux belles devantures, sous le toit de verre rendu opaque par la brume, Maréchal vit l'homme entrer brièvement dans un bistrot puis en ressortir avec un autre homme. L'inspecteur, caché derrière l'effigie en bois d'un serveur de restaurant, ne reconnut pas le nouvel arrivant. Les deux hommes se séparèrent en se serrant à peine la main. Maréchal suivit le second, qui ressortit du passage devant la brasserie où, traditionnellement, dînaient les patrons une fois par mois. L'homme hésita à rentrer , fit un pas vers la porte, se ravisa et marcha, pressé, vers l'entrée du quai. Il avait la démarche et le costume d'un inspecteur. De quelle brigade était-il ? Il avait pris soin de rentrer par une porte qui n'était pas, à ce moment, surveillée par un planton. L'homme allait se perdre dans le ventre tortueux des bâtiments du quai. Maréchal renonça. S'il était surveillé, si son espion ne se savait pas découvert, il reviendrait. ¤ Le lendemain était le dernier jour de la semaine. Tout le monde espérait une journée calme, et elle le fut. Maréchal repensait à son retour chez lui la veille, un peu avant Nelly. Il ignorait en fait qu'elle aussi avait passé une partie de la nuit à cavaler ! De même pour Faivre... Il ne savait pas qu'il avait rencontré Nelly... Et qui sait ce que Clarine pouvait faire de ses nuits ? Qui savait ce que Morand pouvait bien faire de ses nuits ! A un moment de la journée, un moment dont Maréchal ne se souvint pas si c'était dans la matinée ou l'après-midi, un moment d'ennui vague, de demi-torpeur, un de ses moments où on a envie de se remuer, n'importe comment, pour se sentir vivant, Maréchal vint taper à la porte de Faivre : - Vous venez dîner à la maison demain soir ? - Moi chef ? Pourquoi pas... - Et attention, il y a une règle : interdit de parler boulot. - Bien sûr. J'amène une bouteille ? - Parfait. Vous aimez la soupe de crustacés ? - Oui. - Avec de la crème ? - Encore mieux. - Parfait. Vous serez promu. Maréchal et Faivre se retrouvèrent seuls à nouveau, face à ces maudits dossiers, qui se reproduisaient plus vite que des colonies de cafards ! ¤ Clarine avait demandé à partir plus tôt. - Je voudrais aller aider ma mère, qui reçoit de la famille demain. Maréchal aurait eu mauvaise grâce à refuser. Elle accomplissait le double de travail de tout le monde -de tout le monde réuni, parfois ! Quand elle fut partie, l'ambiance fut encore moins sérieuse. C'est comme si la maîtresse avait quitté la salle de classe. Turov consultait la dernière livraison du bulletin des marins-pêcheurs : - Ils travaillent en ce moment à un alliage parfaitement étanche à plus de trois cents mètres de fond... Assis en face de lui, Morand faisait semblant d'écouter. Car pour le jeune Scientiste, tout intérêt un peu poussé pour la matière était suspect. La noble psychologie, qui serait bientôt promue Reine des sciences, montrerait l'inanité de cette grossière passion pour la technologie. Enfin les hommes, à l'esprit revivifié par un intérêt sublime pour le cérébral et le mental, se tourneraient vers des considérations plus désintéressées ! En attendant, Morand observait. - La semaine prochaine, je suis invité par un ancien collègue à faire de la pêche sportive, dit Turov. - De la pêche sportive, je vois... Morand griffonna sur ses papiers, avec un sourire entendu. - Vous en avez déjà fait ? - Moi ? Ah non, non non... C'était presque insultant de demander ! - Vous n'avez pas entraînement cette après-midi ? - Non, on fait relâche aujourd'hui. Sinon, gare au claquage ! - Oui, je comprends, dit Morand, l'air inspiré. Moi-même, savez-vous, quand je réfléchis trop longtemps sur les transmissions synaptiques, il m'arrive d'avoir les idées confuses... Ce doit être la même chose. - On peut se faire un claquage à ces muscles ? - Non, je ne crois pas. Morand renonçait à engager le dialogue. L'inspecteur-chef entrait : - Morand, vous passez dans mon bureau une minute ? A chaque fois, Maréchal s'en voulait d'appeler le détective par son prénom. Il avait un nom de famille, tout de même ! Vinsler... Le pli était pris désormais, ce serait difficile de changer. Ce qui faisait penser à Maréchal qu'il faudrait recontacter Vinsler père... Un homme dont il devait avoir beaucoup à apprendre. C'était lui qui avait donné la nouvelle montre, celle avec ses quatre cadrans... Morand attendait qu'on lui dise de s'asseoir. - Asseyez-vous donc. Vous n'êtes pas dans le bureau du proviseur, détective... Maréchal ferma la porte. Il désigna Turov du menton et mit son doigt sur sa bouche. - Détective Vinsler, vous savez que nous avons un futur champion de boxe parmi nous, n'est-ce pas ? Ceci étant dit, et avec tout le respect que je dois à Gronski, nous ne sommes pas une écurie sportive. Nous menons une enquête de police. Alors, cette rencontre, contre le poulain des Vicari, Bartolomeu, vous voyez, il faut que Turov la gagne... "Je me disais que vous deviez bien avoir de quoi faciliter ce match. Rien de dangereux, hein... Juste une petite décoction pour que l'adversaire de Turov ne soit pas si en forme ce jour-là. Morand eut un petit air entendu : - Je dois pouvoir demander à un ami de la Fondation Biologique. - Parfait... Léger, hein ! Léger ! Vous ne me le tuez pas, le Bartolomeu... - Ne vous inquiétez pas, le dosage sera optimal. - C'est parfait, détective Vinsler. Rompez ! Maréchal était content : il avait résisté deux fois à l'envie de l'appeler Morand ! Il avait fait traîner la journée autant que possible. Clarine était partie. Aucun administré ne se présentait à la porte. Les moments de délicieuse paresse avaient succédé aux temps morts pénibles. - Bon, on ferme, déclara Maréchal, une demi-heure avant l'horaire habituel. C'était sa politique, celle qu'il tenait pour lui et ses hommes : relâche en période creuse, et plus d'horaires quand arrive une grosse enquête. - Vous suivez un régime, Turov ? - Bien sûr. Gronski me donne des conseils. Je mets que du carburant affiné dans la chaudière, dit Turov en se tapant le ventre. - Vous, Morand par contre, vous m'inquiétez, dit Faivre. Vous êtes blanc comme un lavabo. Je vais vous prescrire des vitamines. - J'ai un régime très strict, je vous assure. En changer me détraquerait l'organisme. S'il y avait bien une chose que le Scientiste redoutait, c'était que la machine corporelle se détraque et nuise au bon fonctionnement du cerveau. C'était la hantise. - Moi je vous dis que tout cela n'est pas sain. - Allez, ouste ! dit Maréchal. Faivre était content de partir plus tôt. Il avait rendez-vous avec Fabio le soir. Il passa chez lui se reposer et se changer. Il mit les bijoux confiés par Penthésilée dans la doublure de sa veste et prit un revolver de l'armée, pris dans l'arsenal à la libération du camp. Il ne comportait pas de numéro de série. RE: Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 26-12-2011 DOSSIER #20
- Mon cher Mouplin... Faivre arrivait, affairé, comme un jeune dandy qui va dans le monde. - Mon cher Fabio, comment allez-vous ? Les hommes de main des Vicari ricanaient à chaque fois en voyant arriver ce naïf, qui venait dans leur antre avec une confiance insensée. Fabio lui-même ne savait pas sur quel pied danser : il ne savait pas s'il plumerait complètement ce Mouplin, ou si ce dernier avait une carte dans la manche. - Vous m'amenez de bonnes nouvelles ? Faivre sentait que Fabio en avait assez de jouer la conversation entre gens bien élevés. Il fallait en venir aux choses sérieuses. - J'ai là un lot qui devrait vous intéresser... - Laissez-moi vous présenter un ami à moi, Jopel Basinoc... C'était un homme corpulent, portant de petites lunettes. Faivre reconnut en lui un obèse maladif, cardiaque, souffrant aussi des nerfs. C'était écrit sur son visage, dans sa posture, ses mouvements lourds. Il ne vivrait pas vieux, tué par une attaque foudroyante. Il avait la chair mauvaise, comme disait à l'époque un des pontes de l'hôpital général. - Enchanté, Eugène de Mouplin. - Mon ami Basinoc est un grand amateur d'art, de belles choses... Faivre sortit de sa poche un mouchoir de soie et le déplia sur la table, révélant les bijoux confiés par Penthésilée. Le gros Basinoc les inspecta. Il en prit un, le regarda de près. Il suait, respirait fort. - Cela me semble bien... - Combien ? demanda sèchement Fabio, que la simple présence de Mouplin irritait de plus en plus. - Vingt milles. Basinoc secoua la tête : - Vous êtes gourmand, vous dites-moi. - Mon ami Jopel est généreux, mais n'aime pas qu'on se moque de lui. - Je comprends, dit Faivre, avec l'air de celui qui ne veut pas paraître effarouché. Ce sont tout de même des bijoux de plus d'un siècle, en parfait état. Remarquez le montant en or sur... - Je vois tout cela, dit le gros acheteur. Je vois aussi que les perles à ce collier sont pour moitié fausses. C'est un vieux truc, de mélanger le toc et le vrai. Seulement, avec moi, ça ne prend pas. Si tout le lot est comme ça, il faut donc diviser votre prix par deux. - Ah pardon, dit Mouplin, voyez ces bagues et dites-moi un peu si les saphirs sont faux. Voyez ce collier avec son pendentif en sélénium... Basinoc consentit à un deuxième regard, reposa avec précaution les bagues ; puis il dit, comme on parlerait d'achat en gros : - Je prends le tout à treize milles. C'est déjà un beau prix. - Mettons quatorze. En-dessous, c'est de la braderie. - Vous êtes bien insistants, Mouplin, siffla Fabio. - Des valeurs pareilles ne se trouvent pas sous le pas d'un âne ! - Je prends à treize milles et demi, tout de suite, ou bien n'en parlons plus, et vous vous arrangerez avec Fabio pour l'avoir fait déranger pour rien. - D'accord, d'accord... S'il ne s'était pas retenu, Faivre aurait envoyé son poing dans la figure à ce tas de graisse tremblante ; seulement, Mouplin ne devait pas passer pour un courageux. - Je vous le laisse à votre prix, qui est vraiment un prix plancher. - C'est bien ainsi que je l'entends, dit Basinoc en mettant ses grosses mains sur les bijoux et en les raflant comme des jetons. - J'aimerais voir la couleur de votre argent ? - Tenez, dit Fabio, en sortant une liasse de sa poche. Je vous paye, car je suis en affaires avec M. Basinoc. Voici douze milles, Mouplin. - Douze ? - Je ne me déplace pas gratuitement, sachez-le. - Bien, bien... Faivre prit l'argent. Il comprenait qu'il avait intérêt à vite s'en aller. - Au plaisir de vous revoir pour d'autres affaires. - Ceci n'était qu'un premier lot. La prochaine fois, j'aurai bien plus. - Je suis preneur de tout ce que vous pourrez me proposer, dit Basinoc en se versant un verre. - Au plaisir, messieurs. Faivre salua de son chapeau melon et partit, de l'air distingué de celui qu'on a humilié. Dès qu'il fut sorti, Faivre ragea en tant que Mouplin, mais sourit en tant que policier. Il avait joué son rôle. Les Vicari le prendraient pour une vache à lait, un mauvais négociateur, le pigeon dodu idéal ! Il y avait une fille, qui s'appuyait d'un pied sur le mur : - Tu m'offres un verre ? - Je n'ai pas vraiment le temps... Elle le prit par le bras : - Allez, sois chou. Un beau garçon comme toi... Elle aussi était en mauvaise santé. Alcool, opium, tout cela était gravé sur son visage. Elle devait se piquer à l'occasion. Faivre trouvait parfois effrayante cette capacité à voir au premier coup d'oeil les pathologies des gens. En tant que policier, cela lui était utile ; humainement, c'était éprouvant. Il cherchait la petite bête chez tout le monde, comme le vers dans le fruit. - Juste un verre... Elle tremblait. Elle en avait besoin. - D'accord, viens. Ils entrèrent dans un café au parquet constellé de crachats. Faivre commanda un alcool fort pour elle. Il allait l'assommer rapidement. Il ne voulait pas monter avec elle. Il repensait à Sélène, entre la vie et la mort, branchée à ses tuyaux. - Tu es un ami de Fabio ? - Tu es une curieuse, toi. - Je vous ai vus ensemble. - Tu vois trop de choses. - Ça m'embêterait qu'un joli garçon comme toi se mette dans des ennuis... Elle lui parlait comme une femme d'expérience, une protectrice, alors que c'était encore une gamine. A peine si elle avait vingt ans, quand Faivre en avait plus de dix de plus ! - Tiens, bois... Il ne trinquait pas, il lui disait de boire comme un médecin. Elle vida son verre et devint vite rouge. Elle tenait quand même le coup, assise sur le tabouret du comptoir. D'autres auraient vu en elle une fille dont on use et abuse. Faivre voyait un être arrivé précocement au bout du rouleau, jeune bien trop jeune pour la déchéance. - Tu es gentil, toi... Elle était fine comme un clou. Un verre ou deux et elle serait cuite. Faivre en était quitte pour régler les consommations. Le serveur devait la connaître. L'inspecteur désigna le verre du pouce et il resservit. - On monte, après ? - Tout à l'heure, oui... Pour le moment, on boit... Elle fut prise de hoquet et dut sortir en vitesse. Faivre soupira. Il la laissa vomir tant qu'elle voulut et s'approcha quand elle eut finie. Elle s'épongeait le visage de son mouchoir. Faivre vit alors les traces de piqûre à ses bras. Il fut pris d'une sainte colère, comme il lui arrivait rarement d'en éprouver, quand l'idéalisme de sa jeunesse refaisait surface par-dessus son cynisme d'adulte : - Tu en es déjà là... Il lui envoya une bonne gifle. C'est comme si la fille avait failli s'écrouler, comme un squelette de laboratoire. Faivre la retint. Son poignet était maigre, facile à briser. - Pauvre idiote, tu... tu... C'était la crise de nerfs. Elle pleurait. Le serveur sortit. - Tout va bien, dit Faivre, qui ne jouait plus à Mouplin. Il montra le canon de son arme. Le serveur, qui avait une batte près du comptoir, tout bien réfléchir, préféra rentrer. - Tu viens avec moi. Il la tira énergiquement. Il la traînerait s'il fallait ! - Attends, attends, je ne peux plus... Elle venait de casser un de ses talons. - Tu dois m'écouter... - Plus tard, plus tard... - C'est Fabio, je t'en supplie ! - Quoi, tu travailles pour lui ? Tu crois me l'apprendre ? - C'est pas ça, c'est Inès, ta soeur... - Quoi ? Ils rentrèrent dans un autre bistrot. Cette fois, Faivre commanda du café et de la soupe. - Tu vas commencer par manger... La patronne avait un chaudron qui mijotait en permanence. Elle était habituée à nourrir la faune qui hantait le quartier. La fille se jeta sur son assiette comme une morte de faim. Faivre mangea posément, en disposant les croûtons dans sa soupe. Il sirota son café pendant qu'elle attaquait la deuxième assiette. La fille retrouvait des couleurs. Elle connaissait manifestement la patronne et lui commanda, à voix basse, en minaudant, un remontant. La patronne attendit d'avoir l'accord de Faivre. Celui-ci accepta d'un hochement. La patronne prit sa bouteille de liqueur et servit un fond de verre. La fille but, en redemanda. Faivre prit la bouteille : - D'abord, tu as des choses à me dire... - C'est Fabio... Inès, ta soeur ou je ne sais pas qui... - Oui, ma soeur... - Fabio la veut... Mais l'autre soir, je discutais avec Inès. Elle m'a dit qu'elle avait peur. Peur que Fabio la mette sur le trottoir. Faivre alluma une cigarette. - Elle disait qu'elle trouverait le moyen de vraiment épouser Fabio, de se refaire une situation... Elle tapine déjà ta soeur, hein... Faivre lui serra violemment le poignet. Elle poussa un petit cri. - Continue ton histoire... - Inès a dit qu'elle voulait rompre avec son passé, finit-elle rapidement. - Comment tu t'appelles ? - Moi ? - Oui. - Marja. - Ecoute, Marja, tu en sais trop pour une fille de ton âge. Trop sur Fabio, sur le monde de la nuit, sur l'existence... Maintenant, tu viens avec moi. Marja croyait qu'il se décidait enfin à l'emmener à l'hôtel. Elle marcha, juste assez ivre pour ne plus avoir d'hésitation. Ils passèrent sous une porte cochère. - Entre-là... Elle retrouvait ses manières de professionnelle, le côté aguicheur, comme les grandes ! Elle vit un comptoir et deux hommes en blanc venir à elle : - Vous lui donnez une bonne chambre, hein... Faivre sortait des liasses de velles qu'il mettait dans la poche des infirmiers. - Non, non ! Marja se mit à crier. Les deux gaillards lui passèrent une camisole. - Elle a surtout besoin de manger, dit Faivre. Il connaissait bien ce dispensaire, pour y avoir travaillé pendant ses études. - Comptez sur nous, docteur. On s'occupera d'elle. - Vous me tenez au courant. Marja était déjà emmenée dans une autre pièce. Faivre s'était épargné les protestations et les adieux déchirants. L'argent de Basinoc servirait à une bonne cause ! Resterait à faire patienter Penthésilée pour le remboursement ! RE: Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 28-12-2011 DOSSIER #20
Nelly finissait de mettre la table, pendant que Maréchal remuait la soupe. - Le poisson, je le mets déjà ? - Non, attends, ça cuit vite... Mets déjà les pommes de terre dans l'eau. On sonnait. C'était Faivre, qui arrivait une bouteille à la main et des fleurs. - Merci, elles sont ravissantes, dit Nelly. - Bonsoir, chef. Maréchal enlevait son tablier. - Asseyez-vous, Gustave. Je vais servir l'apéro. Nelly passait à la cuisine pour finir de couper les légumes. - Vous êtes bien ici, à deux pas du bureau. - Parfois, j'aimerais bien être ailleurs, dit Maréchal. Le quartier a du charme, c'est sûr, mais j'y passe ma vie. - J'ai un grand-oncle qui n'a jamais quitté son bloc. A la fin, c'est à peine s'il sortait de chez lui. Il disait que voir le reste de la Cité ne l'intéressait. Je crois qu'il n'est jamais allé au bord de la mer. - C'est un homme sage. L'air marin n'est pas bon. Faivre se demandait si Maréchal plaisantait, ou si son organisme était tellement habitué à l'air pollué que le grand vent iodé lui faisait du mal. - Quand j'ai vu l'océan, j'étais en convalescence ou sur un navire de guerre, alors vous voyez, très peu pour moi... Faivre vit quatre gros volumes bleu-gris en bas de la bibliothèque. - Vous avez le cadastre chez vous, patron ? - Je me le fais envoyer tous les ans. - C'est sa grande passion, dit Nelly depuis la cuisine. - Ça alors... Mais il coûte une fortune pour les particuliers. - Je fais partie du club des lecteurs d'honneur, dit Maréchal, le torse bombé. - Ah, vous envoyez des corrections chaque année ? - C'est pratiquement moi qui leur ai refait le plan de Névise cette année. Faivre se demandait encore si son supérieur plaisantait. Il feuilleta au hasard le troisième volume. - Ils ont fait du bon boulot, cette année. Planches en couleur, reliures... La couverture avec de la feuille d'or. - Mais il reste encore des erreurs. Tenez, je vais vous montrer... Nelly posait du saucisson et des olives sur la table. - Il est capable de vous en parler toute la suite. Maréchal lança un regard noir en coin à Nelly. Celle-ci, contente, retourna mettre le poisson à cuire. - Voyez, là, dans la Jointure, quartier que je connais un peu. Cette ruelle n'est pas une impasse. Elle débouche sur la rue perpendiculaire. Et ici, vous avez une traboule, qui a été omise. Elle relie cet immeuble-là et cet hôtel particulier. - Vous êtes fort, patron. On dirait que vous avez le plan dans la tête. Moi-même, je ne me perds jamais dans la Cité, mais là... - Ils ont au moins une trentaine d'arpenteurs, et ils laissent chaque année des erreurs. Je veux bien que la Cité soit remodelée, mais cela ne fait qu'un tiers de changement chaque année, tout au plus. - Vous devriez proposer vos services ! Ils pourraient se passer des vingt-neuf autres arpenteurs. Maréchal sortit les apéritifs du buffet. - Sinon, j'ai de la bière... De la Maréchal, bien sûr. - Ah oui, c'est votre cousin, qui... - Il vient de m'envoyer une caisse de leur nouveau produit. Certains l'aiment bien, moi je la trouve imbuvable. Elle a le goût d'algue, c'est insupportable. Je ne l'ai pas dit à Gérald pour ne pas le vexer... Mais je n'en donnerais pas à boire à mon pire ennemi. - Je vais quand même la goûter. - Si vous aimez, je lui dirai de vous en envoyer. - Une bonne bière, c'est toujours agréable. - Oui, j'ai tendance à penser que mon cousin fait plus pour le moral de cette Cité que bien des artistes et des philanthropes. - A propos d'artistes, dit Nelly, qui apportait les bouteilles de Maréchal iodés, Antonin ne veut jamais aller à l'opéra. Vous y allez un peu, vous, inspecteur ? - Oh, rarement... Maréchal soupira. Voilà, la conversation allait encore dévier vers l'opéra ! - Impossible de le traîner là-bas. Alors que j'ai un ami qui a des places en réduction pour le Théâtre automatique et la Grande Hall Comique. - Tu as un ami... - Voyez comme il est jaloux. Faivre souriait à cette petite scène de ménage, qui le distrayaient de ses problèmes sordides. - J'ai le programme de la saison prochaine, regardez... Maréchal alla retourner le poisson. Ils mangèrent en échangeant quelques banalités convenues. La règle implicite était de ne pas parler du travail. - Dans quels quartiers vous aimez vous promener ? demanda Faivre. - Tiens, il y a longtemps que tu ne m'as pas emmenée rue Verte, dit Nelly. Maréchal garda le nez dans son assiette. La rue Verte était pour lui un quartier prétentieux, nouveau riche. Là-bas, l'inspecteur Tircelan, à l'image des habitants, était très mondain, fréquentait des cercles de jeux. - J'aime encore mieux le boulevard des Mauves, dit Maréchal. Les vieux bourgeois sont souvent moins tape-à-l'oeil que les jeunes. - Le boulevard des Mauves ? Tiens, oui, je n'y vais jamais, dit Nelly. - Moi non plus, dit Faivre, qui y avait tabassé quelques jours plus tôt Antonievski. - Vous connaissez les Filets ? dit Maréchal. Le quartier est dangereux, mais la vue est spectaculaire. - Je pense que notre invité voulait un quartier pour se promener en fin de semaine, dit Nelly, qui menace ruine... - Les Filets, je ne connais pas, dit Faivre. - Intéressant comme endroit. On peut y pratiquer l'escalade, la spéléologie et l'archéologie. Ainsi que l'étude des lucioles... - Si vous écoutez Antonin, il n'y a rien de plus beau que les rouages de la Cité Machine et les énormes tuyaux de chauffage qui passent au-dessus des nécropoles. Maréchal hocha la tête : - Je n'aurais pas mieux dit ! Faivre sourit. Son chef était vraiment un original ! - L'opéra, les théâtres, les musées, tout ça, c'est très surfait, dit Maréchal en resservant du vin. Alors qu'une bonne vieille passerelle désaffectée, un canal souterrain et une station de relevé d'eau en arrivant à une turbine hydro-électrique, voilà !... - Tu aurais dû faire mitier, tiens ! - Si j'étais mitier, dit Maréchal un ton plus bas, je remuerais moins de merde qu'aujourd'hui... Il venait de casser l'ambiance. Faivre baissa la tête, triste lui aussi. Nelly débarrassa la table pendant que les deux collègues fumaient à la fenêtre. Ils se perdirent un moment dans la contemplation des molles eaux du canal. - Vous voulez une petite poire, Gustave ? Envoyée par ma tante... - Vous avez une famille précieuse, chef. - Pas de "chef", ici... - Alors, je veux bien goûter, Antonin. - Bon. Maréchal alla à la cuisine et dit à Nelly de laisser la vaisselle, qu'on s'en occuperait plus tard. - Va donc mettre un disque. Mais pas ton opéra, hein ! - Non, je vais mettre plutôt le Rossignol d'amour offert par tata Myrtille ! - Mets Jelbrac, ça ira bien. Maréchal empila la vaisselle et se mit à quatre pattes pour trouver la bouteille de liqueur envoyée par la bonne tante. - Sacré nom d'un chien... Nelly sortit la galette de cire et la mit sur la platine. - Vous aimez bien Jelbrac, inspecteur ? - Pas "inspecteur", Faivre ! Ou même : Gustave. Et oui, j'aime bien. Jelbrac avait mis en musique les textes du poète Arvil de Nessim et chantait la grandeur et la misère des marins misogynes, des pêcheurs de la morgue, des femmes folles de douleurs. - Ah je te tiens ! Que faisait la bouteille de poire de Myrtille à côté des caisses de légumes ? - C'est toi qui a mis ?... Maréchal s'interrompit, troublé par une tâche de lumière sur la table. Nelly avait mal entendu : - Mis quoi ?... Excusez-moi... Faivre sourit. Il écoutait la musique, mélancolique. Je veux dire en cela, qu'elle chante d'autres chants, que ceux que la mer chante... - Enfin, mis quoi, Antonin ?... Il était debout dans la cuisine, immobile. Il avait vu l'origine de la tâche lumineuse. Elle venait d'une lunette tenue par l'homme dans l'immeuble en face, à l'autre bout du quai. Maréchal baissa les épaules, las et un peu triste, puis se reprit. Il serra les poings, embrassa Nelly et lui dit : - On doit sortir... Ce ne sera pas long. - Mais enfin quoi, qu'est-ce qui se passe ? Il attrapa son chapeau et alla dans la chambre. - Faivre, on doit sortir ? - Un problème, chef ? - Oui. L'inspecteur se leva et mit son manteau. Maréchal ressortait avec sa plaque et son arme de service. - Vous avez la vôtre ? - Ah non, chef, elle est chez moi... - Pas grave, attendez... Il prit dans une boîte à chaussures au fond de son placard un pistolet. - Tenez, vous savez manier ça... Faivre fit jouer le chien : - Le bon vieux Läger du troufion, prêt pour la corvée de patates... Ça a craché du plomb dans la plaine de Neuerschewansten ça ! - Ne m'en parlez pas ! Neuerschewansten était le nom de l'immense plaine Autrelloise, lugubre, boueuse, au bout de laquelle se trouvait une cuvette qui était une vraie pataugeoire, et où le régiment des deux policiers avait été fait prisonnier. - Suivez-moi, je vais vous expliquer en chemin. Nelly arrivait avec des écharpes pour les deux hommes. - Pas le moment d'attraper la crève ! Maréchal enfila prestement son manteau, passa une boîte de cartouches à Faivre et ils dévalèrent l'escalier. ¤ - Voyez-vous, Faivre, Jonson me déçoit... Tandis qu'il écoutait Maréchal parler, l'inspecteur découvrait les salles vides dans les palais humides, décrépis. - Il m'avait annoncé, de façon à peine déguisée, que nous serions sous surveillance. Écoutés vingt heures sur vingt par un triste fonctionnaire du comité pour la culture... Ils montaient, descendaient, passaient d'une bâtisse à l'autre... - Je savais donc qu'une table d'écoute tournerait pour enregistrer la moindre de nos conversations, que votre romance avec Clarine serait bientôt découverte... Maréchal fit signe, dramatiquement, de s'arrêter. Ils se cachèrent derrière une colonne branlante. Maréchal finit de mettre des cartouches dans son arme. Faivre fit de même. Ils passèrent devant une fenêtre courbés en deux et reprirent leur course au travers d'un ancien salon de bal. Faivre se demandait si tout cela n'était pas de la mise en scène. Ils s'arrêtèrent plus loin, comme ils descendaient un escalier de marbre, qui accomplissait un majestueux quart de cercle avec ses deux belles rambardes polies par des milliers de mains. - Vous voyez l'immeuble qui fait le coin, à droite du funiculaire... Maréchal murmurait. Ils s'assirent sur les marches pour regarder entre les barreaux du garde-fou. Tout était vert, bleu, gris, tout très sombre, dans une humidité poisseuse. - Il y a de la lumière au quatrième, alors que l'immeuble est insalubre, désert depuis des années. Il y a dedans un petit curieux qui m'espionne depuis quelques jours. Je l'ai laisser s'enfuir l'autre soir... - Un homme de Jonson ? - Qui d'autre ?... On va l'attraper et lui donner une bonne leçon. - Ces fumiers d'OBSIDIENNE n'ont donc rien de mieux à faire que de fliquer SÛRETÉ ! - Jonson est du genre acharné... Mais nous aussi. Ils descendirent l'escalier puis terminèrent dans les ruelles. Ils entrèrent dans l'immeuble et montèrent au quatrième. Trois portes étaient battantes. Faivre et Maréchal fouillèrent les deux premiers appartements et se retrouvèrent devant le dernier. Faivre entra le premier. Il était vide, inoccupé. Pas de trace non plus d'un occupant. Il entendit alors du métal résonner dans la salle de bains. Il y entra, son arme pointée devant lui. Il ouvrit le rideau de douche, vit une plaque de conduit ouvert. Faivre ressortit et dit à Maréchal de le suivre : - On va le cueillir au troisième. Ils dévalèrent à l'étage d'en-dessous, allèrent dans l'appartement correspondant : l'homme n'y était pas. Faivre partit en trombe au premier ; Maréchal s'arrêta au deuxième. Ils se regardèrent par la cage d'escalier : personne. - C'est insensé... - Remontons-voir au quatrième. Un peu las, ils reprirent leur souffle dans la montée, accoudés à la rambarde. - Elle est belle la police ! - Demain on arrête la cigarette, chef ! - C'est ça, demain. Nouveaux coups métalliques dans le troisième appartement. Ils cueillirent l'homme au moment où ils ressortaient dans la douche. - Sors de là, on te fait couler un bain. L'homme, vêtu de sa grosse gabardine, n'opposa pas de résistance. - Reste assis là-dedans, dit Faivre. On va te poser quelques questions. Il était assez jeune, n'avait pas l'air rassis et inquiétant du barbouze. Il lui faudrait encore quinze ou vingt ans de maturation pour devenir un parfait et sinistre agent de CULTURE. - Bon, on va faire dans le classique, dit Maréchal. Qui t'envoie ? Pourquoi, où, comment, qui est ta nourrice ? - Le patron est de bonne humeur, tu as de la chance... - Votre baratin ne m'impressionne pas. Je n'ai rien à vous dire. - Je t'ai suivi hier soir, dit Maréchal. Je t'ai perdu mais tu n'as pas dû me voir, puisque tu es revenu ce soir -ou alors tu es vraiment obstiné - ce qui ne m'étonnerait pas... L'homme ne disait rien. - A ton aise, tu préfères la boucler. On demandera des comptes directement à ton supérieur, hein... Pour commencer, on va retourner gentiment où tu étais hier soir, au café dans le passage, à côté du quai. On verra bien qui tu y rencontreras cette fois. Pendant que Maréchal parlait, Faivre avait fait lever l'espion, l'avait fouillé et avait trouvé un petit calibre sur lui. - Pas de papiers, rien... - Pas grave, ce qui compte, c'est qu'il connaisse le chemin. RE: Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 28-12-2011 DOSSIER #20
Cette fois, ils prirent le funiculaire. L'homme ne desserrait pas les dents. Maréchal causait à voix basse à Faivre. - C'est un imbécile, mais il est quand même assermenté à mon avis. Donc ne le brusquons pas trop. Jonson sera déjà fâché contre lui qu'il se soit faire prendre comme un débutant. - Compris, patron. Mais moi, tout ça me paraît bien facile. - Ne jamais sous-estimer l'inexpérience des stagiaires d'OBSIDIENNE, ni la bêtise de leurs supérieurs. - Je vous entends, vous savez. Il restait assis sur son siège, pas fier de lui mais pas tellement inquiet. Plutôt honteux. - Et ça ne t'incite pas à nous parler ? dit Maréchal. Tu as un mandat, une autorisation, pour espionner les gens ? Si j'étais procédurier, je vous amènerais devant le juge pour violation de mon intimité ! - Ne me faites pas rire. - Allez, debout, on est arrivés ! La rame s'immobilisait à hauteur du quai. - Avance, et ne fais pas le mariole. Sinon, on termine la nuit à la "Maison". Résigné, l'homme marcha, les mains dans les poches. Maréchal et Faivre le suivirent comme son ombre, leurs armes dans la poche. Ils saluèrent les braves plantons dans leur corps de garde à l'entrée de la vaste cour de la PJ. Ils entrèrent dans le passage Gourdi, dans le petit café de la veille, minuscule derrière ses vitres dépolies. Il y avait trois tables. On s'installa à celle juste derrière la porte d'entrée quand elle s'ouvrait. Une fille en tenue de cabaret écrasait une cigarette. Faivre lui fit un clin d'oeil. Elle ne dit rien, remit ses cheveux, prit sa veste au portemanteau et partit. Le patron lisait le journal derrière le comptoir, pas décidé à servir les clients. Maréchal et Faivre se mirent à l'aise. - Vous n'auriez pas dû venir avec moi, dit le jeune. Il n'était pas effrayé, c'était juste un constat. Maréchal aurait donné un mois de prime pour savoir qui allait arriver. Le patron se décida à plier son journal. Il se contenta de faire passer trois verres et une bouteille d'alcool à la table. Faivre remplit les verres. Maréchal avait roulé une cigarette et la tapait nerveusement sur la table. Le jeune s'en roula une aussi. Maréchal lui donna du feu. - Tu n'as rien à nous dire ? On entendait des pas dehors. - Rien... La porte s'ouvrit en tintinnabulant. Maréchal se leva à peine : - Entrez, inspecteur, nous vous attendions. C'était Petitdieu, de la Crim'. Il fut juste surpris ; pas effrayé, mais finalement embêté. Il s'assit à table docilement. - Un autre verre, patron, dit Faivre. - Alors, Petitdieu, on vient prendre l'air avant le service de nuit ? - Faites les malins, tiens... Petitdieu était dans la force de l'âge. C'était une éminence grise du commissaire Ménard depuis longtemps. Il vouait une sincère admiration à son chef ; on disait qu'il était un peu son âme damnée. - Pourquoi vous nous surveillez ? Vous trouvez qu'on n'avance pas assez vite ?... C'est Jonson qui vous a demandé de faire ça ? Je pourrais vous excuser dans ce cas... Lehors est au courant ? Allez Petitdieu, quoi, sois plus loquace. Bois un verre, raconte-nous, entre amis, là... - Non merci... Faivre cogna le cul de la bouteille sur la table : - Tu prends un verre avec nous. On a toute la nuit pour comprendre. - Repartez à Névise, franchement... Petitdieu but. Il avait confiance en sa résistance à l'alcool. - Tu as joué, tu as perdu. Pourquoi nous surveiller ? Qui c'est lui ?... - Ecoute, Maréchal... - Rien du tout. Je n'apprécie pas ces méthodes. Je vous rappelle que c'est vous qui êtes venus nous chercher. C'est Lehors d'ailleurs. On bosse pour Ménard, on travaille à infiltrer les Vicari, on prépare un beau cadeau de départ à la retraite pour ton chef, le cul de Fabio Vicari sur sa commode, et voilà vos manières... Et ton silence ne fait qu'aggraver la situation... Dis-moi juste que c'est Jonson qui t'a ordonné de le faire, et j'irai lui demander des explications. - Honnêtement, je voudrais bien t'aider Maréchal, mais là... - Reprends un verre, dit Faivre. Si, allez...Toi aussi... Petitdieu l'avala sans sourciller mais le jeune cracha et eut les larmes aux yeux. - Pas encore bon pour le service ! s'exclama Faivre en lui tapant dans le dos. Maréchal regardait Petitdieu avec une hostilité de plus en plus grande. Il sentait un sale secret derrière cela. Si c'était OBSIDIENNE, il aurait déjà craché le morceau. - Qui l'a envoyé, Petitdieu ? C'est toi ? - Pars, Maréchal, pars... C'était visible, maintenant, l'homme de Ménard avait peur. Mais pas pour lui, peur pour ses deux collègues de Névise. - Tu as les foies, Petitdieu ?... Toi, le bras droit du "patron" ? - Casse-toi, c'est tout ce que je peux te dire... Je te jure que cet idiot ne reviendra plus vous embêter... - Vous en trouverez un autre, un qui sait éteindre la lumière et boire à la bouteille ? ¤ Maréchal ne savait pas quoi dire pour briser la glace. Même, à la limite, Petitdieu commençait à lui faire pitié. C'était lui qui avait besoin d'aide, mais il avait sa fierté... - Ecoute, entre collègues, on peut s'entraider, mais il faut que tu me dises... - Laisse tomber, ça n'en vaut pas la peine... Comme le triste policier finissait sa phrase, une grenade passa à travers la vitre. Elle projeta un nuage lacrymogène. Les trois policiers et le jeune espion sortirent en courant dans le passage, où ils furent cueillis comme des lapins à la sortie du bois. Un déluge de coups de matraques s'abattit sur eux. Des masques à gaz apparaissaient dans le nuage étouffant, de grosses mains qui saisissaient nos héros, des godillots qui partaient en courant, des gabardines sinistres qui surgissaient hors du passage et enfournaient les quatre victimes dans une voiture à cheval. Une autre arrivait au galop et embarquait les ravisseurs. Maréchal avait le crâne qui lui sonnait comme une cymbale, les yeux qui pleuraient sans arrêt. On l'avait bâillonné et rapidement ligoté. Faivre se débattait comme un diable. D'un coup de tête, il écarta le rideau et voulut se jeter par la fenêtre. Maréchal gémit tant qu'il put pour le décourager. Faivre se tordit le cou et vit, à côté du conducteur, un homme armé d'un gros pistolet qui lui intimait de rentrer la tête. Petitdieu et son homme n'avaient pas repris connaissance. La voiture tressautait sur le pavé cahoteux. Nos héros furent cognés plusieurs fois, contre les banquettes. La course folle continua pendant une petite demi-heure. Quand les chevaux s'immobilisèrent, les passagers soupirèrent de soulagement. Ils avaient l'impression de sortir du pressoir. La pause fut de courte durée. Les gabardines et les gros gants surgirent, les attrapèrent et les emportèrent comme des saucissons. Faivre aurait voulu mordre, taper, cogner. Maréchal savait qu'il se fatiguerait à résister et se débattre. C'était des professionnels, et aussi des armoires à glace. On les posa à terre et on leur dit de marcher, sous la menace de fusils. Étourdis, les prisonniers n'eurent pas le choix. Petitdieu tenait mal debout. Ils entrèrent dans un grand hangar. Il faisait sombre. De la lumière bleutée de Forge perçait par les trous dans les grandes vitres dépolis, dans la charpente en bois, dans la toiture en zinc ondulé. Maréchal était abasourdi par toute cette violence. Il n'aurait pas cru cela possible de la part d'OBSIDIENNE ! On les fit asseoir sur des chaises, dans une petite pièce qui aurait pu être le bureau du contremaître. RE: Dossier #20 : Chimères - sdm - 02-01-2012 Bravo pour ces textes toujours superbes ![]() RE: Dossier #20 : Chimères - Darth Nico - 06-01-2012 DOSSIER #20
On assis Maréchal sur une chaise et on le ligota, entre Petitdieu et Faivre. Le premier restait silencieux, humilié maintenant ; le second avait commencé à s'agiter dès que les hommes étaient sortis. - Faivre, arrêtez... A quoi voulez-vous que ça serve ?... L'inspecteur rageait, trépignait, hurlait. Sa voix résonnait dans le hangar froid. Maréchal se demandait s'il ne faisait pas carrément une crise panique à cause de l'enfermement - Faivre, arrêtez, c'est ridicule... Petitdieu était abattu. Il baissait la tête. Il se trouvai dans la position de plus d'un suspect passé de longues heures par le bureau de Ménard. Il craquait peu à peu, l'abattement faisait place à la peur... - Et vous, qu'avez-vous à dire sur tout ça ?... Maréchal se trouvait vraiment bien entouré ! - Rien, rien... Sinon que vous n'auriez pas dû venir... Faivre hurlait de plus belle. La porte s'ouvrit à toute volée et cinq hommes entrèrent. Epais, musclés, dans la force de l'âge, ils avaient tombé la cravate et la veste, relevé les manches de leurs chemises. Ils étaient habillés comme pour une soirée, avec de belles chaussures, des pantalons sans pli. Le premier envoya un coup de pied dans le ventre de Faivre, ce qui le renversa avec sa chaise. Maréchal ne discernait pas leur visage, dans le soulèvement de poussière bleutée. - On fait sa mauvaise tête... Petitdieu transpirait. Peut-être aussi qu'il pleurait ? On bâillonna Faivre. Maréchal eut la lèvre inférieure qui trembla, de dégoût et de colère. Les hommes repartirent en baissant leurs manches. Faivre mordait dans son bâillon, les yeux injectés de sang. Maréchal ne l'avait jamais vu dans un tel état. Il se convulsait au point qu'il allait sans doute finir par briser sa chaise. - Ces types ne plaisantent pas, murmura Petitdieu. - Sans blague, tiens ! La porte se rouvrit. On pourra à l'intérieur le jeune homme. Les autres hommes s'étaient mis derrière lui, bras croisés. - C'est eux qui m'ont vu, oui, dit le jeune homme. Maréchal releva les yeux, eut un sourire douloureux et s'adressa aux hommes : - Oui, qui d'autre, hein ? Vous êtes de quel service pour avoir si brillamment réussi à boucler l'enquête ? Maréchal n'eut pas terminé sa phrase que le jeune homme reçut un coup de batte dans la nuque et s'effondra aux pieds de l'inspecteur. L'homme qui venait de le frapper soufflait comme un boeuf. Son gros bras noueux, sa poigne dangereuse, sa respiration pénible et lourde, il s'avança et retroussa encore ses manches. Il souleva sa batte et frappa. La violence du coup obligea Maréchal à étouffer son cri. L'homme eut les deux épaules brisées, le dos et le crâne, méthodiquement. L'homme à la batte abattait la besogne, comme s'il piochait dans une terre difficile. Il tapait, impitoyable, précis, éclaboussé de sang, comme s'il achevait une bête récalcitrante. Maréchal et Petitdieu furent aspergés. Quand il eut fini, il était en nage. Une grosse veine apparaissait sur sa tempe. Révulsé, Maréchal réussit à reculer sa chaise. De la cervelle dégoulinait sur le plancher. Même Faivre s'était tétanisé. Petitdieu était écoeuré mais pas surpris. - Vous n'êtes pas d'OBSIDIENNE, vous, murmura Maréchal. Pour toute réponse, le bourreau pinça la joue de l'inspecteur et secoua. Puis il partit avec les autres, en traînant le cadavre derrière lui. La porte claqua. Le verrou tourna. Maréchal put se tourner vers Faivre : il se demanda si ce dernier n'avait pas tourné de l'oeil. - Jamais entendu parler de la Chimère, Maréchal ?... L'inspecteur ne dit rien. - C'est le nom de cette amicale de joyeux compères ? - La guerre a permis un développement sans précédent du marché noir, dit Petitdieu. Encouragé, ou au moins toléré dans une certaine mesure par TRIBUNAL pour soutenir le moral de la Cité... La Chimère est née à ce moment. Un regroupement de pontes du banditisme, mais aussi des notables très en vue, des politiciens ambitieux, qui ont pris la direction du trafic. "Ce qui n'était pas pour déplaire à TRIBUNAL, qui aime mieux toujours traiter avec des institutions organisées qu'avec des groupes dispersés. La Chimère est l'hydre du crime, Maréchal, la bête nourrie au sein de la Cité. - Epargne-moi ta poésie, tu veux... Tu es en train de me dire qu'ADMINISTRATION a mis en place ces types? - Pas mis en place, mais toléré, oui... Il fallait bien occuper le populo avec de la bibine, des jeux, des filles, pendant que vous preniez une derrouillée sur Forge... Tant que la Concorde Sociale est préservée... - Et toi, tu trempes dans ce trafic ? - Je les surveille, Maréchal. - Tu es devenu l'un des leurs, Petitdieu... Ils t'ont offert quoi ?... - Je ne suis pas un vendu ! Je fais mon devoir de fonctionnaire... - Tu vas faire un rapport sur la mort de ton espion ?... Et d'abord, pourquoi vous m'espionniez ? - Ne me mets pas dans le même sac, Maréchal. - Ben tiens donc ! - La Chimère veut la tête des Vicari... Ils voulaient suivre votre enquête... - C'est OBSIDIENNE qui m'espionne aux dernières nouvelles, pas ta chimère ! Quel rapport avec les Vicari ? - La Chimère veut la tête des Vicari ! Ne me demande pas pourquoi ! - En sorte que, toi et Lehors, vous nous avez recruté pour faire le boulot qui arrange la Chimère, c'est ça ?... Magnifique... - La tête de Fabio ne tient déjà plus sur ses épaules, Maréchal... Tu ne comprends pas que sa chute sera le cadeau de départ pour le patron ? - Le cul de Fabio sur la commode de Ménard ? Beau cadeau, ouais... Et la tête sur le guéridon... Quel dévouement, Petitidieu ! Tu te mouilles pour que Ménard ne soit pas éclaboussé ! Tu auras la médaille, bravo ! Faivre était parti d'un rire nerveux. Il ne pouvait plus arrêter... - Et Lehors ? - Lehors ne sait rien ! On ne l'a pas affranchi ! - Tu ramasses tout seul la merde ! Ils te payent cher, Petitdieu ? Jamais Maréchal n'avait éprouvé un mépris si profond pour quelqu'un. Du mépris, du dégoût, de la haine. Il se disait que c'est lui, Petitdieu, qui aurait dû finir le crâne ouvert sur le sol. - Maintenant, c'est trop tard, dit Petitdieu. Ils vont prévenir le patron... - Ah ah, ricana Maréchal, parce que tu crois que Ménard va se déplacer pour toi ? Ça me ferait bien mal qu'il vienne nettoyer ta merde ! Et compte pas sur moi pour t'aider, vieux ! Faivre maugréa une approbation. - Tu ne sais pas ce que c'est, Maréchal. Arrivé à un certain niveau, tu dois te salir les mains... C'est facile de chasser les fantômes. Mais quand tu es dans la maison depuis un moment, comme moi, tu dois apprendre à passer des compromis, pour le bien de la Cité. La sécurité des gens passe avant tout. - Qui a laissé prospérer ces gens-là ? - TRIBUNAL, que veux-tu que je te dise ! - Et l'arrestation de Winclaz, c'était du flan ? Il était censé balancer tout le marché noir... - Je ne sais pas, Maréchal, je ne sais pas... Le verrou joua, la porte s'ouvrit doucement. Une silhouette enrobée, posée, familière, mais effrayante ici, apparut dans l’entrebâillement. - Oh non... Il écrasa sa cigarette sous son talon et entra, le chapeau à la main. - Bonsoir les enfants... - Bonsoir, commissaire... Maréchal n'avait jamais été plus haineux, Ménard plus dépité. Ses grosses moustaches accentuaient son expression, qui n'exprimait finalement qu'un seul sentiment : la tristesse. Maréchal avait tout de suite vu le regard échangé par le commissaire et Petitdieu, et c'était peut-être le pire : ce regard disait que les deux hommes étaient de mèche ! Ménard savait pour Petitdieu ! Ce regard avait voulu dire que, inévitablement, un jour, cela devait se produire, et que cela se produisait de la pire façon possible. Ménard sortit un canif et coupa les liens de Maréchal. L'inspecteur hésita à se lever. L'habitude de la discipline de la police le fit lever quand Ménard lui en intima l'ordre. Il détacha aussi Petitdieu mais hésita en voyant Faivre, comme un fauve ligoté mais prêt à bondir. C'est Petitdieu qui aida Faivre à se mettre sur la chaise. Faivre l'aurait tué ! Les hommes de la Chimère fumaient à une table, toujours dans leurs habits de ville. Ils avaient remis vestes, manteaux et chapeaux. Maréchal avait mal aux poignets. Il sortit du hangar. Ménard lui tendit sa blague à tabac. Machinalement, l'inspecteur se roula une cigarette. Il regarda la fumée prendre du volume, se déchirer et disparaître follement dans l'air. Ménard finissait de bourrer sa pipe. Maréchal releva la tête et dit, droit dans les yeux, à ce gros grand-père brisé : ( Vous, commissaire, l'officier le plus prestigieux de la police judiciaire, le modèle de tout le Quai des Oiseleurs, vous avez pactisé avec le crime organisé ? Vous avez accepté de tremper dans l'ignoble corruption qui ronge cette Cité ?... Vous avez trahi tous vos précepts de fonctionnaire de SÛRETÉ, vous avez... Ménard l'avait toléré un moment, mais il mit le holà : - Ça y est, vous avez terminé votre discours ? Maréchal aurait pu aussi bien lui envoyer son poing dans la figure. Et il se faisait encore gronder comme un petit-enfant ! Mais c'était trop tard, commissaire, trop tard, votre statue venait de s'écrouler ! Et les lambeaux d'autorité qui vous restaient ne pourraient cacher votre déchéance ! - Je vais bougrement avoir besoin de vous, Maréchal... Bougrement besoin de vous... - Vous avez besoin d'un remplaçant pour Petitdieu, c'est ça ? Besoin d'un autre fusible pour remplacer celui qui vient de griller ? - Non, non... Il y a de la colère dans votre voix, mais pas une colère simulée pour effrayer les petits truands ; non la colère de l'homme rendu impuissant, la colère du coupable qui n'a plus que le choix d'avouer ! - Je devrais vous féliciter de n'avoir pas laissé Petitdieu se mouiller seul, peut-être ?... Comment vous l'avez choisi pour servir de relais entre vous et la Chimère ? Vous avez tiré au sort entre lui et Lehors ? - Ces affaires nous dépassent, Maréchal. C'est politique... Nous, nous sommes là pour empêcher la marmite de bouillir... - On dirait que le couvercle vient de sauter, commissaire. Il y a un mort dans ce hangar. Ils ne vous l'ont pas montré ? A quelques mètres de sa cervelle, cherchez bien... - Écoutez, inspecteur, si vous avez une grande âme, il va falloir arrêter les Vicari rapidement. Soit c'est nous, et ça se passera dans la légalité, ou bien ce sera eux et ça finira en bain de sang... - Sans blague ? J'y penserai en passant les menottes à Fabio Vicari. Il sera heureux de l'apprendre... Petitdieu et Faivre sortaient du bâtiment. Les deux policiers de la brigade criminelle partirent ensemble. Maréchal et Faivre redescendirent au quai des Orfèvres. Ils s'arrêtèrent dans une brasserie de nuit, burent un verre et ne réussirent pas à se dire un mot. Faivre partit le premier. A cette heure-ci, il n'y avait plus de funiculaire. Les deux hommes descendirent dans la légère brume mouillée, les marches interminables qui menaient aux quais de Névise. Nelly dormait déjà, et se contenta de prendre la main de Maréchal quand ce dernier s'assit sur le lit. Dès le lendemain, il faudrait redoubler d'effort, étudier en détails le plan de la maison des Vicari. Introduire Turov à l'intérieur, mettre la main sur quelques preuves et donner l'assaut en vitesse. Faivre arriva à la salle de boxe alors que le jour se levait. Une femme lui prit le bras alors qu'il allait entrer : c'était la fille perdue qu'il avait confié au dispensaire. - Tu es fou d'être ici ! Va t-en ! - Qu'est-ce que tu fais-là ? - Je me suis enfuie... Je ne pouvais pas rester là-bas ! - Je t'y ramène immédiatement ! Elle ne voulait pas se décrocher de lui. - Je ne sais pas qui tu es, Mouplin, mais ce quartier sent la mort pour toi... Ta soeur, ou qui elle est, je ne sais pas, elle va te trahir ! Te trahir, tu entends ! Elle va parler à Fabio, pour sauver sa peau ! Faivre enleva son bras et lui serra les poignets. Elle eut un petit cri : - Si tu hurles, je te casse le bras. Tu vas me suivre, toi... Il la traîna jusqu'au dispensaire et la confia aux infirmiers. - On est désolés, elle a filé... - Ça va... Faivre était déjà ressorti. Il rentra chez lui à pied ; il aurait à peine le temps de prendre une douche qu'il faudrait repartir au bureau. Il vit l'hôtel particulier des Vicari : il y avait de la lumière, des rires en sortaient. On entendait sauter des bouchons, des filles, plein de fumée de cigares. - Je vais te faire tomber, Fabio... T'humilier, plus bas que terre ! Un cauchemar pire que la Chimère !... A cette heure, il ignorait encore si Sélène avait passé la nuit. FIN DU DOSSIER
|