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Dossier #22 : Mort d'un parfumeur célèbre - Darth Nico - 05-11-2012 Exil #22
¤ Branche : CULTURE Rapport Intelligences-Mécaniques : Névée - Sutra - Orgon A l'intention de : M. Jonson - Comité "Arts et fêtes". Aucune existence officielle de la Chimère avérée. Dossier classé. Témoignage Winclaz à prendre en compte. Dossier Clairet. Implications probables. Implication plus grande du Comité "Arts et fêtes" suggérée. . Surveillance accrue sur Brigade Spéciale recommandée. Dossiers classés secrets risquent d'être dévoilés. ¤ Repères exiléens universels : SHC : 3 RUS : 1 IEI : 2 ATL : 0 Côte d'alerte : basse. DOSSIER #22 EXIL Qu'il fuie Exil Le fou, la nuit Quand la nuit brille Et l'acier luit La neige scintille Le grand froid luit Gel sur les villes Mondes sans bruit Forges et Exil Tristes jumelles Où s'enfuit-elle La vie si belle Qu'il fuie Exil Le fou, la nuit Quand la nuit brille Et l'acier luit DOSSIER #22
MORT D'UN PARFUMEUR CÉLÈBRE SHC 3 - RUS 1 - IEI 2 - ATL 0 Il avait parfaitement bien dormi. Il fut réveillé par le chuintement de la bouilloire et l'odeur du café qui lui picotait les narines. Il se leva et alla dans la cuisine, traînant dans ses chaussons. Pendant que le pain grillait, Nelly fumait une cigarette à la fenêtre. Il lui prit et termina de la fumer. - Tu prends soin de ma santé ? - Seuls les hommes devraient fumer... Il était de mauvais poil, inexplicablement. Il s'assit à la table, les cheveux ébouriffés et fit des tartines. Par la fenêtre, on voyait Gronski sortir sa poubelle et jeter ses déchets dans le canal. Agacé, il donnait un coup de pied à un chat qui voulait croquer les restes de poisson. Il fumait, énervé lui aussi. Trois garnements du quartier, trois frères, qui traînaient tous les jours sur le chemin de l'école, sortaient la tête basse de chez eux. On entendait encore leur mère leur crier après. - Tout le monde est de mauvaise humeur aujourd'hui, dit Nelly. - Oui... Lui savait maintenant pourquoi il n'avait pas envie de se lever. Il était convoqué au Quai, chez le grand patron. - Je vais finir de repasser ta chemise. Finis mon café, je n'en veux plus. - D'accord. Il avait besoin de sa mauvaise humeur ; c'était pour se mettre dans l'atmosphère; comme le boxeur avant le combat. Vu ce qu'il attendait, il aurait été mal venu d'arriver guilleret... Il fuma machinalement. Nelly chantonnait devant sa planche. - Il faudrait peut-être que tu t'habilles... Il se leva, les épaules lourdes et claqua la porte de la salle de bain. - Tu es convoqué à quelle heure ? - Sept heures, dit-il, déjà sous l'eau brûlante. Nelly accrocha la chemise, le pantalon et la veste à un cintre. Le garçon d'épicerie arrivait avec les commissions. Chaque fois qu'il était reçu par Nelly, il savait qu'il avait plus de chance de recevoir un pourboire. Il s'activait pour ranger les courses, faisait le fanfaron, avait toujours des compliments sur la maison. - Si j'apprends encore qu'il te fait du gringue, avait dit Antonin un soir, je m'arrange pour qu'il aille dormir avec les poissons. - Mais que tu es bête ! C'est un gamin... Maréchal sortait de la salle d'eau, son blaireau à la main : - Tiens, notre intrépide livreur est passé ? - Oui, il n'a pas attendu que tu vienne le saluer, étrangement. - Je n'aurais pas voulu le refroidir le pauvre garçon... - Comment ça ? - Nelly, toi et moi savons, dit Maréchal en se rasant, que tu seras à jamais l'occasion de ses premiers émois d'adolescent. - Qu'est-ce que tu es bête !... Tiens, j'ai repassé tes affaires. Il reprit une tasse de café, s'étira. Il soupira puis mit son chapeau, son manteau. Dès lors qu'il avait revêtu ces habits, il n'était plus un simple citoyen. Il était l'inspecteur-chef Maréchal ! Le faisant-office de commissaire de la Brigade Spéciale ! La terreur des mauvais garçons ! Le traqueur de fantômes ! Le fléau des monstruosités nichées dans les recoins de la Cité !... Le fossoyeur des conspirateur de toutes espèces... - Je vais quand même passer au bureau pour laisser des instructions à mes fainéants de collaborateurs. - Tu vas être en retard. Laisse-donc un peu tes hommes. Je suis certain qu'ils arriveront à travailler sans toi. - Ils vont tirer au flanc toute la matinée ! - Ose dire que tu ne faisais pas pareil à leur âge. - J'étais un détective modèle !... L'honneur de SÛRETÉ. - Tu étais le plus doué pour ne pas te faire voir quand tu piquais un somme, oui... A l'époque, sous l'égide de Novembre, c'était encore les méthodes d'avant-guerre, à la papa. En plus, dans un quartier où tout le monde se connaissait, on n'était pas débordé de travail. Maréchal se souvenait de longues journées à traîner chez Gino, à taper le carton avec l'un ou l'autre souteneur -une façon comme une autre de les avoir à l'oeil. S'il arrivait à Maréchal d'avoir une petite nostalgie pour cette époque heureuse, où l'on était en quelque sorte en famille entre flics et truands, il mesurait tout de même le chemin parcouru. La Cité aussi avait changé depuis la guerre. Par comparaison, l'ancienne époque lui paraissait endormie. Depuis l'armistice, les gens étaient sortis de leur torpeur. Ils réclamaient du changement. On parlait de nouvelles expéditions sur Forge, du développement d'une armée de l'air, on parlait de cette nouvelle invention, le kiné-chromatographe, dont Maréchal avait eu la primeur... Pendant des générations, on avait passivement écouté ADMINISTRATION parler de progrès ; aujourd'hui, on le réclamait vraiment. Les gens s'étaient battus pour leur Cité, ils ne voulaient plus y vivoter. Des syndicats se créaient, des clubs, des journaux, des groupes de pression, chacun pressant à la porte d'ADMINISTRATION pour obtenir sa part dans les affaires publiques. La vieille garde de la Cité, les nobles, les corpolitains les plus réactionnaires, trouvaient cette agitation indécente. - Vous faites le lit des mouvements d'insurrection ! Vous incitez au désordre, vous donnez un exemple déplorable à la jeunesse ! - Nous nous contentons de réclamer ce à quoi nous avons droit : du progrès dans tous les domaines, plus de droits, une plus grande participation des citoyens à la marche des affaires publiques. Vous, vous vous arc-boutez sur le passé. Le cousin de Maréchal, Gérald, qui avait fait fortune avant-guerre dans la bière, et qui avait au moins triplé sa fortune pendant les périodes de privation, s'était lancé lui aussi en politique. Indirectement, du moins. Il s'en était ouvert, après un déjeuner chez tante Myrtille, quand les hommes discutent dans leur coin, un verre à la main. - Aujourd'hui, Antonin, on ne peut plus être un capitaine d'industrie comme avant. Il faut beaucoup plus mettre la main à la pâte. Cela signifiait soigner ses relations, adhérer à un club en vue, donner des réceptions, participer à des oeuvres de charité. Fréquenter des gens aussi respectables en façade que fripouilles par derrière. Gérald avait donné quelques noms à son cousin, qui ne connaissait pas ce monde-là -et s'en méfiait. - Fais attention où tu mets les pieds, Gérald, avait dit tante Myrtille. Tu vends de la bière, c'est comme ça que tu fais le bonheur des gens. On ne t'en demande pas plus. - Si, maman, justement. Aujourd'hui, il faut apprendre à soigner son image. - Ridicule, voyons. Un entrepreneur n'est pas une vedette des planches. Tu n'as pas à te faire connaître du public. - Ce n'est plus comme avant, maman. Toutes ces idées remuaient dans la tête de Maréchal, alors qu'il s'asseyait sur le siège froid du funiculaire. Il avait rendez-vous dans une demi-heure. Arrivé en haut, il eut le temps de s'arrêter à la brasserie pour un café. Quelques collègues lui tapèrent leur l'épaule : - Comment va, vieux ? Parmi eux, Lanvin. Depuis leurs pérégrinations mouvementées dans l'affaire Vicari, Maréchal avait gagné le respect de Lanvin, donc bientôt de la Brigade des Rues dans son entier. Cela n'empêchait pas Maréchal de regarder avec condescendance ces gros gaillards chargés de battre le pavé. - Alors, tu vas chez le chef ? - Oui, dit Maréchal, quand même pas fâché de boire un verre avec des collègues chaleureux. - J'y vais aussi, dit Lanvin. Les deux inspecteurs sortirent ensemble. Maréchal tournait toujours des pensées diverses dans sa tête. Nelly le trouvait trop routinier. - Que tu es plan-plan, Antonin ! Le parfait petit fonctionnaire... Tu comptes sur moi pour te faire le café et repasser tes chemises. Toutes les journées se ressemblent. Je ne te parle pas des soirées... On pourrait sortir un peu plus. Maréchal se demanda brièvement si c'était comme ça aussi chez les Lanvin. Puis il se dit qu'il ne voulait pas comparer son couple au leur ! Ils passèrent par les bureaux de l'Urbaine. - Attends-moi une minute. Lanvin devait s'entretenir avec ses hommes. Il ressortit de son bureau, un gros tas de papiers en main : - Allons-y, on va être en retard. Maréchal, sourit, malicieux. Il laissa Lanvin prendre de l'avance, en prétextant de refaire son lacet. Comme il passait près d'une table où s'entassait un nombre considérable de papiers imprimés -nombre d'autant plus étonnant quand on connaissait le niveau d'illettrisme dans l'Urbaine !, il attrapa une grosse liasse, la fourra à la va-vite dans une chemise et la prit sous le bras. Ça ferait plus sérieux. Quand il arriva devant le bureau du chef, il vit, rassuré et amusé, que chacun des officiers convoqués, l'air très important, avait aussi un gros dossier sous le coude, d'autant plus épais que le grade était élevé. Il entrait dans la cour des grands. Ici, on le regardait encore comme un gamin. C'était déjà à peine si Lanvin était pris en considération, alors, lui Maréchal, c'est tout juste s'il n'était pas un inconnu !... Les gros commissaires se faisaient mousser. Ils parlaient haut et fort, évoquaient leurs tableaux de chasse incroyables, leurs fréquentations avec monsieur le Bourgmestre, toutes les grosses responsabilités... Ils voulaient en mettre plein la vue aux quelques inspecteurs présents. Cela faisait doucement rire Maréchal, et l'attendrissait presque sur ces grands enfants... Parmi le cercle des "huiles", Lehors, qui était le nouveau venu et devait tenir son rang de chef de la plus prestigieuse brigade. On faisait cercle autour de lui pour l'intégrer parmi les patrons. Maréchal n'arrivait pas encore à le voir en commissaire. Pas facile de se glisser dans les habits de Ménard. Un secrétaire passait servir du café. La porte s'ouvrit : le directeur entrait. Tout le monde fit silence et se leva pour lui serrer la main. - Bonjour, messieurs, comment allez-vous ? Asseyez-vous, je vous en prie. Ce n'était pas quelqu'un de si impressionnant. Pas un dur à cuire. Plutôt un homme à diplômes. On le sentait fébrile, comme un courtisan inquiet de sa réputation. Maréchal remarqua dans le coin de la pièce un homme, qui ne s'était pas présenté, et qui regardait tout ce petit monde d'un oeil distant. Ce n'était pas, semblait-il à Maréchal, un homme de Jonson : il y en avait encore deux autres, qui étaient entrés en même temps que le grand patron. Décidément, on était au théâtre ! Le directeur prit la parole : - Messieurs, vous savez pour la plupart pourquoi vous êtes là. Pour ceux qui n'ont pas été bien mis au courant, je vais ré-exposer brièvement les faits : nous allons recevoir sous peu monsieur Winclaz, accompagné de son avocat, maître Laridurière. Vous savez que Winclaz est notre principal témoin pour le démantèlement du marché noir. Son avocat l'a bien compris et compte en profiter. Il a obtenu la protection de son client. Nous sommes ici pour jauger exactement du genre d'informations que Winclaz peut nous apporter. Puis, pour réfléchir ensemble à la meilleure manière de protéger ce témoin. Maréchal se retenait de bailler. - Si les informations que Winclaz peut nous apporter sont à la hauteur de ce qu'annonce son avocat, continua le directeur, cela signifie des coups de filets mémorables en perspective. A ce moment-là, nous aurons bien évidemment besoin de la collaboration de toutes les brigades. La Cité aura les yeux rivés sur nous. Tous les commissaires hochèrent la tête. Bien sûr que tout le monde allait travailler de bon coeur ensemble, oublier la perpétuelle guéguerre des services et autres rivalités claniques légendaires au sein de la police ! Le secrétaire annonça l'arrivée de Jonson. Maréchal ne se retourna pas quand celui-ci entra, le cigare à la bouche : - Je vois que vous avez réuni tout le monde, c'est bien, dit-il, comme s'il arrivait chez lui. Il enlevait ses gants de peau, s'asseyait derrière le bureau sans aucune gêne. - Le juge n'est pas encore arrivé ? - Il sera bientôt là, dit le directeur. On frappait encore. C'était justement le juge, Jonkierr. Il avait passé la cinquantaine et on murmurait que le procès à venir des dirigeants du marché noir serait sa dernière grosse affaire. Il jouait son départ à la retraite, au sommet de sa gloire ou sur un échec retentissant. Il s'assit, affairé, se fit mettre au courant. Poliment, le directeur lui répéta ce qu'il venait de dire. - Bon, bon, c'est parfait !... Parfait. Il fixait tour à tour tout le monde dans l'assistance, comme un président de cour d'assise qui attend le silence. - Oui, je vois que tous les services sont présents. - Nous sommes en pleine réflexion pour coordonner nos actions. Le directeur était bien prévenant avec tout le monde, un peu comme un majordome. Il ne parlait pas du tout comme quelqu'un habitué à fréquenter la rue, la violence, les truands. Il était posé, distingué, bien patient. Ses manières agaçaient Lanvin, qui s'efforçait de sourire et d'approuver mais avec trop d'empressement pour que ce soit naturel. Il faisait chaud dans la pièce. Tout le monde fumait à la chaîne, comme si c'était une question de virilité. Le secrétaire ouvrit la fenêtre, ce qui fit entrer un désagréable souffle d'air aigre. - Je suis certain que tout le monde aura à coeur de montrer à nos concitoyens le dévouement de TRIBUNAL à la Concorde Sociale, dit le Directeur. - J'ai ici un document de l'avocat de Winclaz, dit Jonson. Maître Laridurière demande que son client ne soit plus détenu au quai. Il veut non seulement une protection mais un environnement plus sain pour lui. Il a réussi à obtenir un certificat médical. - Sans rire, dit le chef de la brigade des Moeurs, il veut quoi Winclaz ? Une chambre dans un palace ? - Pas loin, dit Jonson. En tout cas, quelque chose de mieux que sa cellule de la brigade des rues. Lanvin et son commissaire haussèrent les épaules. Allons, qui pouvait se plaindre du confort du mitard de l'Urbaine ? C'était rustique, mais tout à fait vivable ! C'était le monde à l'envers si les prévenus commençaient à imposer leurs exigences à l'institution ! - De toute évidence, nous allons devoir faire un effort de ce côté, dit le directeur. Messieurs, j'attends vos idées pour reloger Winclaz. Il y eut un murmure général. Tout le monde voulait se faire bien voir. - Une chambre à l'Ange de Cuivre ? - Dans le grenier d'un service d'ADMINISTRATION ? - Une suite au Pandémonium ? - Dans une cellule de la Financière ? Les propositions affluaient. Le directeur, patiemment, un rien paternaliste, demanda le calme : - Messieurs, nous avons plein d'idées mais il va falloir choisir. Jonson intervint à ce moment, et sa réponse claqua comme un fouet : - Et pourquoi à Névise, à côté de la Brigade Spéciale ? Le silence s'était fait. Tout le monde se tourna vers Maréchal. Le directeur le regarda avec son plus affable sourire : - Hé bien, cela me semble parfait, inspecteur Maréchal. C'est un quartier en retrait, mais à deux pas d'ici. Vraiment, je trouve l'idée très bonne. Murmure d'approbation générale, et regards hypocritement bienveillants à l'inspecteur. Celui-ci, pétrifié, le sang retourné, s'efforça de faire bonne figure. C'était la catastrophe ! On lui volait sa tranquillité ! Névise allait devenir le centre de l'attention, attirer une foule de curieux et de casse-pieds ! - Les bureaux de notre Brigade ne sont pas grands, dit juste Maréchal. - Non, reprit Jonson, mais votre quartier abrite nombre de vieux palais. Il suffira de réaménager une pièce dans l'un d'eux et Winclaz y sera comme un coq en pâte. - Évidemment, je n'y avais pas pensé... - C'est parfait, dit le directeur. Je vais faire parlophoner immédiatement à VOIRIE pour lancer les travaux. Devant notre empressement à lui complaire, maître Laridurière ne pourra qu'être satisfait. Je suis certain que cela va grandement nous attirer les faveurs de Winclaz. Il était si heureux que ce petit problème soit résolu ! - Les jours de la Chimère sont comptés, lança Lehors. - J'aimerais, s'il vous plaît, dit le juge du tac-au-tac, que ce mot ne soit pas employé. Il appartient au folklore de la rue, pas au vocabulaire d'une enquête criminelle. - Très bien... Lehors avait rougi. Pas terrible pour ses débuts de commissaire... Le juge en prit conscience et lui passa de la pommade : - Je comprends bien qu'à côté des termes officiels, il y ait le jargon de la Maison, mais de grâce, gardons ce terme entre nous. Les journaux vont suffisamment s'en emparer sans que nous en rajoutions... Donc souvenez-vous en tous : aucun emploi de ce nom dans vos communications à la presse. Tout le monde approuva tacitement. - Ma foi, messieurs, nous avons bien avancé, dit le Directeur en se levant. Monsieur le juge et moi-même allons recevoir maître Laridurière et le tenir au courant de nos résolutions. Merci à tous. Tout le monde se leva, rouge, transpirant. L'air frais du couloir fit le plus grand bien à tout le monde. Maréchal partait, les épaules lourdes. Il avait même oublié ses pseudos-dossiers sur la table. - Te voilà sur la sellette, lui dit Lanvin avec une tape sur l'épaule. - Ne m'en parle pas. C'était vraiment la guigne ! Petite consolation, quand il repassa par les bureaux de l'Urbaine, il vit un détective qui s'agitait en tous sens pour retrouver les dossiers qu'il avait posés sur la table du couloir, et qui avaient mystérieusement disparu ! Un inspecteur lui gueulait du bout du couloir de se dépêcher de les retrouver. - Viens, dit Lanvin, je t'invite. Ce n'était pas de refus. Les deux collègues s'assirent à la brasserie dans leur coin habituel. - Deux menus du jour, dit Lanvin, et un pichet de rouge. Ils restèrent un moment silencieux, dans le brouhaha des conversations et des couverts. Ils repensaient à la réunion. - Ouais, on va attaquer le gros oeuvre, dit Lanvin en piquant dans sa salade. - Tu veux que j'aille refaire la charpente et la plomberie ? - Tu vas devoir chouchouter Winclaz dans son beau palais. Mais je ne parlais pas de ça... - J'avais compris... Il y avait tout le gratin à cette réunion. Le grand chef, le juge, Jonson... Tiens, qui c'était le type dans le coin, qui n'a pas dit un mot ? Lanvin répondit assez bas, entre deux cuillères de soupe du pêcheur : - Un politicard. - Un type du Consistoire Externe ? - Oui... On sentait que Lanvin n'aimait pas parler de cela. - Nous voilà bien. - Tout le monde a les yeux braqués sur nous, Maréchal. On n'a pas le droit de se louper, sinon on est bons pour finir notre carrière aux archives. - Plutôt rempiler pour l'armée. - Oui, ils paraît qu'ils manquent de bras sur le front kargarlien, pour reconstruire les murs d'enceinte des stalags. - Ne m'en parle pas. Le patron vint leur serrer la main : - Un petit digestif, messieurs ? - Non, merci, dit Maréchal. Il ne faut pas que je somnole cette après-midi. Il salua Lanvin, qui avait en perspective une fin de journée à relire des rapports. Dans le funiculaire, Maréchal élabora une dizaine de plans pour exécuter Jonson sans laisser de traces. RE: Dossier #22 : Mort d'un parfumeur célèbre - Darth Nico - 07-11-2012 DOSSIER #22
Les travaux à Névise commencèrent dès le départ des funiculaires. Les mitiers chargèrent leur matériel dans la première rame puis, arrivés en bas, reçurent un gros filin lancé par leurs collègues depuis le haut. Ils l'attachèrent au bras d'un poteau du funiculaire et purent s'en servir pour faire descendre de lourdes charges. Deux architectes envoyés par VOIRIE arrivèrent à sept heures, au moment où Maréchal sortait de chez lui. Inutile de dire qu'il était de mauvais poil. On venait déranger la tranquillité de son quartier. On venait avec les proverbiaux godillots crottés de suffisance piétiner le quai, les rues, les marches et les salles des palais antiques et déserts. Les deux architectes regardaient les augustes bâtiments avec envie, comme des enfants qui viennent de trouver un nouveau jouet. - Quel raffut ! Quel remue ménage, c'est incroyable ! C'était Morand qui arrivait, la main sur le chapeau pour l'empêcher de s'envoler. - Vous ne voulez pas aller les voir pour leur faire peur, détective ? - Moi ? Mais comment ? Maréchal s'alluma une cigarette. - Rien, je plaisantais. Venez, je vais relire vos rapports. Vous avez un peu avancé ? - Bien sûr. Clarine était au parlophone. Le combiné coincé contre l'épaule, elle dit : - Inspecteur, c'est pour vous. - Dites que je suis occupé. Il savait que la densité de casse-pieds au mètre carré allait augmenter dans des proportions insupportables, ainsi que la fréquence des appels d'emmerdeurs. Il convenait donc de prendre tout de suite des précautions. A commencer par sembler débordé de travail. - C'est la foire dehors, chef ! Les gens m'ont pris pour un ouvrier ! C'était Turov. - Vous ne voulez pas aller dynamiter leurs installations, détective ? - Moi ? Mais pourquoi ? - Oh rien, je plaisantais... Clarine l'appelait encore : - Le bureau des tuyauteries urbaines, inspecteur... - Que veulent-ils ? Ce n'est pas moi qui délivre les permis de construire. - J'ai aussi eu trois appels de maître Laridurière. - Qu'est-ce qu'il veut ? - Il annonce qu'il va descendre avec le juge et le grand patron. - Et le grand patron a fait appeler, pour dire de le retrouver à neuh heures et demi devant le palais Dioclitian. - Je n'y manquerai pas. Maréchal alla traîner ses godillots à l'entrée des majestueux bâtiments, que recouvraient des plantes grimpantes sorties de l'eau. On faisait passer des câbles, on défonçait la chaussée, on détournait une canalisation de gaz et d'eau. Il y avait même des branchements pour le réseau chromatographique ! - C'est le grand luxe là ! - Vous pouvez le dire, m'sieur, lui lança le surperviseur des mitiers. On nous demande de sortir le grand jeu. - Sacré emmerdeur de Winclaz, murmura Maréchal, elles ont intérêt à être bonnes tes informations. Un qui profitait de cette affluence, c'était Gronski. Les ouvriers avaient pris le noir du matin chez lui. Ils allèrent à midi déguster la soupe de la patronne. Le parlophone continuait de sonner à la brigade spéciale. L'avocat n'était pas venu de la matinée. - Son excellence se fait attendre, grognait Maréchal. - C'est une façon de se donner de l'importance artificiellement, déclara Morand. - Tu es psychologue toi, dit Turov. Maréchal rentra manger chez lui. - Ils en ont pour longtemps ? lui demanda Nelly en lui servant ses oeufs au plat. - J'espère bien que non. Sinon, je coffre tout le monde ! - Ce n'est pas plus mal, cela met un peu de vie dans le quartier. Si des commerces pouvaient ouvrir, si des gens pouvaient venir s'installer... - Ne parle pas de malheur ! - Je ne comprends pas comment tu peux supporter cet endroit. Tout est triste, mélancolique. On a l'impression de vivre dans une salle de musée. Tu as remarqué à quelle vitesse la Cité change depuis la fin de la guerre ? Il faut entrer dans la modernité. Ce quartier a besoin d'être refait de fonds en comble. - Moi, je les aime bien ces palais. Ils ont du charme. Et puis, si tu savais ce qu'il y a au fond du canal... Je sais moi, je suis allé y voir... - Je suis certaine qu'il est insalubre ce canal. Il doit y avoir plein d'insectes porteurs de maladies là-dedans... - Possible, oui... Si ça pouvait tenir les casse-pieds à l'écart... Les gens pas immunisés. Nous, depuis le temps qu'on est là, on ne craint plus rien... - Tu racontes n'importe quoi !... Tiens, au fait, tu as vu que ton ami le docteur Heims t'a envoyé un colis ? Il est là depuis plus d'une semaine et tu ne l'as toujours pas ouvert. Je me suis permise de regarder. - Tu es folle. Et si ça avait été un colis piégé ? - J'aime vivre dangereusement, tu sais bien. - Il y avait quoi dans l'envoi de ce cher docteur ? Un livre, non ? - Oui, un exemplaire dédicacé d'un ami de Heims. Il s'agissait de la Méthode de lecture des fantasmagories nocturnes du docteur Schreiber Triebe. - Moi, tu sais, ces livres théoriques, ce n'est pas pour moi... - J'en ai lu un peu, c'est assez technique mais pas inintéressant. Maréchal le feuilleta. Il y avait plusieurs planches d'anatomie des parties génitales féminines. - C'est quoi ce truc ? - C'est scientifique. - Ben tiens donc ! C'est quoi le rapport avec les "fantasmagories nocturnes" ? Il ne voulait pas parler plutôt des "pollutions nocturnes" ? - Tu devrais le lire. L'auteur montre pourquoi nous souffrons tous de frustrations. - Mais je ne suis pas frustré ! - Il montre pourquoi nous contribuons nous-mêmes à nous rendre malheureux et nous nous faisons souffrir les uns les autres. Tu devrais le lire, ça te ferait du bien, j'en suis sûr. Il parle aussi des femmes et de leurs désirs. - Bon, tu m'excuseras, je dois y aller. Le grand patron descend spécialement... Maréchal avait la tête qui tournait : depuis la guerre, elle avait le droit de vote et maintenant, elles avaient des prétentions à la science ! - Morand, le docteur Triebe, vous connaissez ? - Oui, évidemment. - C'est sérieux ce qu'il dit ou c'est du charlatanisme ? - Il y a un peu des deux à mon avis. Ce n'était pas une réponse satisfaisante. - Vous pensez que c'est une bonne lecture pour les femmes ? - Sûrement pas, chef ! Le cerveau féminin n'est pas fait pour les matières théoriques. Cela a été prouvé par des études physiognomoniques tout à fait sérieuses. - Il se passerait quoi si les femmes de cette Cité se mettaient à lire les théories de Triebe ? - Alors là, ce serait l'anarchie dans les deux jours chef ! Toute la population féminine de la lune transformée en hordes de louves enragées ! - C'est bien ce que je pensais. Il faudrait penser à coffrer ce docteur Triebe pour outrages aux bonnes moeurs. Maréchal se rendit aux palais. Lehors était arrivé, avec le directeur, le juge et l'avocat. C'était trop de beau linge pour Névise. - Ah, l'inspecteur Maréchal, dit le juge. Laissez-moi vous présenter maître Laridurière. Le juge, très mondain, avait plus que de la déférence pour le bavard : presque de la crainte. Laridurière ne se privait pas de profiter de sa supériorité : il parlait haut et fort, engueulait les mitiers, exigeait des installations plus confortables pour son client. Le juge et le directeur se comportaient en majordome et maître d'hôtel pour lui, en essayant de soutirer des informations sur ce que Winclaz allait leur apprendre. - Venez, dit le chef de chantier, je vais vous faire faire le tour du propriétaire. - Voyons cela, dit Laridurière en lui emboîtant le pas résolument. Maréchal dut suivre. Lui connaissait par coeur ces salles humides et décrépies, envahies de lierres, de moisissure ; il connaissait presque chaque flaque stagnant au milieu des pavés brisées ; les vieilles tapisseries élimées, devenues presque noires au fil des siècles ; l'écho de chaque salle ; les escaliers dérobés et les jours dans les faux plafonds, les meubles et les chaises en décomposition, les couloirs aux parquets grinçants... Les architectes imaginaient déjà comment réaménager tout cela en appartements luxueux... Les barbares... Ils voyaient des immeubles de rapport, des bureaux, des usines, tout un quartier moderne, automatisé, bâti sur les décombres de ces vieilleries. Le triomphe de la doctrine du Progrès ! Maréchal restait deux pas derrière ce groupe de bavards. - Incroyable que l'on n'ait oublié ces ruines croulantes pendant si longtemps. - Maître, cela vous convient-il ? demanda le juge, plus fermement cette fois. - Oui, je crois que cela sera très bien. Maréchal souffla quand ce fut fini. - Allons, messieurs, je vais aller voir mon client et lui annoncer la bonne nouvelle ! L'avocat partit, très théâtral, sûr de son effet. - Bon, je crois que nous sommes arrivés à un accord, dit le juge. Je vais vous laisser, messieurs, d'importantes affaires me requièrent au palais, et je suis déjà en retard. On sentait qu'il n'était pas dans son élément. Il avait hâte de retrouver les ors de son bureau chauffé. Le directeur resta plus longtemps. On sentait que lui était content d'être là. Il était curieux de tout, posait des questions au maître de chantier, il observait le quartier comme s'il envisageait de venir y habiter. Maréchal était obligé de lui tenir compagnie. - Vous savez, inspecteur, je me demande si dans cette histoire, on ne se moque pas un peu de SÛRETÉ. - Je vais vous dire, monsieur le directeur, Winclaz se fait mousser, mais on va vite voir ce qu'il a dans le ventre. - Entre nous, ce Laridurière joue sa réputation. Il est sur des charbons, vous avez vu. Je vais vous dire, entre nous, ce brillant personnage n'a pas eu une attitude exemplaire pendant la guerre... Aujourd'hui, il veut se racheter une conduite. ADMINISTRATION lui accorde sa chance. A tout fauteur repenti, miséricorde, inspecteur. - On va les surveiller de près, lui et son client. - Vous surtout, inspecteur. Ils sont sous votre garde. - Je les garde à l'oeil, n'ayez crainte. - Bon, allons, inspecteur, nous avons tous du travail. Je ne vais pas vous retenir davantage. Bon courage. - Monsieur le directeur. Maréchal le raccompagna au funiculaire. Il respira quand ce digne et gris fonctionnaire fut dans la rame. Ensuite, pour se changer les idées, il fit un arrêt chez Gronski. |