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Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 11-12-2008

Exil #9



- Les deux policiers ont accepté de travailler pour ce Léopold Weid. Ils ne savent pas encore jusqu'où ce choix va les mener. Ils devront en passer par le rêve du Somnambule, et celui de l'Inspecteur Fantôme.
- C'était un basculement définitif.
- Oui, pas le genre d'expérience dont on ressort indemne. C'est pour cela qu'il a fallu intervenir.
- Est-ce que c'est la vie dans la Cité qui peut engendrer des êtres pareils ?
- Je ne sais pas. Malgré la nuit presque continuelle qui règne sur notre Lune, il y a des gens dont le sommeil est trop peuplé et dont les nuits sont blanches. Le mieux est de ne pas les rencontrer.
- Sauf que nos deux policiers se sont au contraire jetés tête baissée à la rencontre de ces gens...



DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->




Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 11-12-2008

EXIL

Dans la nuit éternelle d’Exil,
Les lampes grasses brûlent, timides.
Les mitiers plongent dans la brume au bout de leurs fils
Et les passerelles rouillent dans l’air humide.

L’insomnie règne et l’angoisse creuse
Des cauchemars hypersensibles
Dans Exil, dédale de l’acier et du vide.<!--sizec-->
<!--/sizec-->



Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 11-12-2008

DOSSIER #9<!--/sizec-->


LE RÊVE DU SOMNAMBULE<!--/sizec-->

SHC 6 - RUS 6 - IEI 6


On entendait dans le brouillard épais les cloches des voitures à cheval et le martèlement des sabots sur le pavé.
Portzamparc sortit de l'énorme coton qui enrobait le quartier et passa la porte du Bazar Moderne. Il se frottait les mains, impatient de boire un bon café. Il serra la main du vigile et monta au bureau de la sécurité.
Ce n'était pas désagréable de travailler ici. D'abord, le café était vraiment excellent. Rien à voir avec celui qu'on buvait au quai. Ensuite, le directeur était très prévenant pour les deux fonctionnaires attachés presque exclusivement à son magasin : Portzamparc ramenait presque chaque soir des douceurs à la maison. Sa femme était ravie. En plus, elle avait déjà reçu une invitation pour la grande soirée d'inauguration de la collection d'androïdes. Et pour patienter, elle recevait des bons de réduction, des échantillons de parfums... Elle était traitée comme une reine !

Dans la nuit quasi-perpétuelle d'Exil, tous les divertissements se passaient en intérieur. Le Baz'Mo était une gigantesque caverne aux merveilles, le palais des marchandises éblouissantes. Pour les clients, les produits vendus étaient doués de mille propriétés magiques et ce magasin entier semblait plus précieux qu'un temple.
Le directeur y organisait souvent des spectacles, pendant les grandes saisons commerciales. Il fallait que la fête soit continuelle, qu'il y ait en permanence de la griserie dans l'air.

Ce matin, c'était encore la petite ambiance. On se réveillait doucement. Presque personne dans les immenses rayons. Les vendeuses prenaient le temps de refaire les étalages. Le directeur revoyait les livres avec son comptable. Lanvin arrivait, rasé de frais et passait dire bonjour. Il donnait quelques consignes à Portzamparc et repartait dans le brouillard, tout guilleret. En fait, il avait pris sa journée pour aller faire des achats avec sa femme.

Portzamparc commença son tour du matin par les chapeaux. Il se sentait délicieusement paresseux. Il serait bien allé tester les nouveaux matelas. Surtout qu'à la literie, on constatait finalement peu de vols !
En fait, il attendait avec impatience un appel de Weid.

*

A la Financière, la journée démarrait tout aussi doucement ; c'était le temps qui incitait comme ça à la paresse. Très paternel, Crimont prenait soin de son stagiaire. Maréchal découvrait les différents dossiers dont on peut s'occuper.
- Et là, par exemple, la fraude est avérée à cause de ce retrait-là et parce que l'opération n'a pas été dénoncée à temps...

Maréchal récupérait doucement de la fatigue de leur nuit blanche, deux jours avant.
De retour de l'hôtel de la falaise avec le ballon-taxi de Corben, ils avaient atterri à Névise et avaient déposé le Perce-Pierres. Ce dernier approchait la cinquantaine, avec une très épaisse barbe, une carrure solide mais une allure qui démentait cette robustesse : les épaules rentrées, la tête souvent baissée, il s'affichait lui-même comme quelqu'un de soumis, de timide. Face à lui, le petit commissaire Weid, aux yeux gris, il se renferma sur lui comme... un perce-pierres !
Ces gastéropodes étaient une plaie sur Exil. Protégés par une petite carapace sphérique presque indestructible, les perce-pierres se collaient aux pavés avec les ventouses de leurs petits tentacules et, à l'aide d'un acide, liquéfiaient la pierre pour l'assimiler, afin de régénérer leur carapace.
Mais on sentait que la seule présence de Weid avait suffi à percer à jour le Perce-Pierres.
- Je vous remercie, messieurs. Vous pouvez me le confier.
- Merci, commissaire.
- A propos, avait dit Maréchal, il y a un petit souci.
Et l'inspecteur raconta comment il avait dû, indirectement, faire appel à CONTRÔLE pour identifier un appel, et comment ils avaient devancé de peu les membres du Quai (il s'avérait que c'était des "urbains", des inspecteurs de la brigade des rues).
- Je comprends, avait dit "l'Inspecteur Fantôme". Ne vous inquiétez pas, j'arrangerai cela.

Le lendemain, Maréchal recevait un appel de Névise. En deux mots, Weid lui assurait qu'il n'y aurait pas de souci avec CONTRÔLE, que l'on ne pourrait pas remonter jusqu'à eux.
- Même l'inspecteur Rampoix n'aura pas d'ennuis.
- Merci, commissaire.
Ils devaient avoir le bras long, à la Brigade Spéciale, pour effacer une requête passée à CONTRÔLE... Portzamparc avait entendu deux inspecteurs de sa brigade, pester, incapables de comprendre ce qui s'était passé :
- A deux doigts, mon vieux ! On était à deux doigts de le coincer !... Le réceptionniste de l'hôtel a seulement pu nous dire qu'il avait vu une plaque de SÛRETÉ. Tu parles ! Comme il avait la tête dans le cul, ça pouvait bien être la carte d'invitation d'un bordel, c'était la même chose !...
Ils ne décoléraient pas.
Portzamparc avait laissé traîner son oreille et s'était renseigné ingénument auprès de Lanvin : il en ressortait que le ballon-taxi n'avait pas été vu. La nuit noire, beaucoup de vent, le ronflement continu de l'océan : la fuite du dirigeable était assurée.
- On finira forcément par mettre la main sur ces gars-là...
- Sans doute, dit Portzamparc en ayant l'air de penser à autre chose.
- On va déjeuner ? Je t'invite dans un petit restaurant à côté.

C'était de l'autre côté du pont, sur le quai, en descendant quelques marches. Un restaurant de sportifs, avec un beau comptoir en bois.
Le patron vint serrer la main de Lanvin et lui offrit l'apéritif, ainsi qu'à Portzamparc. D'autres hommes, de la brigade des stups, arrivèrent peu après et s'installèrent au comptoir. Lanvin commanda au chef ses spécialités et une bonne bouteille.
- Allez tiens, à la bijouterie !
Les deux hommes trinquèrent. D'autres fonctionnaires du quai entraient. On fut vite serré mais l'ambiance était cordiale.
- Merci.
- Tu t'es bien débrouillé sur ce coup-là. Et ça s'est su en haut lieu, du reste, dit Lanvin en allumant une cigarette. Là, tu as marqué un point pour ta carrière, crois-moi.
- Merci.
- Écoute, je voulais te dire...
Lanvin prit un air contrarié.
- J'ai vu ton dossier... Tu as demandé la Crim'... Bon. Tu espères peut-être devenir une vedette, résoudre des crimes palpitants. Tu t'imagines que tu vas devenir un génie de la déduction. Détrompe-toi. La Crim' a bonne presse, en bonne partie grâce à Ménard...
Lanvin baissait la voix et comptait sur le brouhaha pour le couvrir.
- Seulement, Ménard a réussi à se mettre bien avec les journaleux, avec sa hiérarchie, avec les juges... Voilà le secret ! Il a pigé qui il fallait gratter dans le sens du poil et pour ça, il sait y faire... Tout le monde te dira qu'il est malpoli, qu'il ne sait pas se tenir à table... Mon œil ! Quand il s'agit de défendre son service ou de rendre service, il n'est plus celui qu'on connaît ! Note que c'est un pas un vice. Seulement, je te dis, moi, que la Crim', c'est pas palpitant comme les feuilletons dans les journaux. Tu travailles dans le cadavre, là. Des morts, des morts, c'est tout ce que tu vois. Et de plus en plus, la Crim' est dépendante de la Brigade scientifique. A terme, tout se fera en laboratoire. On aura des fiches pour prévoir quels individus sont susceptibles de commettre un crime, et on les arrêtera avant, préventivement !... Alors que nous, à "l'urbaine", on court après des gens bien vivants, comme tu as pu t'en rendre compte. Nous, on est sur le terrain. Nous, on arrive avant que le délit ne soit commis ! On aide les gens au quotidien. Et je signale que nous, on bénéficiera à terme de moyens accrus. On parle d'une fusion des services : une grande brigade des rues, réunissant Pandores et nous. Pour lutter contre le développement des syndicats du crime, de mieux en mieux équipés... Demain, on aura encore plus besoin de nous...

Lanvin ne se trompait pas quant à cette fusion : elle produisit, quelques décennies plus tard, la brigade de répression du banditisme.
Pour l'heure, Portzamparc écoutait, incrédule et amusé, Lanvin lui "vendre" sa brigade. Il ne laissait rien paraître, mais il se considérait maintenant comme membre de la Brigade Spéciale... L'Urbaine ou la Crim' ne seraient que de simples couvertures !
- Je vous remercie. Je vais considérer votre demande.
- Mais tu as la carrure pour ça, petit ! Tu es taillé pour faire carrière chez nous ! Regarde comment tu es rentré dans le lard de ses braqueurs !
- Ce sont mes années à Pandore...
- Réfléchis à ce que je t'ai dit. Crois-moi : la Crim' fait rêver le grand public, mais si tu veux l'excitation, le jus, c'est à l'Urbaine que tu te plairas !
Lanvin salua le patron, qui entouré d'une dizaine de consommateurs pressé.

L'après-midi, Portzamparc était de service au Baz'Mo. Il avait vraiment bien mangé et se serait
allongé dans un hamac, en ordonnant aux voleuses de se passer elles-mêmes les menottes. Il passa le voir le directeur, et lui reparla de son idée de changer le système de sécurité.
- Niet, dit le directeur (niet était un mot kargarlien pour dire "non"), nous savons que cette Penthésilée va s'attaquer à nous. Donc j'ai fait renforcé les effectifs pour l'inauguration et nous procéderons selon les bonnes vieilles méthodes.
- Entendu.
Du coup, notre policier fit paresseusement ses rondes dans le magasin et discuta le coup avec le responsable du rayon bricolage et regarda des meubles pour son salon. Mme de Portzamparc passa dans l'après-midi, papillonna entre les rayons pendant que son mari soupirait de devoir encore courir après un voleur, un gamin !, qui s'échappait par l'escalier de service !
Il repassa à la parfumerie avec le gamin, menotté, et n'eut pas le temps de sentir les échantillons que lui présentait sa femme !

A la Financière, Maréchal assistait Crimont pour l'interrogatoire de trois autres comptables de la Donasserne, en sus de celui qu'on avait arrêté. On ne tirait rien de ces griffonneurs de chiffres et de leurs bilans d'exercice !

Le soir, nos deux héros se retrouvèrent au café.
- Ahlala, soupirait Portzamparc, Lanvin m'a fait la propagande de sa brigade...
- Il veut te garder pour courir après les garnements qui volent à la boulangerie ?

Le soir, Maréchal reçut un appel chez lui : les appartements de fonction étaient en effet chacun équipé d'un terminal de parlophone.
- Weid à l'appareil... J'ai parlé avec notre ami... Il rencontrera le Somnambule d'ici cinq jours. C'est à ce moment-là que nous débuterons notre opération.
Maréchal alla frapper à la porte des Portzamparc et dit à son collègue de venir. Ce dernier prit l'écouteur :
- Maréchal de retour. Vous disiez cinq jours ?
- Oui. Si monsieur de Portzamparc est toujours d'accord ?
Sans hésitation, celui-ci dit oui.
- Alors rendez-vous dans quatre jours pour en parler. Officiellement, vous serez en stage. Maréchal aussi, car j'aurai besoin de vous pour assurer les arrières de votre collègue.
- Bien sûr.
- A bientôt, messieurs.

Maréchal raccrocha, et les deux hommes se regardèrent : maintenant, les choses sérieuses commençaient.



Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Gaeriel - 18-12-2008

De Portzamparc dans la place, gare à vos culs... le gnouf va chaufferbiggrin


Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 18-12-2008

Bientôt le plus grand hôtel d'Exilbiggrin


Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 25-12-2008

DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->

Le soir de l'inauguration au Baz'Mo était arrivé. Madame de Portzamparc avait obtenu une invitation par son mari. A l'entrée, les vigiles, que Portzamparc connaissaient bien maintenant, vérifiaient les sacs et des maîtres d'hôtel en gants blancs accueillaient les meilleures clientes. Dans la grande salle qui brillait de tous ses feux, les coupes de champagne brillaient, dans ce grand temple des marchandises. Les meilleurs décorateurs avaient été engagés pour décorer somptueusement le grand hall, pour en faire un palais exotique, une demeure princière. Et parmi les corpolitains, les nobles, les bourgeois et les pique-assiettes, il y avait un invité qui arrivait les mains dans les poches et qui passait tranquillement en montrant sa plaque de SÛRETÉ : Antonin Maréchal !
Il n'allait pas rater cet événement !
Rien que pour le plaisir de voir Portzamparc s'agiter comme un diable avec Lanvin, il tenait à venir. Il partit en sifflotant faire le tour des rayons. C'était bien joli, tout ça, bien fait, beaucoup de goût. Épatant, vraiment. Ces dames avaient de quoi trouver leur bonheur.
Parmi elles, madame de Portzamparc était ravie : elle essayait des bottines, elle regardait des sacs, elle comparait des chapeaux. Elle était introduite dans le cercle des reines de la soirée. Ces demoiselles de bonne famille la prenaient sans doute pour une grande femme du monde. Elle riait, elle s'amusait beaucoup et reprenait des petits fours et du champagne pendant que son mari courait en tous sens. Maréchal la salua et continua d'évoluer parmi les beautés en toilettes étincelantes qui arrivaient à flots dans le magasin.
C'était vraiment le paradis ! Elles étaient toutes plus belles, plus charmantes, plus drôles, les unes que les autres ! Elles avaient eu des entrées par leurs maris et maintenant, elles s'ébattaient dans les rayons comme des élèves qui se ruent dans la cour de récréation.
Toujours sifflotant, Maréchal s'approcha du buffet et dégusta les canapés. Puis, il entendit dire qu'au sous-sol était organisée l'heure d'après une dégustation de vins. Il décida donc de s'y rendre pour inspecter les lieux en détails. Pas de vacances pour la police !

*

L'inspecteur refit un tour du côté des rayons lingeries. C'est à peine si ces dames, bien égayées, fermaient les rideaux des cabines. Certaines se promenaient dans les coins des essayages en négligé et se jetaient, effrayés, derrière une tenture quand elles voyaient arriver Maréchal, l'air innocent.
- Pardon, je cherchais le rayon bricolage, ce n'est pas par ici ?...

Maréchal continuait son petit tour. Il aperçut une vendeuse dont le visage lui rappela quelqu'un. Il continua son tour, troublé, en essayant de ne plus y penser. Puis d'un coup le visage lui revint, et son coeur se mit à battre la chamade. Cette fois, c'était bien sérieux, bien réel.
C'était Nelly !
Il y avait dix, douze ans ! Et depuis ce temps, elle n'avait pas changé. Elle était juste plus belle, plus épanouie mais Maréchal s'en voulut d'avoir hésité.
D'un coup, il se sentit tout timide. Il retourna prendre un verre pour se donner du courage. Nelly, une des grandes affaires de sa vie.

Il devait avoir douze ou treize ans. A cette époque, son père était parti en prison ; sa mère avait été emmenée dans un établissement spécialisé et lui, Antonin, s'était échappé de chez Myriam-Annabelle Maréchal, alias tante Myrtille. Il portait la casquette et les godillots des gamins des rues. Il avait observé longtemps l'étal du chocolatier, en planque dans une ruelle. Il avait très faim.
Au bout d'une heure de surveillance, il s'était décidé. Il s'était avancé, il avait saisi les grosses poules en chocolat, il avait couru, sans respirer. Le marchand était sorti de sa boutique, avait hurlé. Il y avait un agent de police au coin de la rue. Coups de sifflet. Les gens à la fenêtre, scandalisés ! qui dénonçait le chapardeur !
Un Pandore essayait de l'attraper mais Maréchal se glissait entre ses jambes, abandonnant une partie de son trésor en chocolat !
Il avait la moitié du quartier après lui. Soudain, un soupirail s'était ouvert. Il faisait chaud à l'intérieur.
- Hep, viens par là !
L'agent arrivait en brandissant son bâton. Le jeune Antonin avait sauté ; le soupirail s'était refermé. Ensuite, les choses avaient été confuses : la cave d'une boutique, une autre sortie, qui donnait sur les égouts. Une cavalcade avec quatre autres gamins de son âge. Des cris dans la rue. Nouvelle sortie, qui donnait sur un autre quartier.
Antonin voulut remercier ses bienfaiteurs. Leur chef était une fille, une "grande" (elle avait quatorze ou quinze ans), l'air farouche. Elle devait mener ses jeunes recrues manu militari, ça se sentait.
- Merci de m'avoir aidé, commença Antonin, les yeux pleins de reconnaissance.
Deux gamins lui saisirent les bras, deux autres prirent tout son chocolat et le donnèrent à leur chef. Antonin se débattait. La fille croqua dans la poule :
- De rien. En échange, on prend ta prise du jour. Mais maintenant, tu fais partie de la bande. La prochaine fois, tu viens avec nous. On a un gros coup en préparation...
Elle parlait bien ! Elle devait avoir de l'éducation...
Et on ne discutait pas avec elle !
Les autres se jetaient sur le chocolat.

- Au fait, je m'appelle Nelly. Voici ma bande, les Rats magiques. On te tatouera notre signe de guerre. Nous, on partage nos provisions, on est solidaires. Tu as un abri où dormir ? Oui ? Tu nous l'indiqueras. S'il est assez grand, il sera rattaché à notre territoire... Les membres de notre bande sont solidaires entre eux, tu comprends ? Chacun fait ce qu'il veut à côté, si ça ne nuit pas aux autres. Nous sommes fiers d'être les Rats magiques. On fréquente d'autres bandes, quand ils suivent les mêmes règles que nous. Par contre, on ne s'approche jamais, ô grand jamais, tu m'entends, de la bande des Chasseurs noirs !... C'est tout.
Antonin n'avait rien à ajouter !
Évidemment, il était déjà un peu amoureux de Nelly, et ça ne s'était pas arrangé par la suite.

*

Maréchal finit son verre et repartit aux rayons des chapeaux. C'est là-bas que Nelly travaillait. Elle devait avoir un petit grade. Elle était là, et bien là. Charmante avec les bonnes clientes, cassantes avec les casse-pieds... En ce moment, elle rembarrait proprement une vieille bourgeoise mémère qui faisait enrager les vendeuses pour le seul plaisir de les voir apporter et remporter les cartons de chapeaux.
- C'est un scandale, glapissait-elle, jamais on ne m'a traitée comme ça.
- Je peux vous offrir notre catalogue, madame. Ainsi, vous pourrez choisir à votre aise chez vous.
L'autre s'en allait en fulminant.
A dégager la vieille peau !

On sentait de la reconnaissance dans les yeux des vendeuses envers Nelly. Toujours cela : de la gratitude envers cette femme si généreuse !
Maréchal s'approcha et regarda quelques articles au hasard. Tout de suite, il se faisait remarquer, étant le seul client homme à des lieux à la ronde !
- Je peux vous aider, monsieur ?
- Pourquoi pas, sourit l'inspecteur.
Il se retourna vers elle, en essayant de ne pas rougir. Il n'avait plus douze ans, que diable !...
Elle se troubla, réfléchit... Maréchal était aux anges ! Il adorait quand elle prenait cet air-là !
- An.. Antonin ?
- Comment vas-tu, Nelly ?...
- Bien, et toi ?...

Arrivait à ce moment un groupe de clientes vêtues de fourrures et d'or, qui martelaient le parquet de leurs talons. Elles étaient guidées par un des directeurs-adjoints.
- Oh la la, dit Nelly, avis de tempête !... Écoute, retrouve-moi après mon service, d'accord ? A une heure du matin, à la porte de service, derrière... Bonne soirée !

Grisé, étourdi, Maréchal se dirigea vers le sous-sol, montra sa carte, un grand sourire sur le visage ; il écouta distraitement le sommelier présenter ses crus et dégusta la cave du Baz'Mo, trinquant à la santé de Portzamparc !:ahah:

Celui-ci tournait au troisième étage, autour de la pièce qui avait été aménagée pour l'exposition de bijoux. Les escaliers mécaniques et les ascenseurs en bois amenaient des flots de clients, impatients de contempler ces trésors. Le Baz'Mo en avait pour une fortune en assurance. Portzamparc avait vu les papiers avec Lanvin.
La salle était gardée par deux solides vigiles, anciens Pandores. Ils filtraient sévérement l'entrée. A l'intérieur, on était ébloui. Les gens mangeaient du regard ces parures qui ruisselaient de diamants.
Portzamparc avisa le directeur, près du balcon, qui lui fit un petit signe.
- Vous savez, détective, dit-il à voix basse, j'ai repensé à votre proposition de l'autre jour. Changer le système de sécurité... Etant donné ce qu'il y a en jeu, je me suis dit finalement "pourquoi pas". Si nous pouvons arrêter cette Penthésilée...
- Vous avez eu de nouvelles menaces de sa part ?
- Non, détective, mais elle viendra, c'est sûr !...
Le directeur regarda le grand hall d'entrée :
- Regardez, elle est sans doute déjà parmi nos clientes. Nous ne pouvons pas vérifier les invitations de tout le monde. Du reste, il ne doit pas être si difficile de s'en faire une. Croyez-moi, Penthésilée est déjà chez nous. Elle regarde, elle observe. Peut-être qu'elle NOUS observe...
- A quoi pensez-vous ?
- J'ai fait changé les bijoux de place, souffla le directeur. Ceux qui sont dans cette pièce sont tous faux !...
Il arrivait encore du monde. Le directeur serra la main de plusieurs personnalités et revint vers le détective :
- Tous faux ! Peu à peu, je vais relâcher la sécurité ici. Pas complètement, mais la dégarnir au moins. Nous verrons bien. Je vous propose de rester là.
- Si la sécurité est trop faible, dit Portzamparc, d'autres que Penthésilée pourraient en profiter.
- C'est à voir, dit le directeur, c'est à voir...
- Bien, je resterai là.
- C'était votre proposition, après tout...
Portzamparc acquiesça. Le directeur partit. Le policier n'aurait peut-être pas mené les choses ainsi. Il n'aimait pas trop cette idée.
Il se concentra sur le premier étage. Du deuxième, Lanvin lui fit un petit signe. Il en avait encore coffré deux. La soirée se passait bien. Il y avait foule, les rayons se vidaient ; on devait aller dans les réserves. L'alcool coulait à flots, prélude pour certains à d'autres débauches plus tard dans la soirée. Il y avait des actrices, des comédiens, des jeunes nobles dévoyés, des gens pourris-gâtés par leur argent.
C'était une vraie fête exiléenne, bien décadente comme il faut.
Portzamparc repassa devant la salle des bijoux. Il n'y avait presque plus de visiteurs et un seul vigile. Il faut dire que l'on venait d'annoncer le clou de la soirée : l'exposition d'androïdes, dans le grand hall du rez-de-chaussée. Les étages se vidaient.
Le directeur était encore là, qui fit un clin d'œil au policier. Portzamparc regarda l'installation du podium où défileraient les mannequins mécaniques. Les gens se pressaient autour. Maréchal et les fins œnologues remontaient du sous-sol, le rouge aux joues.
Portzamparc se retourna : le directeur chancelait. Le policier se précipita pour le rattraper. Il se serait écroulé à terre... Dans la salle, une vitrine brisée !
- Vite, vite...
Le directeur s'assit contre un pilier. Une femme en grande robe courait !
Portzamparc partit à toute vitesse. Elle courait avec des bottines, et pourtant, elle maintenait la distance ! Elle prit le grand escalier ; c'est à peine si on y croisa cinq personnes, le temps d'arriver... au 5e !
Portzamparc n'en revenait pas ! Elle courait comme une athlète ! C'était forcément Penthésilée !
Au 5e, elle emprunta le petit escalier en fer qui menait sur la terrasse. Au 3e, on avait croisé deux vigiles qui avaient pris eux aussi en chasse la voleuse.
Celle-ci bondissait sur le toit du grand magasin, battue par le vent de la nuit. Les milliers de lumières de la Cité d'Acier.
- Halte !
Une bourrasque encore plus forte. La voleuse n'arrêtait pas, elle se dirigeait vers le parapet. Portzamparc, essoufflé, sortait son révolver et se mettait en position :
- Halte, j'ai dit !
Elle soulevait sa jupe, jetait son chapeau et s'apprêtait à sauter.
- Halte, dernière fois !
Elle se mit debout sur le rebord. Mais elle comptait faire quoi ?? Il y avait au moins vingt mètres de vide en-dessous !
Portzamparc tira : il lui logea la balle dans la jambe !
Par chance, elle tomba en arrière et roula, les quatre fers en l'air ! On avait évité le pire !
Les deux vigiles arrivaient.
- Occupez-vous d'elle !
C'était trop facile ! Portzamparc redescendit au premier, en nage. Le directeur était soutenu par un autre vigile, qui lui donnait un verre d'eau. Il avait pris un coup mais ne saignait pas. Il en serait quitte pour une belle bosse.
- Allons, il faut que je descende, on m'attend...
- Rien de plus ici ?
- Non, détective. Vous l'avez eue ?
- Oui.
- Mes félicitations... C'était bien Penthésilée ?
- Je ne sais pas !
Comment l'aurait-il su !

Les deux vigiles revenaient du toit avec leur voleuse : une androïde !
Elle avait le pied à moitié détaché du corps, les circuits à l'air libre et elle n'opposait aucune résistance. Le vigile avait réussi à désactiver la plupart de ses fonctions moteurs. Elle était lourde à porter !
- La voilà !
Portzamparc sentait que ce n'était pas fini. Cette androïde ne pouvait pas être Penthésilée. Trop facile, bien trop facile !
Le directeur-adjoint était là :
- Où sont les vrais bijoux ?
- Dans le coffre du directeur.
- Gardé par qui ce coffre ?
- Deux de nos vigiles et par l'inspecteur Lanvin en personne !
- Je vais aller voir !
- Monsieur le détective, le défilé des androïdes va commencer...
- Pour moi, il a déjà commencé...
- Nous aurons besoin de vous. Avec tout ce monde, des pick-pockets vont...
- Merci, j'arrive. Inutile de m'apprendre mon métier.
Agacé, Portzamparc descendit d'un étage.
Il vit Maréchal, qui s'était trouvé une bonne place en bout de podium et prit le temps de venir le saluer.



Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 07-02-2009

DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->

Les bourgeois dans leurs beaux habits de soirée se pressaient contre le podium. Maréchal avait fait signe au service de sécurité pour avoir une place devant. Portzamparc fendit la foule à son tour et serra la main de son collègue.
- Du nouveau ?
Le détective était encore en nage :
- On a manqué Penthésilée de peu... C'était un androïde !
- Dirigé par qui ?
- Si on le savait...

C'était enfin le clou de la soirée qui était annoncé, par le directeur du magasin en personne, monté sur le podium : la grande collection des androïdes !
Mieux que les bijoux, les robes !
Le public, qui avait bien bu, bien mangé, était houleux, impatient, égrillard au possible. Du fonds de réserve caché derrière un rideau arrivait un grand tapis roulant, le comble de la modernité. Et de gros paquets cadeaux roses enrubannés arrivaient maintenant, sous les applaudissements du public. Il y en eut une quinzaine en tout. Le directeur, échauffé, promettait qu'on allait voir les plus belles mécaniques qu'on avait jamais vues, la superbe collection des androïdes ménagers ; évidemment, les allusions grasses plus ou moins dissimulées ne manquaient pas, envers ces dociles employées bonnes à tout faire...
Le directeur lança le signal et un artificier alluma une mèche qui reliait les paquets entre eux : les uns après les autres, ils éclatèrent dans une gerbe de cotillons, rubans et confettis ; on vit alors apparaître les superbes naïades robotisées, dans leurs costumes de soubrettes, avec le tablier et le plumeau.
Tonnerre d'applaudissement à l'ouverture des paquets, jusqu'au dernier où, surprise, apparaît une androïde délurée, en bas résilles, outrageusement maquillée !
Elle se met à danser lascivement, et lève haut les guiboles, en répétant : "Coucou monsieur le directeur ! coucou monsieur le directeur !"
Éclat de rire général. La sécurité se précipite pour maîtriser le monstre mécanique de lubricité, et la salle est encore secoué d'une hilarité énorme.

Le directeur, mort de honte, vocifère et gesticule pour qu'on escamote l'androïde débauchée. Portzamparc s'en mord les doigts, car il voulait aller vérifier dans la réserve...

La soirée se termine plus sérieusement, par de grosses promesses de vente autour des stands de domotique ménagère. Tous les acheteurs ont passé une excellente soirée et signent de gros chèques pour avoir l'équipement dernier cri et rendre les amis fous de jalousie.

- Allez, je rentre, dit Portzamparc, épuisé, ma femme m'attend.
Maréchal s'éloigne aussi. Le directeur ne comprend toujours pas comment cette androïde détraquée est arrivée là !

Comme promis, Nelly attendait Maréchal à la sortie. Elle prit son bras et ils allèrent à la grande brasserie d'à côté. Ils se commandèrent une bonne bouteille et un copieux plat d'huîtres pour fêter les retrouvailles.
- La soirée s'est bien passée ?...
- Beaucoup de travail, dit Nelly. Les clientes sont comme folles. Elles veulent rafler tout ce qui brille ; elles sont prêtes à faire des enchères quand elles sont plusieurs sur le même article. C'est épuisant !
Ils trinquèrent :
- Au monde de la rue, alors ! dit Maréchal.
- La rue, pour nous, j'ai l'impression que c'est fini. Moi j'ai ma place au magasin, et toi, je vois que tu es passé de l'autre côté de la barrière. Maintenant, tu protèges le bourgeois, alors qu'à l'époque, tu savais comment t'y prendre pour le délester !
Maréchal sourit et finit son verre.
- Tu as revu certains de la bande ? murmura-t-il.
- Non, j'ai rompu... Ce serait trop dangereux si on me voyait avec eux... Les grands magasins fouillent ton passé. Ils ont des détectives privés, qui nous suivent, voient qui on fréquente...
Ils mangèrent en se racontant leur vie, jusqu'à une heure avancée de la nuit.
- On est peut-être plus à la rue, dit Maréchal, mais on n'ira quand même pas se coucher avant les bourgeois !
Il ne savait pas s'il pouvait proposer à Nelly d'aller poursuivre leur conversation ailleurs... Il se serait mal vu lui proposer d'aller à l'hôtel... Elle vit sa gêne et lui dit juste qu'elle avait été heureuse de le revoir et qu'ils se reverraient bientôt. Il n'aurait qu'à repasser au Baz'Mo.

Ainsi, Maréchal repartit, alors que le soleil malade se levait et que Forge apparaissait dans le ciel, sans le numéro ni l'adresse de Nelly. Il avait déjà les épaules lourdes, car la journée qui allait commencer dans quelques heures serait chargée.
Il rentra dans son appartement de fonction, s'accorda un rapide somme, prit une douche, se rasa, avala un rapide déjeuner avec beaucoup de café très noir et brûlant.
Et quand il ressortit dans le vent crispé du matin, à l'heure de la première cigarette, il retrouva Portzamparc qui l'attendait, un gros sac sur l'épaule. Tout allait si vite.
Ils se saluèrent et partirent ensemble au funiculaire. Le quai des Oiseleurs émergeait de la brume de l'aube, dégagé de son allure fantomatique nocturne.
- Tu as dit à ta femme de quoi il s'agissait ?
- Je lui ai parlé d'un stage de formation, dit Portzamparc. Que je serais absent plusieurs jours. Je lui ai dit d'aller chez sa mère pendant ce temps.

Les deux policiers virent arriver le funiculaire, grinçant dans le matin frisquet, et le chauffeur, grognon, qui monta dans sa cabine, alluma une cigarette et démarra son engin.

La cabine descendit sur le rail en pente abrupte, entre deux trottoirs pavés, le long de petits immeubles aux fenêtres à barreaux, qui donnaient sur la cuisine où les gens allumaient le gaz et faisaient bouillir leur eau.
Après un premier arrêt à une station déserte, le funiculaire repartit et prit de la vitesse : il passa au travers d'une épaisse nappe de brouillard verdâtre, tout à fait opaque, à tel point qu'on aurait pu se croire entraîné vers des fonds sous-marins. Puis on arriva en-dessous, dans Névise, où il faisait encore grande nuit et où les seules lumières étaient celles des algues et lentilles phosphorescentes qui envahissaient les canaux, et les rares réverbères grâce auxquels on discernait les rues étroites.
- Terminus, grogna le chauffeur, qui sortit fumer une cigarette avec les collègues, au café du coin.
Maréchal consulta sa montre : son SHC n'était qu'à 2. Il priait les divinités de la machine que son syndrome veuille bien l'oublier dans les jours à venir !

Les deux policiers prirent le bac qui traversait le grand canal verdâtre. Passer sur ces eaux profondes, dans cette nuit qui devait rarement finir, dans ce quartier splendide et oublié, c'était comme revenir aux premiers temps d'Exil, avant les machines modernes quand les Anciens, dit-on, utilisaient les humains comme esclaves pour construire leurs tombeaux. Parfois, à la lumière des algues, on discernait le quartier inondé sous le canal, et d'autres palais, envahis par les plantes, les poissons, les éponges, lentement digérés et transformés en corail.

*

Les deux policiers montèrent l'escalier qui grinçait du bâtiment de la brigade spéciale. Weid était seul dans son étroit bureau froid. Il avait préparé du café. Il consulta sa montre et remit de l'eau à bouillir.
Le Perce-Pierres arriva dix minutes après, sa grosse barbe pleine de neige.
Portzamparc prit son gros sac et alla se changer : il revint dans le costume du parfait chasseur forgien. De grosses bottes, une forte ceinture, un manteau épais en poil de prédateur et une chapka, ainsi qu'un sabre forgien à la ceinture.
- Vous êtes splendide, dit Weid, sans esquisser le moindre sourire.
- C'est carnaval, nota Maréchal en soufflant sur son café.
Personne n'avait vraiment envie de rire. On parlait peu et on voulait juste se réchauffer.

Weid prit son imper, enroula son écharpe, mit son chapeau et les quatre hommes prirent les rues de Névise. Ils n'y croisèrent que quelques rares passants, emmitouflés, battant le pavé ou transportés en gondole, quelques livreurs. Les commerçants ouvraient leurs boutiques, frileux et un Pandore s'ennuyait à faire le planton à un coin de rue.
Une bordée de gamins déboulait soudain de la rue, s'arrêtait, surprise par les quatre hommes, et repartait en criant vers l'école. Weid s'y retrouvait sans problème dans le dédale à trois étages des rues de Névise. Ils passèrent par des palais effondrés, des ponts aux esclaves, des ruines d'églises, sans ralentir. Ils passèrent une cour où quelques clochards s'étaient faits des abris de fortune, à l'ombre des antiques colonnes, et entrèrent dans un grand bâtiment archaïque, qui pouvait bien être un ancien tombeau, mais vidé comme on vide un œuf. Les murs étaient à nus ; ne restaient d'anciennes tentures que des morceaux dilacérés. Une silhouette en robe de bure, sur la planche d'un échafaudage d'une dizaine d'étages de haut, griffonnait des signes sur le mur. Malgré la pénombre, on pouvait deviner qu'il avait déjà recouvert près de six étages, et qu'il continuerait tant qu'il pourrait.
Weid fit signe d'attendre et fit signe au moine. Celui-ci, encapuchonné, salua le policier et tira sur un levier. Un système compliqué, et effrayant car presque invisible, se mit en marche et un pan de mur pivota. Un souffle d'air glacé s'infiltra, et un rayon de lumière crue. Les quatre hommes passèrent, éblouis, et entendirent le mur se refermer derrière eux.
Ils avancèrent dans un couloir sombre, au plafond gorgé d'humidité puis arrivèrent sur une plateforme métallique. Une plaque murale indiquait : Rotor 17.
Maréchal connaissait ces quartiers amovibles. Quand il poursuivait le clown, il avait traversé Rotor 24, à la verticale au-dessus de Mägott Platz. Les Rotor étaient construits par des corpoles et des ingénieurs d'ADMINISTRATION : c'était des blocs urbains expérimentaux, conçus comme une nouvelle génération d'"immeubles mobiles".
Rotor 17 était relativement automatisé, selon les nouvelles conceptions ingénieriques et idéologiques de la Cité : déléguer au maximum les travaux aux machines et libérer de ce fait les travailleurs des tâches les plus pénibles.
Maréchal partit de son côté, incognito. Il n'avait pas son pareil pour se fondre dans l'architecture de la Cité. En peu de temps, il pouvait connaître un quartier comme sa poche. Il avait serré la main à Portzamparc.
Les deux hommes avaient vraiment le sentiment qu'ils allaient basculer dans un autre monde.
Weid ne fit que quelques pas dans le quartier, restant prudemment hors de vue :
- Je vais vous laisser là. Vous continuez avec le Perce-Pierres. Tenez-moi au courant dès que vous pourrez. Bon courage.
- Merci, je vais en avoir besoin.
Portzamparc n'avait pas été aussi mal depuis longtemps. Il ne savait vraiment pas dans quoi il se lançait. La gorge serrée, il ordonna au Perce-Pierre de passer devant. Il s'assura que son révolver était chargé.

Maréchal avait déjà pris place sur les hauteurs du quartier.

*

Perce-Pierres frappa à la porte d'un gros hangar défraîchi, aux fenêtres murées. Il y avait encore ce matin une mauvaise brume, peu de monde dans les rues.
Un œil regarda par le judas et la porte s'ouvrit.
A l'intérieur, il faisait presque aussi froid qu'à l'extérieur. C'était un entrepôt poussiéreux, très grand, où s'étaient réunis une dizaine d'hommes. Certains jouaient aux cartes, d'autres essayaient d'attraper des rats au lancer de couteaux. Il y en avait quatre, penchés sur une grande carte. Tous s'arrêtèrent quand Perce-Pierres, mal assuré, entra.
Par une mauvaise vitre entrait un rayon de lumière crue, plein de poussière.
- Alors, Perce-Pierres, dit un des hommes, assez âgé, le crâne bosselé, tu nous amènes un clown ?...
Tous regardaient Portzamparc, dans son costume forgien. Celui-ci ne dit rien, gardant cet air buté et martial du bon officier autrellien.
Un de ceux qui regardait la carte releva la tête, sans rien dire. Il avait le yeux gris, les cheveux aussi couleur cendres, les traits tirés, un regard glaçant. Portzamparc comprit que c'était lui, le Somnambule.
- Tu peux dire à ton ami de repartir, lança-t-il. Nous sommes déjà assez...
Le vieux cabossé regardait Portzamparc d'un air goguenard. Il avait un gros menton recourbé, un nez aplati, un air de fripouille et des mains d'égorgeur.
Portzamparc le regarda sans rien ajouter.
Le vieux cracha par terre :
- Tu peux t'en aller, espèce de clown... Ici, on n'a pas besoin de guignols de ton espèce...
Les autres ne mâchonnaient plus leur cure-dent et laissaient leur cigarette se consumer. Perce-Pierres voulait se faire de plus en plus petit. Portzamparc ne bougeait pas. Le vieux le regardait toujours et commençait à comprendre qu'il ne partirait pas. Le Somnambule les regardait sans cligner des yeux, l'air plus mort que vif.
Il y avait un gourdin posé contre le mur, juste à côté du vieux. Celui-ci avait fixement regardé l'arme, et Portzamparc juste après. L'un des hommes toussota, un autre venait de se brûler les doigts avec son mégot.

Sur les toits, Maréchal approchait le plus près possible du hangar. Il ne pouvait rien voir de ce qui se passait à l'intérieur. Il se déplaçait, souple et silencieux comme un chat. Il descendit sur la petite terrasse d'un immeuble abandonné et s'accroupit derrière la rambarde. Il avait vue sur la porte arrière du bâtiment. Personne qui gardait. Il escalada la rambarde et sauta sur la terrasse d'à côté. La dernière fois qu'il avait essayé le saut depuis une rambarde, ça avait failli mal finir !
Maintenant, il voyait mieux l'arrière du grand hangar.
Par un trou du toit, il apercevait l'intérieur. Quelques hommes sur des banquettes, immobiles. Il ne voyait pas son collègue.

Portzamparc restait, solidement campé sur ses pieds, face au vieux, qui n'appréciait plus du tout que ce jeune soutienne son regard et ne lui obéisse pas. Le Perce-Pierres, contrit, n'osait rien dire. Il savait que ça allait se terminer mal. Le Somnambule ne travaillait jamais avec plus de douze hommes. Portzamparc approchait la main de son sabre.
- Tu vas sortir d'ici bien vite, dit le vieux tueur, sinon tu vas découvrir comment on traite les imbéciles de ton genre.
Le vieux jeta encore un coup d'oeil au gourdin. Il n'était plus si rassuré. Il sentait la détermination sans faille de ce gros Forgien borné. Il s'approcha du gourdin, et ne vit pas que Portzamparc avait mis la main sur son sabre -ce qui n'avait pas échappé aux autres. Mais le Somnambule, d'un regard, avait ordonné à ses hommes de se taire. Il faisait les gros yeux, fasciné et plein de colère qu'il était envers cet intrus.
Le vieux attrapa brusquement le gourdin et vit alors le Forgien dégainer et le trancher en deux au niveau de l'estomac. Une puissante giclée de sang partit en tous sens, le vieux poussa un bref cri et s'effondra en deux morceaux par terre.
Portzamparc resta un instant, immobile, dans la position de la fin de son coup, puis il donna un coup de sabre vers le sol en fixant le Somnambule. Le sang qui souillait la lame se répandit par terre et le Forgien rengaina.
Deux hommes rallumèrent leur cigarette et un autre lança son couteau par terre. Le Somnambule dit juste :
- Tu nous fais perdre notre temps, Perce-Pierres, et tu es déjà en retard.
- Pardon, mais je voulais...
- Suffit. Nous sommes le nombre qu'il faut. Emballez Karadjic dans un sac et allez le jeter par-dessus une passerelle. Dépêchons.

Perce-Pierres alla à la table des cartes, suivi de Portzamparc, qui faisait de son mieux pour garder un air borné et insensible, et il sortit de son sac ses précieux instruments de travail.
- J'ai amené les nouvelles mèches que j'ai fabriquées...

A ce moment, quelqu'un sortait en douce par l'arrière, salué ironiquement par l'homme qui gardait l'arrière.
Cet homme, Maréchal le vit nettement, depuis sa terrasse : petit, chauve, l'air d'un Scientiste du pauvre, frileux dans son long manteau...
- Herbert...
Tout d'un coup, Maréchal retrouva son instinct de prédateur. Herbert ! Il souriait méchamment. Il se dépêcha de passer sur un toit voisin, d'où il put descendre dans la rue par un escalier métallique.

Herbert sifflotait pour se rassurer, content d'avoir pu partir de chez le Somnambule. Qu'est-ce qu'il était fort, quand même ! Encore une brillante réussite !... Il avait gagné la confiance d'un des plus durs criminels de la lune !
Il s'apprêtait à rentrer vers son petit quartier, dans sa nouvelle maison. Il arrivait à la station du tramway C, pressé de se faire un bon repas et d'aller au lit. Le temps se couvrait. De gros nuages noirs roulaient au-dessus des flèches de la Cité. C'était la nuit en plein jour. La rame arrivait à quai lentement, sans personne à l'intérieur. Quelqu'un tapota l'épaule de notre petit chauve et dit, d'un air amical et sinistre :
- Bonjour Herbert...
Herbert poussa un cri en reconnaissant la silhouette de Maréchal sous la lueur du réverbère !
- Ins... inspecteur...
Le signal de départ sonnait. Maréchal prit Herbert par le bras et monta avec lui dans la rame :
- Je sens que nous avons plein de choses passionnantes à nous dire, tu ne crois pas ?...
Jamais le trajet ne parut si long à Herbert...

Maréchal l'accompagna jusqu'à chez lui. Il avait déménagé : il avait quitté Rainure Saint-Polska et ses rues tortueuses ; l'endroit devenait trop malsain... Il fallut que l'inspecteur attende que Herbet ait fini ses courses à l'épicerie, et ressorte les bras chargés, pour aller l'interroger chez lui. Herbert suait dans l'escalier, pendant que Maréchal montait, les mains dans les poches. Il s'assit aussitôt dans un des fauteuils, les pieds sur une chaise, et pendant que son hôte rangeait ses provisions, il lui posa quelques questions.
- Que faisiez-vous à Rotor 17, dans ce hangar ?
Herbert, honteux et confus, vint s'asseoir.
- Je suis un peu de la bande au Somnambule, c'est vrai... Mais ce dernier ne veut plus me quitter, depuis que...
- Depuis quoi ?
- Depuis que nous l'avons sorti de son trou...
- Comment ça "nous" ?
L'inspecteur avait peur de comprendre.
- Bah, vous et moi... Du laboratoire...
- Du laboratoire Scientiste !
- Chuuuttt... ça ne se dit pas !
- Vous voulez dire que le Somnambule !...
- ... était le prisonnier de Rainure, oui...
Herbert se sentait terriblement gêné.
Mais pour une fois, peut-être pas autant que Maréchal, qui avait, pour retrouver la piste du "clown", fait libérer l'actuel ennemi n°1 de SÛRETÉ !
- Que faisait-il là-bas ?
Les mains de l'inspecteur tremblaient. Herbert lui servit un verre.
- Il était détenu... Je ne sais pas bien pourquoi... Il était seul dans ces geôles... Il avait réussi à accéder à une machine très perfectionnée.
- Depuis sa cellule ? Avant ?
- Non, il avait un terminal dans sa cellule... Il regardait dans cette machine. Il voyait des choses.
- Comment savait-il qui était le tireur du cirque ? Comment savait-il où je pouvais le trouver ?
- Je ne sais pas !... Enfin, si !... C'était en partie grâce à cette machine... Et aussi parce que le Somnambule a développé des talents hors du commun... On dit qu'il dort très peu, et surtout qu'il aurait comme des "visions". Des flashs de l'avenir !
Un voyant insomniaque braqueur ! De mieux en mieux !
- Tout ça, c'est vos délires, dit Maréchal en remettant son chapeau. Nous verrons bien si votre chef de bande va échapper longtemps à SÛRETÉ ! Je vous dis qu'il ne va pas voir venir sa chute...

Maréchal reprit le tram en direction de Rotor 17. La journée touchait à sa fin.
Avec Portzamparc, ils avaient convenu d'un système pour communiquer. L'inspecteur trouva une grande épicerie et y acheta une bouteille de bière. Il trouva un papier laissé par son collègue. Il paya, sortit et repartit au tram. Il se demandait franchement où, en ce moment, Portzamparc et Perce-Pierres se trouvaient. Il ne savait même pas comment s'était terminé la rencontre avec le Somnambule. Il n'y avait plus de lumière dans le hangar. Il était tard quand Maréchal arriva chez lui, dans les bâtiments de fonction en face du Quai des Oiseleurs. La journée avait été longue.
Le mot de Portzamparc signalait que le prochain braquage était prévu pour dans trois jours. D'ici là, ils allaient, lui et Perce-Pierres, trouver une planque et attendre, sachant qu'ils seraient surveillés par les hommes du Somnambule.
L'inspecteur descendit dans la loge de sa concierge, au chromatographe, et envoya un message à Weid. Il sentait la concierge qui essayait de lire par-dessus son épaule. Fatigué, inquiet pour Portzamparc, pour lui, pour le Somnambule, il alla se coucher et passa une nuit agitée. Et il n'y avait plus le bar chez Emma pour le consoler !




Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 14-02-2009

DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->

Portzamparc et Perce-Pierres avait trouvé à se loger dans un meublé pas très reluisant, au sixième sans ascenseur, sous les toits.
lls ressortaient transis, épuisés, de leur entrevue.
Portzamparc mit du temps à enlever tout le sang sur ses vêtements.
- Alors comme ça, murmura Perce-Pierres, vous êtes vraiment ?...
- Vraiment quoi ?
- Le sabre, je voulais dire...
- Je n'ai pas été choisi par hasard pour cette mission.
Portzamparc s'essuyait le visage.
Il y avait deux lits aux sommiers grinçants. Les deux hommes avaient acheté de quoi faire un repas à l'épicerie et ensuite ils se mirent au lit. Ils avaient trois jours à attendre.
Le Somnambule possédait un plan de la banque et l'avait minutieusement étudié avec ses hommes. Il possédait aussi les détails techniques des coffres. Le Perce-Pierres avait assuré que ses mèches en viendraient à bout.
Portzamparc avait écouté sans rien dire, pendant que, dans un coin, on évacuait les deux parties du corps du vieux tueur trop sûr de lui. A ce moment, l'ancien capitaine autrellien avait le cœur qui battait comme jamais. Il savait que Vaneighem aurait été fier de lui ! Trancher un exiléen avec autant d'assurance et de rapidité ! La fierté des chasseurs polaires il aurait été !...
La vérité, c'est qu'il avait la tête en feu et qu'il était pétrifié de peur. Maintenant, c'était sans retour. Il avait tranché son ennemi comme un boucher, ce qui voulait dire qu'il gagnait le respect nécessaire pour être de la bande du Somnambule. Ce dernier l'avait regardé, avec un mélange palpable de haine et d'admiration. Il devait l'accepter dans son équipe et il détestait cet homme, chez qui il devinait plus qu'un simple forgien abruti et habile au sabre.

Après une courte nuit de sommeil, les deux hommes furent réveillés par des coups à la porte. Portzamparc sortit de son lit, s'habilla en vitesse. Il coinça son pistolet à l'arrière de son pantalon et prit son sabre en main.
- Qui est-ce ?
- Milovic !
C'était un des hommes du Somnambule.
Portzamparc ouvrit. Milovic, goguenard, entra comme chez lui, dans la piaule poussiéreuse.
- C'est gentil chez vous, dites-moi.
Perce-Pierres était dans la petite salle d'eau.
- Que voulez-vous ?
- Vous vous entraînez au coup-choux dès le matin ? Je comprends pourquoi vous êtes si fort...
- Vous êtes venus nous apporter le lait et les croissants ?
- Pas tout à fait. Juste un message du patron, pour vous dire que l'opération aura finalement lieu ce soir... Oui, la date est avancée ! Vous serez prêts, j'espère...
Il le disait avec un air tellement dégagé, moqueur... Évidemment, dans sa situation, Portzamparc était poussé à croire que le Somnambule avait déjà découvert le pot-aux-roses.
- Oui, oui, nous serons prêts.
- Alors, c'est parfait ! Bonne journée, amusez-vous bien !
Milovic repartit en sifflotant d'un air insolent.
- Lui, c'est un des pires, dit Perce-Pierres. Ce type a le crime dans le sang. Il a besoin de tuer... Régulièrement...
- Je le surveillerai. Je ne deviendra pas complice d'un boucher... Mais on est pris de court. Le braquage aujourd'hui, c'est trop tard pour prévenir Maréchal... Il ne repassera à l'épicerie que ce soir.
- Qu'est-ce qu'on fait ? Il faut arrêter ça...
Portzamparc termina de s'habiller. Il rangea son sabre dans le tiroir et vérifia son pistolet. Il soupira en regardant par la fenêtre opaque, les toits monotones du quartier, et dit :
- Non, ce n'est pas si simple. J'ai bien peur qu'on doive laisser passer ce braquage. Il va falloir vraiment y aller !
- Quoi ? Mais ce n'était pas prévu !
- Non, mais c'est comme ça. Et nous sommes tous les deux "dedans". Donc ce n'est pas le moment de se dégonfler, si on veut gagner la confiance du Somnambule.
Perce-Pierres savait que c'était vrai. La mort dans l'âme, il se rassit et se prit la tête dans les mains.
- Vous n'allez pas flancher, hein, dit Portzamparc. Vous l'avez déjà fait auparavant.
- Pas pour une grosse banque comme ça... Là, ils s'attaquent carrément à la Donasserne. Un coup qui se chiffre en millions.
- Levez-vous.
- On va où ?
- Acheter à manger. On va en avoir besoin !
Ils revinrent avec des sacs de légume et Portzamparc, qui avait suivi un entraînement poussé en la matière sur Autrelles, s'assit devant une grosse casserole et commença l'épluchage réglementaire des patates !
- Une bonne soupe, rien de tel !
Perce-Pierres était desespéré que son "garde du corps" soit si serein ! Il faisait la popote, tranquillement, en préparation d'un braquage extrêmement dangereux !
- Asseyez-vous et aidez-moi donc, dit Portzamparc au "foreur", qui grattait nerveusement la fenêtre. Si vous tentez de partir, Milovic vous retrouvera et vous finirez encore pire que Karadjic !
Ils finirent de couper les choux et les navets, mirent le tout à cuire sur le gaz. La chambre fut vite remplie de l'odeur grasse des légumes. Portzamparc touillait doucement :
- Ce sera bientôt près...
Le jour tombait déjà. On aurait plutôt dit que c'était les nuages du ciel, et le brouillard, et les échappements industriels qui étaient lentement touillés dans le chaudron d'acier de la Cité.

*

Maréchal passa dans la petite épicerie en fin de journée, comme convenu. Derrière une boîte de conserve, il découvrit le message de Portzamparc. Il sursauta : ils étaient déjà sur un casse !
L'inspecteur paya en vitesse, courut dans le quartier comme un perdu et attrapa le tram C. Haletant, Maréchal s'assit au fond de la rame, qui était bondée de monde, car c'était l'heure où les gens rentrent chez eux après le travail. Les paisibles citoyens qui ne se doutaient pas de ce qui se préparait !
Maréchal vérifia discrètement, la main dans la poche, le chargeur de son révolver. Quand le tram s'immobilisa rue Dugnauth, il en sortit comme un diable de sa boîte, bousculant au passage quelques personnes, indignées.
Dugnauth était un petit quartier, presque construit tout en hauteur, l'équivalent à l'échelle supérieure de ces appartements en triplex qu'adoraient la nouvelle bourgeoisie d'affaire, jeune et dynamique. Autant dire que c'était un cauchemar pour Maréchal, qui devait grimper des escaliers en colimaçon avec ses poumons de fumeurs. Bien évidemment, le tram l'avait déposé dans le bas du quartier ! Et la banque Donasserne était en haut ! Pour y arriver, il fallait trouver son chemin dans les méandres des rues en pente.
Il n'y avait guère de quartier d'Exil qui lui étaient inconnus, et même dans ceux-là, il avait une affinité immédiate, une sorte de science innée, et il se repérait facilement.
Dugnauth était structuré autour de ces escaliers raides, qui ressemblaient à des cotillons en acier, et qui tournaient autour des immeubles en forme de tubes, avec des fenêtres ovales. Maréchal se promettait un jour de s'offrir un de ces animaux hors de prix, un nodohadak, ces grosses pieuvres adaptées à la Cité qu'on utilisait pour les déménagements. Chevauchant fièrement la bestiole aux solides tentacules, il irait d'un bout à l'autre d'Exil sans peine, cavalier solitaire qui...
Le système respiratoire en feu, l'inspecteur franchit la dernière marche, les larmes aux yeux, la sueur au front. Il entra chez un caviste qui faisait l'angle (courbe) de la rue, montra sa plaque et lança :
- Au nom de la loi, donnez-moi un verre d'eau !
Il se rendit compte que la chance était avec lui. De ce petit troquet, on apercevait les tours pointus de la banque Donasserne, lugubre bâtiment qui couronnait la structure verticale du quartier. Pour y arriver, il fallait monter un escalier et traverser deux rues. C'était faisable en quelques enjambées.

- Une bière !...
Maréchal la but d'une traite, tandis que le marchand, éberlué, regardait la glotte du policier, qui montait et descendait en rythme.
- Dites-moi, mon brave, dit l'inspecteur en reposant fermement la chope sur le comptoir, le quartier est calme ?
- Ho, ma foi, oui...
Le commerçant se demandait ce que la police pouvait reprocher à son honnête petite boutique. Maréchal regardait par la fenêtre, mais de plaisantes effluves montaient de la cave :
- Vous avez de bons crus ici, dites-moi ?
- Ma foi, j'ai quelques petites bouteilles de 198, qui ne sont pas...
- C'est parfait ! Dites-moi, la banque Donasserne est encore ouverte à cette heure-ci ?
- Je ne crois pas, non... Mais comme vous êtes fonctionnaire, vous viendrez me régler demain, si cela vous arrange...
L'imbécile de gros limonadier ! Il ne comprenait pas ! Il ne pensait qu'à son tiroir-caisse ! Pas à la sécurité publique !
Maréchal se fit servir un verre de Whispermoor 202, qu'il dégusta sans quitter la banque des yeux.
- Alors, il n'est pas mauvais ?... Notez qu'il a une robe très charnue...
- Oui, oui...
Maréchal n'écoutait déjà plus. Il apercevait des silhouettes qui entraient dans la banque.
- Je vous dois combien ?
L'inspecteur jeta quelques velles sur le comptoir et tâta son révolver dans sa poche. Il aperçut un Pandore qui faisait sa ronde, un autre un peu plus haut. Avec deux pelés et un tondu, il n'allait pas arrêter une bande organisée comme celle du Somnambule !
Maréchal resta au coin de la rue, l'œil sur la sortie de la banque.

Milovic et Portzamparc avaient été désignés pour approcher les premiers de l'entrée. A l'ombre de grosses colonnes, ils enfilèrent leurs cagoules et prirent de leurs sacs les lourds fusils. Milovic fit signe aux autres qu'ils pouvaient approcher. D'une ruelle de l'autre côté de la rue, sortit le reste de la bande, le Somnambule en tête, suivi du Perce-Pierres et de trois acolytes. Le plus gros d'entre eux portait une masse de forgeron. Il la souleva en gémissant et fracassa l'entrée. Tout le monde terminait d'enfiler son passe-montagne et entra, fusil en main. Une alarme venait de se déclencher.
Le Somnambule avança, tira un coup de fusil en l'air :
- Répartissez-vous !
La grosse brute à la masse restait à l'entrée, derrière la vitre fracassée. Les Pandores rappliquaient déjà. Il y en eut vite quatre, à quelques mètres de l'entrée. Ils entendirent des tirs de fusils de l'entrée : et la grosse brute leur ordonnait de dégager rapidement.
Maréchal s'était allongé au coin du mur : il avait la brute dans son viseur. C'est vrai qu'il ressemblait à un gros pourceau diabolique, sa chair n'était que graisse et colère. Il faisait sombre, difficile de l'avoir à coup sûr. Les Pandores ne savaient pas comment s'organiser.

A l'intérieur, le Somnambule venait de déloger de derrière le comptoir deux employés qui faisaient du service de nuit. Il les bâillonnait, les asseyait contre le mur, leur liait les mains et leur faisait tenir une grenade. Il leur souffla :
- J'aime les gens prêts à passer des nuits blanches...
Pendant ce temps, Portzamparc et les trois autres descendaient au sous-sol, vers les coffres.

A l'entrée, le gros cochon gueulait de plus belle :
- Dégagez ! dégagez !...
De nouveaux tirs partaient. Les Pandores faisaient reculer les passants. Maréchal s'approchait doucement. Il avait presque une ligne de tir, presque... Il avait nettement vu Portzamparc entrer avec les autres et il avait repéré le Somnambule, ce grand échalas aux yeux vitreux, aux cheveux grisonnants.

Un des acolytes du Somnambule (ses Insomniaques comme il les appelait lui-même) fut surpris par un des vigiles, qui faillit lui asséner un coup de crosse de son fusil. Un autre intervint à temps avec une matraque. Portzamparc avançait avec le Perce-Pierres : un autre vigile voulut s'interposer. Très maître de lui-même, notre Forgien prit son fusil et tira dans l'épaule de l'autre.
Il l'avait touché superficiellement, assez pour le mettre hors d'état de nuire.
On arrivait devant le gros coffre, avec son cabestan en or et ses roulettes.
Le Somnambule enleva sa cagoule, les cheveux trempés.
Le Perce-Pierres se mettait au travail, en étalant devant lui le contenu de son gros sacs : des mèches, des pinces, de l'explosif. La bande des Insomniaques se répartissait la surveillance des couloirs.

Dehors, alors que Maréchal se voyait déjà expédier du plomb dans la truffe du gros cochon de garde, celui-ci envoya une dernière volée et disparut à l'intérieur de la banque. Deux Pandores en conclurent qu'ils pouvaient approcher : mal leur en prit ! L'un d'eux reçut un tir dans la jambe ; son collègue l'aida à reculer.

Le Perce-Pierre enfonçait ses mèches derniers cris au vilebrequin, tandis que le dernier membre, le tout gras méchant, arrivait, fusil en main.
Le Somnambule fumait à petites bouffées en consultant sa montre ; et le Perce-Pierres s'activait, parfaitement maître de son ouvrage. Après plusieurs trous, il disloqua les roulettes et deux hommes se mirent au cabestan et tirèrent sur la grosse porte cylindrique. Déjà deux autres se précipitaient avec des sacs et tout le monde les remplit des liasses de velles et de bons au porteur.
Perce-Pierres se précipitait dans la salle des coffres individuels, assisté de Portzamparc qui déroulait une mèche à explosifs. Les deux hommes se consultèrent du regard. Sans fléchir, Portzamparc aida l'autre à installer sa dynamite. On ressortit de la pièce, on alluma la mèche, pendant que le reste de la bande finissait de remplir les sacs dans le coffre principal.
L'explosion secoua le sous-sol ; au jugé, Portzamparc et son complice vidèrent les coffres de bijoux, de diverses statuettes, de pierres précieuses, d'objets anciens, et les mirent tous dans un sac.
Le Somnambule surveillait les arrières, pendant que le gros de la bande se dirigeait vers un petit escalier dérobé. A ce moment-là, Portzamparc crut qu'on allait les laisser sur le carreau ici, avec une balle dans la tête. Il avait un pistolet dans la poche, alors que le chef de la bande s'approchait doucement.
- Vous avez terminé ?...
Perce-Pierres avait cette même peur.
- C'est fini, oui, dit Portzamparc, méfiant.
Le Somnambule apparut dans l'embrasure de la porte. Alors dépêchez-vous ! Vous fermerez la marche !...
Il repartit.
Incroyable ! Il ne passait pas derrière eux !
Porzamparc, chargé de deux gros sacs, suivit le spécialiste des coffres et le chef des Insomniaques vers la sortie dérobée. C'était inouï ! Il avait juste devant lui un des pires criminels de la Lune ! Il n'avait qu'à laisser tomber son sac, tirer son révolver... et ce serait fini !

Les Pandores entraient enfin dans la banque. Maréchal s'approcha, montra sa plaque. On se dépêcha de délivrer les quelques employés ligotés, au moment où les braqueurs ressortaient dans une petite ruelle, entre deux immeubles aux escaliers extérieurs en zig-zag. La bande monta les marches dans la cage en acier qui tremblait, pendant qu'à l'intérieur, Maréchal et les Pandores descendaient prudemment vers les coffres.
A l'intérieur du bâtiment, de petits appartements, pour la plupart inoccupés. Le reste de la bande était là. Le Somnambule ordonna à tout le monde de se déshabiller, de mettre ses habits actuels dans des sacs où se trouvaient des habits de rechange, puis de jeter les sacs de banque dans les conduits d'aération.
- Dépêchons-nous !
Tout le monde s'exécutait avec une discipline et une coordination sans tâche. Portzamparc se serait cru de retour à la caserne, de retour d'une mission kommando !
Quelques minutes après, la bande des Insomniaques ressortait dans un coin obscur de Dugnauth, comme des citoyens ordinaires. Ils traversèrent deux petites ruelles et débouchèrent sur un tout autre décor : un grand boulevard, quartier des Minuties, avec ses voitures à cheval, ses réverbères, ses bourgeois et ses grandes boutiques, dans l'agitation de la vie mondaine de début de soirée.
Le Somnambule, en redingote et chapeau haut de forme, partit avec quelques hommes en direction d'un cocher. Ils le hélèrent, et grimpèrent dans une magnifique voiture attelée, qui tourna au coin de la rue. D'autres, l'allure de bons commerçants qui vont profiter d'une brasserie puis d'un cabaret, partirent vers les grandes places aux décors industriels éclairés par la fée électricité.
Portzamparc et Perce-Pierres se retrouvait au milieu de ce bruissement de la vie nocturne, autant éberlués par la rapidité du braquage que par le changement de décor !

Pendant ce temps, dans les rues courbes de Dugnauth, on tournait en rond !



Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 05-03-2009

DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->

Le lendemain, en milieu de journée, quand Maréchal rentra enfin chez lui, il passa aussitôt un appel à Weid. Il le mit au courant du braquage de la Donasserne.
- Les Pandores et moi avons fouillé le quartier. On l'a passé au peigne fin. On a fini par reconstituer le trajet de la bande. Ils sont passés dans le quartier des Minuties, et de là, ils se sont perdus dans la foule... On ignore où est leur butin. Ils ne l'ont sans doute pas sur eux.
"On a retrouvé l'immeuble où ils se sont retrouvés juste après le casse. Là-bas, ils ont changé de vêtements. On a retrouvé un complice qui portait les sacs, ceux où ils ont laissé leurs habits, les gants, les cagoules... Ce n'est qu'un casseur à la petite semaine, un demi-sel. Pour lui, c'était une sacrée promotion de pouvoir travailler avec le Somnambule. Il a vite avoué ce qu'il savait, c'est à dire pas grand'chose. Les Pandores continuent de le cuisiner, mais à mon avis, on n'en tirera pas plus.
"Par ailleurs, je suis repassé à l'épicerie. Portzamparc y est passé dès l'ouverture et il a laissé un message, dès son retour du braquage. Il a confirmé que personne n'était reparti avec de l'argent sur lui. Le partage doit avoir lieu dans deux jours. En attendant, Portzamparc et Perce-Pierres ont quitté leur planque de Rotor 17. Le Somnambule ne les reverra que pour leur remettre des enveloppes... Non, pas de liquide, mais les numéros du compte où l'argent a été déposé... D'accord, nous ferons comme cela... Entendu, je transmets à Portzamparc le numéro de ce compte. Comme ça, il y ira faire le virement vers ce compte... Oui, tout à fait..."

C'était ingénieux et simple. Weid allait ouvrir à Portzamparc un compte. D'ici là, le détective ne donnerait pas de nouvelles. Maréchal n'avait qu'à attendre.
Il passa donc le reste de la journée, et toute celle du lendemain, à attendre tranquillement chez lui, à se promener, comme s'il était en congés. Officiellement, il était en stage !
Le troisième jour après le braquage, il appela Herbert :
- Inutile d'essayer de vous défiler... Vous allez me donner votre numéro de compte, et n'essayez pas de m'entourlouper, n'est-ce pas !... Oui, j'irai me renseigner sur ce compte-là.... Si on l'apprend !... Que voulez-vous que je vous dise ! Et surtout, je vous conseille d'aller déposer cet argent rapidement. Oui, c'est ça, au revoir.
Herbert avait vraiment la carrure du fusible, le type sacrifiable.

En fin de journée, sachant que la remise des enveloppes avait eu lieu, Maréchal alla la caisse de dépôts de la Pham'Velker, à côté de chez Herbert. Il demanda à voir le directeur.
Il montra sa plaque à ce dernier. Brigade Financière !
- Monsieur le directeur, je vous prie de croire que mon enquête ne porte aucunement sur votre établissement. Même pas sur un de vos clients. Plutôt sur le client d'un de vos clients... Rien à voir avec vous.
- Normalement, il me faudrait des papiers un peu plus officielles pour que j'accède à votre requête, inspecteur...
Déclaration de pure forme. L'honnête banquier ne fit pas de difficulté pour que Maréchal puisse consulter les mouvements de fond du compte de Herbert. Pendant que le directeur demandait à un des guichetiers de lui trouver les papiers nécessaires, Maréchal lui parla de la pluie et du beau, et surtout de cette vague de braquages dirigée contre la Pham'Velker. Que c'était bien malheureux, que heureusement la police veillait. Même dans les petits quartiers, comme à la Jointure, où l'on avait mis la main, naguère, sur la bande à Gibal !
- La bande à Gibal ?...
Manifestement, le directeur répugnait même à se salir la bouche en prononçant ces mots, qui sentaient la crapule à deux kilomètres.
La bande à Gibal, le Notaire... Maréchal et Portzamparc avaient été aux premières loges.
- Voilà les autorisations, inspecteur. En espérant que cela restera discret...
- Mais oui, mais oui...
D'autant plus discret que Maréchal comptait bien que le directeur ne dise pas un mot de cela à quiconque, puisque cette demande était plus ou moins irrégulière. Mais l'inspecteur se sentait couvert par son appartenance officieuse à la Brigade Spéciale ! Un bien beau stage de formation !
Maréchal trouva le numéro du compte à partir duquel on avait versé l'argent à Herbert. Il le nota et appela Weid, qui allait faire une demande à CONTRÔLE.
Le lendemain matin, le commissaire rappelait son inspecteur et lui donnait le nom et l'adresse du détenteur du compte.
Comme sur des roulettes...
Maréchal alla arrêter l'individu soupçonné, un autre truand qui s'était senti pousser des ailes quand la bande du Somnambule l'avait contacté.
- Allez, suis-moi, Marko...
Il avait une tête à être un frère de sang de Gino, pour sa vie de petit trafiquant minable. Il l'emmena à Névise, dans les bureaux de Weid. Le commissaire remercia son inspecteur et dit qu'il allait s'en occuper.
- Rentrez donc vous reposer un peu, inspecteur. Vous avez bien travaillé.

Maréchal obéit et passa une bonne nuit de sommeil. Le lendemain, il se fit monter les journaux. Il y avait déjà cinq jours que le braquage de la Donasserne avait eu lieu. Un autre casse s'était produit entre temps, attribué encore au Somnambule. Portzamparc avait-il participé à celui-ci ? Manifestement non. Maréchal avait reçu, le soir d'avant, un télégramme de son collègue, l'informant que lui et Perce-Pierres avaient changé plusieurs fois de planques, et il ne parlait pas d'un nouveau braquage.

L'histoire du Somnambule prenait l'ampleur d'une épopée. Une épopée sanglante. Un gang violent, sanguinaire même, et gratuitement. Des attaques au fusil et au sabre, avec des exécutions sommaires, pour l'exemple.
L'opinion publique se passionnait pour ces hommes sauvages, brutaux, qui parcouraient la Cité en pillards, défiant toutes les lois. On les craignait et ils fascinaient. Les journaux publiaient les portraits-robots transmis par SÛRETE. Les témoignages concordaient pour dire que la bande s'appelait elle-même les Insomniaques et qu'ils venaient de Forge. On était sûr que le Somnambule était d'origine forgienne, mais ses hommes étaient des gaillards des steppes.
On parlait d'une fête à tout casser, chez une comtesse, où des Insomniaques s'étaient introduits, pour trouver de l'alcool et des femmes. Ils avaient failli déclencher un massacre, mais les Pandores étaient intervenus à temps, sans parvenir à leur mettre la main dessus.
Ainsi, entre deux casses, ils faisaient la bombe, comme des soldats permissionnaires !
Cette insolence, cette témérité folle donnait des cauchemars à TRIBUNAL. C'était la crédibilité de tout le système judiciaire qui était en jeu !

Pendant que le peuple et ses institutions s'affolaient, Portzamparc et Perce-Pierres voyageaient à travers la Cité d'Acier, à l'écart de ce remue-ménage. Ils passaient d'hôtels en hôtels, dans des quartiers isolés, sans attrait ni pour la police ni pour les criminels. Portzamparc préférait ne pas appeler sa femme. Officiellement, il était toujours en stage. Un stage très loin, pour une durée indéterminée. Madame de Portzamparc était chez sa mère, et suivait le feuilleton du Somnambule, elle aussi, sans se douter le moins du monde de l'implication de son mari ! Elle le savait courageux, imprudent même, mais elle ne pouvait pas imaginer !...

*

Cette après-midi là, Portzamparc se chargeait une fois de plus de la corvée de patates. C'était machinal pour lui. Il aimait bien, en plus, retrouver cette habitude apprise sur Forge. Comme au bon vieux temps...
Le Perce-Pierres était loin d'être aussi serein. Il se morfondait.
- Venez donc m'aider, disait Portzamparc.
Sa vie de soldat lui avait appris une chose, que l'oisiveté est mère de tous les vices ! (Comme le Somnambule avait dû être inactif, dans ce cas !wink
Toujours avoir une occupation ! S'occuper les mains, bricoler, cuisiner, n'importe quoi quand on peut tuer le temps.
Les patates tombaient les unes après les autres dans le seau. Le Perce-Pierres tournait en rond comme un animal en cage.
- Vous êtes prêts à recommencer, vous ?
- Bien sûr, fit calmement Portzamparc.
- Et s'ils décident de nous trucider après le casse, hein !
- Qu'ils essaient déjà...
- Et s'ils se doutent seulement de quelque chose !...
- ... m'étonnerait... Vous avez tellement bien travaillé sur ce coffre...
- Ils vont quand même se demander d'où vous débarquez...
- De la même planète qu'eux.
- Et du même pays ?
Portzamparc s'arrêta d'éplucher :
- Vous savez d'où ils viennent ?
- Vraisemblablement de Scovié... Je les ai entendus, une fois...
- Scovié, hein ?...
On frappa à la porte. Parlophone !
Le Perce-Pierres fut électrisé.
- Je vais répondre, dit Portzamparc en se levant de la chaise où il avait passé plusieurs heures assis.
Notre détective remonta après quelques minutes.
- Vous avez des habits de soirée, Perce-Pierres ?
- Quoi ?... Moi ? non...
- Alors, allons-nous en acheter ! Nous sommes riches, après tout !

Perce-Pierres crut qu'il allait tourner de l'oeil. Le Somnambule les invitait au restaurant ! Et quel restaurant !

*

Le Zeppelin d'Argent était le plus haut restaurant de la Cité. Il flottait à une centaine de mètres au-dessus d'un des quartiers les plus prestigieux qui soit : les Célestes, attaché à la plateforme voisine de celle du grand casino le Pandemonium. C'est aux Célestes qu'on trouvait les plus grands restaurants, les galeries commerciales somptueuses ainsi qu'un grand nombre de galeries d'art courues. La vie y était hors de prix puisque, de plus, c'était le quartier qui profitait le mieux de l'ensoleillement relatif dispensé par le vieux soleil du système.
Les Célestes comptaient aussi, pour cette raison, un grand observatoire d'où, prétendait-on, on pouvait observer les navires forgiens évoluer sur leur océan.
Entre les plateformes qui flottaient au-dessus de la Cité se trouvaient de petites passerelles où les belles dames et les beaux messieurs circulaient sur leurs beaux cyclopèdes à l'immense roue arrière. Dans ces hauteurs, on ne savait plus si le quartier était physiquement solidaire du reste de la Cité. Les Célestéens aimaient penser que non ; ils comparaient volontiers la structure d'Exil à un verre de champagne : au fond du verre, les bulles sont agglutinées, comme les quartiers populaires, et en remontant, les bulles se détachent, de plus en plus légères et aériennes, comme les Célestes.

Portzamparc et Perce-Pierres avaient mis leurs habits de soirée et s'étaient faits conduire par Théodule Corben. Le brave pilote de Mägott-Platz reçut encore un bon pourboire : Portzamparc devenait pour ainsi dire son mécène ! Et dans les semaines qui suivirent, comme on le verra, Corben eut encore l'occasion de largement arrondir ses fins de mois pour le service du détective.

Il y avait une station de ballon-taxi privée qui seule emmenait les clients vers le restaurant. Corben renifla fort dans ses épaisses moustaches, maudit ces aristos qui se croyaient tout permis avec leurs engins luxueux et fragiles (contrairement à sa propre "Titine", modèle rafistolé et réglé au millimètre, capable d'endurer les pires coups de tabac) !
- Je vous attends comme d'habitude, patron.
Il partit en sifflotant en soupesant les velles laissées par Portzamparc : il allait passer la soirée au Pandemonium, avec des machines à sous, de l'alcool et des filles !
- Amusez-vous bien, dit Portzamparc.

Le ballon prit cinq passagers en plus de nos deux héros, trois jeunes loups aux dents longues avec deux femmes qui riaient comme des folles. Le ciel était clair et dégagé. Seul le Zeppelin projetait son ombre arrogante sur les Célestes.

Quand il vit Corben entrer dans le casino, Maréchal se leva du banc où, comme un espion aguerri, il surveillait Portzamparc de derrière son journal. Il rangea ce dernier dans sa poche et approcha de la station de ballon-taxi. Il avait été prévenu par son collègue du dîner très chic auquel le conviait le Somnambule. Il fit un petit signe à Portzamparc puis entra dans un grand café rempli de gros négociants et de mondains en tous genres.

Portzamparc et son encombrant complice entraient dans le Zeppelin. Les murs étaient couverts d'écailles en argent. Le parquet était en bois, les tables étaient des tables d'orientation. Dans une ambiance feutrée, les serveurs préparaient d'énormes plateaux de fruits de mer avec les crustacés qui trempaient dans la glace. Les sommeliers allaient et venaient avec leurs seaux de crus millésimés. On reconnaissait plusieurs vedettes du théâtre et de l'opéra, qui avaient leurs habitudes.
Le Somnambule était à une table au fond, entouré de cinq de ses lieutenants. En dépit de leurs beaux habits, ils déteignaient, avec leurs carrures de catcheurs. Ils mangeaient chacun comme quatre : le garçon qui s'occupait de leur table n'arrivait pas à fournir ! Ils étaient déjà bien rouges ; on les devinait capable de descendre les bouteilles comme des employés de banque.
En fait, le Perce-Pierres redoutait le pire. Il savait la bande des Insomniaques capables par exemple, de prendre en otage le restaurant et de s'emparer carrément du Zeppelin ! De jeter quelques serveurs par-dessus bord, pour rigoler ...!D'attaquer une banque avec ! De prendre d'assaut la Cité Administrative !
Ces gens ne manquent pas d'imagination.

Les deux invités s'assirent à la table, pendant que les gros Forgiens engloutissaient crustacés, huîtres et légumes. Le Somnambule mangeait peu. Par rapport à ses complices trapus, il était mince et athlétique. ll ne buvait presque pas et avait un appétit d'oiseau. Les autres étaient ses prédateurs de compagnie. Il les nourrissait et les dressait.
Portzamparc ne manquait pas d'appétit et il n'eut pas peur de relever le défi lancé par les autres. Il tenait le coup face à l'alcool. Il n'allait pas laisser ces petits Scoviens lui en remontrer ! Il leur montra ce qu'on apprenait, dans les chambrées sur Autrelles !
- Quel appétit, souriait le Somnambule. Et toi, tu ne manges pas ?
Le Perce-Pierres avait du mal à finir ses bouchées.
- Prends des forces, je vais avoir besoin de toi bientôt...
- Quand vous voudrez, articula le perceur de coffres.
Portzamparc reposait son verre en regardant les autres droit dans les yeux. Les serveurs regardaient de travers cette table de goinfres ; ils chuchotaient dans leur coin. Le patron, très poliment, s'approcha d'eux, en leur demandant s'ils voulaient encore autre chose. Le Somnambule le regarda de son regard glacé :
- Amenez-nous la carte des desserts. Je prendrai une tisane...
- Bien, monsieur.
L'autre baissait les yeux et repartait. Il avait compris l'ordre que lui intimait ce grand personnage gris. Ne plus les déranger !
Le Somnambule alluma une cigarette, qu'il fuma négligemment. Perce-Pierres bourrait maladroitement sa pipe. Il faisait tomber des mèches de tabac par terre.
Par la fenêtre, la vue plongeante sur la Cité était imprenable. On apercevait les entrelacs angoissants et les kilomètres de vide, la structure invraisemblable des passerelles et des bâtiments, les mille mondes agglutinés les uns sur les autres.
L'après-midi était déjà bien entamée, les estomacs bien remplis. Les Scoviens étaient lourdement, mollement, assis sur leurs chaises. Le Somnambule écrasait sa cigarette :
- Nous repartons bientôt pour un nouveau coup.
Portzamparc dit qu'il était prêt.
Il savait qu'en s'infiltrant, son but était de découvrir des complices, des commanditaires. Or, pour le moment, il lui semblait que les Insomniaques opéraient vraiment seuls. Weid ne s'était pas trompé en parlant d'une criminalité d'un nouveau genre. Il n'avait rien à voir avec l'organisation traditionnelle, hiérarchisée, des bandits d'honneur. Portzamparc était sûr que ces derniers avaient peur du Somnambule. Un peu comme les petits truands de Mägott Platz avaient eu une peur bleue de Horo ou Gueule-de-Rat.
Seulement, si cette bande était indépendante, il n'y avait plus à attendre pour l'arrêter ! Il n'y avait rien à découvrir.

Le Somnambule paya l'addition et laissa un beau pourboire. Il fit signe à ses hommes que c'était l'heure de partir, et sans essayer de faire de l'esclandre dans le restaurant. Il reprenait ses fauves en laisse, parce que depuis quelques temps, ils regardaient quelques petites serveuses aux formes bien agréables. Ils reprirent le ballon et se séparèrent sur la plateforme des Célestes.
- Je vous appellerai...
- Entendu, dit Portzamparc.
Le détective alluma une cigarette, inquiet.
- Cela ne s'est pas si mal passé, dit-il.
- C'est de la folie... Il faut arrêter maintenant, fit Perce-Pierres. Ce sont des animaux enragés. Ils auraient été capables de faire un massacre là-haut...
- Justement, ils ne l'ont pas fait.
- Ils vont le faire ailleurs...
- On continue. Il y a quelque chose de pas clair avec ce type...
Portzamparc voulait saisir une dernière chance. Un dernier braquage. Si après celui-là, il ne trouvait rien, il laisserait SÛRETE faire son travail.
- Alors ce n'est pas le moment de flancher, compris ?
Perce-Pierres aurait donné cher pour être tranquillement au fond d'une cellule du Château, plutôt qu'en liberté avec la bande du Somnambule après lui !

Maréchal sortait de son restaurant, disait bonjour de loin à son collègue et montait dans le ballon-taxi de Corben.
- Tiens, inspecteur ! Ce n'est pas vous que je m'attendais à voir !
- Nous partons sur le champ, monsieur Corben ! Portzamparc rentrera par ses propres moyens !
- On va où ?
- Suivez ce ballon-taxi !



Dossier #9 : Le rêve du Somnambule - Darth Nico - 06-03-2009

DOSSIER #9<!--sizec--><!--/sizec-->

La bande des Insomniaques avait quitté les Célestes à bord d'un autre ballon, qui descendit dans le gouffre qui suivait le grand ascenseur urbain n°3. Les turbulences étaient fortes : il était difficile de garder sa direction dans ce défilé vertical, et de ne pas aller s'écraser contre la façade d'un immeuble ou d'empaler la toile sur une des gargouilles aux langues fourchues.
- Ils se dirigent vers la Cité-Machine, cria Maréchal.
- Oui !
Il n'avaient pas pris l'ascenseur car il était trop fréquenté et trop gardé par la police. Il aurait été facile de les bloquer dans la cabine.
Maréchal se demandait si le repaire de la bande était en plein chez les Ingénieurs ?
Corben était un vieux de la vieille, et ce n'était pas des courants aériens violents qui allaient l'arrêter. Son slourt domestique frissonnait, accroché aux cordages, comme un brave marin qui défie à la proue les vagues de l'océan !
Corben devait se freiner volontairement pour ne pas rejoindre l'autre ballon, aux mains d'un pilote bien moins habile. A tout hasard, Maréchal avait son révolver de près. Au fond, il aurait été facile de s'approcher, de crever d'une balle la toile de leur dirigeable, et de les regarder s'écraser dans les bas-fonds de la Cité...

- Ils continuent leur descente ! Mais ça va devenir impraticable pour moi !
- Vous êtes sûrs ?
- Oui... D'ailleurs regardez, l'autre pilote les dépose à l'ascenseur !
- En-dessous, ce n'est plus aussi surveillé...
Maréchal demanda à Corben de le poser sur une passerelle un niveau au-dessus.
- Pour la facture, adressez-vous au détective de Portzamparc !
- Très bien, chef ! Bonne route !
- Et bonjour à Mägott Platz !

Maréchal prit un escalier, les oreilles qui sifflaient encore du vent, étourdi par ces bourrasques d'air.
Le Somnambule et ses acolytes avaient pris le grand ascenseur 3. Maréchal s'approcha de l'employé et montra sa plaque :
- Où vont les passagers de la cabine d'avant ?
- Ils ont pris un billet pour tout en bas, m'sieur !
- Alors pour moi aussi !

*

Chemin souterrain des tombeaux -->

Tout en bas...
Maréchal fut tout seul dans son ascenseur. A mesure qu'il descendait, il sentait des souvenirs remonter à la surface. Il était jeune à l'époque. Il voulait impressionner Nelly. Elle l'avait recueillie dans sa bande quand même ! Et il y avait cet endroit où on disait que personne ne devait aller, pas même le "peuple des rues". Des enfants étaient allés là-bas mais on disait qu'ils se faisaient happer par des monstres, qu'ils étaient engloutis dans un abime de noirceur, qu'ils tombaient à jamais...
On appelait cet endroit le Halo. Maréchal était un timide à l'époque. Le petit Antonin n'aurait pas osé désobéir à Nelly ! Pas s'aventurer là-bas... Il avait trop peur.
Le Halo, c'était une lueur qu'on voyait de loin quand on s'aventurait sous la Cité-Machine. Il fallait déjà avoir du courage pour aller sous les Machines qui font tourner la Cité ! Ouais, un sacré courage !
La bande à Nelly y était allée, juste une fois. On disait que les gens d'une autre bande y étaient allés, en plein dans le Halo. Nelly, elle, n'aurait pas laissé ses protégés s'aventurer dans un tel endroit. C'était trop... trop effrayant !... Elle ne voulait pas les perdre, ses gamins, pour une stupide histoire d'héroïsme. Elle voulait devenir la chef d'une bande respectée, vivre la liberté, pas comme les bourgeois... Elle voulait, elle voulait...

Bref, c'était bien loin pour Maréchal. Il vérifia encore son révolver. La cabine s'immobilisa.
C'était ce qu'on appelle aller au fond des choses. Il était en-dessous de tout. La masse gigantesque de la Cité grincer doucement dans la bise. Il n'y avait qu'un seul bloc d'Acier, et Maréchal était en-dessous, perdu parmi les piliers de soutiens des plateformes de machines absurdes. Dans cette noirceur, il y avait des poussières de lueurs, des loupiotes de service pour les mitiers. C'était comme dans un chantier à l'abandon. Ce n'était plus la ville, ni un gouffre.
Maréchal toussota et serra son écharpe. Il avait tort d'être venu. Il le savait bien... Mais voilà, c'était plus fort que lui... Il s'était jeté tête baissé dans cette histoire. Weid avait donné la petite pichenette supplémentaire pour l'enfoncer encore plus dans la curiosité.
Des palpitations sourdes sortaient des machines absurdes. Elles étaient d'une taille à peine imaginable. Dans ces mécanismes, la moindre roue dentelée devait faire cinq mètres de diamètre ! C'est comme si Maréchal avait rétréci ou qu'il se trouvait chez les géants. D'ailleurs, la passerelle sur laquelle il avançait frôlait un tombeau de forme ovoïde, haut comme un immeuble de huit étages.
Un panneau indiquait : "Chemin souterrain des tombeaux".
C'était presque touristique ! Une petite pelouse et on serait venu pour le pique-nique en fin de semaine ! au milieu des tubes à air comprimé et des rails.
Deux Ingénieurs, qui discutaient sentencieusement, passèrent au loin, l'air grave. Maréchal aurait voulu les appeler ; seulement, c'est comme s'ils n'étaient pas dans le même monde.

Un bref instant, Maréchal eut une vision de son passé. Il se revoyait dans la cour de son école, avec tous les gamins qui jouaient au ballon, qui criaient. Le ballon passait par-dessus la grille de l'école et un passant le renvoyait aux gamins.
Maréchal toussa encore. Il faisait froid et sa toux prenait un son métallisé. Il avait entendu que c'était les sons quand on est dans un engin submersible. Une pulsation montait des niveaux inférieurs.
Maréchal regarda sa montre et grimaça. SHC 6 - RUS 6 - IEI 6 !
Il entendit des pas derrière lui. Il se retourna lentement, transi de peur. Le vent claquait, les passerelles gémissaient en chœur.
Le Somnambule le regardait, amusé, une cigarette à la bouche.

- Vous vous êtes égarés...
- J'ai au contraire le sentiment que je trouve mon chemin, fit Maréchal.
- Seulement, il n'est pas sûr que vous puissiez revenir en arrière.
- Vous non plus...
Le Somnambule écrasa sa cigarette et avança de plusieurs pas.
- Vous avez une bien belle montre. Vous avez dû l'acheter dans la même boutique que moi.
La gorge de l'inspecteur se serra quand il vit l'homme blafard sortit le même modèle, avec les trois cadrans.
- On me l'a offerte...
Le policier se sentait soudain fatigué. Son coeur battait au rythme des pulsations mécaniques d'ensemble.
- La mienne indique des chiffres élevés, et la vôtre ?...
- La mienne aussi, souffla Maréchal. Mais je ne connais pas la signification de deux d'entre eux.
Le Somnambule ralluma une cigarette.
- Amusant, moi non plus. Par exemple, le premier sigle, SHC...
- Celui-ci, je le connais. Par contre, les deux autres ne me disent rien.
- Je connais IEI.
- Si nous pouvions trouver quelqu'un qui connait RUS.
- Vous pouvez sans doute me dire ce qu'est SHC.
- Oui, sourit Maréchal. D'autant que je pense que vous souffrez vous aussi de ce mal.
- Si ce sigle désigne l'insomnie, oui...
- C'est le Syndrome d'Hypersensibilité Chronique... Jamais entendu parler, monsieur le Somnambule ?
L'autre sourit aussi.
- Jamais non.
- C'est un mal lié à la Cité. Il vous empêche de dormir. Il vous donne envie de marcher, d'explorer. Et de trouver des lieux inconnus, inaccessibles au commun des mortels.
- Vous m'en direz tant. C'est l'ivresse des profondeurs...
- Peut-être bien...
- A mon tour alors. L'IEI...
- Comment vous l'avez découvert ?
- Les policiers sont si curieux.
- C'est le métier qui veut ça.
- C'est mon ancien protecteur qui me l'a appris. L'IEI est l'Intrusion Extralunaire Insolite. Moi qui ai passé un temps sur Forge, je suppose que je suis mesuré par cette aiguille. Et vous, d'où venez-vous, monsieur le policier ?
- Je suis né sur la Lune. Je ne l'ai jamais quitté.
- Mais vous la connaissez mieux que la plupart des Ingénieurs, dirait-on.
- On le dirait.
- Savez-vous que je suis actuellement l'objet de menaces ? Peut-être que la police pourrait assurer ma protection ?
- Peut-être. Si vous me suiviez au commissariat le plus proche, nous pourrions enregistrer votre déposition.
- Nous verrons cela. En fait, je poursuis quelqu'un, et quelqu'un me poursuit. C'est à qui attrapera l'autre en premier.
- Et à qui en voulez-vous comme ça ?
- J'en veux à un policier acharné. Un homme qui se fait appeler Léopold Weid. Un de vos collègues.
- J'en ai entendu parler. Je le préviendrai que vous voulez le voir.
- Dites lui juste de renoncer à me traquer.
- Et qui est après vous ?...
- Vous faites du zèle, officier... L'homme qui me poursuit appartient à la caste des Scientistes. Cela rentre-t-il dans vos attributions ?
- Personne n'est au-dessus de la loi.
- Vous m'en voyez rassuré. C'est un savant, le professeur Hendrich...
Le Somnambule avait fait claquer ce nom, chargé de menaces. Longtemps, les passerelles vibreraient de ces syllabes.
- Ce diabolique personnage a fait de moi ce que je suis, et il a juré ma perte.
- Séquestration ?
- Oui. Séquestration, sourit le Somnambule. Traitements cruels, et j'en passe. Nous sommes nombreux à avoir eu une enfance malheureuse.
- Adressez-vous aux services sociaux.
- Je n'aime pas me faire plaindre.
- Si vous n'avez rien à ajouter, je vais vous laisser circuler.
- Et moi, je vais vous laisser repartir vaquer à vos occupations de fonctionnaire.

Maréchal avança, le coeur qui battait de plus en plus fort. Il passa à côté du Somnambule, qui ne remua pas d'un cil. L'inspecteur avança encore. Il se retourna et vit l'homme qui passait par-dessus la rambarde et atterrissait sur la plateforme d'en-dessous.
L'inspecteur, transi, retrouva l'ascenseur et prit un billet pour remonter à la Cité-Machine. Il entendait encore la pulsation lointaine, et il l'avait encore dans les oreilles quand, arrivé chez lui, il passa sous une douche brûlante.

*

Le surlendemain, Portzamparc reçut dans sa planque le rendez-vous pour la prochaine "opération". Le Perce-Pierres était retourné à sa boutique en secret pour y reprendre du matériel. La police avait levé les scellés. Peut-être que Weid avait arrangé cela ?
Portzamparc avait trouvé un petit hôtel miteux comme il faut, L'hôtel du voyageur, qui lui convenait parfaitement. Il avait pris une chambre pour le mois, en se servant, comme il faisait pour Corben, dans les fonds versés par son réseau. Après la mort de l'amiral, on lui avait même versé une jolie prime. Il s'était mis à pleuvoir sans arrêt depuis la veille. La communication chromatographique passait mal. On entendait de forts graillons sur la ligne, alors que le policier transmettait à Maréchal le nom de la prochaine banque. Dans un autre vilain hôtel, Maréchal recevait les informations. Il avait passé la journée de la veille à dormir, hanté par les visions sépulcrales de sa descente. Son SHC ne descendait pas en-dessous de 4, comme certains ivrognes ont un taux plancher d'alcool dans le sang !
L'inspecteur transmit au commissaire Weid, malgré les intempéries.
- Ce sera la dernière fois, dit Weid. Soit Portzamparc arrive à trouver une information nouvelle, soit nous le sortons de là et nous raflons toute la bande.
- Je crois que c'est bien comme ça qu'il l'entendait...

La banque était une succursale du Crédit industriel exiléen, la maison de change de la famille Aussame Nerbois. Le bâtiment attaqué se trouvait à Primevent, un beau quartier où l'argent appartenait surtout à des corpolitains de l'armement. Une recette qui se chiffrait en millions de velles...
Le Somnambule connaissait déjà par coeur la banque, qui serait à l'intérieur, combien de temps la police mettrait à réagir.

La veille, Maréchal avait eu Herbert au parlophone :
- Je vous dis que le Somnambule peut voir l'avenir ! Il a des visions !
- C'est les Scientistes qui lui ont fait ça ?
- Taisez-vous... Vous ne savez pas ce que vous dites... Il voit, c'est tout !
- Il va voir ce qu'il va voir quand on le ceinturera !
- Ne riez pas avec ça, inspecteur... Cet homme a vu des choses... des choses... d'une autre planète !
- Des barbares forgiens par exemple !
- Pas seulement ! de plus loin !
- Allons bon ! Des extralunaires !
- Oui...
Herbert était très agité. Maréchal, fatigué, qui ne savait plus bien à quoi accorder de la réalité, préféra se recoucher en se resservant un verre de whisky bien concret.

Le Somnambule entra le premier dans la banque, alla au guichet, dégaina son fusil de sous son épaisse gabardine et braqua l'employé, pendant que les Forgiens entraient et faisaient mettre tout le monde à plat ventre.
Le Perce-Pierres et Portzamparc avançaient vers les coffres, pendant que le Somnambule faisait vider les caisses. Les forêts du Perce-Pierres firent encore merveille et tout le contenu du coffre fut raflé, avec la célérité et la brutalité d'une descente de police. Le Somnambule aimait cette comparaison. Ils remontèrent à cinq du coffre, chargés de sacs pleins à craquer, pendant que le reste de la bande, qui était venue au grand complet ouvrait le feu sur les Pandores qui approchait : ils préparaient la sortie. Toute la bande jaillit comme une meute. Il y eut une fusillade assourdissante, fulgurante. Les armes aboyaient, les hommes criaient, des chevaux s'affolaient...
Mais quand la Brigade Urbaine, menée par l'inspecteur Lanvin, arriva, la bataille était finie. La bande des Insomniaques s'était dispersée. Rageur, Lanvin hurla à tout le monde de boucler le quartier et ceux d'à côté. Mais il savait bien que c'était inutile.

Le Somnambule organisa un bref rendez-vous, une heure après le casse, à Rotor 17. L'argent fut distribué en liquide directement. Maintenant, n ne se reverrait plus avant longtemps.

Quant à Maréchal, il se retrouvait le bec dans l'eau. Ce n'était pas la banque annoncée qui avait été attaquée ! C'était un établissement appartenant à la maison Margannes !
Maréchal avait guetté à Primevent sans rien voir venir.

Découragé, il passa le soir dans l'hôtel de Portzamparc. Celui-ci se faisait un café.
Les deux collègues ne s'étaient pas parlés de vive-voix depuis plus de dix jours, et cela semblait une décennie.
- Alors, c'est terminé ? dit Maréchal.
- Oui. Le Somnambule n'a plus l'intention de se montrer avant longtemps...
Portzamparc versa du café à son collègue.
- Vos conclusions ?
- Mes conclusions, dit Portzamparc, amer, il n'y en a pas beaucoup. Cette bande n'est soutenue par personne. Je connais le nom et la tête des complices. Reste que maintenant, ils nous ont filé entre les doigts.
Les deux hommes fumèrent une cigarette.
Ils s'apercevaient de ce qu'ils avaient fait. Non seulement ce n'était pas régulier, mais c'était dangereux, pour eux comme pour la sécurité de leurs concitoyens.
- Allons voir Weid, dit Maréchal.
- Ca, j'y compte bien ! S'il peut nous dire quoi faire !... Vous, de votre côté, vous n'avez rien appris de nouveau ?
- Non, soupira Maréchal, cachant sa nervosité. Je crois que nous avons assez perdu de temps. Allons voir le commissaire et mettons fin à cette histoire.
- J'appelle Corben.

Pendant le trajet, ils restèrent songeurs. Dans quel délire s'étaient-ils embarqués ? Il serait temps que Weid joue cartes sur table avec eux. Quand ils survolèrent Névise, la pluie tombait toujours. Plusieurs quais étaient inondés ! Mais une grosse fumée s'élevait dans le ciel. Elle venait du bâtiment de la Brigade Spéciale ! Des flammes !
Le bâtiment était calciné ! Les pompiers terminaient de circonscrire les départs de feu, avec leurs lances alimentés par l'eau du fleuve.
Les deux policiers se précipitèrent. Il n'y avait là qu'un planton du quartier.
- Que s'est-il passé ?
- Incendie, dit-il, ennuyé. Origine probablement criminelle...
- Des morts ?
- Pas de cadavres identifiés.
- Mais des cadavres, il y en a ?
- Je ne sais pas bien... Au fait, non... Non, on n'a rien trouvé.
Les pompiers confirmèrent n'avoir trouvé aucun corps.
Nos deux héros choisirent de ne pas s'attarder.
- Demain, on retourne au bureau, proposa Portzamparc. On dira que notre stage est fini...
- De fait, il l'est, dit Maréchal. J'espère qu'on ne nous posera pas de questions.
Il aurait fallu penser à consulter le dossier de leur mise en disponibilité pour ce stage, voir la date de fin, faire des demandes à la hiérarchie... Ils n'avaient pas le temps pour ces paperasses ! Il fallait savoir où était Weid !
Maréchal se fit déposer chez lui par Corben, et Portzamparc à son hôtel.
- Vous ne pouvez plus vous passer de cet endroit !
- J'aime autant ne pas prendre de risques, dit le détective. Et puis, il faut que je range mes affaires. Je remménagerai demain.
- Bonne soirée.

Maréchal, de plus en plus inquiet, retrouva son appartement et se servit un verre. Son parlophone sonna. A l'autre bout du fil, un souffle, des gémissements...
- Alors, monsieur le policier ?... Bien rentré, n'est-ce pas ?...
C'était le Somnambule, une sourde haine dans la voix.
- Vous avez raison, à propos du SHC. Cette saleté nous tape sur les nerfs. C'est la Cité qui fait ça, qui vit à travers nous ! C'est son appel... son appel !
- Si vous désirez en parler, vous feriez mieux de me retrouver au quai des Oiseleurs...
- Non, non, j'ai compris... Je n'ai plus besoin de vous... Maintenant, c'est Hendrich qui m'attend. J'ai rendez-vous avec Exil ! Avec l'autre Cité d'Exil ! Vous ne pouvez pas comprendre.
- Il est encore temps de vous arrêter.
- Non, non, il est trop tard, inspecteur. Vous m'avez poussé à bout... Et pas que vous. Votre ami aussi...
- Quoi mon ami ?
- Bonne soirée, inspecteur.
Il raccrocha.
Maréchal garda le combiné en main, affolé. Il composa le numéro de Portzamparc.

Ce dernier s'était donc fait raccompagner à son hôtel par Corben.
- Vous êtes partants pour un petit supplément ?
- Vous n'avez pas d'horaires vous !
- Non, mais j'ai les moyens de mes envies...
Portzamparc sortit plus de cinq cents velles. Plus d'un mois de salaire d'un coup.
- Une prime pour le dérangement de dernière minute, les horaires de nuit et, bien sûr, votre discrétion.
- D'accord, d'accord... Mais laissez-moi vous dire que vous êtes un drôle de policier ! Je ne sais pas s'ils font tous autant de zèle !
- Et vous, vous êtes un sacré pilote, Corben. Allez, en avant !

Portzamparc se fit poser aux Célestes, où il demanda au pilote du ballon qui avait conduit le Somnambule de refaire le trajet pour lui. Il laissa Corben partir.
- J'aime autant que vous alliez vous reposer pour le moment.
- Merci, chef ! Et bon courage !... Désolé pour tout à l'heure, hein... Je sais que vous faites votre boulot.
- On ne compte pas toujours ses heures, Corben.

Le ballon-taxi le descendit à la Cité-Machine. Le pilote affirma que la bande avait pris l'ascenseur n°3. Et le guichetier lui répéta ce qu'il avait dit à Maréchal : ils étaient descendu tout en bas !
- Il y a quelqu'un qui vous l'a déjà demandé ?
Le guichetier fit une description de Maréchal, et Portzamparc ne fut pas trop surpris que son collègue l'ait précédé dans ce genre d'endroits glauques...
Il ne pouvait pas laisser le Somnambule filer. C'était trop bête. Et en tant que Forgien, il ne se sentait pas obligé de croire aux superstitions exiléennes. S'il y avait des hommes dans ces souterrains, il les dénicherait et il ferait appel à Lanvin pour venir les mettre au gniouf !

Alors que la cabine remontait, un coup de feu claqua. Portzamparc se jeta contre un mur. Son bras saignait. La douleur lui remonta dans le corps et il serra les dents pour sortir son révolver.
Le guichetier s'était mis à couvert sous son bureau et le pilote courait vers son ballon.
Second coup de feu. La balle frappa le sol. Portzamparc prit son arme de la main gauche, sortit de derrière son mur. Il avisa le tireur, perché sur le toit des bureaux. Le policier courut s'abriter derrière un banc. Le tireur rechargeait son arme. C'était un des gros Forgiens. Portzamparc se releva, tira, et toucha l'autre à la jambe. Du coup, il roula sur le toit et chuta de trois mètres. Il s'affala au sol. Plusieurs os craquèrent.
Furieux, Portzamparc se jeta sur lui en lui plaquant son canon sur l'œil et sa cuisse sur son ventre.
- Où le Somnambule ?...
- Tu es déjà mort, salopard... Vermine...
Portzamparc lui envoya un coup de crosse. Il le chargea sur son épaule et le traîna au ballon.
- Décollez, ordonna le policier au pilote mort de peur.
L'autre, affolé, obéit.

Au premier commissariat venu, Portzamparc fit basculer le corps par-dessus bord, en montrant sa plaque aux Pandores ahuris. Portzamparc courut dans les bureaux au parlophone. Il appela chez Maréchal, mais ça ne répondait pas. Il fit redécoller le ballon et se fit déposer près du Quai.
- Attendez-moi là !
Le détective courut à l'appartement de Maréchal, frappa à la porte. Pas de réponse. Il était peut-être sorti... Mais non, il était trop fatigué !... Portzamparc avait un sale pressentiment.
Il frappa plus fort avec son bras encore valide. Son bras droit était éraflé et il s'était fait un garrot d'urgence pendant le trajet.
Il prit un couteau et réussit à crocheter le loquet. Il entra et trouva Maréchal, étendu sur le dos par terre, les yeux grand ouverts, la gorge qui saignait.
Le policier, qui sentait qu'il arrivait à bout de nerfs, qu'il se détraquait comme un réveil usé, appela au secours. La gardienne monta, hurla, et courut appeler l'hôpital. Portzamparc ne voulait pas être vu ici ! Il ne voulait pas être vu ici !...
Deux collègues du Quai revenaient avec la concierge. Portzamparc dit qu'il était juste repassé prendre des affaires, qu'il avait voulu dire bonjour à Maréchal... Peu importait ! Les infirmiers arrivaient avec une civière.

Pâle, tremblant, Portzamparc n'en sentait pas moins une sourde colère monter en lui. Le Somnambule avait tout compris !
C'était donc la guerre.
Le policier redescendit et retrouva le ballon-taxi.
- En avant ! La nuit n'est pas finie !
Il se fit reconduire à la Cité Machine et monta dans l'ascenseur.

*

Il descendit jusqu'au dernier étage. Il était prêt à fondre sur le repaire du Somnambule. Révolver en main, il courut vers les passerelles. Et il en vit des dizaines, des centaines et des tuyaux en tous sens.
Il fut pris de vertige et s'aperçut de son égarement. C'était de la folie. Il ignorait même si Maréchal avait trouvé son chemin ici !
Il savait encore retourner à l'ascenseur. Jamais il ne pourrait seul trouver le Somnambule dans ce labyrinthe.
Il entendit du bruit au-dessus de lui : des pas sur une coursive.
Fou de rage, il braqua l'individu qui l'observait. Une androïde !...
Oui, c'était Penthésilée.
Celle-ci leva les mains. Portzamparc lui ordonna de descendre. Elle sauta prestement et se reçut comme un chat.
- Qu'est-ce que vous faites là ?...
- Je -cherche comme -vous...
Elle parlait d'une voix métallique saccadée, de mauvaise qualité. Ce qui contrastait avec la perfection mécanique de son corps, comme Portzamparc n'en avait jamais vu.
- Vous cherchez quoi ?
- Le -Somnam-bule...
- Ah oui, tiens donc...
- Je veux -aussi vous -aider -
- M'aider !
Portzamparc ne comprenait plus rien ! Il la braqua de plus belle.
- M'aider à quoi !
- Vous aider -pour - Maréchal...
- Maréchal...
Il baissa son arme.
- Quand la -nuit tombe, il faut -trouver ses - alliés -dans les ténèbres...
- Joli dicton. A quoi ça nous avance ?
- Je vous -aiderai à -trouver des ren-seignements.
- Pourquoi pas... Au point où j'en suis, hein... Si vous êtes aussi habile à ça qu'à voler les grands magasins !
Penthésilée tendit le bras vers la passerelle d'au-dessus : un grappin sortit de son avant-bras, s'accrocha et l'emporta dans les airs.
Portzamparc était très fatigué.
Il allait appeler Herbert, tout faire cracher à ce petit chauve. Il allait appeler son réseau, mettre en branle leurs moyens de renseignements, et faire la peau au Somnambule !

*

Maréchal fut conduit à l'hôpital et opéré d'urgence. Une balle lui avait traversé la gorge. Le tireur, selon les premières conclusions de l'enquête, s'était embusqué sur le toit d'en face, et avait utilisé un fusil de chasse.
- Un cas similaire à celui de l'amiral de Villers-Leclos, conclut la Police Scientifique. Il s'en est fallut de peu que la balle n'atteigne l'inspecteur en pleine tête.
Tante Myrtille fut avertie et se précipita à l'hôpital, où le chirurgien ressortait de la salle d'opération, épuisé.
- Il est en vie, mais je ne sais pas quand il se réveillera, madame. Ni dans quel état...
L'inspecteur ressortait à ce moment sur une civière. Sur le trajet, il fut soudain pris de spasme, comme un aliéné, et il fallut deux solides infirmiers pour le calmer. Tante Myrtille se précipita vers lui mais il ne la reconnaissait pas, il ne reconnaissait personne !
Soudain, il retomba inerte.
- Il est dans le coma, madame... Il peut y rester des heures, ou des jours...
Myrtille fondit en larmes.

Dans son sommeil profond, Maréchal entendait indistinctement ce qui se disait autour de lui. Mais surtout, il voyageait, plus loin que jamais, dans son passé et dans ses rêves...
Il était à nouveau Antonin le gamin. Il se revoyait, dans le foyer de la bande, une vieille bicoque près de la Cité Machine. On disait que ce n'était pas bien d'aller dans le Halo, que c'était interdit. Nelly l'avait interdit !
Il y avait une autre bande qui y était allée. Des durs. Des grands, qui avaient un jour humilié Antonin en le traitant de crotte-au-cul, de trouillard, de tout ce qu'on voulait... Nelly avait dû le défendre, et du coup, il s'était fait traiter de fillette !

Ce soir-là, Antonin ne dormait pas. Une crise d'insomnie, comme il en avait parfois.
Il s'était levé, mort de peur et résolu. Il avait pris son bagage, regardé Nelly qui dormait profondément. Les larmes aux yeux, il lui avait dit au revoir, et il était parti vers le Halo.
Il avait descendu le souterrain, le chemin des tombeaux. Il n'avait vu personne pendant longtemps, et puis, un grand homme, le crâne rasé dans un manteau noir serré, qui portait une belle canne en sélénium, s'était approché de lui :
- Tu es perdu mon petit ?
- Je veux voir le Halo...
- Tu veux ? Mais tu es tout proche... Viens, je vais t'y emmener...
- Vous avez une belle montre...
C'est vrai que c'était un très beau modèle. Antonin l'aurait bien fauché. En or, reluisante...
- Elle te plait ? Regarde-là bien, et peut-être un jour, je t'en donnerai une toute pareille.

Une belle montre à trois cadrans avec un sigle au-dessus de chaque. Et Maréchal voyait Antonin disparaître dans un halo lumineux. S'il avait pu, il aurait hurlé de désespoir, mais là, son hurlement resta prisonnier de sa poitrine, et il roula en lui comme une vague, au travers toute la Cité souterraine de ses souvenirs, engloutissant ses visions, et n'y laissant qu'un calme impénétrable.





FIN DU DOSSIER