Forum du Mamarland
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#12 - Darth Nico - 11-08-2010

Viclar-Thienneux de Créman-Bontour, de la lignée des Permanton, prit son briquet en or pour allumer un cigare, qu’un porteur en livrée venait de lui passer. Il avait toujours un domestique derrière lui quand il faisait sa promenade quotidienne, après avoir passé la fin d’après-midi aux archives familiales.
- Dites-moi, mon bon, est-ce ce soir mon golf ?
- Non, monsieur, c’est demain.
- J’oublie sans cesse. C’est fâcheux, à mon âge.
- Monsieur a tellement de choses à penser.
- Vous avez lu le journal d’hier, mon bon ?
- Non, monsieur.
- Vous ignorez donc que cet idiot de Philibert s’est fait rouler dans les grandes largeurs avec son cuivre ! Il a perdu une fortune !... N’est-ce pas à mourir de rire !
- C’est excellent pour Monsieur.
- Je veux !
- Monsieur voudra dîner au grand salon ce soir ?
- Tiens, pourquoi pas ! En voilà une riche idée, il y a si longtemps… Seulement, Madame ne sera pas contente…
- Pas contente du tout, Monsieur…
- Alors bien sûr que oui !... Avec tout ce qu’elle me coûte ! C’est dans l’ordre des choses : plus elles vieillissent, plus elles coutent en produits de beauté !

Créman-Bontour fit tournoyer sa canne en ivoire. Il tira sur son cigare en gonflant la poitrine. L’air frais qui entrait dans ses narines lui inspirait un sentiment de grande confiance. Il commençait à réfléchir à la prochaine entourloupe financière qu’il allait monter pour embêter son ami et concurrent Amblois de Saint-Haspin, quand il vit une jeune fille tout à fait charmante avancer sur le trottoir. Il tira sur son cigare et lui fit un clin d’œil. Celle-ci lui se troubla et baissa les yeux, toute rouge.
Magnifique !

Il la regarda passer, appuyé sur sa canne. Son domestique, très raide, s’était arrêté.
- Vous avez vu, mon bon ?
- Oui, monsieur.
- Je la veux.
- Les désirs de monsieur…
- Je vous attends chez Stove.
- Oui, monsieur…


*


L’aristocrate traversa la rue en sifflotant. Il poussa la porte d’un de ses cafés favoris. Il trouvait tellement amusant d’aller y boire un verre de temps à autres, avec tous ces grands bourgeois qui avaient sué pour en arriver où ils étaient !
- Une fine, commanda-t-il sèchement au comptoir.
Il s’assit à une table près de la vitre. A cette heure, il n’y avait pas encore trop de monde. Il prit ensuite La Finance, pour y regarder avec plaisir la courbe des actions Lemeustre dégringoler. Il regarda ensuite du coin de l’œil son domestique parlementer avec la jeune femme. Manifestement, elle se faisait prier. Excellent ! Une timide !

Comme toutes les autres, elle finissait par « mordre », émue et séduite par le discours bien rôdé :
- Un vieil homme, sensible et attentionné. Mais si seul… Une femme comme vous, qui parait si intelligente, si fraiche… Lui tenir compagnie… Lui parler de la Cité, qu’il connait en fait si mal… Un dîner…
Crémant-Bontour pouvait presque lire sur les lèvres de son domestique tellement il connaissait « l’accroche » par cœur !

Elle arrivait, perchée sur ses talons. Elle ne devait pas avoir encore l’habitude d’en porter. Elle voulait se donner des airs de dame, mais c’était une vraie jeune fille ! Elle riait, elle avait l’air de poser des questions. Le vieil aristocrate fit un petit coucou de grand-père jovial par la fenêtre. Elle entra, timide et intriguée :
- Venez, asseyez-vous mon chou !... Vous êtes adorable ! C’est mon domestique qui s’est donc permis de vous déranger ! Quel importun !
- Mais non, monsieur… Je vous en prie…

Le serveur essuyait ses verres d’un air blasé. Il trouvait écœurant que ce vieux satyre les ait toutes ! Il eut un regard vers le jeune homme en imper et chapeau mou qui lisait son journal au fond. Ce dernier lui rendit son regard : ils étaient d’accord pour trouver indécente cette réussite !
- Mademoiselle prendra quelque chose ?
Elle prit une menthe pétillante. Le serveur essaya de lire son journal ; peine perdue, il avait en bruit de fond le roucoulement mielleux de l’aristo. Il aurait pu réciter par cœur ses phrases fleuries. Encore une qui allait être initiée en un rien de temps aux caprices du vieux Créman-Bontour !


*


Le domestique rentra seul à la maison. Madame l’accueillit fraîchement :
- Tiens, vous rentrez seul ? C’est donc que Monsieur a fait une nouvelle conquête ?
- Monsieur a souhaité terminé sa promenade seul, voilà tout.
Elle le détestait. Il était l’âme damnée de son mari.
Elle ne fit pas d’autre remarque. Elle s’enferma dans sa chambre (ils faisaient chambre à part depuis quinze ans). Elle en ressortit en tenue de soirée :
- Vous lui direz que je suis à mon club.
- A vos ordres, Madame.
Elle partit, très digne. Il était temps, Créman-Bontour rentrait, tout sucre tout miel. Il faisait semblant d’avoir de la peine à marcher. Ils étaient passés à la boulangerie acheter des petits gâteaux.
- Elle est si charmante ! Si charmante !... Tenez, aidez-moi à enlever ma veste !...
Elle semblait conquise par ce vieil homme si gentil, un grand-père comme on en rêverait.
- Nous allons déguster ces pâtisseries –que ce vilain médecin m’interdit, bien au coin du feu ! Et ensuite, il y aura un bon dîner –car vous restez dîner avec moi, n’est-ce-pas ?
- Oh, mais je ne sais pas ?...
- Vous habitez encore chez votre maman ?
- Oh, non, dit-elle, émue, car il y a deux ans déjà que ma pauvre mère m’a quittée.
- Oh, comme c’est affligeant !... Je suis tellement désolé d’avoir soulevé ce sujet douloureux !
- Non, non, vous ne pouviez pas savoir…
- Pour me faire pardonner, que pourrais-je faire ?... Ah, aimez-vous lire ?
- Oui, évidemment, minauda-t-elle, mais j’ai si peu de temps…
- Attendez, je vais vous montrer ma collection de volumes illustrés ! Cela devrait vous plaire…
Ses livres… Il y aurait d’abord ceux sur la mode aux siècles passés (succès garanti), les fleurs et les parfums (elles aiment toutes), les carrosses et les grandes maisons (leur rêve). Puis, après le dîner, après quelques verres, les livres sur les fêtes exiléennes, permettant de glisser en douceur des histoires de cœur (en grande tenue) aux danseuses et actrices (en tenues plus légères), puis aux gravures des après-dîner entre gens de bonne compagnie (pas de tenue), et aux représentations des fins de soirée de débauche (en tenues très étonnantes). Il avait le chic, devant les gravures les plus pornographiques, de demander, avec un sérieux professoral :
- Qu’en pensez-vous ?

Ce soir-là, Créman-Bontour sentit qu’il avait trouvé la perle rare. Ils passèrent dans sa chambre avec près de quarante minutes d’avance sur l’horaire moyen.
- Tu es une petite cochonne, hein, disait-il, la main dans son soutien-gorge. Elles sont toutes pures et innocentes, et quand on les pousse un peu, elles ont le vice dans la peau !... Comment t’appelles-tu, déjà ?...
Il avait les traits durcis, impitoyables.
- Nelly…
- Hé bien, Nelly, bienvenue dans mon domaine ! Ici, c’est moi le seigneur, et on m’obéit parfaitement ! Tu entends !...
Il rugissait. Il prit un martinet sur sa table de nuit.
- Oh oui !... Oui, j’obéirai !
- J’obéirai… « monseigneur » !
- Monseigneur…

Le vieil aristocrate voulut se lever pour aller à son armoire, y prendre ses accessoires. Il retomba, essoufflé. Il ne voulut pas paraitre faible. Il se jeta sur elle, l’agrippa violemment par les bras. Il ne put aller au bout de son effort. Il piquait du nez. Il grogna, lutta un moment puis s’endormit. Sa respiration se fit régulière.
Nelly attrapa ses cigarettes et en fuma une, en fouillant dans les affaires. Elle trouva la carte qu’elle cherchait et la mit dans son sac. Elle lui envoya un petit baiser dans l’air. Dans son sommeil, il gardait ses traits vicieux.

Puis elle sortit, en se déhanchant, la cigarette aux lèvres. Le domestique la regarda, surpris.
- Dites, j’ai l’impression que c’est plus ça, votre grand seigneur…
Elle prenait exprès son accent le plus populeux.
- Faudrait voir à lui faire prendre de la poudre miracle, parce qu’il tient plus la route, à son âge !... Il a les yeux plus gros que le ventre ! Et quand je dis le ventre… !
- Vous êtes, vous êtes ! une petite !...
- Ouais, c’est ça ! En attendant, j’ai pas eu le temps de lui faire la toupie qu’il réclame tant !
Le domestique, ulcéré, la raccompagna :
- Allez, bonne nuit ! Je retourne à mon coin de rue, il doit y avoir d’autres clients à c’t’heure !
Il lui claqua la porte au nez. Elle éclata de son rire le plus sonore.

Elle vérifia son sac et courut chez Stove. Maréchal l’attendait au fond. Il replia son journal d’un coup sec :
- Alors, hm ?... La toupie ?
- Arrête, j’ai bien cru devoir passer à la casserole pour de bon !
- Je t’offre un verre ?
- Je te propose de changer de quartier ! Ca sent le parfum du vieux vicelard jusqu’ici !
- Comme tu voudras.
- Paye-moi quand même un verre ici ! Tu m’en offriras un autre ailleurs… Et puis, tiens !
Elle lui tendit la carte. Maréchal la prit, sourit béatement, la fit tourner : une belle carte d’accès de classe A pour la Cité de la Mémoire.
- Tu es formidable.
- Je sais. Garçon, vous avez du « label noir » ?
- Année 197.
- Un double alors.



#12 - Darth Nico - 11-08-2010

EXIL

Dans la nuit éternelle d’Exil,
Les lampes grasses brûlent, timides.
Les mitiers plongent dans la brume au bout de leurs fils
Et les passerelles rouillent dans l’air humide.

L’insomnie règne et l’angoisse creuse
Des cauchemars hypersensibles
Dans Exil, dédale de l’acier et du vide.<!--sizec-->
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#12 - Darth Nico - 12-08-2010

EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->


SHC 4 - RUS 7 - IEI 6


Maréchal et Nelly arrivèrent le lendemain matin à Névise. Ils étaient les derniers. Portamparc, Clarine et Linus étaient dans la cuisine, autour de la cafetière. Linus tapait sur son chromatographe :
- Alors, la toupie ?...
Nelly alluma une cigarette et s’approcha de lui, en lui mettant ses seins à hauteur du nez :
- Tes informations étaient exactes, mon loulou. Le café Stove et le reste… Grâce à toi, on a récupéré la carte. Alors si tu continues à être efficace dans ton travail, je te montrerai comment on la fait, cette toupie…
Le jeune homme devint aussi rouge que sa tignasse.
Maréchal sortit la carte et la tendit à Portzamparc :
- A vous de jouer !
L’Autrellien mettait son manteau :
- Je pars retrouver Herbert. Il a dû nous trouver un type aux doigts en or –c’est lui qui l’a promis.
- Parfait, dit Maréchal. Il a changé d’habits ? Il a laissé ses frusques de Scientiste raté ici ?
- Dans le vestiaire, dit Clarine.
- Bon, alors Linus, à la tondeuse !
- Pardon ?
- Tu vas mettre les vêtements de Herbert, te raser la tête et entrer dans la Cité.
- Vous plaisantez !
- SÛRETÉ ne te paye pas que pour passer ton temps derrière ton chromato. En piste, garçon !


*


L’atelier clandestin était installé dans une ruelle du quartier des Passantes, à deux pas des revendeurs de chromato. Portzamparc se retint de rire en voyant Herbert habillé comme un petit employé.
- L’uniforme vous va décidément mieux…
Ils entrèrent dans un couloir encombré de matériel usagé et de carcasses d’androïdes. Ils trouvèrent leur homme : ils étaient petit et huileux, des cheveux gras et rares. Il poussa un long sifflement :
- Une carte de la Cité de la Mémoire ! Et classe A, je vous prie…
- Il nous en faut une copie…
- Rien que ça ! Vous ne voulez pas une chaise à bascule aussi ?
- Je peux y mettre le prix.
- Vous allez y mettre le prix, mon ami, oh que oui ! Vous savez le nombre de couches ultra-fines que comporte une telle carte ?
- Je ne sais pas… Dix ?
- Quarante ! Alors que votre carte d’identité ordinaire est à cinq couches ; une carte d’accès réservé comme en ont les militaires, trente maximum.
- Elle peut être prête quand ? Il faut que je la « rende » à son propriétaire assez vite…
- Si j’y passe la journée et la nuit, elle peut être prête demain matin. Mais il y aura une surprime.
- Demain matin, première heure !

Dès qu’il fut seul, l’homme mit ses fers à chauffer, alluma son tour et se cala sa lunette monoculaire sur l’œil. Il y passa comme prévu le reste de la journée et une partie de la nuit. Il s’endormit sur son travail et fut réveillé en sursaut, alors qu’il était tout transpirant dans l’air poisseux et chaud de son réduit, par des coups à la porte.
Il se hâta de venir enlever la chaîne avant qu'on enfonce la porte.
Portzamparc revenait seul.
- J’ai fini, j’ai fini, fit le petit homme grassouillet. Voilà, voilà !...

Il s’essuya les mains dans son vieux torchon et présenta le double de la carte sur un petit plateau.
- Service grand luxe, monseigneur...
- Bien, vous êtes sûr qu’elle est parfaite ?
- C’est mon honneur d’artisan qui est en jeu, mon ami ! Je ne vous permets pas de…
- Bien, bien…
Portzamparc posa une grosse valise sur la table :
- Le compte doit y être…
C’était la première fois qu’il avait l’occasion de se servir de l’argent versé depuis des années par le réseau Autrellien. Il en avait vidé une bonne partie pour payer cette carte.
Le faussaire avait ne lez dans la valise, comptait, recomptait :
- Je crois que c’est juste, dit-il, tout excité, sa grosse lèvre inférieure pendante.
- Alors, je vous remercie.

Corben attendait dehors. Il mit son moteur à tourner. Un petit vol pour revenir à Névise. Nelly et Clarine achevaient de grimer Linus en parfait petit Scientiste. Il avait la tête rasé. Dans les vêtements stricts de Herbert, il faisait tout à fait illusion !
- Je suis serré, je vais étouffer !
- A passer des journées assis, on prend du gras, dit la secrétaire.
- Ouais, je le dis souvent à Antonin, dit Nelly.
- Oui, quoi donc ?
Maréchal fit semblant de n’avoir pas entendu. Il était dans son bureau avec Svensson. Ils avaient installé un grand miroir devant lequel ils essayaient des tenus d’égoutier.
- Vous serrez bien la sangle ici, expliquait Svensson. La botte, vous la serrez en haut avec cette ceinture. Vous avez les attaches pour les cordes, des passants ici au niveau des épaules.
- Je trouve que ce jaune pisseux me va à ravir, dit Maréchal, très coquet.
- J’allais le dire, lança Nelly, qui repassait une chemise pour Linus.
- Tu ne me repasses pas mes chemises, à moi !
- C’est vrai, mais aujourd’hui, c’est carnaval ! Le monde à l’envers !
Maréchal et Svensson terminaient les essais de lampes de casque :
- Vous avez cette batterie de secours, qui se glisse dans la poche de ceinture…

- C’est bal masqué ici ? maugréa Herbert.
- Oui ! Tenez ! Enfilez cette tenue !
- Moi ?
- Vous nous accompagnez dans les égouts ! Avec votre carrure poids plume, vous passerez dans certains conduits où nous, on ne rentre pas la tête.
- Et si je vous dis que je suis claustrophobe ?
- Pas de chichi ! Sapez-vous en vitesse qu’on vérifie tout le matériel !
- Et il faudra qu’on le ramène en bon état, dit Svensson. C’est un ami mitier qui me le prête, mais ce n’est pas très légal…
Au point où ils en étaient avec la légalité ! Portzamparc enfila aussi une combinaison.
- Vous avez la carte ? demanda Linus, alors qu’il enfilait sa chemise amidonné devant la glace.
- Tiens, regarde, dit Portzamparc.
Les yeux du pirate brillèrent en découvrant cette merveille de technologie.
- C’est de l’or en barre cette carte !
- Je dirais même que l’or vaut moins cher, dit Herbert.
Corben riait devant cette agitation :
- Elles sont pas croyables, les méthodes de la police moderne !
- Vous avez intérêt à prendre des bonbonnes de rechange pour demain, dit Portzamparc à Corben. Vous aurez besoin de décoller pleins gaz quand on aura fini !
- Aucun problème, chef. La titine en a dans le ventre, vous le savez !
- Bon, tout le monde est paré ? lança Maréchal. Je vous invite à dîner !... Non, ne remerciez pas le grand seigneur que je suis !
- Il nous invite dans son bistrot de quartier, dit Nelly. Merci le seigneur !
- C’est très bon… J’ai retenu les trois tables de la salle pour nous.

Ils partirent dîner, sauf Nelly et Corben, qui montèrent poser la carte originale de Créman-Bontour chez Stove. Nelly parla à voix basse au serveur et lui glissa un gros billet avec la carte :
- Tu lui diras juste qu’il l’a laissé tomber l’autre jour…
- Oui, oui, d’accord.
- Et tu oublies que je suis revenue.
- Je ne vous connais pas !
Corben s’était à peine posé. Ils redescendirent dans Névise. Au bistrot, il y avait de l’ambiance et de la buée sur les vitres. Portzamparc tendait une bouteille vide :
- La petite sœur !
Svensson avait le sourire. Nelly égaya la fin de soirée en racontant ses histoires de vendeuse dans les grands magasins :
- Et je lui ai dis, moi, à la bonne femme ! Mais elle ne voulait rien entendre ! Je lui dis : « Madame, dans la coiffure comme dans la haute-couture… »
Tout le monde riait. Le patron riait avec eux de son comptoir.
Clarine essayait de garder un air pincé. Seulement, la gouaille de Nelly était irrésistible. La secrétaire se prenait à glousser. Portzamparc lui remplissait son verre quand elle ne regardait pas.
- « Alors quand on a une choucroute aux lardons sur la tête... »

Il était tard quand ils s’en allèrent. Nelly et Maréchal dormirent chez l'inspecteur.
- On va être frais demain, soupira-t-elle.
- Tout le monde est prêt, j’en suis certain, dit Maréchal. On a répété minutieusement le rôle de chacun…
- J’espère pour vous, dit-elle en l’embrassant, parce que si ça rate…

Ils n’osèrent rien dire de plus. Ils éteignirent la lumière.
Ils mirent du temps à trouver le sommeil. Nelly s’assoupit dans le creux de la nuit, tandis que Maréchal ne ferma presque pas les yeux, trop inquiet. Il tenait sa montre en main. Parfois, il la regardait en l’approchant des rideaux qui laissaient passer l’éclat lunaire.




#12 - Gaeriel - 12-08-2010

Quelle classe ce LinuxBoidleau


#12 - Darth Nico - 18-08-2010

EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->


Clarine arriva la première devant le petit bâtiment froid de la Brigade. Les halos des becs de gaz de la rue se décomposaient dans l’air humide en sphères de lumière poussiéreuse.

La porte grinça. La secrétaire dut forcer pour entrer. Il y avait du givre aux vitres. Elle arriva à l’aveuglette dans la cuisine. Elle craqua une première allumette pour y voir, puis une seconde. Les flammes bleues apparurent sur la plaque. Elle trouva l’interrupteur. Il se fit une lumière laiteuse agressive. Elle mit une casserole d’eau à chauffer avec un bouillon condensé, puis jeta quelques légumes qu’elle avait épluchés la veille avec Nelly. Elle mit en route le radiateur, chercha la boîte de café dans les placards.

La porte grinça : c’était l’inspecteur de Portzamparc, qui huma l’odeur rassurante de soupe. Il arrivait avec son haleine blanche.
Ils mirent la table ensemble. Ils ne parlaient pas, à cause de l’engourdissement matinal et pour ne pas trahir leur nervosité. Portzamparc tourna la soupe épaisse pendant que la secrétaire leur versait un café à tous les deux.
Herbert entra, plus lugubre encore que d’habitude. Ses yeux scrutaient la pièce comme s’il était dans une ruelle coupe-gorge. Il s’assit et se servit un bol de soupe, qu’il mangea sans bruit. On ne l’entendit que lorsqu’il souffla sur sa cuillère brûlante.
Portzamparc alla chercher l’équipement pour égoutiers. Il prit aussi son arme de service, remplit le barillet et le mit en place d’un coup.

Corben arrivait en se frottant les mains :
- Les enfants, il ne fait pas chaud, pas chaud du tout ! Il y a du verglas sur les passerelles et ma femme a les os qui craquent.
Herbert repoussait son assiette vide.
- Ah, une bonne soupe ! dit Corben. Je ne connais rien de meilleur ! Vous permettez ?...
Dehors, les travailleurs les plus matinaux partaient la tête basse. Le bistrot du bout du quai ouvrait. Des gens s’y précipitaient, entraient dans cette lumière, en ressortaient quelques minutes après. A la surface du canal, des poissons faisaient des bulles.
- Dommage que je n’ai pas ma canne à pêche, parce que sinon, je vous préparais quelques filets au beurre, façon Corben !
Il faisait des clins d’œil à Herbert, qui faisait semblant de s’intéresser. A cette heure matinale, personne n’était d’humeur à supporter le ton jovial du pilote.
- Je vous sers un café ? dit Herbert.
- Non merci, seulement après un bon repas !... Je plaisante, mademoiselle, c’était délicieux !... Un bon café –avec ma petite goutte…
Il sortit son flacon argenté, gourmand, et « arrosa » son café.
- Vous en voulez un peu, m’sieur Herbert ?
- Non, merci.

Svensson entrait. Il faisait à présent bien chaud et humide dans les bureaux. L’ingénieur enleva son gros bonnet, ses moufles et son manteau. Il alla respirer la casserole, à moitié pleine et fumante :
- Notre cuisinière a encore fait des miracles…
- C’est l’ordinaire pour les matelots : des pois, des pommes de terre, du chou, des poireaux. On rajoute des oignons en fin de semaine. Et la pêche du jour quand c’est possible.
- Ah, les p’tits gars de la marine ! s’exclama Corben, avant de siffloter leur hymne.
Il continuait à rire tout seul, sans désespérer de communiquer sa bonne humeur aux autres. Portzamparc le soutenait d’un sourire. Svensson se servit une grosse assiette et prit plaisir à faire du bruit en aspirant.

Linus entra. Il baissait les yeux, humilié d’avoir perdu sa tignasse. Il avait mis une casquette, qui ne cachait pas assez son crâne rasé. Il alla dans le bureau inoccupé du fond se changer et revint manger sa soupe, habillé en Scientiste. Herbert alla se préparer avec Svensson et Portzamparc. Maréchal et Nelly entrèrent, bons dernier.
Le jour pointait timidement, les employés venaient éteindre les becs de la rue. Il y avait davantage de monde dans la rue, des parents qui emmenaient leurs enfants. Des éternuements qui résonnaient. Des gens qui partaient à vélo. Les lumières des quartiers supérieurs devenaient assez nombreuses pour percer le brouillard.
Maréchal mit son paquet de cigarettes sur la table, Nelly et Corben s’y servirent. La fumée acheva de composer l’atmosphère en se mélangeant au chauffage, au café et à la soupe. Svensson et Linus bavardaient à propos des Intelligences Mécaniques. Corben racontait que son fils avait les oreillons.
- J’ai dit à ma femme qu’avec tout le boulot que j’ai, ben elle avait qu’à le mettre chez sa grand-mère.
On s’interdisait tacitement de parler de l’opération. On l’avait trop répétée, la mentionner aurait été avoué ses doutes. On était mieux réveillé. Le sommeil, le souvenir du lit chaud, commençaient à se dissiper.
Maréchal sortit sa montre, consulta le cadran de l’heure. Ce que tout le monde redoutait.
- Vos moteurs sont chauds, Corben ?
- Chauds comme la braise, mon garçon ! On y va, gamin ?
Linus fit oui, la gorge serrée. Portzamparc lui mit une tape d’encouragement :
- Tout va bien se passer. On ne t’enverrait pas là-bas si n avait pas tout préparé pour qu’il n’y ait pas d’accro.
Maréchal admirait cette capacité à mentir avec aplomb. C’était une qualité précieuse. Corben décolla avec le gamin. Les autres regardèrent le ballon disparaître avec inquiétude.
- Bon, Svensson, dit Maréchal, préparons-nous.

L’Ingénieur arrivait avec les sacs de cuir pleins à craquer. Clarine et Nelly mirent les sandwichs :
- Bonne escalade ! Soyez prudents…
- J’ai l’habitude de ce genre d’endroits, dit Maréchal. Herbert ?
- Je suis prêt.
- Portzamparc ?
- Je suis né prêt !
Maréchal leva les yeux au ciel.
Les quatre hommes s’équipèrent, en répétant les gestes appris la veille avec l’ingénieur. Clarine les aida pour revérifier les attaches et leurs mousquetons. Ils vérifièrent aussi leurs ampoules de casques et leurs lampes-tempêtes. Ils mirent leurs sacs sur le dos et partirent dans leurs grosses bottes. Ils étaient bien au chaud dans leur équipement. Les bottes grinçaient sur le quai.
Ils se serrèrent dans le funiculaire qui remontait dans le quartier des Oiseleurs. Les gens étaient concentrés, tassés, solitaires.
A la sortie, ils tournèrent à droite sur le boulevard des Engoulevents.
- Si les collègues me voyaient dans cette tenue, se dit Maréchal.

Les cafés étaient pleins. Les bureaux se remplissaient petit à petit. Ils tournèrent dans la rue Quintillion. Le petit square des Hulottes venait d’ouvrir. Des gamins y mangeaient un morceau et faisaient des échanges de billes.
Les égoutiers en herbe s’assirent sur un banc pour revérifier une dernière fois qu’ils ne leur manquaient rien. Deux sergents de villes passaient en sifflotant.
Svensson fit quelques assouplissements. Les deux inspecteurs vinrent l’aider pour soulever la « Passe-Moison » en fonte, identique aux milliers d’autres de la Cité. Ils s’agrippèrent à l’échelle. Le conduit étroit descendait sur quelques mètres. Svensson passa le dernier, jeta un dernier regard au square et referma sur lui la plaque.





#12 - Darth Nico - 20-08-2010

EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->

Ils avaient allumé leurs casques.
L’eau résonnait dans les tuyaux métalliques. Le métro passa, quelque part, dans un roulement de tonnerre.

Un courant d’eau sale s’épaississait petit à petit : ils eurent vite de l’eau aux mollets. Svensson consultait ses plans protégés par des chemises en plastique.
- Nous devrions trouver un chemin de ronde par là-bas…

Ils avancèrent dans le liquide saumâtre. Arrivés sur le chemin grillagé, ils continuèrent en balayant devant eux avec leurs lampes. Un autre métro passait. Par une tuyauterie, on entendait des conversations venues d’ailleurs.
De l’eau tombait du plafond, goutte après goutte, en un écho qui s’amplifiait interminablement dans l’air frais. Des gargouillis dans les tuyaux. Des grincements, des bruits de chute brusque de liquides, un bruit strident de scie électrique. Un grondement de moteur qui démarre, puis une soufflerie. Le roulement lourd de pales qui battant de l’air poisseux, ventilé dans le couloir. Encore des clapotements, le métro qui passe.
L’humidité imprégnait leurs combinaisons.

Ils arrivèrent au chemin de fer des mitiers.
- Nous allons pouvoir nous reposer, dit Svensson.
Le véhicule était fait de quatre anciens chariots de mines attachés ensemble. Des planches de bois pour s’asseoir avaient été rajoutées. Portzamparc et Maréchal chargèrent l’équipement. Herbert s’était assis le premier, l’air fermé. Svensson mit en marche le circuit des câbles et sauta dans le wagonnet. Ils montèrent en pente raide pendant un quart d’heure. Le grondement, amplifié par l’écho, était assourdissant. Svensson voulut parler mais les deux policiers dirent qu’ils n’entendaient rien. L’ingénieur fit signe que ce n’était pas grave.
Le trajet se poursuivit sur une section à plat. Le véhicule ralentit et s’arrêta d’un coup sur un butoir. Trois mitiers se trouvaient au poste d’arrivée. Svensson alla leur parler :
- Bonjour messieurs…
Les mitiers sentirent qu’ils avaient affaire à un gars de la haute, des bureaux. Svensson alla au devant de leurs questions. Il montra brièvement sa carte :
- Bureau d’études de VOIRIE. Nous venons faire des relevés hydro-électriques…
Il utilisa un enchainement de termes techniques d’un air assuré.
- Nous en aurons pour un moment. De plus, il est possible que nous fassions du bruit, à cause des sondages par écholocations. Donc ne vous inquiétez pas si vous entendez des coups ou ce genre de choses.
- D’accord, m’sieur, mais s’il vous arrive un problème ?...
- Alors là, nous crierons à l’aide !
- Ah, d’accord…
On ne discute pas avec un ingénieur du bureau d’étude de VOIRIE ! Herbert et Maréchal se sentaient clownesques comme jamais dans leur combinaison. Portzamparc était certain d’être élégant et imposant. Les trois hommes se contentèrent de saluer ces braves mitiers.
- Pressons, dit l’inspecteur après consultation de sa montre. Linus doit déjà être à l’intérieur.
- Il serait en avance sur l’horaire, dit Svensson.
- J’aime mieux que nous, nous soyons en avance !

Ils attaquaient la partie la plus difficile : l’ascension à la verticale en direction de la Cité de la Mémoire. Cela commença par de l’acrobatie pour évoluer sur de grosses poutrelles croisées, mouillées. Les semelles des bottes adhéraient heureusement bien sur ce métal. Il fallait se passer les sacs en permanence, les poser là où ils ne tomberaient pas pendant qu’on continuait à monter, avant de se les passer encore. Ils grimpaient souvent à quatre pattes.
Herbert dérapa. Portzamparc était derrière par sécurité. Svensson pensait tout haut :
- La poutrelle 115, la poutrelle 115…
Leur numéro était gravé, mais pas toujours dans des endroits faciles d’accès. Ils avancèrent à quatre pattes sur la nº 113, très étroite et se hissèrent sur la 115, bien plus large. Svensson consultait ses plans :
- C’est cette grille d’aération-là…
Elle était à un mètre au-dessus de leur tête. Jusqu’à présent, ils avaient suivi un trajet autorisé. Maintenant, ils allaient devoir s’ouvrir leur passage. Svensson et Maréchal se mirent debout, doucement et forcèrent sur la grille. Rien à faire, elle ne se décrochait pas. Ils la dévissèrent, mais ce ne fut pas suffisant, elle était solidement enfoncé dans le mur par le haut et le bas. Svensson s’impatientait. L’heure tournait et la sécurité du petit Linus était en jeu.
- Passez-moi la masse…
Herbert ouvrit le sac à outils et tendit un gros marteau à l’ingénieur.
- Reculez-vous, et bouchez-vous les oreilles !
Svensson prit la place des deux policiers. Il souleva la masse autant qu’il pouvait, accroupi sur la poutrelle. Herbert et Maréchal regardaient avec des yeux qui clignaient et des grimaces.

BOUM !...

Le bruit avait fait trembler le mur –qui s’effrita légèrement. Quant à la grille, elle était à peine abimée. Svensson n’était pas en position pour frapper de toutes ses forces. Un parlophone, situé sur le mur d’en face, se mit à sonner. Herbert, qui était derrière, traversa la poutrelle en soupirant. La sonnerie continuait, obsédante. Le chauve tendit le bras, fit un pas de plus. Sonneries, encore des sonneries.
- Allo, oui ?...
Herbert transpirait, excédé. C’était l’équipe des mitiers.
- Euh, tout va bien pour vous ? Personne n’est tombé ?...
- Non, rassurez-vous, nous avons euh… fait tomber un sac de matériel… Nous venons de le récupérer, d’ailleurs…
Svensson faisait signe que c’était une bonne réponse et qu’il ne fallait pas en dire plus.
- Merci, messieurs, nous continuons nos relevés… Merci…
L’ingénieur s’assit à califourchon sur sa poutrelle. Maréchal et Portzamparc s’assirent, adossés à la 114 qui passait presque à la verticale. Svensson fouillait dans son sac :
- Nous allons nous y prendre autrement… Cette saleté de grille…
- Il n’y a pas d’autre passage ? dit Herbert.
- Non, non… Sinon, c’est un détour d’au moins une heure… Regardez le plan…
- Je vous crois.
Svensson sortait un chalumeau et une batterie à manivelle.
- Inspecteur ?
- Je m’y mets, dit Maréchal.
L’ingénieur mit de grosses lunettes. L’inspecteur moulina. De petites étincelles éclatèrent et le chalumeau s’alluma. Svensson s’attaqua aux attaches du haut. L’inspecteur tournait aussi vite qu’il pouvait. La flamme finit par couper dans le métal ramolli. Les attaches du haut cédèrent.
- Parfait… En bas…
- Tenez, à vous, Herbert…
Le petit chauve n’avait pas autant de force dans les bras.
- Tournez, tournez, bon sang !
Svensson n’arrivait à rien.
Maréchal reprit la manivelle, la flamme augmenta.
- Impeccable…
Svensson détacha la grille avec précaution. Il se hissa dans le conduit, se fit passer les sacs puis aida ses trois « assistants ». Ils durent continuer à quatre pattes, pas à pas, coude après coude.
- Sacrés acrobaties, hein ! dit l’ingénieur.
- Je vous avais dit que le boulot chez nous, c’était autre chose qu’assis dans un bureau ! dit Maréchal.
- Je suis tout de même impatient d’y retourner, pour l’excellent café de votre secrétaire !
- J’accepte d’être votre témoin au mariage !


*


Les Cités-Jardins étaient un enchevêtrement de plateformes semi-autonomes qui évoluaient à la pointe est de la Cité d’Acier, à 2500 mètres au-dessus de l’océan. Seules trois plateformes centrales (les 7, 9 et 12) étaient fixes, permettant aux autres de graviter autour d’elle. La Cité de la Mémoire se trouvait sur la 9. Elle se présentait comme un grand dôme blanc arrondi, recouvert de plaques de métal disposées en alvéoles, au milieu des pelouses et des promenades. Ce n’était en fait que la partie aérienne de la Cité, qui plongeait profondément sous la plateforme.

Corben se posa sur le ponton réservé aux engins volants.
- Il fait meilleur ici !
Linus avait le mal de l’air. Il était trop heureux de reposer le pied sur du solide.
Le soleil perçait davantage en altitude. Les Cités-Jardins supportaient plusieurs serres qui requéraient une température tropicale, et les systèmes de chauffage hydrauliques passaient juste sous le sol.
- Ma femme dirait que ça lui fait gonfler les mollets !
Une belle journée commençait. Des groupes pratiquaient la gymnastique sur les pelouses. Des couples lève-tôt profitaient de ces carrés de nature avant l’arrivée de la foule.
Le ponton d’amarrage du ballon-taxi se trouvait à quelques pas de la Céleste, la plus grande passerelle de la Cité. Une immense courbe gracieuse aux tons argentés et cristallins qui, grâce à ses embranchements, reliaient plusieurs blocs supérieurs, dont le quartier des Célestes auquel elle avait donné son nom. Une tradition voulait que chaque passant accroche une clochette à la rambarde. Des milliers pendaient, tintant ensemble à la moindre brise. A cette heure, comme le soleil frappait en plein sur elle, elle devenait éblouissante.

Corben et Linus avancèrent sur le chemin de gravier. Il n’était pas inhabituel de voir des Scientistes dans ce quartier. Personne ne se retourna donc sur le jeune homme.
- Je vais vous attendre près du bassin, dit le pilote. Je serai sur un banc, je lirai mon journal. S’il y a un pépin quand vous ressortez, on décollera aussi sec !
Linus dut s’asseoir une seconde. Corben sortit la flaque de secours :
- Une gorgée pour la route ? Ca donne du cœur au ventre.
- Non merci…
Linus avisa un groupe de Scientistes qui arrivait par la Céleste. De raides silhouettes noires qui semblaient avancer sur un rayon de lumière.
- Et si ?... Et s’ils viennent me parler ?... S’ils me demandent quelque chose dans leur langage secret ? S’ils font un signe de reconnaissance et que je ne sais pas quoi répondre !...
Corben ne connaissait rien à tout ça. Il n’avait que son bon sens pour répondre.
- Non, regardez… Ils ne vont pas dans la Cité… Par contre, nous, on est venus tôt pour éviter la foule, alors ne perdez pas de temps !
- J’y vais, j’y vais…
Linus serra les poings, se leva résolument. C’était aussi bien que Corben n’y connaisse rien, ce serait à lui de se débrouiller, sans aide. Il avança sans détourner le regard.

Il s’approcha de la porte. Une petite dame dans un cagibi à l’entrée le salua. Il prit un air indifférent –se disant qu’un Scientiste réagirait comme ça. Il sortit la carte d’accès et la passa dans la fente. Des rouages se mirent à grincer, un mécanisme cliqueta. Un voyant passa au vert, la porte s’ouvrit. Linus se retint de soupirer. Il déglutit discrètement.

Sous la coupole alvéolée, les murmures de conversation résonnaient. Le sol était luisant. Linus sentit que ce devait être des gens très importants qui discutaient dans ce vaste hall. Un petit café était installé sur sa gauche, un restaurant luxueux sur sa droite, à côté d’un rayon de matériel de communication, et d’une série de cabines parlophoniques. Devant lui, quatre ascenseurs, pour monter dans les rayons du dôme ou pour descendre vers les salles de lecture. Les yeux de Linus brillèrent en apercevant les derniers modèles de chromatographes. C’était trop beau, il ne pouvait pas manquer d’aller les admirer !
Il passa sur les modèles d’apparence luxueuse, vendus très chers aux bourgeois, qui ignoraient la plupart du temps que c’était des circuits vieux de dix ans qui se cachaient sous la coque en or et ivoire. Non, il s’arrêta devant les vrais bons chromatos, d’aspect plus sobre, ceux qui renfermaient des merveilles de technologies ! Il en caressa un avec émotion. Son cœur palpitait : c’était le modèle de test 210 ! Celui qui ne sortirait dans le commerce que dans deux ans !

Il soupira de regret, se souvenant qu’il ne venait pas pour ses emplettes. Il prit l’ascenseur menant au quatrième sous-sol. La cabine démarra en ronronnant.
Il entrait dans le paradis des pirates de réseaux. La plus grande et la plus moderne banque de données de la Cité ! Les informations les plus protégées sur les corpoles, les grandes familles, les codes bancaires !
La cabine s’arrêta en douceur. Il sortit dans un décor bien différent : une épaisse moquette rouge, des meubles en bois et des sculptures. Une douce musique d’orchestre. Des rayons de bibliothèque.

Herbert avait consigné dans un carnet les indications pour trouver la base de données de Heindrich. Linus parcourut les rayons de cabines privées. C’était des petits salons, pour une ou plusieurs personnes, très confortables. Des serveurs passaient avec des rafraîchissements. D’autres aidaient les gens à manipuler les bases de données. Linus pensait à ses collègues pirates, pour la plupart de simples pseudonymes sur un écran, qui rêvaient d’accéder seulement aux archives publiques de la Cité ! Et lui, il était en mesure de « percer » celles des partis politiques, des corpoles… et des Scientistes !
Il prit une cabine, le cœur battant. La porte vitrée se referma derrière lui. Il fit craquer ses doigts et ses épaules puis alluma le chromato du lieu. Un doux ronronnement, des cliquetis discrets. Il déballa son matériel, son propre chromato, plusieurs mémoires de rechange, ses câbles et ses cartes perforées de piratage, son carnet de code hexadécimal. Il entrait dans la légende !...
"Et tu n’iras pas raconter tes exploits à tes amis", l’avait prévenu Svensson.

Le plus grand acte de piratage de l’histoire resterait anonyme !
Linus se frotta le visage, avant de commencer à taper, à la cadence d’une machine à coudre. Les colonnes de données alphanumériques défilèrent sur l’écran en vert et noir. L’écran se remplissait d’un gros tas de signes empaquetés. Linus mit son pouce sur sa lèvre, ferma les yeux, tapa la touche d’envoi du clavier, et les données furent comme aspirées vers le bas. C’était maintenant que le compte à rebours commençait !


*


Les explorateurs d’égoût se remettaient de leur traversée à quatre pattes.
- Et maintenant, annonça l’ingénieur, la dernière montée !
Ils étaient sous une grille ronde qui donnait accès à un conduit vertical.
- Je vais vous laisser vous reposer un peu pendant que j’attaque le travail, dit Svensson. Pas de chalumeau cette-fois, la scie à métaux devrait suffire.
L’ingénieur attrapa la grille et s’y hissa à la force des bras. Il se pendit en dessous et croisa ses jambes au-dessus d’un barreau. Il claqua des doigts : Maréchal lui tendit la scie. Il entama la coupe d’un premier barreau.
Portzamparc passait à boire à Herbert et Maréchal. Ils admiraient la condition physique de l’ingénieur.
- Il est prêt pour les jeux athlétiques, dit l’inspecteur.
- Il paraît qu’à Kargarl, dit Herbert, hébété par la fatigue, ils ont un concours annuel de lancer de tronc d’arbres…
Svensson sentait les abdominaux lui tirer. Il parvint à enlever un premier barreau. Il arrêta de scier et redescendit. Il reprit son souffle.
- Je vais vous remplacer, dit Portzamparc.
Il monta, se pendit comme l'ingénieur et réussit à enlever un second barreau.
- Beau boulot, dit Maréchal.
- Allez, je vous aide à monter.
Svensson leur fit la courte échelle. Herbert passa le premier. Une fois passés, ils se serrèrent sur la grille et firent une dernière mise au point :
- Bien, c’est là qu’Herbert passe en premier, dit Svensson.
On le hissa pour qu’il attrape le premier barreau de l’échelle du conduit. Il n’était venu que pour débloquer le passage qui allait suivre. Parce que jusqu’à présent, il n’avait fait que les ralentir !

Le petit chauve monta puis se glissa dans une section bien plus étroite du conduit. De l’autre côté, il trouva un volant.
- Tournez dans le sens des aiguilles, cria Svensson. Cela va agrandir l’ouverture…
Le volant grinça. Herbert mit toute la poigne qu’il pouvait. Des mécanismes délaissés depuis des années reprirent vie dans la douleur. Herbert tourna un tour supplémentaire. Le conduit s’élargit.
- Pressons, sinon on va être douchés !
Les deux policiers et l’ingénieur montèrent en vitesse. Un torrent d’eau venu de loin, de très haut, dégringolait dans les canalisations. Le grondement s’amplifiait. Soudain, l’eau jaillit d’au-dessus et s’abattit sur la tête des trois hommes. Ils se raccrochèrent à la grille.
- Mousqueton ! cria Svensson.
Les deux policiers obéirent vite et s’accrochèrent. Bien leur en prit, car la violence de l’eau leur fit perdre pied et ils auraient fait une chute mortelle ! Herbert tirait à s’en déchirer les muscles sur le volant pour refermer. Les trois hommes étaient adossés dans le conduit, les pieds coincés entre deux barreaux, agrippés à leur corde, sous le déluge.
- Herbert, dépêchez !
Les conduits se refermèrent, le torrent devint un mince filet d’eau.
Ils toussaient, crachaient.
Ils sortirent du conduit sur les rotules. Ils enlevèrent leurs casques, ainsi que leurs bottes remplies d’eau.
- Quelle heure est-il ? dit Maréchal.
- H + 10 minutes, dit Svensson.
- Il y a dix minutes que Linus est rentré dans la Cité ?
- Non, dix minutes qu’il a commencé à transférer les données !
- Oh merde !
Ils avaient sacrément pris du retard !
Maréchal enleva en vitesse sa combinaison sale et trempée. Il sortit de son sac étanche ses habits de ville et les passa.
- Où est l’entrée ?
- Juste au bout du couloir normalement, dit Svensson.
- Vous m’attendez ici, dit Maréchal en laçant ses souliers, je vais le chercher !




#12 - Darth Nico - 23-08-2010

EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->

L’inspecteur glissa son révolver dans sa veste et partit en courant. Il passa un couloir au sol et aux murs rouillés. Il trouva une porte. Il entra dans un couloir gris. Au fond, une porte avec un voyant. Maréchal vit à travers le verre flou une salle de lecture.
Il regarda sa montre. Le SHC n’était qu’à 3, mais le IEI venait de monter à 7 ! Intrusion extralunaire insolite ! Le RUS venait de monter à 6, et Maréchal ignorait toujours ce que c’était.

Il entra dans un salon à la moquette moelleuse. Une symphonie lancinante résonnait. Il avait son arme en poche, la main dessus. Il fit le tour des cabines, trouva celle de Linus. Il tapa sur la vitre. Le garçon se retourna. Il avait eu la frousse.
- Vous avez bientôt terminé ?
- Presque oui, mais j’ignore quand ils vont s’apercevoir de mon entrée dans leurs bases.
- Pas de risque inutile, hein. On se débrouillera avec ce qu’on trouvera. Je te laisse finir…
Il venait d’aviser un Scientiste qui se passait, pressé dans le couloir. Il cherchait quelque chose. Maréchal choisit de suivre son instinct :
- Pardonnez-moi, je suis le secrétaire de monsieur de Créman-Bontour…
Le Scientiste se retourna, sa peau froide et blanche, ses petits yeux noirs méfiants.
Maréchal sortit son arme :
- Pas un geste, pas un bruit…
Braquer un Scientiste ! Il se demanda s’il ne venait pas de signer son arrêt de mort ! Il le fit entrer dans une cabine, l’assomma, lui prit sa carte de la Cité.
- Tenez…
Il la tendit à Linus, qui débranchait dans la précipitation son chromato.
- Utilisez cette carte. Comme il risque d’y avoir des contrôles, elle passera mieux que celle du vieux pour sortir.
- Merci.
- Filez-moi votre bazar.
Linus sortit ses mémoires, bien chaudes, les mit dans un sac, qu’il donna à Maréchal. Il abandonna son chromatographe.
Maréchal mit tout dans sa poche en vrac.
- Le plus dur est fait pour toi ! Tu ressors calmement, Corben doit être prêt à décoller.
- Oui, oui…

L’inspecteur, lui, savait que ce n’était pas terminé pour eux. Il fit le trajet dans l’autre sens, le couloir gris, le couloir rouillé, l'odeur des égouts.

Une détonation.
- Inspecteur, cria Portzamparc, faites attention !
Maréchal s’arrêta net, se mit en position de tir. Une silhouette noire venait de bondir sur la coursive au-dessus de lui. Svensson visa l’escalier devant lui et tira. Portzamparc déchargea deux fois son arme vers le bas de l'escalier. Maréchal ne comprenait pas sur quoi ils tiraient. Il suivit de son révolver la chose qui passait au-dessus. Il piqua une course. Un Scientiste sauta alors devant lui. Il n’était pas humain : à la place des bras, il avait de grands filets noirs vivants. Sa bouche se déformait et des mandibules y claquaient. L’inspecteur, paniqué, tomba en arrière. Il eut le réflexe de tirer, tirer une deuxième, une troisième fois. Le monstre tomba en vomissant un liquide noir.
- Il y en a d’autres ! cria Portzamparc.
- Je vous couvre ! dit Svensson.
L’Autrellois prit son sac et en sortit son sabre !
Maréchal ne voulait pas le croire : Jeff avait amené son coupe-chou ! Le policier dégringola l’escalier, sauta sur une plateforme. Quatre créatures arrivaient. Soudain, les circuits hydrauliques jouèrent, les passerelles se déplacèrent. Des murs s’ouvrirent, d’autres se fermèrent, des tuyaux se déplacèrent.
- Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ! cria Svensson.

Les créatures obtenaient un accès pour attaquer Portzamparc. Leur plateforme vint se coller à celle de l’Autrellois. Ce dernier attaqua en premier. Il trancha dans un des Scientistes difformes, continua sur le suivant. Des flots de sang blanchâtre giclaient. Maréchal rechargeait en même temps que l’ingénieur. Ils ouvrirent le feu au moment où Portzamparc allait être débordé !

Herbert s’était réfugié sur une poutrelle au-dessus. Elle penchait de plus en plus et une créature montait en rampant vers lui. à quatre pattes. Le petit chauve se raccrochait autant qu’il pouvait. Les déformations continuaient ! C’était comme si la Cité se mettait à hurler. Herbert allait bientôt lâcher. Portzamparc tira et la créature tomba. La poutrelle repartit vers l’horizontale.
La créature tomba de plusieurs étages et finit dans un escalier qui venait de se tordre. Les déformations cessèrent. Mais le terrain avait bien changé.
Svensson, horrifié, découvrait que les légendes urbaines sur le remodelage de la Cité par des forces occultes étaient vraies ! Il venait d’y assister ! Une puissance capable d’agir sur l’architecture de tous les composants d’Exil, des poutrelles aux marches, des rambardes aux plateformes, des grilles aux tuyaux !

Maréchal venait de comprendre : le remodelage urbain scientiste ! RUS !
Le RUS, qui était bien monté à 8 !

- Pressons, dit-il, le souffle court.
Le remodelage avait formé un grand puits qui pouvait se descendre par une série d’échelles et de coursives semi-circulaires. C’était insensé, cela ne ressemblait plus du tout à ce qui était là avant ! On se serait cru dans un autre égoût.

Les quatre hommes, secoués, revinrent au poste des mitiers.
- Alors, vos relevés ? demandèrent ceux-ci.
- Vous… vous n’avez rien entendu ? demanda Svensson.
- Euh, non, m’sieur, on ne croit pas…
Ils mentaient à moitié. Comme s’ils voulaient ignorer que… Maréchal et les autres frissonèrent.

C’était donc bien vrai, ces légendes sur le détachement... Cette indifférence forcée aux événements irrationnels affectant la Cité. Ces mitiers devaient y assister régulièrement. Ils avaient appris à purement et simplement ignorer ces perturbations, pour garde l’illusion d’un cours régulier des choses. Seulement, ils devenaient peu à peu étrangers à cet univers. Ils ressemblaient à des spectres errants, des fantômes de techniciens essayant d’entretenir une parcelle d’une Cité qui se métamorphosait sans eux.

- Vous avez souvent vu ça, hein ? dit Svensson, effrayé.
- Non, monsieur, je ne vois pas…
C’était pathétique tout autant qu’effrayant. Ces hommes avaient petit à petit perdu pied avec la réalité. A quels autres phénomènes anormaux avaient-ils assisté ?
- Désolés si on ne peut pas vous aider...

Les deux policiers et l’ingénieur se regardèrent. Ils avaient plus ou moins compris. Ils ignoraient s’ils devraient se détacher ou au contraire voir les choses en face, au risque dans les deux cas de leur santé mentale. Ils ignoraient comment réagir. Pour le moment, ils préféraient encore se taire. Herbert transpirait.

Ils avaient dû monter dans ces profondeurs difformes.


*


Ils ressortirent dans la rue. Ils fumèrent une cigarette, bien réelle, avec sa fumée qui se dissolvait normalement dans l’air.
Des gamins de rues passaient en courant. Un Pandore leur courait après. Tout allait bien. Ils rentrèrent sans dirent un mot. Ils retrouvèrent Clarine et Nelly au bistrot. Ils commandèrent un solide repas chacun.
Corben et Linus étaient arrivés depuis une heure.
- Le gamin a été formidable dit le pilote. Epatant ! Il est ressorti de là-dedans avec un aplomb ! Formidable je vous dis !
Ils traînèrent une partie de l’après-midi au bistrot et allèrent tous se coucher tôt. Maréchal resta très longtemps dans la douche.
- Comment c’était dans ces égouts ? dit Nelly.
- Un peu, un peu inattendu… Difficile d’accès… Mais tu vois, on s’en est sorti.
La même conversation se tenait chez les Portzamparc.
- Il y avait plusieurs passages durs, oui, mais avec du bon matériel…
- Je vais te passer de la crème dans le dos, sinon tu vas te tordre de douleur demain.
- Tu es sûre ? Je crois que…
- Non, non… Allez, mets-toi sur le ventre…

Linus commença ce même soir à traiter les données accumulées dans les mémoires. Il savait qu’il en aurait pour des jours de décodage et de traitement, et qu’il y travaillerait sans relâche.
Il s’endormit sur sa machine, se réveilla dans la nuit, se rendormit au petit matin. Il appela le bureau pour dire qu’il serait aussi bien dans sa chambre.

Portzamparc et Maréchal arrivèrent tard et se promirent de ne pas trop en faire. Ils dépendaient de Linus pour la suite de leur travail. Excellente occasion pour essayer les hamacs neufs que mademoiselle Clarine venait d’acheter ! Svensson y goûta aussi avec plaisir.
- Je serai absent à partir d’après-demain, dit Portzamparc au moment de partir. Le procès commence.
Maréchal bailla, fatigué de n’avoir rien fait :
- Je viendrai. Je ne veux pas manquer de vous voir à la barre.
- Ce ne sera pas moi la vedette.
Maréchal aurait trouvé n’importe quoi pour se changer les idées.






#12 - sdm - 23-08-2010

Je propose de lancer une campagne de salubrité publique pour réduire la population de scientiste de la luneredaface2


#12 - Darth Nico - 26-08-2010

EXIL #12<!--sizec--><!--/sizec-->


Le procès du Somnambule

La foule arrivait après le travail, devait attendre derrière les barrières. La rue était fermée à la circulation. Les patrouilles de Pandores faisaient leur jonction sur le parvis. La garde avait été doublée devant les hautes grilles au blason doré de la balance. Un officier surveillait la foule, donnait des ordres à voix basse. Deux sous-officiers de la garde exiléenne transmettaient aux Pandores.

Le palais de Justice se transformait en ruche. Avec ses avocats courant dans un sens et dans l’autre, les huissiers affairés, les patrouilles de Pandores pressés, les journalistes massés sur les grilles dehors. Sur le trottoir, la foule de plus en plus nombreuse qui pressait pour rentrer. Les magistrats du Parquet sortaient d’une voiture, entourés de policiers et se précipitaient dans le palais. La grille se refermait sur eux, plusieurs envoyés spéciaux s’y cassaient le nez. La voiture peinait à repartir, le cocher gueulait, les chevaux ruaient.
Puis l’arrivée des avocats des banques et des familles, vol d’oiseaux noirs qui fendit la foule et disparut dans les beaux couloirs trop éclairés.

Il se mit à tomber des gouttes. Les journalistes prenaient des notes à la volée, sur les noms des magistrats, la foule, l’effervescence. L’un d’eux, du quotidien Les passerelles (quotidien populaire) allumait une cigarette en essayant de maintenir son parapluie droit et d’écrire en même temps.
- Parait qu’il n’échappera pas à la potence ! lui disait un collègue d’un journal concurrent, l'Indépendant (progressiste).
- Manquerait plus que ça ! Le mec a braqué au moins vingt banques !
- Quel bourgeois tu fais ! Il t’a pris des sous, le Somnambule ? Non, il prend l’argent des gros épargnants… Et puis d’abord, il n’en a braqué que dix des banques.
- A la corde pour moins que ça, ben tiens !...

Une voiture arrivait. Une voix cria que Kassan était à bord. Le cocher n’eut alors pas le temps de s’arrêter que la foule pressait, accrochait les roues, attrapait la capote. Il pleuvait de plus en plus fort. Les Pandores arrivèrent, furieux de s’être laissé déborder. Le cocher menaçait d’envoyer des coups de fouets :
- Vous faites peur à mes bêtes ! Faites de l’air ou vous allez tâter de ma lanière !
- Laisse-nous faire notre métier, pépé ! cria un journaliste. On informe le public !
- Kassan, gueula un gros type qui retenait les roues, je vais te crever !
- Sors de là, glapissait une mégère.
- A la potence tout de suite !
Les Pandores s’organisaient autour de la voiture. Il y eut quelques coups de bâton distribués.
- Vous reculez ou sinon, on vous cabossera !
Le maréchal des logis aimait ne pas y aller par quatre chemins ! La foule en colère devenait redoutable. Cinq Pandores formèrent un mur et refoulèrent le tas humain mouvant auquel ils faisaient face.
- Allez, ça va ! En avant !
Il pleuvait de plus en plus fort. Les Pandores ouvrirent la voiture. Quatre inspecteurs en surgirent, qui entouraient Kassan. Les journalistes sautaient, gesticulaient. La foule huait, sifflait.
- Situation d’émeute, cria le sergent, chauffé au rouge.
Il siffla trois fois et quinze autres Pandores sortirent du palais pour charger la foule. On entendit Kassan éclater de rire avant d’être poussé vers l’intérieur du bâtiment. Le cocher ne pouvait pas redémarrer. Il claqua du fouet, plusieurs chapeaux de journalistes et des parapluies furent abimés. Les chevaux s’agitaient, les coups de matraque pleuvaient. Les gens insultaient pêle-mêle les policiers, le cocher, le Somnambule, la justice et les gens !
C’était la débandade parmi les journalistes et la foule, alors que les Pandores poussaient en groupe, pendant que des collègues jouaient du bâton. Dans la foule, les plus malins et les plus chanceux réussirent à passer les grilles du palais, alors que la pluie redoublait.

A l’intérieur, c’était tout différent. Un palais des glaces, doré et cristallin, avec des lustres débordant de décorations. Les gens trempés étaient guidés par des fonctionnaires en uniforme vers la salle d’audience.
- Essuyez vos pieds, répétait machinalement un huissier à l’entrée de la grande salle.
On voyait passer des robes noires et des robes rouges dans un petit couloir.
Lanvin et Portzamparc dans la salle des témoins. Ils étaient une bonne trentaine. Pour le moment, ils avaient interdiction absolue de se parler. On entendait la salle se remplir. Les bancs frottaient par terre, les pieds frappaient, les gens parlaient.

Le brouhaha s’apaisa progressivement. On faisait entrer les jurés, dans le carré qui leur était réservé, au coin de la salle. Un huissier peinait pour manier les immenses baguettes qui permettaient d’ouvrir les fenêtres perchées très haut.
Le Somnambule, de son banc, regardait ce petit monde s’agiter pour lui. Il était directement dominé par les sièges, encore vides, avec le symbole de la Justice qui semblait sur le point de lui tomber dessus. Certains regardaient vers lui à la dérobée, craignant de croiser son regard. D’autres le fixaient comme un animal de zoo. Un journaliste écrit sans s’arrêter depuis qu’il est entré dans la salle.
Les avocats de la partie civile parlaient entre eux comme des conspirateurs. L’avocat de Kassan se sentait bien seul. Il se retournait vers son client, comme fait d’habitude le défenseur, pour le rassurer. En fait, c’était à se demander si ce n’était pas l’avocat qui cherchait du réconfort chez son client !
- Tout va bien se passer, maître, avaient l’air de dire les yeux terribles du Somnambule, vous allez vous en tirer avec les honneurs, car vous ne pouvez de toute façon pas sauver ma tête.
Le tonnerre grondait dehors. Il tombait une masse épaisse de pluie. La salle était surchauffée, la lumière crue assommait. La fumée de cigarette partait par la fenêtre là-haut, mais des gouttes rentraient en même temps qu’une bise sifflante. Le pauvre huissier ne savait plus quoi faire !

Il prend le parti de fermer. Des gens protestent à mi-voix.
La cour arrive !
On se lève, la cour entre, s’assoit, on se rassoit.

Cela n’a pas réglé le problème de la pluie, mais on est maintenant dans un autre monde. Le juge Tollin est sous la perruque. Il parcourt la salle du regard comme s’il cherchait qui pendre.
On sent les jurés dans leurs petits souliers. Ils ont peur de se faire gronder par le professeur.
- Je préviens dès maintenant qu’à la moindre insubordination, je fais évacuer la salle. Je veux laisser à tous la possibilité de se consacrer à cette affaire dans la sérénité.
Le juge sent que l’ambiance est électrique. Le public est venu voir pleurs, grincements de dents, accusations et imprécations tonitruantes ! L’orage ne rend pas l’air plus léger. La pluie paraît prendre ses quartiers pour des jours.
Quelques reniflements, deux ou trois éternuements. Le juge dit un mot à voix basse. Le message passe, moment de flottement : le public suit des yeux le fil du bouche-à-oreille, du juge au greffier, à un Pandore, à l’avocat général, puis un autre Pandore. Dans la salle, on retient son souffle. Le Pandore murmure le message à l’huissier de la fenêtre. Celui-ci se lève, prend la perche, rouvre la fenêtre.
Des gens échangent des sourires complices : justice leur est rendue.
- Bien, accusé, levez-vous !
On va commencer à travailler au corps le futur pendu !
- Vous vous appelez Josef Franz Kassan ?
- Oui, monsieur le juge.
Frisson dans l’assistance. Le Somnambule a regardé son juge droit dans les yeux, et il a répondu avec une très subtile nuance de mépris !
De sorte que Tollin ne peut pas décemment protester, car il aurait l’air de se fâcher pour rien. Mais la salle est certaine que Kassan a porté une pique.
Le juge est craint, haï, respecté, tout à la fois. Parce qu’on le respecte, on hait soudain cet accusé qui veut jouer au malin. Mais comme on hait le juge, on voudrait aussi voir cet homme qui n’a plus rien à perdre affronter Tollin frontalement !
Les gens plissent les yeux pour ne pas manquer la moindre mimique de la cour, des avocats ou de l’accusé.

- Les chefs d’accusation sont nombreux…
Tollin redresse ses petites lunettes sur son nez anguleux. Cela le vieillit, ces petites bésicles sur son visage maigre et triangulaire, proprement découpé.
L’énumération commence. Le public écoute, intrigué, fasciné, horrifié, puis un peu lassé par le caractère répétitif des crimes.
- Braquage de la banque Pham’Velker du quartier de Miraflore. Braquage de la succursale Aussame-Nerbois du quartier des Passantes…
Cela manque de variété. Le juge ne s’en occupe pas, il continue posément la lecture de son papier, à haute et intelligible voix. Quelques personnes regardent à ce moment Kassan. Encore une perfidie à peine dissimulée : l’accusé semble approuver à chaque chef, comme s’il confirmait que le juge est bien informé !
Des petites gens agitent la main, inquiets, comme quand le cancre de la classe préparait une trop grosse bêtise contre le professeur. Un mari se passe le doigt à l’horizontal sur la gorge, sa femme et plusieurs voisins de siège approuvent, inquiets.
L’avocat-général entame sa plaidoirie. Il est bel homme, cela change du juge qui fait vieux garçon. Il parle d’une voix claire, presque chaleureuse, tant il est sûr de son affaire. Il ne retarde pas longtemps sa conclusion :
- Je ne suis pas un partisan intransigeant de la peine de mort…
Le juge le regarde, concentré, avec l’air de dire que lui non plus, bien sûr (quoi qu’il ait envoyé plus d’hommes à la potence qu’il ne peut s’en souvenir !wink.
- Néanmoins, le nombre et la gravité des accusations portées contre Josef Kassan, son manque manifeste de regrets, son intelligence (qui aurait dû le détourner de la voie criminelle où il s’est engagé), tout cela m’amène, très logiquement, à requérir la peine capitale. Vous suivrez mon avis, mesdames et messieurs les jurés, car cet homme blesse et meurtrit par plaisir…
Kassan se lève et lance :
- Je n’ai jamais blessé quiconque !
- Comment osez-vous !...
- … sauf un avocat-général.

Toute la salle éclate de rire.
C’est si bon, alors que l’atmosphère était si lourde !
Seulement, cela va se payer : le juge martèle furieusement et fait évacuer la salle. Kassan est escamoté en trois mouvements, les Pandores arrivent et la salle est vidée avec poigne. Les gens se déversent dans le couloir, puis dans la cour du palais. En quelques minutes, la buvette et le café de l’autre côté de la rue sont pleins.
Les deux journalistes se retrouvent :
- Mon vieux, j’ai dans l’idée qu’on ne va pas s’ennuyer ! dit l’envoyé de l’Indépendant.
- Si le juge ne fait pas une attaque avant la fin du procès.
- Et l’avocat-général ! Il aurait un pistolet sur lui, il l’aurait vidé sur Kassan !
- L’attitude de Kassan est scandaleuse.
- Le gars a un certain panache.
Ils trinquent autour d’une bière.
- Tiens, dit celui de Passerelles, regarde qui vient…
C’est manifestement un inspecteur de SÛRETÉ.
- C’est l'inspecteur Maréchal, vieux… Pas le temps de t’expliquer. Suis-moi, tu me revaudras le tuyau.
Les deux journalistes s’approchent, avenants, carnet en mains :
- Inspecteur, inspecteur Maréchal, un petit mot, une déclaration, pour la l'Indépendant, les Passerelles ?
Maréchal prend le temps de commander une bière :
- Vous faites erreurs, messieurs. Je ne suis ici que comme spectateur. Vous aurez noté que je ne fais pas partie des témoins.
- Allons, inspecteur, à d’autres ! Nous savons bien que vous et Portzamparc…
- Je ne faisais pas partie de la Brigade des Rues [et il n’en fera jamais partie !] quand Kassan a été arrêté.
- Votre pronostic sur la sentence ?
- Je ne suis pas devin.
Rien à en tirer.

Sonnerie dans le palais, l’audience reprend. La marée humaine sort des cafés, remonte vers la salle. L’installation est plus rapide. La cour revient, mécontente. Les Pandores ont interdit la salle aux rieurs les plus tonitruants de tout à l’heure.
- Ces personnes ont été mises à l’amende pour perturbation de l’ordre public.
Le juge défie quiconque de prendre leur suite. Il attend un moment. Personne ne bronche. Le juge remet ses besicles. Il s’éclaircit la voix, redresse sa perruque :
- La parole est à la partie civile.
L’avocat avance vers le milieu de salle, soutenu par ses collègues. On dirait qu’il approche de Kassan comme un faucon de sa proie.

Sa plaidoirie tend à établir que Kassan est bien le chef de la bande des casseurs, que c’est un manipulateur cynique, qui n’a eu aucune hésitation à sacrifier ses complices. C’est un être dangereux, qui attaque pour le plaisir bestial de meurtrir.
- Vous avez pu vous moquer de monsieur l’avocat-général, Kassan, mais cela ne change rien ! Vos instincts profonds sont ceux de la bête de proie ! C’est à peine si vous avez volé pour l’argent. Non, vous pillez et vous détruisez comme le font les Kargarliens : pour le plaisir ! La joie malsaine de la destruction !
L’accusé soutient le regard de l’avocat, et laisse tomber :
- Bientôt, c’est Exil tout entière qui détruira pour le plaisir...
La phrase n’est entendue que des quelques personnes proches de lui. Elle se perd dans le tumulte rageur de la plaidoirie.
Après cette entrée en matière, l’avocat appelle plusieurs témoins. Des clients des différentes banques, des employés. C’est une litanie accablante de souffrance, de pleurs, de haine contenue. Peu à peu, Kassan devient un monstre aux yeux de la salle. Un monstre froid, qui manipule et lâche ses chiens de chasse. Le pauvre avocat de la défense est débordé. A chaque témoin, il doit trouver de l’inspiration, alors que son adversaire joue sur du velours. A peine s’il a besoin de poser des questions, tant les témoignages sont accablants.
- Mais ce n’est pas Kassan qui a frappé ! réplique la défense. Ce n’est pas lui qui a déclenché cet échange de coups de feu avec les vigiles !
- Il était là, martèle la partie civile, il a poussé au meurtre ! Monsieur le Président, combien de temps encore va-t-on nous jouer la comédie d’un homme manipulé, quand nous avons bel et bien affaire au « cerveau » de la bande !

Le public commence à fatiguer. Il fait chaud, lourd. La pluie s’est arrêtée.
- D’ailleurs, nous allons finir de nous en persuader, dit doucement la partie civile, car j’appelle à la barre l’inspecteur Lanvin.
Le policier entre, pas fâché de quitter enfin la salle étriquée où il a mariné depuis le matin, comme s’il était suspect. Il cache sa mauvaise humeur et son impatience face à tout cet apparat judiciaire, qui peut lui faire perdre une journée pour le faire parler cinq minutes. Il est néanmoins habitué au rituel, et il sait qu'il parle sous serment.
Il présente donc des réponses, concises, sans passion, au juge et à l’avocat. Dans sa tête, Lanvin représente le bon sens en contact avec les réalités, face à des gens qui ne savent pas parler sans exagérer et déformer les faits comme cela les arrange. C’est ainsi qu’il ne fera à personne le plaisir d’avoir l’air d’aimer ou détester ce Josef Kassan dont on fait tout un foin depuis des semaines. Des braqueurs, il en a pourchassé un certain nombre. Il arrêté celui-là comme il en a arrêté ou en arrêtera d’autres. Pas question d'en faire un héros populaire ou un monstre.

- Vous êtes alors descendu au sous-sol ?
- Oui, votre honneur.
- Sous-sol où s’était réfugié Kassan et son complice ?
- Encore exact.
L’inspecteur raconte en quelques mots l’arrestation. Il sait que Portzamparc va venir derrière, redire à peu près la même chose. Lanvin doit répondre à plusieurs questions des avocats. Il lui faut son professionnalisme pour ne s’énerver ni contre l’un, ni contre l’autre. Il déteste sentir à chaque question qu’on essaie de le manipuler, de l’amener à dire des choses contraire à ses intentions. Il n’a regardé Kassan que pour l’identifier formellement. Il sait que pendant la plupart de la procédure, l’accusé n’a qu’à se taire. Les débats se passent mieux quand on oublie qu’il est là.
- Inspecteur, la cour vous remercie.
Lanvin s’incline un tout petit peu et sort. Quelques journalistes lui tombent dessus mais il n’est pas d’humeur.
Pendant ce temps, c’est Portzamparc qui arrive à la barre. Kassan regarde tout cela comme s’il assistait au procès d’un autre, comme s’il était dans le public.
- Vous étiez donc dans la banque lorsque Josef Kassan y est arrivé ?
- Oui, votre honneur.
Le juge passe discrètement sur le fait que le policier était au courant du braquage, pour ne pas mentionner le témoin retourné, qui était d’abord victime du chantage de Kassan. On demande à Portzamparc des détails très techniques sur le déroulement de l’attaque.
- Vous avez alors continué seul dans le couloir ?
- Oui.
Le juge pose alors une question attendue depuis longtemps :
- L’accusé s’est alors rendu à vous ?
- Oui.
- Comment cela s’est-il passé ?
Portzamparc n’a pas le temps de réfléchir, d’être conscient du poids de ses mots – car le juge doit faire en sorte que le témoin réponse spontanément –mais à ce moment, le public est pendu à ses lèvres.
- Je l’ai sommé de se rendre. J’ai attendu un moment. Il a jeté son arme. Quand je suis entré dans la pièce, il attendait, mains sur la nuque.
L’avocat de la défense jubile. Enfin quelqu’un qui lui apporte une bouffée d’air frais ! Les avocats de la partie civile se consultent. Ils n’ont pas dit leur dernier mot.
- Il s’est laissé menotter ?
- Oui, votre honneur.
On pose encore quelques questions au policier, mais l’essentiel est dit. Kassan s’est rendu sans violence !
La partie civile en a donc terminé.
- Bien, martèle le juge, fatigué, l’audience est suspendue jusqu’à demain. Nous reprendrons avec la plaidoirie de la défense.

Raclements de siège, brouhaha, bâillements, étirements. Les visages sont rouges, on est fatigué. Les ors agressifs du palais ont l’air bouillant. Il fait plus frais dehors mais le temps est déprimant.
Maréchal en a plein le dos. Il était juste venu écouter les collègues. Il les retrouve autour d’un verre de mousseuse. Lanvin et Portzamparc s’enquièrent ce qui s’est dit pendant qu’ils se tapaient le derrière sur le banc en bois de la salle des témoins.
- Il s’est rendu, dit Lanvin, mais ce sera trop peu pour le sauver.
Il baille et s’excuse, mais il doit rentrer. Portzamparc et Maréchal reprennent un verre dans la brasserie bondée. Ils se frottent les yeux.
- Je vais venir demain, dit Portzamparc.
- Qui t’a permis de prendre une journée ? Ton généreux commissaire ?
Les deux hommes se disent bonsoir. Maréchal ne sait pas trop quoi faire. Nelly ne peut pas le voir.

Il traîne sur les boulevards, le célibataire dans la grande ville. Il rentre tard.


*


Le lendemain, Portzamparc, tout frais, bien rasé, le trouve dans la salle d’audience, somnolant.
La salle se remplit, la cour arrive et la parole est à la défense.

Les avocats de la partie civile sourient entre eux. Ils regardent leur malheureux adversaire avec condescendance. Kassan a un petit regard pour son « bavard ». Il ne tremble pas. Il le regarde plutôt comme l’entraineur qui encourage son champion quand il monte sur le ring. L’avocat se lève, seul, dans une salle silencieuse, encore en forme.
- Maître, nous vous écoutons, dit le juge, qui s’impatiente.
- Monsieur le président, monsieur l’avocat général, mesdames et messieurs les jurés, nous en sommes tous conscients ici –je plaide une cause perdue. Il n’y a qu’à voir l’air satisfait de mes adversaires, qui voient déjà l’accusé avec la corde au cou. En ce moment, ils se sentent bien, comme après un dîner bien arrosé. Ils vont peut-être profiter de ma plaidoirie pour s’assoupir, car ils ont fait hier un gros effort et aujourd’hui, comme on dit au théâtre, pour eux, c’est relâche.
« Gros effort consistant à faire passer Josef Kassan pour un monstre. Certes, le mot n’a pas été prononcé. Il était néanmoins sur toutes les lèvres, dans tous les cerveaux. Dénomination bien commode, qui nous renvoie au chien proverbial, qui attrape justement la rage le jour où on voulait le noyer. Aujourd’hui, Josef Kassan est le chien qui a la rage. Comme le reste de la bande est mort, il ne nous reste que lui –alors il doit payer pour les autres. C’est normal, très normal. Et comme on ne peut prouver qu’il ait dirigé cette bande, comme on ne peut prouver qu’il ait poussé les autres à la violence, on lui invente un don pour la manipulation psychologique. J’ignore si vous en êtes flatté, Kassan, mais vous voilà promu génie du crime !... Passer en jugement rabaisse généralement un homme. Vous, on vous élève.
« Or, contre ces défigurations ahurissantes des faits, il est temps, je crois de revenir à des choses plus terre à terre. Cela sera moins romanesque, j’en conviens, mais peut-être saura-t-on mieux qui on juge en ce moment.

L’avocat se lança dans un récit d'enfance. Maréchal écouta attentivement. Il ne filtra rien de trop secret. On apprit seulement que Kassan avait été abandonné, gamin des rues. Puis qu’il fut retrouvé lorsqu’il dut effectuer son service militaire, et qu’on l’envoya dans un corps de redressement pour délinquants endurcis.
- Notre armée eut alors l’idée excellente, pour réformer Kassan et lui faire oublier ses habitudes de violence apprises dans la rue, de l’envoyer à Scovie, contrée en proie à la guerre et à la famine.
Maréchal se dit que ce malheureux avocat finirait assassiné par les galonnés, mais en attendant, c’était bien envoyé !

Kassan n’avait comme entourage que l’armée, où il était rudoyé, méprisé, car il ne faisait pas assez preuve d’ardeur guerrière. Il avait traîné dans des tripots, tenté de fuir. Il avait fait connaissance avec des Scoviens. Il voulait quitter Exil, rester sur Forge pour n’importe quel emploi. On lui avait finalement dit qu’il devait revenir dans la Cité d’Acier. Il y avait retrouvé des Scoviens et s’était associé à eux, car ils étaient les seuls à l’accueillir, lui qui était marginal, sans avenir. Sa carrière criminelle avait débuté ainsi. Il était chargé de prendre des renseignements sur les banques, de planifier les attaques. C’était comme des raids de pillage, la seule chose qu’il ait appris de sa vie, dans la rue et à l’armée.
- Quel homme pourrait vivre sans entourage, sans soutien, sans reconnaissance, quand bien même ceux qui vous apportent cela –compagnie, soutien, reconnaissance – sont des bandits ? Pouvait-on s’attendre à voir Kassan devenir un paisible père de famille, partageant son temps entre un travail honnête et une vie bourgeoise ?
L’avocat fit venir plusieurs témoins, qui certifièrent que Kassan n’avait jamais usé de violence lors des attaques de banques.
La plaidoirie avait été plutôt brève, les témoins n’avaient pas été retenus longtemps.

Le juge se tourna vers l’accusé et lui dit :
- Kassan, vous voulez ajouter quelque chose ?
C’était traditionnellement la dernière phrase avant qu’on ne laisse les jurés se retirer.
Le Somnambule se leva. Il apparut fatigué, timide :
- Mon avocat vous a dit ce qu’il y avait à dire, et il l’a bien dit. Je n’ai pas eu le luxe de choisir ma vie. Il n’y avait pour nous d’espoir ni sur Forge ni sur Exil. Je vois qu’il y a plusieurs officiers de l’armée de terre et de la marine dans la salle. Des soldats qui appartiennent peut-être à des corps par où je suis passé. Pour eux, je suis un renégat. J’ai trahi leurs idéaux en rejoignant l’ennemi pour m’attaquer à la Cité qui m’avait traîné plus bas que terre. Ils regrettent de ne pas pouvoir me condamner eux-mêmes. Je voudrais seulement leur dire ceci…
On s’attendait à des expressions de regret ou au contraire de vengeance.
- Sachez-le, soldats, et vous monsieur le président, et le public… L’assassin du Maréchal de Villers-Leclos…
Tout le monde ouvrit grand les yeux et les oreilles.
- … cet assassin est dans la salle ! En ce moment-même !
Cri collectif, stupeur. Kassan éclate de rire.
- Il est dans la salle, je le vois et vous, vous ne l'attraperez jamais !
Les militaires qui se lèvent, les policiers qui leur ordonne de se rassoir. La salle est prête à se transformer en champ de bataille.
Le juge martèle furieusement :
- Evacuez la salle ! Evacuez !
Les Pandores emmènent Kassan, hilare, et on fait de nouveau expulser tout le monde. Le palais vomit la foule instable.
Buvette. Les deux journalistes se retrouvent.
- Tu parles d’un procès !
- « L’assassin est dans la salle », ce type aurait dû écrire pour le théâtre !
- S’il croit s’attirer la clémence du juge…
- Il veut sûrement passer pour fou…
- Non, il est trop malin.

Le journaliste de l’Indépendant voit alors un petit homme à grosses moustaches, en complet de travail.
- Tiens, tu le connais lui ? glisse-t-il à son collègue des Passerelles.
- Lui ? Non, c’est une célébrité ?
- En quelque sorte. Calcifier, dit le journaliste, alias l’Amant de la Veuve, alias le Bourreau !

Antanaclase Calcifier était employé la plupart du temps dans le service comptable des bureaux de cycles et roulements de VOIRIE. Sauf quand un jugement condamnait un homme à mort, auquel cas il était appelé pour présider à l’éxécution. Bourreau attitré de TRIBUNAL depuis trois décennies, il accomplissait avec le même professionnalisme son devoir pour la justice et pour les roulements à billes.

Grâce à cette charge honorifique, il pouvait se distraire de la routine des chiffres pour aller vérifier le graissage des poulies et le tranchant de la Veuve de la cour du palais. Chaque fois que le juge Tollin présidait, on pouvait être sûr de le trouver interrogé dans différents journaux. Il était un marronnier à lui seul. Personnage pittoresque, il élevait à la dure quatre enfants, aimait les pommes à l’huile et la pêche sportive.
Il lui arrivait de prendre une journée –que son chef de service, M. Bondu, ne pouvait lui refuser étant donné sa célébrité – pour assister à un procès criminel. Il fumait ses petits cigares avec son air d’homme accompli.
- Monsieur Calcifier monsieur, une déclaration un mot pour l'Indépendant passerelles ??
- Ma foi, messieurs, je suis venu au palais de justice, comme il m’arrive de le faire de temps en temps. Voilà tout.
- Que pensez-vous de ce procès ?
- L’accusé est intéressant. Cependant, il n’a rien fait pour obtenir la clémence des jurés. Son avocat, quoique talentueux, est en mauvaise posture.
- Vous pensez reprendre du travail bientôt ?
- Je serai dès demain de retour à mon bureau, messieurs.
- Rien d’autre de prévu, alors ?
- Une partie de cartes avec des amis en fin de semaine… Je doute que cela intéresse beaucoup vos lecteurs.
Les deux journalistes burent un autre verre.
- Sacré vieux grigou… Je suis certain qu’il meurt d’envie d’ajouter le Somnambule à son tableau de chasse.

Maréchal et Portzamparc buvaient un verre. L’Autrellien ne disait rien, faisait semblant d’être fatigué. Maréchal lui, l’était vraiment, après sa nuit sur les grands boulevards.


*


L’audience reprit, pour le verdict. Le juge avait failli demander une séance à huis-clos. On lui avait fait comprendre que c’était impensable, étant donné le retentissement de ce procès. Les Pandores surveillèrent de près ceux qui rentraient, firent mettre beaucoup de monde dehors. Plusieurs honorables parrains du crime s’installèrent avec leurs hommes.
La salle se remplit. Le juge était avec les jurés dans la salle de délibération. On crut que ce serait rapide. Une heure passa, dans une salle de plus en plus chauffée. Des gens partirent, d’autres prirent leur place.

Une autre heure passa. La porte de la salle des jurés demeurait obstinément fermée. L’avocat de la défense relisait ses dossiers pour se donner une contenance. Ceux de la partie civile parlaient entre eux, très mécontents. Encore une heure. Cela devenait intenable. La salle ne se vidait pas, elle changeait d’occupants. Les journalistes attendaient pour parlophoner en urgence à leur rédaction. Les policiers voulaient rentrer chez eux. Le vieux greffier ne comprenait pas, s’agitait, l’air très important. Il se considérait comme une institution, depuis quarante ans qu’il à ce poste. Il ne comprenait pas pourquoi ce bon juge Tollin, d’habitude si expéditif, traînait autant !

Et cette fois, Kassan qui avait eu l’air si distant pendant son procès, regardait la salle avec un air meurtrier. On aurait pu croire qu’il les avait pris en otage. Sans pistolet, sans menace. Mais tous étaient dans la salle et ne voulaient pas partir !

Après un temps infini, on annonça la cour. La foule compacte se serra sur les bancs, prête à exploser. On savait que ce serait court, et intense.
Le juge entra. Il parut très petit, écrasé par la tâche. L’habit ne lui donnait plus de grandeur, il le rapetissait. Il avançait comme un homme qui vient de prendre un coup ou qui a trop bu et tente de marcher droit. La montée à son siège lui parut interminable. Le public le suivit, gravir lentement le petit escalier, se hisser sur le siège.
Les jurés entrèrent et regardèrent Kassan, inquiets, émus. Certains avec compassion, d’autres avec incompréhension, car ils venaient de décider de l’impensable.
- Accusé Josef Kassan, levez-vous.
La salle plongée dans le silence, mais d’un silence gros d’une tempête.
- Vous êtes reconnu coupable d’association de malfaiteurs, vol en bande organisée avec préméditation, vol à main armée, extorsion de fonds, dégradation de biens publics et administratifs... Vous êtes condamné…
Cela ne se vit pas, mais le juge eut les yeux embués un court instant :
- … vous êtes condamné, en prenant en compte les circonstances atténuantes, à vingt-cinq ans de réclusion criminelle.

Tollé. Huées. Scandale. Tous les mots que l'on voudra et plus encore. Début d’émeute, évanouissements, chemises lacérées, visages griffées, terreurs et tremblements divers ! La police ceintura le palais de justice, les avocats de la partie civile étaient effondrés, l’avocat de Kassan jubilait, cerné de journalistes et le bourreau retournait à ses roulements à billes.




#12 - sdm - 28-08-2010

Tiens j'avais oublié de dire que ces textes poutraientsmile