10-02-2007, 04:18 PM
(This post was last modified: 16-09-2007, 01:14 PM by Darth Nico.)
Exil #0
- On s’y met ?
- Oui. Tiens, je t’ai préparé un dossier de présentation, pour que tu te familiarises avec les lieux.
- C’est dans le quartier de Mägott Platz, c’est ça ?
- Oui. Quartier plutôt excentré, assez populo, même si les corpoles y ont une certaine influence… Mais lis plutôt, c’est expliqué là-dedans.
- Alors voyons… L’inspecteur Novembre…
- Oui, officieusement, c’est lui le chef, au commissariat du SÛRETÉ.
- Et son supérieur, alors ? Le commissaire ?
- Dans l’état où il est, ce commissaire…
- C'est-à-dire ?
- Lis, tu verras !
- Ça remonte à quand ces évènements ?
- Quelques années. Avant l’arrivée de Maréchal comme détective. Portzamparc n’avait pas encore passé les Portes d’Airain.
- Donc au moins trois ans.
- Oui.
- Et en gros, ça raconte quoi ?
- L’inspecteur Novembre assiste au destin d'un homme qui en termine avec son passé et qui part, recommencer sa vie là où elle a débuté.
- Ce qui veut dire ?
- Ce qui veut dire que Mägott Platz a tremblé. Mais la police veille. Et SANITATION aussi !
- Les services d’entretien de la ville ?
- Oui tu verras qu’ils ont joué un rôle capital dans la résolution de cette affaire !
- Ce n’est pas leur rôle d'arrêter les criminels, à SANITATION ! Qu’est-ce que c’est que ces histoires !
- Des histoires, justement, rien que des histoires …
DOSSIER #0<!--sizec--><!--/sizec-->
10-02-2007, 04:23 PM
(This post was last modified: 27-02-2007, 03:23 PM by Darth Nico.)
EXIL
Dans la nuit éternelle d’Exil,
Les lampes grasses brûlent, timides.
Les mitiers plongent dans la brume au bout de leurs fils
Et les passerelles rouillent dans l’air humide.
Créatures, anges, gouffres, orages :
L’insondable noirceur de l’océan
Noie les explorateurs du large.
Les ballons – taxis sont des dessins d’enfant.
Machines qui rêvent, vapeurs merveilleuses
Trams, Cité des métamorphoses industrielles.
Lune branchée à l’électricité universelle !
L’insomnie règne et l’angoisse creuse
Des cauchemars hypersensibles
Dans Exil, dédale de l’acier et du vide.<!--sizec--><!--/sizec-->
10-02-2007, 04:34 PM
(This post was last modified: 16-09-2007, 01:13 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #0<!--/sizec-->
ASCENSEUR POUR LE SOUS-SOL<!--/sizec-->
SHC 0 - RUS 0 - IEI 2
UN SOIR AU CABARET<!--sizec--><!--/sizec-->
- Piano-bar, ça doit pas gagner des masses, si ?
- Comme vous dites, inspecteur… Comme vous dites. Mais enfin, comme moi je dis toujours : tirez pas sur le pianiste !
- Sacré Herbert !
Le serveur vint poser une bière sur le haut du piano. Herbert poursuivit son morceau d’une main et avala sa chope en trois gorgées.
- Tu tiens le choc, Herbert ? Tu es là depuis combien de temps maintenant ?
- Trente-deux ans. Ça fera trente-trois le mois prochain. Pensez donc !
- Tu tiens la distance dis-moi !
- J’ai une allure de quatre ou cinq chopes par heure. Plus, et j’ai la tremblote. Moins, je ramollis. Ce qu’il faut, inspecteur, c’est trouver le bon rythme et s’y tenir !
- Dis-moi, cinq chopes par heure pendant trente et quelques années, ça doit chiffrer !
- Et encore, moi je me rince gratis. Manquerait plus qu’on fasse payer au vieil Herbert ses consommations !
- Sacré Herbert, conclut Novembre.
L’inspecteur finit son propre verre, satisfait, et renversa son chapeau en arrière, ce qui ne manquait pas de le mettre en joie. Il se sentait un peu chez lui, à l’Aube Bleue.
- Tu as vu Linda ?
- Non, inspecteur, dit le vieux pianiste, impatient d’attaquer la prochaine heure. Paraît-il qu’elle est souffrante… C’est sa mauvaise période du mois, que voulez-vous. Et en plus, avec cette pluie qui n’en finit pas… Pas bon pour mes rhumatismes.
Herbert était vieux, monotone et régulier comme la pluie. Et on pouvait compter sur elle comme sur lui pour être là au rendez-vous. Et, en fait, on ne s’en lassait pas, une fois qu’on s’y était habitué.
- Bon, je vais voir Linda, décida Novembre.
- Elle va vous claquer la porte au nez, soupira Herbert.
Ses doigts traînaient sur le piano comme la poussière traîne sur les meubles.
- Ne t’en fais pas, fiston. A la longue, je sais y faire !
- Ma foi…
Il ne demandait qu’à y croire, Herbert ! Mais avec la Linda des mauvais jours, il n’y avait pas de miracle à attendre.
Novembre passa, fier-à-bras, gaillard, près du comptoir où Sonélius essuyait cérémonieusement les verres, en écoutant les histoires incohérentes des buveurs.
- Je lui ai dit ! Pourtant ! Oui… je lui ai dit ! Nom de nom de nom de !...
- Ah, où va le monde !
- Ah ça !...
Et Sonélius passait au verre suivant, pendant que son client vidait son ballon.
- Linda, ouvre… C’est moi, Jules !
- Laisse-moi, je suis fatiguée !
Elle prenait son accent canaille, son accent de mauvaise fille. C’était comme ça, quand elle n’allait pas bien. Au contraire, quand elle était radieuse, elle prenait un ton pincé, un ton bourgeois. Alors, elle rêvait d’ascension sociale, de grandes robes, de dévaliser les rayons du Bazar Moderne et de commander trois bouteilles de millésime 182 chez Alex. Elle se voyait comme une future grande dame.
Mais aujourd’hui, l’inspecteur Jules Novembre n’avait pas de mal à se souvenir que Linda venait du plus bas peuple, fille de personne, promise au froid, à la rue, à la misère crasse. Danseuse dans un cabaret comme l’Aube Bleue, c’était déjà une belle promotion sociale pour elle !
- Mais ouvre donc !
L’inspecteur souriait, faisait des mimiques, des petits gestes fanfarons, comme s’il était en public, en train de cabotiner.
Le chat du patron passa, mais l’ignora superbement.
- J’ouvre à personne, je te dis !
Elle avait de la colère après la terre entière, Linda !
- Je t’offre un verre en bas, ma toute belle ! Ecoute, je suis venu spécialement pour toi !...
Pas de réponse.
Il tenta son dernier atout :
- Ma grosse poule !...
- Qui tu appelles ma grosse poule ?
- Mais toi voyons !
Le policier retint sa respiration. C’était quitte ou double. Soit la porte se déverrouillait, soit il ne revoyait plus Linda avant un moment.
Il entendit la serrure jouer et la chaîne tomber.
- Allez entre, vieil idiot !
Elle était en peignoir, cheveux dénoués, une vilaine cigarette aux lèvres. Elle sentait le parfum fort et bon marché.
Novembre la prit dans ses bras, lui aussi cigarette au coin des lèvres.
Lui. La quarantaine bien tassée, beau mâle grisonnant sentant la bête humaine et l’eau de toilette. Elle, une petite trentaine, donc bientôt plus bonne comme danseuse ; rousse, rondelette, appétissante comme une grosse poule, mais impatiente de se caser.
- Tiens, regarde, je t’ai amené des chocolats ! Ils viennent du Baz’Mo.
- Tu es adorable ! Ils ont dû te coûter une fortune !
- Mais non…
- Ce sont ceux que mange la comtesse Irène, non ?
- Peut-être bien.
- Alors ils t’ont coûté une fortune !
- Mais non.
- Mais si, dit-elle, en le prenant très fort contre elle tout en refermant la porte à clef.
*
Novembre resta un moment dans la loge et en ressortit, le chapeau un peu plus de travers, la chemise débordant du pantalon. Il redescendit l’escalier et alla au bar en roulant des mécaniques.
- Un petit verre, inspecteur ? proposa Sonélius. C’est la maison qui offre.
- Pas de refus, gamin.
Il le but d’un trait et fit claquer sa langue en poussant un gros soupir satisfait, pleine bouche ouverte.
- Alors, Linda va mieux ? articula un des ivrognes, surpris lui-même d’avoir réussi une phrase entière.
- Elle a encore de la fièvre, mais oui elle va mieux, fit Novembre, égrillard, sûr d’avoir la complicité du garçon, qui ne demandait qu’à surprendre les petites affaires des uns et des autres.
La porte matelassée du club s’ouvrit alors, laissant entrer la nuit et de grandes rafales de vent pluvieux.
- Il faudra que le patron se décide à faire un sas, protesta Sonélius. Moi je m’enrhume ici et après, j’ai des frais de médecin pas possibles ! Si les gens croient que c’est drôle !...
- En parlant de toubib… fit Novembre, accoudé au bar.
C’était Jouvet, le médecin de quartier. Tassé, rondouillard, il avait quelques décennies de pratiques derrière lui et plus rien ne l’étonnait. Il était professionnel, efficace et ne rechignait pas à montrer qu’il avait un avis sur la question médicale, sur les nouveaux traitements et les publications de la Faculté. Et aussi sur la politique.
- Comment allez-vous, docteur ?
- Et vous-mêmes, inspecteur ? Cette bronchite ?
- Oubliée voyons !
- Vous êtes bien allé au bout du traitement ?
- Comment donc !
Novembre se souvenait avoir glissé la boîte de gélules avec les ordures. Sa femme avait sorti le sac sans le remarquer.
- Linda est ici ? demanda Jouvet, soudain timide.
- Je viens d’aller la voir.
- Ah bon, tant mieux… Je veux dire : tant mieux si elle est là.
- Elle est souffrante, ajouta Sonélius.
- Alors il faut que j’aille m’occuper d’elle, la pauvre enfant ! D’ailleurs, servez-moi un grog, garçon !
Il prenait un air officiel, comme lors des réunions à l’hôtel de ville. Il appelait toujours Sonélius par son prénom, sauf dans ces occasions, quand il prenait publiquement une grande décision. Il vida son verre et s’engagea dans l’escalier en soufflant.
- Sacré Jouvet ! dit Novembre.
Et Sonélius approuva, jamais contrariant avec les bons clients.
- Bon, on parle on parle, mais il va être l’heure d’y aller. Madame Novembre va s’impatienter. D’ailleurs, il va bientôt être l’heure de la fermeture, Sonélius. Je ne sais pas où est le patron, mais il serait temps qu’il y songe, n’est-ce pas ?
Novembre redevenait l’inspecteur de première classe du quartier. Il se revissait le chapeau sur la tête, saluait la compagnie, surtout le vieil Herbert qui buvait la moitié de son heure et quitta le cabaret, bien réchauffé.
*
Il lui sembla que la Passerelle des Sciapodes tanguait, mais il se rassura : ce n’était qu’une impression. A l’aide d’une flamme, un mitier, seul dans son petit coin de nuit, d’acier et de rouille, décollait les parasites qui rongeaient les garde-fous.
- Salut, François, comment va ?
- Et vous-mêmes ?
Appliqué, attentif, l’employé brûlait consciencieusement les petites bêtes qui s’attaquaient à une partie, infime certes mais une partie quand même, de la magnifique structure de la Cité d’Acier. Pour ce mitier, un animal, c’était ça : un être si dénué de conscience qu’il pouvait ronger une telle œuvre d’art ! Un édifice planétaire parfait ! D’une perfection si complexe qu’elle défiait l’imagination ! Oui, ces parasites osaient grignoter ce sublime ensemble !
- Vous voyez, inspecteur, plus on les enlève, plus il en vient !
- C’est comme les criminels, malheureusement...
- C’est bien pareil, vrai ! Parasites et bandits, même combat ! Mais je sais bien que SÛRETÉ finira par les envoyer tous au Château, allez !
- J’espère aussi, dit l’inspecteur en s’éloignant.
Avant d’entrer dans son immeuble, il remit sa chemise droite, renoua sa cravate, se renifla en espérant ne pas trop sentir le parfum de Linda et entra dans la cabine d’ascenseur. Les mécanismes à roues se mirent à grincer et la cabine s’éleva. Elle s’arrêta au quatrième.
Novembre retrouvait son palier familier, avec la bonne odeur d’encaustique et de voisinage.
Il poussa la porte de chez lui. Sa femme s’affairait à la chambre : elle mettait les bouillottes au lit, secouait les draps. Elle avait sa tenue de mémère, comme aimait dire Novembre. Sa vieille robe de chambres à fleurs bleu-gris, ses mules, ses bigoudis.
Elle se préparait déjà pour sa vieillesse. Elle prenait le pli.
- Bonsoir ma chérie.
- Alors, tu es encore resté tard au bureau…
- Les truands ne nous laissent aucun répit, que veux-tu…
Il bâilla pour passer à autre chose, défit sa cravate, alla à la salle d’eau et fit sa toilette.
Les haut-parleurs de l’étage s’activèrent alors. A cette heure-ci, c’était inhabituel.
- Citoyens, message de CONTRÔLE. Citoyens ! Message de CONTRÔLE !
L’immeuble se mit à fourmiller. La plupart des gens étaient déjà couchés ou, comme les Novembre, sur le point d’aller au lit. On sortit sur le palier, en restant sur le pas de la porte, intimidé par cette annonce. Les hommes, en robe de chambre, mécontents et les femmes, inquiètes, se retrouvèrent à chaque étage. Les enfants dans les jambes des parents, contents de pouvoir chahuter au lieu de dormir, couraient déjà d’étage en étage pour reconstituer leur univers de jeu, cet escalier en colimaçon qui représentait pour eux un monde d’aventures inouï !
- Citoyens, ceci est un message émanant du département SANITATION, commença la voix anonyme du haut-parleur. Demain aura lieu une inspection des locaux de votre immeuble afin de s’assurer de leur propreté. Il sera procédé à une extermination des parasites, rongeurs et autres vermines.
Nul ne remuait les lèvres. On respectait avec stupeur et tremblement ces mots, on buvait ces paroles. La vie était suspendue. Les occupants de l’immeuble composaient maintenant une galerie de musée de cire.
- Vous voudrez donc bien faire bon accueil à nos employés et leur indiquer les locaux à désinfecter. Bonne nuit, Citoyens. CONTRÔLE vous rappelle que bien dormir est nécessaire pour être efficace dans son travail.
La voix se tut. Les occupants osèrent alors parler.
- Depuis le temps qu’ils devaient venir, soupirait une dame.
- Il est temps de nettoyer les caves, c’est sûr, confirma la voisine du troisième.
- Ils risquent de venir tôt, remarqua la dame du cinquième, en criant dans la cage d’escalier. J’espère qu’ils ne vont pas nous réveiller avant que –
- Ils viendront quand ils viendront, conclut un officier à la retraite. Et nous les accueillerons dès qu’ils frapperont à la porte. N’est-ce pas, madame Antonivela ?
- Pour sûr, capitaine ! répondit la grosse concierge.
C’était le mot de la fin. L’immeuble se recoucha.
Grâce à cette annonce, madame Novembre avait oublié de poser d’autres questions à son mari, qui remercia CONTRÔLE d’être intervenu ! L’inspecteur, bien à l’aise, se blottit dans les couvertures propres, dans le lit bien chaud. Il ne tarda pas à ronfler comme un bienheureux. .
Il partit tôt le lendemain, avant le passage des agents de SANITATION.
Il ne fut donc pas sur place quand ceux-ci descendirent à la cave et trouvèrent le cadavre.
15-02-2007, 01:38 PM
(This post was last modified: 24-02-2007, 07:42 AM by Darth Nico.)
- Je ne crois pas qu’on nous ait envoyé pour en enlever de cette taille, remarqua un des employés en relevant son masque.
Son collègue, plus jeune, recula, pris de nausée. L’odeur de la vermine, de la pourriture, du produit anti-cafard, il pouvait supporter. Mais ça non !
Surtout que le corps, un corps de gros homme adipeux, servait actuellement de lieu de festin pour la population grouillante du sous-sol !
Madame Antonivela, prévenue la première, courut au parlophone de l’immeuble et appela le commissariat.
- Tu n’es qu’une petite fripouille, Sobotka, disait Novembre au garçon assis devant lui. Avec ce que tu transportais, tu vas prendre facilement quatre ou cinq ans de Château. Tu comprends ?
Le truand pleurnichait bêtement. Il tournait la tête vers la vitre du bureau, par laquelle il voyait les réverbères au gaz, et le brigadier en faction sous la pluie.
- Et la prochaine fois, c’est la corde, mon petit, tu entends ? On vient encore de nous envoyer une circulaire. C’est ça, la consigne : à la troisième fois, c’est la pendaison ! On ne peut pas faire plus simple !
L’inspecteur soupira.
- Si au moins tu me disais qui te fournit, mais non… Tu crois qu’en couvrant les gros vendeurs, tu vas te faire une réputation dans le Milieu. Que tu ne seras pas une balance !... Mais tu n’es qu’un pauvre imbécile Sobotka ! Ils se servent de toi et sont bien contents d’en trouver, des petits vendeurs qui se font prendre et qui disparaissent, bientôt remplacés par d’autres !
Le truand baissait la tête.
- Tu ne veux rien me dire ?... Tant pis pour toi. Signe ta déposition et bon voyage ! Tu repenseras à moi quand tu seras en train de casser des cailloux. Si tu voulais m’aider, je pourrai faire un geste… raccourcir la durée de ton séjour. Au lieu de quoi, tu pars pour plusieurs années et les gros bonnets s’occupent déjà de te trouver un remplaçant.
Un brigadier entra et emmena Sobotka. L’autre porte s’ouvrit : c’était celle du bureau des communications.
- Inspecteur, nous recevons un message.
- D’où cette fois ?
- 28, rue des Culs-de-Lampe.
Novembre regarda son jeune collègue, effaré.
- Tu te moques de moi ?
- Mais non, inspecteur…
- C’est ma femme qui appelle ?
- Non, je ne crois pas. C’est la concierge.
- Fais-moi voir ça !
Le policier passa la copie manuscrite du message. Pas d’erreur : il venait bien de l’immeuble de Novembre !
- J’y vais, bien sûr, soupira l’inspecteur en enfilant son manteau.
Un gémissement rauque, suivit d’une quinte de toux parvint à ses oreilles.
- Merde, le vieux m’appelle…
Il entra dans le bureau du commissaire. Un bureau presque sans lumière, qui puait le mauvais vin. Et un commissaire, dans son coin d’ombre, qui semblait faire corps avec son bureau et ses meublés, tant il était, comme eux, lourd et immobile.
- Un problème, Novembre ?...
- Rien de grave, monsieur le commissaire.
- De la poigne, inspecteur ! de la poigne !
Le gros homme, presque impotent, disait cela à chaque fois. Puis il se replongeait dans la boisson.
*
D’une humeur exécrable, mort d’inquiétude, Novembre arriva au pied de son immeuble, où, évidemment, les locataires l’attendaient tous. Le capitaine à la retraite vint au-devant de lui, pour éviter les jacasseries et les parlotes inutiles des commères du lieu.
- Inspecteur, c’est inimaginable !...
La masse de chair n’avait pas bougé. Nul n’avait osé y toucher. Elle continuait sa vie propre, celle des dizaines de bestioles ignobles qui s’en repaîtraient. Novembre alluma une cigarette. Sa femme voulait s’approcher, lui parler, mais le capitaine lui fit signe que ce n’était pas le moment. Il intima ensuite l’ordre aux dames d’aller bavarder ailleurs. Celles-ci établirent un plan de repli chez la concierge, qui avait préparé une grande casserole d’eau pour faire une infusion.
Novembre se pencha sur le corps. Les deux agents de désinfection restaient là, les bras ballants. Ils ne demandaient qu’à aider, mais ils craignaient de gêner le travail de SÛRETÉ, autant que de ne pas effectuer celui demandé par SANITATION.
- Vous avez appelé Jouvet ? demanda Novembre à l’adresse de l’officier en retraite, sur le ton de l’évidence.
Le capitaine hocha la tête pour dire oui. Il connaissait la manœuvre.
Le docteur, qui avait passé une bonne partie de la nuit au cabaret, arriva, pas bien ferme sur ses appuis. Même lui, qui en avait vu d’autres, fut dégrisé par le spectacle monstrueux de ce cadavre qui s’émiettait, qui partait en petits morceaux transportés par les petites bêtes.
On sentait qu’il n’était plus temps de penser à Linda et aux filles de la nuit. On était entre hommes et il fallait agir, pour le bien de la Cité !
- Pas joli, tout ça, fit Jouvet en sortant ses gants.
- Vous croyez que ces sales bêtes ont pu faire ça ? demanda la concierge, qui n’avait pu s’empêcher de venir prendre des nouvelles.
- Les petites bêtes ne mangent pas les grosses, répliqua l’officier, d’un air qui commandait à madame Antonivela de vaquer à ses occupations dans sa loge, où les femmes se remettaient de leurs émotions !
Jouvet, penché sur le cadavre grouillant, prit avec une pincette quelques minuscules bouts de chair. Le jeune employé de SANITATION, fasciné, regarda puis détourna les yeux, écoeuré. Il entendit quand même le bruit obscène de la pincette qui s’enfonçait dans la viande.
Son collègue, le plus âgé attendait, discipliné et patient. On entendait le bruit des doigts gantés du docteur s’enfoncer dans la chair. Il tripotait là-dedans, il fouillait, il remuait…
- La victime, dit le docteur en se relevant, peut avoir la cinquantaine. A première vue, je dirais gros buveur et gros mangeur.
- Comment vous savez ça ? demanda le jeune employé.
- Mon garçon, dans l’état où il est, nul besoin d’autopsie pour observer son foie !
Novembre, énervé, en voulait à ce cadavre d’être arrivé chez lui !
- Alors, que faisons-nous ? dit le capitaine, martial et dévoué.
- Nous emmenons le corps à la morgue, ordonna Novembre, en montrant que ce « nous » ne tenait pas. Madame Antonivela !
- Oui !
La concierge, comme ses invitées, attendait la moindre parole de l’inspecteur.
- Madame Antonivela, parlophonez au commissariat. Qu’ils m’envoient deux détectives sur le champ ! Boncousin et Rampoix si possible.
La concierge, qui ne s’était jamais sentie aussi importante, alla à l’appareil. Elle n’avait plus le temps de s’occuper des autres femmes, qui, elles, avaient juste le droit de ne pas gêner l’enquête ! Madame Novembre, timide, n’osait approcher son mari et en voulait aux autres de l’accaparer.
L’inspecteur soupira encore. Maintenant, il allait devoir interroger les voisins… Ses voisins !
*
Il établit un quartier général dans la loge, qui sentait le renfermé, la cuisine et l’humain mouillé. La pièce, si banale, prit une allure officielle aux yeux des habitants. Ils la considérèrent aussitôt comme une annexe du Commissariat.
La concierge prépara de la bière et des sandwiches pour l’inspecteur. Celui-ci, à une table, allait faire entrer les occupants de l’immeuble, les uns après les autres. Dans le couloir, le capitaine s’était chargé de les mettre en rang !
- Comme on dit sous les drapeaux, je ne veux voir qu’une tête !
Novembre tira sur sa cigarette, recracha la fumée, écrasa son mégot, de la fumée plein le visage et griffonna sur un papier un plan des six étages.
- Jules, est-ce que je peux enfin te parler !
C’était sa femme, qui, ayant trompé la vigilance de l’officier, pénétrait dans la loge. Pour un peu, Novembre lui aurait ordonné de sortir, comme à n’importe quelle bonne femme gênante.
- Que veux-tu ? dit-il, mi-flic mi-mari.
- Te dire que je crois avoir entendu du bruit, cette nuit, au sixième.
C’était le dernier étage, sous les toits.
- Chaque chose en son temps, Priscilla. Chaque chose en son temps…
Du coup, elle fut quand même autorisée à rester auprès de son mari. Elle jeta un œil à la concierge, qui était vexée de ne plus être la seule femme importante. Maintenant, elles étaient deux, aux petits soins pour Novembre !
Les interrogatoires commencèrent. Il fallait se montrer plus que jamais distant, car l’inspecteur parlait à des voisins, certains des amis, chez qui on avait dîné ou pris l’apéritif régulièrement, en commentant l’actualité ou en bavardant sans fin sur la pluie qui tombe ou l’humeur de la mer…
« Où étiez-vous, cette nuit, après le message de CONTRÔLE ? »
- Chez moi, je couchais les petits qui étaient partis jouer au second, chez les Meurisse.
- A la cuisine, je préparais à mon mari son purgatif du soir.
- Au salon, je finissais une Manigance avec mon fils.
- A la salle d’eau, je nettoyais les bottes de mes enfants, qui vont sur la passerelle demain avec la classe.
- A la fenêtre de ma chambre, je secouais les tapis.
Novembre notait dans son calepin. Il savait qu’il avait aujourd’hui le pouvoir d’obliger ses voisins à dévoiler leur petite vie, leur intimité.
« Que faisiez-vous, quand les agents de SANITATION sont arrivés ? »
« Je me réveillais tout juste… Je me préparais à emmener les gamins à l’école… Je mettais le lait à chauffer… Je bavardais dans la cage d’escalier avec la concierge, qui pourra vous le confirmer… Je préparais le purgatif du matin pour mon mari… »
L’inspecteur avait déjà vidé quatre verres. Il pensait à Herbert, qui allait bientôt attaquer sa journée. Les deux détectives, Rampoix et Boncousin, étaient arrivés. Ils fouillaient la cave, menaient d’autres interrogatoires dans les étages… Ils reprenaient les emplois du temps de la nuit dernière : la soirée, puis l’annonce de SANITATION et le retour au calme. Ensuite, le réveil.
L’immeuble était sens dessus dessous.
*
Ce jour-là, Novembre détesta faire son métier. Il devait parler à ses voisins comme à des suspects. Bien sûr, personne ne pouvait lui en vouloir. Mais voilà : rien ne serait plus comme avant, car personne n’avait, jusqu’à présent, fréquenté Jules Novembre, le voisin du quatrième, comme fonctionnaire de police dans l’exercice de ses fonctions.
Les deux employés de SANITATION entrèrent, timides :
- Bon hé bien, si on n’a plus besoin de nous, on va aller à notre prochain-
- Mais restez- là ! gueula Novembre, excédé. Où vous croyez-vous ! Tenez-vous à la disposition de la justice, mes gaillards !
Ah, il aurait tant aimé que ce soit eux, les coupables ! Deux étrangers à l’immeuble, qu’on ne voit qu’une fois l’an !
Il savait que les autres résidents pensaient la même chose. Pensez, deux tueurs de cafard ! Un jour, ça peut s’attaquer à plus gros... A force de chasser ces bêtes, on devient fasciné par elle… et alors on ne les pourchasse plus : on les dresse à tuer !... Oui, à bouffer les gens, dans les caves d’immeuble des honnêtes citoyens !
23-02-2007, 04:44 PM
(This post was last modified: 24-02-2007, 07:43 AM by Darth Nico.)
Novembre passa une journée détestable.
Sept heures après être revenu chez lui, il repartit au commissariat. La routine de l’immeuble avait subi les derniers outrages. Les gamins revenaient de l’école et leurs mères étaient encore en chemise de nuits sous leurs robes de chambre. Elles n’avaient ni fait le ménage, ni la vaisselle. La concierge n’avait pas fait l’escalier, et ça puait le mort de la cave jusqu’au deuxième !
Les maris rentraient à leur tour, impatients de retrouver leur confort domestique. Au lieu de ça, l’agitation, le désordre, la saleté grouillante, la police partout !
Les détectives allaient se charger d’interroger ces messieurs, que le capitaine mettait brièvement au courant à mesure qu’ils arrivaient. Il leur faisait comprendre qu’ils espéraient d’eux un meilleur comportement que ces dames, qui n’avaient cessé de piailler de la journée !
- Novembre connaît son métier, affirmait-on. Sale coup pour lui, mais il va trouver le coupable avant peu !... Quelle guigne pour lui quand même !
- Peut-être un criminel qu’il a arrêté, qui s’est évadé du Château et qui est revenu exprès ici, pour se venger de lui en assassinant quelqu’un dans son immeuble !
Les hypothèses les plus précises et les plus folles allaient bon train.
Ce soir-là, on but plusieurs fois à la santé du policier et le capitaine, bien rouge, se mit à raconter ses souvenirs de régiments. Et l’assemblée des hommes partageait sa nostalgie, puis repensait à Novembre, buvait encore un coup, et saluait l’héroïsme de l’armée exiléenne, et on espérait que la police démêlerait cette affaire et on saluait la défense de la lune par ses contingents de jeunes appelés qui !…
Longtemps après être reparti, alors que la vie reprenait un peu de son cours ordinaire, que les maris rentraient chez eux en titubant héroïquement, que les garçons glissaient dans le lit de leurs sœurs des cafards pris au sous-sol, que les mères, épuisées, contemplaient leur petite vie qu’un ignoble assassin avait bouleversée, que les grands-mères juraient qu’ADMINISTRATION ne tolérerait pas longtemps une telle chienlit et que le capitaine s’endormait en ronflant sur la table de la concierge… l’inspecteur Novembre, le feutre mou vissé sur la tête, l’imper trempé claquant au vent, la cigarette au bec, rentrait chez lui !
Sa femme, impressionné par son allure, imposante, hiératique, alors que, par la fenêtre, on voyait le clair de terre de Forge se dégager, sentit qu’il avait grand besoin de sommeil.
Il défit sa cravate, comme chaque soir, mais ne prit pas le temps de dîner et se coula dans ses draps sans attendre.
Sa femme éteignit la lumière Tout l’immeuble savait que Novembre était rentré. Donc les voisins du cinquième devaient avoir l’oreille sur le parquet et ceux du quatrième contre le mur.
« Alors, qu’est-ce qu’elle attend pour lui poser des questions ! »
Novembre se tourna de son côté et se prépara à dormir. Il sentait pourtant nettement la nervosité de sa femme. Elle s’approcha de lui gentiment :
- Tu as passé une bonne soirée ?
- La routine.
-
« Quoi, la routine !... Comment ça, la routine ! »
- Et… tu as du nouveau ?...
- Pour quoi donc ?...
- Enfin Jules !
Sa femme ne devait pas montrer de signe de colère deux fois par an.
« Mais là quand même il exagère le père Novembre ! On a le droit de savoir ! »
- Ecoute, c’est un peu compliqué, grogna Novembre, qui sombrait dans le sommeil. Je te raconterai demain.
« Ah non, certainement pas ! Maintenant ! »
- Tu peux au moins m’en dire un peu, non ?
- Bon, en deux mots, cette histoire, je vais te dire…
« Oui ! oui ! quoi ?... »
- Cette histoire, ça doit être le Mägott…
Et il s’endormit pour de bon.
Sa femme, stupéfaite, se blottit contre lui. Le Mägott…
Un silence stupéfait était tombé sur le voisinage. Et Priscilla Novembre sut qu’elle n’allait pas fermer l’œil de la nuit.
C’est la dame du cinquième qui, la première, arriva. Elle prétexta l’oubli d’un nécessaire à couture, dont elle avait un besoin urgent en pleine nuit. Bientôt, elles étaient quatre dans le salon des Novembre, à chuchoter pendant que l’inspecteur emplissait la chambre de son ronflement.
Puis, elles descendirent chez la concierge, sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les autres ménages qui, dans leur majorité, ne dormaient pas. Et la file s’allongea considérablement à mesure qu’on descendait : elles étaient cinq en quittant le quatrième, elles se virent douze en arrivant chez la concierge !
Elles y passèrent la nuit, avec quelques enfants, les aînés, à se remémorer les histoires effrayantes qu’on racontait sur le Mägott.
- C’était la vieille Auspic, la dame du troisième, qui savait par cœurs ces histoires… Elle aurait pu nous en raconter de belles… La pauvre…
- Elle était bien âgée, déjà.
- Probable, mais elle se portait encore rudement bien pour son âge… Mais à force de parler du Mägott, n’est-ce pas…
- Que voulez-vous dire ?
Et on se regardait d’un air entendu, pendant que les enfants tiraient sur les chemises des femmes pour réclamer des explications.
- Le Mägott, explique sentencieusement une des femmes aux enfants, était une énorme machine construite par les Anciens !
- Par les Anciens, pas si sûr, tempéra une voisine.
- Ecoutez, c’est tout comme !... Une énorme machine, je disais, qui a fini par ne plus marcher mais qui est restée dans le quartier, comme un énorme monstre endormi ! Maintenant, le Mägott a été démonté. Mais on dit qu’on s’est servi de ses morceaux pour construire un gigantesque navire !... Un navire vivant, qui emporte les enfants pas sages vers les profondeurs de l’océan où ils vivent leurs pires cauchemars !
Les aînés ricanaient pour cacher leurs peurs et les plus petits se blottissaient contre leurs mamans, blêmes et la lèvre tremblante.
- Quelle idée de leur raconter pareille histoire ! Maintenant, ils ne vont pas dormir !
On se quitta, plus ou moins fâché.
*
Madame Novembre revint dans son lit peu avant que son mari n’en sorte. Une nouvelle journée commençait.
- Ce soir, annonça t-il de but en blanc, j’aurai le salopard qui a fait ça…
- Le Mägott ?
- Mais non !
Novembre soupira, en passant à la salle de bains, agacé de la naïveté de sa femme.
- Mais hier soir, en te couchant, tu as parlé du Mägott… Et cette nuit, avec les autres, on en a parlé, chez madame Antonivela…
Elles n’avaient quand même pas passé une nuit chez la concierge pour des broutilles !
- Moi, parler sérieusement du Mägott ? répliqua l’inspecteur. Mais enfin, je devais déjà rêver !... Et vous, vous vous êtes montées la tête inutilement ! J’imagine ça d’ici, tiens ! C’est trop drôle !
Il ricana, attacha ses bretelles, enfila sa veste et son pardessus. Il embrassa sa femme, qui ne parvenait pas à lui en vouloir de sa rudesse.
- Le Mägott ! N’importe quoi !...
Il était dans l’escalier quand il lança :
- Comme s’il fallait être le Mägott pour venir m’emmerder, moi, avec un cadavre, dans la cave de MON immeuble !
Novembre partit en vitesse au commissariat. Il traversa la passerelle des Sciapodes, déserte, et alla à son bureau, où Boncousin et Rampoix l’attendaient.
- Bon, aujourd’hui, les enfants, nous arrêtons l’ordure qui a osé s’en prendre à mon immeuble ! Êtes-vous prêts ?
Les deux jeunes policiers firent oui de la tête.
- Avant d’agir, reprenons rapidement ce que nous avons appris hier. Toi, Boncousin, tu es arrivé le premier, suivi de peu par Rampoix ?
- Oui, inspecteur.
- Bien, vous avez interrogé le voisinage ?
- Nous n’avons oublié personne.
- Tes conclusions, Rampoix ?
- L’assassin est bien un des occupants de l’immeuble.
- Pourquoi ?
- Personne n’aurait pu déposer un cadavre sans que la concierge ne le voie. Il faut nécessairement passer devant sa loge. Donc le coupable était dans l’immeuble pendant la nuit.
- Vous avez bien fouillé la cave ?
- Oui, nous sommes certains qu’elle ne communique pas. Pas de passage vers un autre bâtiment.
- Vous avez inspecté le toit ?
- Oui. Il n’est pas du tout facile d’y accéder, car les autres bâtiments sont éloignés. Sauf si…
- Oui, je vois ce que tu veux dire, fit Novembre, songeur.
- Donc c’est clair, l’assassin, dès le début de la nuit, se trouvait quelque part entre le rez-de-chaussée et le sixième ?
- Sans doute. Il était peut-être déjà là quand l’annonce de SANITATION a retentit dans votre immeuble, inspecteur.
- Entendu. A toi, Boncousin.
- J’ai tenté de comprendre comment le cadavre avait pu arriver dans la cave, sans que personne ne le voie, pas même la concierge. La première possibilité…
Le policier hésita.
- Vas-y, mon garçon, n’aie pas peur de dire ce à quoi tu penses.
- Hé bien, la première possibilité, c’est que la concierge soit dans le coup. Elle est costaud, elle aurait pu traîner elle-même le corps au bas des marches. Mais quel intérêt de cacher un cadavre à cet endroit, quand on sait que le lendemain vont venir deux agents de dératisation ?...
- Continue.
- Le message de SANITATION n’a pu échapper à personne. Donc soit le corps a été mis là exprès, soit l’assassin n’a pas entendu le message.
- Tu as lu le rapport de Jouvet, j’imagine ?
- Oui. Jouvet affirme que l’homme était mort depuis peu. Il a été tué la veille.
- Et tu as lu qui il était ?
- Oui, inspecteur. Un certain Edmond de Dronsac, citoyen Kargarlien, de vieille famille aristocratique.
- Ensuite ?
- Nous nous sommes renseignés sur lui. S’il venait dans l’immeuble, il n’y a qu’une personne qu’il pouvait aller voir…
- Bien, nous sommes d’accord, dit Novembre. Autre chose ?
- Il est également possible, dit Boncousin, que le cadavre ait été caché à la cave par l’assassin, qui ne pouvait savoir que les employés de SANITATION viendraient le lendemain.
Novembre se fit apporter un parlophone. Il composa le numéro. Après une petite attente, il l’obtint.
- Allô, bonjour monsieur. Je suis bien au service VOIRIE ? Inspecteur Novembre à l’appareil... Je souhaiterais un renseignement sur l’un de vos fonctionnaires… Oui, vous me confirmez qu’il a effectué des réparations sur la ruelle qui passe… C’est cela… Très bien, je vous remercie.
Novembre se leva.
- Suivez-moi, dit-il à ses deux détectives. Nous devons agir vite à présent. Dès qu’il nous verra approcher, notre homme tentera probablement de fuir.
Les trois policiers partirent à pied, contre le vent en tenant leurs chapeaux. Avant d’aller vers la rue des Culs-de-Lampe, ils bifurquèrent et, après une étroite ruelle coudée, ils arrivèrent sur une petite terrasse occupée par des échoppes. Novembre et Rampoix montèrent un petit escalier coincé entre deux murs et sonnèrent à la porte de gauche, au second. Pendant ce temps, Bonvoisin, selon un plan concerté, montait au troisième.
On ouvrit au second.
Une femme méfiante. La quarantaine ingrate, avec une verrue sur la joue, désagréable.
- Madame Linczev ?
- C’est moi.
- Inspecteur Novembre, de SÛRETÉ. Je souhaiterais parler à votre mari, François Linczev…
- Il n’est pas là pour le moment.
- Je pense que si, madame. Et qu’il n’est pas dans votre intérêt de le « couvrir ».
- Puisque je vous dis qu’il est au travail !
- J’ai appelé : il n’est pas venu ce matin. Pour la dernière fois, je vous demande d’aller chercher votre mari.
On entendit un grand remue-ménage à l’autre bout de l’appartement. Des cris, deux hommes qui se débattent et l’un qui finit par céder.
- Tout va bien, Boncousin ? cria Novembe par-dessus l’épaule de la femme.
Le détective arriva, en serrant les bras de Linczev dans son dos. C’était le mitier qui s’occupait de la passerelle des Sciapodes.
- Comme prévu, il a tenté de fuir par la fenêtre. Il était déjà harnaché, son filin attaché. Il n’avait plus qu’à se laisser descendre et il arrivait deux cent mètres plus bas.
- Tu l’emmènes au poste et moi je continue avec Rampoix. Quant à vous, madame, ne quittez pas votre domicile jusqu’à nouvel ordre !
- François !
- Ça va aller, Constance !
- A mon avis, fit Novembre, tricotez-lui de bons gros pulls : le climat est rigoureux, au Château.
- Comment vous avez su ? cria Lincsev.
- Que s’est-il passé sur le toit ? répondit Novembre. C’est ce que tu vas nous raconter !
Madame Antonivela vit arriver les deux policiers, qui marchaient comme des vainqueurs entrant dans une place conquise.
Ils passèrent en vitesse devant sa loge et montèrent au cinquième.
Chaque judas de chaque porte avait son œil de voisin qui regardait les deux hommes.
C’est Novembre qui frappa à la porte du capitaine en retraite.
- Ouvrez, Résincourt !
Pas de réponse.
- C’était prévisible. Rampoix, crochète la serrure.
Le détective sortit ses fils de fer et fit jouer le pêne. La porte s’ouvrit.
L’appartement était parfaitement en ordre. Au mur du salon, des sabres croisés, des photographies d’officiers en grand uniforme. Des éditions reliées cuir de Mémoires de généraux fameux. Des traités de mécanique à vapeur et de balistique.
Seule l’état de la chambre montrait que l’occupant des lieux étaient partis. Les armoires étaient vides, le lit défait.
En évidence, sur la table de nuit, une lettre cachetée à la cire, avec un sceau de maison aristocratique. Sur l’enveloppe, en belles lettres soignées, tracées à la plume : « Pour l’inspecteur Jules Novembre ».
Celui-ci alluma une cigarette, prit la lettre et alla au salon.
- Je suppose qu’il doit être loin, à l’heure qu’il est. Rampoix, parlophone quand même au commissariat, savoir si on a pu lui mettre la main dessus. Mais franchement, ça m’étonnerait.
-
Resté seul dans l’appartement, Novembre ouvrit la lettre et apprit toute la vérité. Sur le palier du cinquième, on voyait la porte de l’appartement encore ouverte et, au fond, l’inspecteur qui lisait, studieux comme un bon écolier. Et on n’osait pas le déranger. Priscilla Novembre fut la seule à oser entrer, avec une bonne tasse de café pour son mari.
*
« Inspecteur et cher voisin,
Quand vous lirez la présente, je serai déjà loin. Du reste, pour l’honneur de l’armée d’Exil, il est mieux qu’un vieil officier comme moi disparaisse plutôt que d’être traduit en justice. Cela ferait désordre. Sous les drapeaux de la lune, le capitaine Louis-Wilfried de Résincourt a été décoré plusieurs fois et l’on ne concevrait pas qu’un officier comme moi en vienne à commettre un meurtre aussi crapuleux.
« Grâce aux moyens modernes de la police, il vous sera sans doute facile de découvrir l’identité de la victime : Edmond de Dronsac, lui aussi capitaine, médaillé, ayant combattu, comme moi, dans l’Empire de Kargarl.
« C’était à l’époque de notre jeunesse héroïque. Né sur cette planète glacée, nous rêvions de grandes batailles, de soumettre nos voisins, ces nations timorées, chétives, nous la jeune élite de notre puissant Empire. Aujourd’hui, les choses ont changé. Kargarl n’a pas su s’adapter à la modernité et, à terme, devra opérer un complet bouleversement de ses structures ou bien périr face à la montée en puissance de ses voisins.
« Mais assez de ce cours de géopolitique, assez superflu.
« Ce qu’il est bon de savoir, en revanche, c’est l’inimitié profonde qui nous opposait, Dronsac et moi. Elle était devenue proverbiale. Disons qu’elle tenait à des divergences sur la stratégie militaire. Dronsac était un fonceur, un rentre-dedans. J’étais plus pondéré, plus réfléchi. Nous nous sommes battus en duel plusieurs fois et verser le sang de l’autre ne nous a jamais empêchés de recommencer à nous insulter.
« La vie devint impossible, pour nous comme pour nos hommes et nos supérieurs. L’armée Kargarlienne n’était pas assez grande pour nous compter tous les deux dans ses rangs. Mais qui allait partir ? C’était bien sûr une question d’honneur. Finalement, l’affaire prit une telle ampleur (on se mettait à miser sur nous, et de fortes sommes furent pariées) que le haut commandement décida de trancher. On passa en revue nos états de services, notre ancienneté, nos distinctions… Mais on ne parvint pas, sur ces critères, à nous départager. On décida alors d’effectuer des recherches généalogiques. Celui qui pourrait arguer du plus grand nombre de quartiers de noblesse, resterait. Ce ne fut pas dit ainsi, mais pourtant c’est bien ce qui se passa.
« On engagea des historiens pour fouiller dans le passé de nos familles. Après bien des recherches, et des procès intentées tant par la famille de Résincourt que par la famille de Dronsac, les généalogistes rendirent leur conclusion : c’est moi qui avait le moins d’ancêtres nobles. Je devais partir.
« Mort de honte, rouge de colère, je reçus ce désaveu devant tous mes hommes. C’était un affront terrible. On m’envoyait à l’autre bout du pays, loin du front de guerre, surveiller un camp de prisonniers. C’était infâmant. Le soir, je me saoulais à mort dans un troquet minable, à la sortie du camp. J’injuriais l’armée, ses officiers, ses distinctions. Je finis la nuit au poste, en cellule de dégrisement, comme la dernière des bidasses. Le lendemain, je prenais mon baluchon sur l’épaule et je passais la porte du camp, pour n’y plus revenir. Je quittais l’armée, je quittais Forge, ma famille, mes amis, mes hommes, tout. Puisqu’on m’avait déchu, je préférais boire la lie jusqu’au bout.
« J’avais décidé de tenter ma chance sur Exil. Je passai donc les Portes d’Airain et arrivai dans la Cité d’Acier. C’était il y a une trentaine d’années maintenant. Au début, j’ai vécu une vie de prolétaire, à travailler dans les usines, à la chaîne, à poser les rails du tramway, à bosser sur les chantiers… Je vagabondais. Plus tard, ma famille m’a retrouvé et m’a permis d’être reconnu à ma juste valeur. J’entrais dans l’armée d’Exil et j’y prenais du galon. Ce qui me permit ensuite d’obtenir une certaine reconnaissance sur votre lune, car ma famille était au mieux avec certaines corpoles… Je vous passe les détails.
« J’étais donc revenu de mon coup de tête. J’étais un officier invalide de guerre, par la magie de certains certificats signés de colonels de votre armée. C’est ainsi, inspecteur… Officier sur Forge, sur Exil, puis médaillé des deux… Maintenant que je pouvais jouir de ma petite vie de rentier, je pouvais me consacrer à un objectif des plus grisants : me venger de mon ennemi, Edmond de Dronsac.
« Resté sur Forge, il continuait de se couvrir de gloire sur les champs de bataille. Moi, je fréquentais les soirées mondaines, je me perdais dans les frivolités. Mes seules conquêtes étaient féminines. Je n’étais qu’un dandy, lui était un héros. Cela par la seule décision de hauts gradés… et par ma bêtise insensée ! Préférer la défaite complète à une déchéance relative.
« Bref, diverti par la vie des grands salons et des festivités du beau monde, je n’en gardais pas moins, dans un coin de ma tête, mon idée de vengeance.
« Le temps n’en passa pas moins vite. Ayant pris des intérêts dans une grosse affaire de cotonnerie, l’ancien officier que j’étais devint un très considérable entrepreneur. Je correspondais à l’image du respectable citoyen exiléen : honnête, scrupuleux et travailleur.
« Je crois que j’aurais pu finir ma vie ainsi, de dîner d’affaires en réceptions dans les grandes maisons commerciales ; des bureaux que je m’étais fait construire, aux lieux de plaisir où je dépensais la nuit l’argent durement gagné dans la journée.
« Il fallut la ruine de la société où je m’étais engagé pour me sortir de ce demi-sommeil dans lequel j’avais sombré. Le réveil fut des plus durs, comme jadis dans les casernes de ma patrie : en un mot j’étais ruiné. Ma famille amortit ma chute financière mais au lieu de finir ma vie dans les hauteurs de la Cité, j’allais devoir me contenter d’un modeste logis. J’en trouvais un à Mägott Platz.
« Dans cette déveine, je vis un signe du destin. Il me rappelait à ma vengeance. Il ne permettait pas d’oublier mon honneur d’officier bafoué et le serment que je m’étais fait. Je me mis donc à la recherche de Dronsac. C’était maintenant ma seule raison de vivre. J’étais vieux, oublié de tous du jour au lendemain, et possédant le strict minimum pour vivre décemment. La vengeance seule pouvait encore donner du goût à mon existence.
« Je crus ma tâche irréalisable : n’allait-il pas me falloir retourner sur Forge ? Dans ma jeunesse, j’aurais fait ce voyage chaque mois s’il le fallait, accoudé au bastingage à l’avant du navire, sans craindre ni la mer, ni la tempête ! Mais à mon âge, passer les Portes d’Airain était une aventure.
C’est alors que, par des relations bien informées, j’appris que de Dronsac était lui aussi venu à Exil !
« Cette fois, je sus que ma vengeance allait réussir. Pour le coup, je ressortis mon costume de soirée et retournai dans le monde. Nul ne m’y souriait plus, car je portais la poisse : on me désignait comme un homme ruiné. Je n’avais plus que ma dignité, apprise à la dure, sous les drapeaux, pour « tenir ». Ça, et que mon désir de retrouver de Dronsac. On me saluait avec déférence mais on se tenait à distance prudente. Les membres des corpoles ne détestent rien tant que les perdants, qui leur rappellent la fragilité de leurs entreprises et combien on peut tomber de haut, très vite.
« Un soir, j’aperçus un homme de mon âge, portant beau, grisonnant lui aussi, avec un ventre bien plus proéminent, entouré de belles jeunes femmes et de messieurs considérables. C’était de Dronsac. Lui, on aimait à le fréquenter, car il montrait l’image rassurante d’un homme riche et accompli, auprès de qui l’on peut prendre conseil.
« C’est sur la terrasse d’un palais, en surplomb de deux kilomètres de vide, que j’accostais de Dronsac. Il m’avait reconnu bien sûr. Le temps ne nous avait pas changé sur le fond. Nous sentîmes qu’il serait inutile de faire des politesses, de nous informer de nos deux parcours, car c’était du superflu. Sur le fond, nous savions bien ce qui comptait. Puisqu’il avait réussi, j’aurais pu croire qu’il serait devenu lâche, bourgeois, attaché à ses biens. Mais non. Il ne fléchit pas. Comme s’il s’attendait à ma demande, comme s’il l’avait anticipée. Nous nous battrions en duel. Puisque c’est moi qui demandais, je lui laissais le choix des armes et du lieu.
Il choisit le pistolet. Et il me laissa décider du lieu.
« Je proposai la passerelle des Sciapodes, non loin de chez moi. Pourquoi là-bas ? Je crois que c’est la paresse qui, cette fois, parla pour moi. A mon grand âge, les déplacements deviennent pénibles. De Dronsac pouvait, lui, se payer un tour en ballon-taxi dès qu’il le souhaitait, tandis que j’en étais réduit à mon abonnement au tramway.
« Voici donc quatre jours, nous nous sommes retrouvés là-bas, très tôt le matin... »
27-02-2007, 02:42 PM
(This post was last modified: 27-02-2007, 02:47 PM by Darth Nico.)
Novembre arrêta sa lecture, fatigué. Il avait lancé un mandat d’arrêt contre le capitaine, mais il sentait qu’il était déjà trop tard. Il resta chez lui le soir, mais appela plusieurs fois le commissariat. Rampoix et Boncousin avaient tout mis en œuvre pour retrouver l’assassin mais sa présence n’était signalée nulle part. Il avait dû profiter, une dernière fois, des appuis de sa famille pour échapper aux agents de SÛRETÉ. Les brigades de PANDORE avaient été mises à contribution mais on n’en espérait pas plus.
Le mitier des Sciapodes, François Linczev, fut interrogé pendant de longues heures et avoua sa complicité dans la mort d’Edmond de Dronsac.
La suite de la lettre expliquait en quelques mots ce qui s’était passé : les deux hommes avaient sorti leurs armes et avaient tiré. De Dronsac, touché à la tête, était tombé. Résincourt n’avait rien eu. Il avait quitté les lieux, laissant son adversaire pour mort.
En fait, la balle avait effleuré le crâne de l’officier Forgien. Et c’est François Lincsev en prenant son service,e qui l’avait trouvé là,.
Il avait tout raconté aux deux détectives, qui firent leur rapport à Novembre.
Effrayé par ce corps, Lincsev s’apprêtait à prévenir le commissariat quand il vit l’homme trembler, gémir, demander de l’aide. Effrayé, l’employé traîna de Dronsac chez lui, non sans, au passage vider son porte-monnaie. Il avait reçu l’ordre de n’avertir personne.
- Garde le silence, misérable et ta fortune est faite. Si c’est de l’argent que tu veux, je t’en donnerai.
Jusqu’au bout, de Dronsac voulait que cette affaire reste entre lui et Résincourt, alors qu’il lui aurait été si facile d’avertir les autorités et de faire arrêter le vieil homme pour tentative d’assassinat. Après deux jours de repos, de Dronsac était sur pied. Grâce à Lincsev, il obtenait l’adresse de son ennemi et il apprenait qu’un inspecteur de police vivait dans l’immeuble. Et impossible de rentrer en passant par la porte, sans que la concierge ne le voie.
De Dronsac soudoya donc le mitier pour qu’il l’aide à passer par les toits. Il n’y avait que grâce à l’équipement de ces employés qu’on pouvait, à partir du garde-fou situé au-dessus du 28 de la rue des Culs-de-Lampe, descendre sur une vingtaine de mètres et arriver sur le toit. Cela, les deux détectives l’avaient vite compris lors de leur visite de l’immeuble. Lincsev avait donc descendu le Forgien sur le toit, avant de remonter.
Le projet de de Dronsac était de surprendre son ennemi chez lui, puisqu’il ne serait plus sur ses garde. Dronsac avait tout à perdre, à commettre un tel crime mais, sans doute, l’honneur de la caste militaire kargarlienne prit-il le dessus sur les appétits d’argent et de pouvoir.
Il fallait alors revenir à la lettre du capitaine pour comprendre ce qui s’était passé, car Lincsev ne pouvait le savoir. A ce moment, il était seulement complice d’une violation de domicile.
« J’étais seul chez moi et j’avais encore peine à croire que c’était fini, que de Dronsac était mort, que ma jeunesse était morte pour de bon avec lui. A ce moment, je songeais vraiment au suicide.
« Allais-je me laisser vivoter, dans cet immeuble médiocre, avec ces voisins si ordinaires, sans autre but que de me sentir vieillir ? Il me semblait qu’une mort volontaire était une sortie plus digne de moi. J’entendis alors le loquet de la porte tourner. J’avais déjà mon arme à la main. Je crus que la balle que je me destinais allait finir dans le corps d’un vulgaire cambrioleur. J’attendais, ferme, n’ayant plus rien à perdre.
« Je n’en crus pas mes yeux quand je vis de Dronsac face à moi, bien vivant. Lui non plus ne pensait que je serais prêt à le recevoir !
« Que pensa t-il à ce moment-là ? Crut-il que j’avais prévu son retour ?... Je ne le saurai jamais. J’étais prêt à tirer, j’avais l’avantage du terrain. Il recula et partit en courant. Je voulais éviter le bruit. Non pas pour diminuer mes chances d’être pris. Mais peut-être par déférence pour mes voisins, malgré tout. Ou bien parce que j’aperçus alors, dans son étui en peau de félynx, mon vieux couteau de chasse ? Et que la mort donnée à la lame a plus de saveur que celle crachée d’une arme à feu ?
« Quoiqu’il en soit, je m’emparai de mon arme. De Dronsac remontait vers le sixième, pour revenir sur le toit. Malgré notre âge, nous avions encore du cœur au ventre. Nous étions deux vieux prédateurs, prêts pour leur dernier combat. Sur le toit, je retrouvai mon ennemi, essoufflé. Au-dessus, j’aperçus ce lâche de mitier, qui attendait que le Forgien lui fasse signe de remonter.
« Mais maintenant, il n’osait plus faire descendre son filin, ni s’enfuir.
« L’offficer kargarlien se retourna et tira. Je me jetai à terre. Je frôlais encore la mort. Je répliquais d’un coup de feu, qui toucha à la cuisse. De Dronsac tomba à terre, à nouveau. Mais cette fois, il ne pourrait échapper à son destin. Je tirai mon couteau et m’approchai de lui, lentement, pour qu’il ait le temps de voir venir sa fin.
- Ne t’inquiète pas, Edmond, j’irai vite. Je ne vais pas te dépecer vif, comme nous faisions avec nos ennemis, jadis, quand nous partions en commando…
« Je levai ma lame et lui plantai dans le cœur.
La vieille bête était morte.
Lincsev avait vu. Je pointai mon pistolet vers lui :
- Descends ou je t’abats comme un chien !
« Vert de peur, le mitier accrocha son filin au garde-fou et se laissa descendre.
- Nous voilà amis maintenant toi et moi.
« Il était prêt à faire sous lui. Moi j’étais redevenu le chasseur des plaines glacées. J’avais l’ardeur du vainqueur et la méchanceté de la vieillesse ! »
Résincourt avait alors exigé de Lincsev qu’il l’aide à dissimuler le cadavre.
« Il fallait gagner du temps. Il y avait encore peu de monde, dans l’immeuble, à cette heure-ci. Mais bientôt les hommes rentreraient du travail. Nous aurions pu jeter le corps au bas de l’immeuble, mais il aurait été trop vite retrouvé : il allait y avoir du passage, sous peu, à l’heure de la fermeture des usines et des bureaux. Et sur le toit, on aurait fini par le voir, ce corps, depuis la ruelle du dessus.
« J’eus alors l’idée d’aller le cacher à la cave. Sur le toit, une trappe permettait d’accéder directement à la cage d’ascenseur. Et la cabine descendait à la cave. C’était trop beau.
« Le mitier m’aida à traîner de Dronsac et à le descendre dans la cabine. Puis je me rendais à la cave par l’escalier et de là, j’appelais l’ascenseur. Si quelqu’un l’avait pris à ce moment, j’étais perdu. Mais non : mon colis descendit les six étages. Je sortis le corps et le cachai dans un coin. Personne ne descendrait durant la nuit (on n’allait que rarement à la cave). C’était du temps gagné jusqu’au lendemain.
« Mais, après m’avoir plusieurs fois assisté, le destin se retourna brusquement contre moi. Il décida qu’ADMINISTRATION devait envoyer, le lendemain même, une équipe de dératisation à la cave !
« Je faillis éclater de rire ! Un si dérisoire évènement allait ruiner mes plans ! Quand ni les guerres kargarliennes, ni le froid mortel, ni la traversée de l’océan, ni les intrigues politiques et financières ni deux duels contre de Dronsac n’avaient pu venir à bout de moi, il était écrit que la cause de ma perte seraient deux minables tueurs de cafards !
« Etrangement, je me sentis très calme. J’étais résolu.
« J’avais trop demandé, il fallait payer.
« C’était dans l’ordre des choses. J’avais eu ce que je voulais. Maintenant, on allait tout découvrir et la fin n’aurait aucune classe. Elle allait être à la fois tragique et pitoyable.
« Le lendemain, après la découverte du corps, je savais qu’il me restait peu de temps avant qu’on ne l’identifie et qu’on ne remonte à moi. Je m’en donnais donc à cœur joie, dans le rôle du vieil officier bourru.. Je jouais ma dernière scène, avant de tirer ma révérence. C’était bouffon ! C’était grotesque ! Le vieux cabot et son cadavre !... Et ces pauvres femmes, avec ce corps bouffé par la vermine, en plein milieu de leur petite vie quotidienne tiède et régulière !... Je savais au moins que Lincsev finirait par être appréhendé. Ce lâche ne méritait pas mieux que d’être envoyé au bagne pour complicité d’assassinat. »
*
Novembre, vaguement dégoûté, passa la nuit suivante au cabaret. Il but en écoutant Herbert jouer machinalement et Sonélius se plaindre de la vie. Et en regardant, d’un œil distrait, Linda qui dansait mollement en essayant d’être lascive dans son déshabillage.
Il ne revint chez lui que tôt le matin. Il emprunta la passerelle des Sciapodes, sans doute à la même heure que celle où de Dronsac et Résincourt s’étaient retrouvés.
« A l’heure qu’il est, inspecteur, je vogue vers les Portes d’Airain et je retourne sur ma terre natale, quelques quarante ans après l’avoir quittée. Là-bas, plus personne ne me connaît mais le froid y est toujours aussi rigoureux. D’autres héros ont pris ma place et Kargarl continue sa décadence.
« Mais c’est peut-être le destin d’un homme, de rester jusqu’à sa mort uni à sa patrie, de la fuir pour mieux la retrouver et de l’accompagner, dans la gloire comme dans la déchéance.
Bien à vous,
Capitaine Louis-Wilfried de Résincourt. »
Novembre s’arrêta pour respirer l’air de la lune, chargé des effluves énormes de la cité industrielle des profondeurs et des embruns marins venus de l’immense océan noir.
Et il aperçut l’agitation qui s’emparait de la ville, ce matin, des dizaines de tramway s’ébranlant de leurs carcasses d’acier, des centaines de mitiers se lançant dans le vide suspendus à un fil, des cohortes d’ouvriers partant à l’usine ; des gamins des rues courant sur les poutrelles glissantes au-dessus des gouffres, comme pour défier la mort, des colonies de bêtes sauvages se déplaçant de toits en toits et quelques ballons-taxis, multicolores, véhicules enchantées, prenant leur envol dans la brume vaporeuse qui nimbait Exil et lui donnait son atmosphère de monstrueuse nécropole, à l’apparence de fantôme, et aux entrailles mécaniques.
FIN DU DOCUMENT
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Voilà un texte d'introduction qui devrait lancer une campagne des plus mémorables à coup sur!!!
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