03-12-2006, 01:03 PM
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CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE
<span style="color:black">La 5e Réincarnation : 23e Episode</span><!--/sizec-->
Tigre 1127

RESUMÉ<!--/sizec-->
<span style="color:black">La 5e Réincarnation : 23e Episode</span><!--/sizec-->
Tigre 1127

RESUMÉ<!--/sizec-->
La Cité des Mensonges vit des heures sombres. Bayushi Goshiu, dit le Maître des Secrets, a chassé du trône le Gouverneur Hyobu et pris sa place. Ayame soupçonne l'Ombre d'avoir rendu possible ce coup de force. Hiruya, de retour avec l'Epée de Cristal, est averti par Ryu que des morts-vivants menacent d'attaquer la ville.
Le Ninja Blanc parvient à s'introduire dans le palais du Gouverneur, mais ne décèle aucune trace de l'Ombre Vivante à l'intérieur. Enfin, Ayame se rend le temple où fut incinérée la Novice Folle et y découvre un mystérieux plan...<!--/sizec-->

Le dojo des mains coupées<!--/sizec-->

Les pêcheurs, occupés à fumer leurs pipes à l'abri de la pluie, reconnurent dès qu'ils la virent la silhouette massive, imposante de Hida Shigeru, qui se découpait peu à peu dans le brouillard aigre du port. Il suait d'avoir marché depuis le palais de la Magistrature, de revenir ici, de marcher par ce temps... Il n'était accompagné d'aucune escorte et n'avait pas demandé aux soldats de la Garde du Tonnerre, postés dans les rues proches, de l'accompagner. Il arrivait ici comme s'il était un homme du peuple.
Les pêcheurs, inquiets, l'observèrent du coin de l'oeil, rougeaud, épais, brute. Il pénétra dans le rendez-vous habituel des gens du coin. L'endroit était populeux, enfumé, bruyant. Derrière le comptoir, la mère du patron recousait un filet à grosses mailles. Les marins venus des autres ports de l'Empire se retrouvaient ici : il en venait des provinces du Scorpion, impériales et même des bords du grand océan. Les syndicats de pompiers organisaient ici, dans de discrêtes arrière-salles, des rencontres entre joueurs. Les yakuzas faisaient des affaires en or, avec des devises frappées à l'effigie de tous les clans.
L'entrée de Shigeru perturba un moment l'agitation des lieux, celle de ces gens agglutinés dans la chaleur tiède et les odeurs de sueurs et d'alcool, qui se protégeaient mutuellement des agressions du vent mauvais des bords de l'eau, puis, après quelques instants de suspens, les conversations reprirent. On avait reformé l'ambiance du quotidien, des tractations, des bavardages, malgré l'arrivée du Crabe.
Shigeru se dirigea vers une table, qui fut, par miracle, libre dès qu'il commença à s'y agenouiller. Du coup, les tables voisines avaient huit ou neuf personnes sur elle quand elles étaient prévues pour quatre, mais le Crabe avait de quoi respirer !
- Un soshu, avec du lait.
Shigeru avait plus grogné, mais sa voix caverneuse, naturellement puissante, avait été entendue de toute la salle, qui tâchait de couvrir de sa rumeur ce grondement sourd.
Le patron vint lui-même servir l'épaisse boisson, inspirée des recettes Licornes. Shigeru regardait ailleurs pendant que le patron servait. Celui-ci s'apprêtait à retourner à son comptoir.
- Dis-moi...
Et toute la salle tremblait pour le patron.
- Nous sommes honorés de vous revoir, Crabe-sama !
Pauvre homme ! il croyait qu'on allait le punir pour avoir manqué aux règles élèmentaires de politesse !
Shigeru le laissa faire ses genuflexions, en sirotant son bol.
- Il ne s'agit pas de cela, grogna t-il, quand l'aubergiste s'eut frappé la tête cinq ou six fois par terre.
On entendait assez distinctement des boules remonter dans les gorges de l'assistance. Même les yakuzas les plus endurcis ne mouftaient pas ! Tous égaux en ce moment !
- Dis-moi, j'aurais un petit renseignement à te demander...
Il avait agrippé le patron par la manche et le fixait brusquement dans les yeux, de son regard sauvage qui a contemplé les étendues de l'Outremonde et les horreurs de la guerre.
- As-tu entendu parler d'un rônin appelé Tsuyoshi ?... Il a dû arriver en ville il y a peu.
- Pas, pas, pas... pas dans notre quartier, Crabe-sama !
- Où alors ?...
La poigne du Crabe vrillait le bras de l'aubergiste. Il la relâcha d'un coup.
- C'est bon, tu peux aller.
L'aubergiste soupira et trouva urgent d'aller servir des clients à l'autre bout de la salle !
Ensuite, les choses allèrent vite. Shigeru finit son verre rapidement, se leva en poussant de lourds soupirs d'effort, jeta un regard, un seul, mais quel regard !, à l'assistance, traversa la salle et repartit dans le brouillard, silhouette noir qu'on voit s'éloigner, rassuré, comme un orage qui disparait au loin derrière les montagnes.
La vie pouvait reprendre son cours habituel.

- Je pense que le message est passé, Hiruya-sama.
C'était Shigeru, maintenant, qui s'était agenouillé devant son supérieur.
- Le quartier des pêcheurs est au courant. Ils vont vite savoir où loge Tsuyoshi et ils ne le quitteront plus d'un oeil. Les marchands, les yakuzas, les vieilles femmes, les enfants... Ils nous diront même peut-être pourquoi il est ici.
- Sur ce point, fit Hiruya, tu t'avances un peu, Shigeru-san. Surveiller les faits et gestes du rônin, d'accord. Mais Tsuyoshi ne leur apprendra rien sur les raisons de sa venue. Ces raisons touchent à l'honneur. Le peuple n'en saura rien.
Shigeru s'inclina et sortit.
Puis ce fut au tour de Hiruya de se préparer et de sortir dans les rues pluvieuses. Journée maussade, pesante, durant laquelle il faut bien faire ce qu'on a à faire, mais sans espérer un seul sourire de dame Amaterasu. Le Magistrat se présenta à la porte du dojo de Kitsuki Jotomon.
- Je désire voir le senseï.
Le serviteur s'inclina et, sans un mot, l'accompagna à travers le jardin.
Jotomon priait devant l'autel de ses Ancêtres. Hiruya attendit, sans impatience. Il lui semblait, en voyant cette femme dans ce recueillement si parfait, qu'il contemplait une vision d'un autre monde, plus proche du paradis céleste. Lueur dans la grisaille de la pluie.
Jotomon ouvrit les yeux et fit signe à Hiruya qu'ils pouvaient parler.
- J'aurais désiré, senseï, que vous me parliez de Tsuyoshi.
Kitsuki Jotomon avait-elle pressenti que Hiruya venait pour parler de cela ? Elle sut en tout cas en donner l'impression.
- Le rônin est venu s'entraîner plusieurs dans mon dojo, ces derniers jours. Malgré la condition misérable à laquelle il se trouve réduit, je peux dire que sa détermination intérieure n'a pas fléchi. Au contraire. Il me fait penser à ces Matsu qu'on appelle les quêteurs de mort. Il poursuit un dernier but et n'attend rien d'autre que la mort au bout. Il s'entraîne avec ardeur, une ardeur décuplée par le fait qu'il n'a plus longtemps à vivre, soit qu'il échoue dans sa mission soit qu'il puisse en finir par le suicide rituel..
- Avez-vous idée de sa mission ici ?
- Non. Il n'en a rien dit. Et aborder ce sujet serait lui faire une offense très grave. Puisqu'il vient dans mon dojo, je souillerais cet endroit en manquant ainsi aux règles de l'honneur.
- Son maître Akodo Kage, avant de mourir, n'a pas pu l'envoyer ici pour des broutilles.
- Assurément, fit Jotomon. Si Tsuyoshi est là, c'est que, pour satisfaire feu le vénérable senseï Lion, une tête doit tomber.
Hiruya remercia et partit, finir cette journée lassante sur l'île de la Larme, cette contrée où il fait toujours un peu moins moche qu'ailleurs.

Miya Katsu terminait le copieux repas que ses hôtes lui avaient servi. Il savait que dans sa position, il pouvait considérer deshonorant de toucher à la nourriture des Scorpions. Il savait aussi qu'en tant que Magistrat d'Emeraude, il ne pouvait pas perdre ses forces stupidement. Il lui fallait garder toute son attention.
- Le Gouverneur souhaite s'entretenir avec vous, seigneur.
- J'arrive, fit Katsu, dignement.
Ce sentiment le guettait depuis quelques années mais maintenant, il en avait la certitude : il devenait vieux. Il approchait les cinquante ans et n'avait toujours pas renoncé à servir l'Empereur. Depuis dix ans déjà il aurait dû se retirer du monde. Au lieu de cela, il avait poursuivi, avec son acharnement, sa sagacité, ses méthodes peu orthodoxes, de dangereux criminels, avait débrouillé des cas difficiles, tortueux. Récemment, il était venu à bout de l'affaire la plus passionnante de sa carrière, celle d'Usagi Ozaki. La plus passionnante, car la plus sombre, la plus dangereuse et pour tout dire la plus politique.
Mais il savait que le clan du Lièvre avait pu être réhabilité grâce à ses assistants, sous le commandement de Kakita Hiruya. Matsu Katsu abusait de sa vie, il le savait. L'avenir était à la nouvelle génération. Lui était un souvenir. Certains le croyaient morts, tant ses premiers coups d'éclats remontaient loin (trente ans !

Il se présenta devant le Gouverneur, strict et sans se donner des airs. Devant le serviteur, il avait joué au vieillard digne qui essaie de masquer son deshonneur. Face à Bayushi Goshiu, il n'avait pas besoin de tricher. On était entre hommes. Le masque du Scorpion était là pour rappeler en permanence que, si le mensonge est une arme efficace, nul n'ignore la vérité.
Du reste, Goshiu était à ce point assuré de sa supériorité qu'il avait à peine besoin de la faire sentir. Les rôles étaient clairs, de part et d'autre.
Bien sûr, il y avait une cause bien connue à ce deshonneur du Magistrat : c'était Ryu !
Quand il pensait à elle, Katsu-sama pouvait à peine la haïr. A peine souriait-il amèrement de sa bêtise, acceptant cette épreuve comme une étape sur la purification de son kharma. Il considérait cet emprisonnement avec fatalité. Du reste, là n'était pas le problème. Etre prisonnier au coeur du palais des Shosuro de la Cité des Mensonges, n'était pas denué de sens. L'un des endroits les plus secrets de l'Empire ! Et Katsu s'y trouvait ! Face au pouvoir ténébreux du clan des masques !
- Je vais peut-être vous surprendre, Magistrat...
- Allez-y, seigneur Goshiu, sourit Katsu.
- Je souhaite lancer une attaque contre les troupes du Crabe.
Katsu releva un sourcil.
- Oui c'est inattendu. Pourquoi cette volte-face ?
C'était pourtant le fait que Goshiu ait préconisé la solution inverse qui, indirectement, avait mené à la prise de Katsu en otage !
Le gouverneur ne répondit pas.
- Je vais demander à Mirumoto Ryu de venir et lui exposer mon plan d'attaque.
- Elle en sera la première surprise, fit Katsu, qui ne comprenait plus bien.
Il avait surtout l'impression que le gouverneur pouvait se permettre tous les caprices, maintenant qu'il était seul maître en ville !
- J'envoie mon ambassadeur, Yogo Jinnai, annoncer la bonne nouvelle à votre chère assistante, Katsu-san.

- Attaquer les Crabes !...
Ryu avait peine à y croire. Pour le coup, l'honorable porte-parole avait réussi à provoquer chez elle une réaction spontanée.
- Oui le Gouverneur, conscient de la mission qui lui revient de défendre non seulement cette ville mais aussi bien le sud de l'Empire...
Jinnai avait bien préparé son discours. Il pouvait y mettre des fleurs de rhétorique, il ne venait de toute façon pas demander mais exiger !
- Grâce à vous, le palais ancestral de la famille Shosuro et l'armée de votre clan ont pu être informées d'une menace. Le Gouverneur, reconnaissant votre valeur, souhaite vous voir partir avec l'armée qu'il va monter.
- Nous avons déjà perdu beaucoup d'hommes...
- Allons, Ryu-san, vous raisonnez comme les marchands de la porte de l'Est, comme s'il fallait économiser sa vie. Quoi de plus beau que de mourir pour le trône d'Emeraude ?...
C'était peine perdue de discuter, sinon pour la forme. Ryu n'avait qu'à demander qu'on prépare son armure !

Ayame, encore lourde de sommeil, avait déjà le nez dans ses documents personnels. Elle baîlla en remettant de l'ordre dans cette masse de parchemins. Elle reprit le plan trouvé à Pokau, au temple de la Novice. Elle eut beau le tourner et retourner, elle ne vit pas de quel endroit il s'agissait. Elle en avait fait dessiner des copies et les avait distribuées dans le palais.
On frappait à la porte. C'était Rukya, essoufflée. Elle s'agenouilla :
- Ayame-sama, je crois avoir trouvé quel endroit est dessiné sur cette carte !
Elle déplia sa copie devant la shugenja :
- J'ai visité cette région jadis ! Elle se trouve à l'extrême-ouest de Rokugan, sur les frontières des Sables Brûlants.
- Tu es allée là-bas ?... Tu es sûr de reconnaître l'endroit ?
- Oui, je reconnais parfaitement cette montagne, qui ressemble à une lame de sabre fendue. C'est là-bas que l'Epée de Cristal aurait pu être forgée.
- Forgée ?... par qui ?
- C'est une longue histoire, Ayame-sama, fit Rukya, heureuse et essoufflée. Par un peuple des Sables Brûlants, qu'on dit immortel et qui...
- Nous verrons cela plus tard, dit la shugenja en se levant. Prévenons Hiruya-sama. Il faut absolument trouver cet endroit.

Le soir-même, les préparatifs de la guerre commençaient, supervisés par Ryu. Les corps de métier n'allaient pas dormir de la nuit pour préparer les chariots, réparer les armures, prévoir les provisions, pendant que les soldats effectuaient des manoeuvres de préparation dans la cour du palais.
Dans le bureau de Hiruya, les autres assistants s'étaient réunis.
- Il vaut certainement la peine d'aller y voir, confirma Hiruya, pas mécontent en réalité de quitter l'atmosphère délétère de la Cité quelques jours. Bokkai-san va partir à la guerre avec Ryu. Shigeru-san restera ici pour garder le palais. Les autres, vous partez avec moi. Le Moine, Rukya et Kagetoki-senseï nous accompagneront également.
On s'inclina devant la décision de Hiruya-sama.
Le lendemain matin, les Magistrats quittaient la Cité, pendant que l'armée du Gouverneur Goshiu se mettait en place. Après encore une journée de préparatifs fébriles, les soldats de la Cité étaient sur le pied de la guerre. Le général Bayushi Tomaru en prenait le commandement, avec le général Mirumoto Daini. Le long cortège de soldats se mit en route vers le sud-ouest, dans la campagne du nord de la forêt Shinomen. On passa au large du château des Lièvres, d'où arrivèrent quelques renforts. Après une grosse journée, on monta un premier camp, que les etas fortifièrent en vitesse avec des palissades et des trous hérissés de pieux.
Ryu s'était jointe à l'arrière-garde de l'armée de Mirumoto Daini. Deux cents hommes prêts à contre-attaquer si l'ennemi tentait une manoeuvre de revers. L'armée du Dragon avait aperçu des bandes de Crabes en maraude, aux abords de la forêt. Ils avaient été abattus par la cavalerie et les sorts de feu des shugenja. A l'avant, Daini-sama avait ordonné la marche forcée pour rattraper les troupes ennemies, qui faisaient route vers les étroites vallées de l'ouest de l'Empire, au sud des montagnes du Toit du Monde, au nord de la vallée des Faucons. S'ils parvenaient à s'engager dans ces régions, ils y établiraient des positions imprenables, du fait du terrain escarpé, des gorges et des falaises, qui ralentiraient considérablement des attaquants, pris sous les volées de flèches et les sorts maléfiques de l'Outremonde.
L'arrière-garde des Dragons se laissa volontairement distancer par l'avant, de manière à recevoir une attaque prévisible : une autre armée de Crabes venaient de passer au nord de la forêt et marchait par derrière sur les Dragons.
Ryu s'était vu confier un important contingent d'hommes, décisions consécutive à sa nomination au grade de taisa [capitaine]. Les gunso sous son commandement connaissaient sa valeur à la guerre, que nul n'aurait cherché à lui contester. On la savait à côté de cela "un peu" tête en l'air et imprévisible dans ses décisions en société. Mais on oubliait ces menus défauts, car face à l'ennemi, elle n'avait jamais reculé d'un pas.
Voyant que les Crabes de l'arrière avançaient trop vite, Ryu décida que Mirumoto Daini avait pu prendre suffisamment d'avance : par conséquent, même si l'arrière-garde Dragon ne résistait pas à l'attaque à venir, Daini-sama aurait encore suffisamment d'avance pour ne pas être pris en tenaille aussitôt.
Ryu n'était pas la plus gradée de l'armée, mais son rang d'assistante-magistrate d'Emeraude, et sa célébrité dans les rangs des soldats, lui conférait une position à part. Elle proposa d'attendre de pied ferme l'attaque des Crabes, en fortifiant une position dans les contreforts des montagnes, à une journée de marche au nord. Les autres officiers acceptèrent et on ordonna une marche nocturne pour rallier un plateau dont l'accès se faisait par une pente abrupte.
A l'aube, alors que l'ennemi, loin d'être seulement un nuage de poussière à l'horizon, était nettement distinct (une troupe beuglante, verdâtre, animée d'une fureur sanguinaire), les Dragons parvenaient en haut de la butée et disposaient en vitesse des pieux, bloquaient de lourdes pierres qui basculeraient grâce à des leviers et organisaient les archers avec les shugenja.
Ryu, en retrait, lançait des ordres à droite et à gauche pour organiser et encourager les hommes. A la mi-journée, les Crabes et leurs serviteurs crachant, rampants, bavants, craquants, hululants, puants et crachants de l'Outremonde entreprenaient la montée de la pente. De lourdes pierres leur dégringolèrent dessus, ainsi que des ballots de paille enflammés. Les os et les chairs furent broyés et calcinés, et se répandirent en un gros jus visqueux écoeurant dans lequel pataugèrent les suivants, dont la fureur avait décuplé.
Les officiers du Crabe, qui semblaient sortis la veille du Puits Suppurant, dont les voix avaient mué au point de se changer en feulements rauques ou en stridulations aiguës, parvirent à prendre pied face aux Dragons. La mêlée s'engagea, impitoyable, entre des samuraï venus de l'extrême-nord de l'Empire et d'autres de l'extrême-sud, qui n'auraient jamais dû se rencontrer de leur vie. Ryu faisait merveille avec ses sabres : les membres de ses adversaires redévalaient la pente à deux ou trois à la fois, comme pressés de fuir cette bataille. Le général ennemi était monté sur un cheval décharné, à la peau verte boursouflée qui laissait apparaître les os. Il appartenait à la Garde Noire de la famille Moto, cette branche déchue des Licornes qui avait suivi Moto Tsume dans l'Outremonde. Il possédait deux paires de bras et une armure démoniaque soudée à son corps, qui luisait d'une aura rouge et inspirait une soif de sang irrépressible chez ses serviteurs.
Diaboliquement intelligent, ce général avait compris que pour aujourd'hui, il n'aurait pas la victoire. Il laissa ses troupes aller au massacre, pour qu'elle tue un maximum d'ennemis. Puis il fit cabrer son cheval et plongea dans un trou qui s'ouvrit devant lui dans la terre.
Sur les hauteurs, les Dragons achevaient les derniers attaquants, qui perdirent une grande partie de leur vigueur sitôt leur général disparu.
La moitié des Dragons était mort, pour repousser des assaillants deux fois supérieurs en nombre.

Le voyage des samuraï d'Emeraude dura dix jours. Ils quittèrent la Cité par la porte Nord et partirent vers la Chaîne du Toit du Monde, dans sa partie ouest, là où elle est bien plus basse que dans la région du col d'Heibetsu, composée de cols infranchissables, de vallées vierges de toute occupation et de sommets aux neiges éternelles où seuls vivent les Dieux. Ils grimpèrent les sentiers escarpés et passèrent à une demi-journée de marche du château de la famille Soshi, où, comme on peut s'en douter, Kakita Hiruya ne serait pas le bienvenu. Pour éviter un incident diplomatique, notre Magistrat avait choisi de l'éviter. On disait que les Soshi avaient lancé des sorts maléfiques d'illusion sur les vallées alentours et que, si tel était le bon plaisir des shugenja du château, les voyageurs passant dans la région pouvaient se perdre à jamais et devenir fous à force de poursuivre des mirages sur ces sentiers de perdition.
Heureusement, il n'arriva rien de semblable à nos Magistrats, qui purent entreprendre la descente vers les terres de la famille Otaku. Cette région, non loin du château de la famille Iuchi, au coeur de la Plaine du Berceau des Vents, avait été épargnée par les combats qui meurtrissaient les autres régions de l'Empire. Le voyage se poursuivit à travers les contrées vastes, sauvages du clan de la Licorne, dans ce pays qui paraissait déjà étranger.
Nos voyageurs passèrent par le village du Lac aux Rives Blanches. La femme de Kohei, Iuchi Shizuka eut l'occasion de recevoir chez elle les magistrats et nos héros profitèrent aussi de l'hospitalité de Shinjo Zenzabûro, le père de Kohei, qui déclara qu'il serait honoré, et pour longtemps, d'avoir reçu autant d'honorables samuraï sous son toit. On but à la santé de tous les samuraï honorables à qui on pensa et, au petit matin, le voyage reprenait, Ikky somnolant dans la journée sur sa monture. Nos héros quittèrent cette ravissante villégiature, son magnifique lac étincelant dans la pure lumière d'hiver, prirent le chemin de l'ouest. Ils chevauchèrent deux journées, dormirent à la belle étoile, sous la constellation de la Grande Ourse. Au soir du troisième jour, dans le crépuscule bouillant sur la grande plaine orangée, nos héros virent une importante troupe de la famille Shinjo, qui mettait pied à terre et dressait d'immenses tentes circulaires.
- Par les Fortunes, murmura Shizuka, c'est la tente du daimyo lui-même !
Nos samuraï mirent pied à terre. Or donc, dans cette étendue déserte, sous les étoiles, à mille lis de toute terre habitée, non loin du bout du monde, nos samuraï entrèrent dans le campement de Shinjo Yokatsu, le Maître des Quatre Vents, champion du clan de la Licorne. Des daimyo des clans majeurs, il était le moins connu. Même le champion des Dragons, Togashi Yokuni s'était montré plusieurs fois à la cour impériale. Yokatsu-sama également y avait paru plusieurs fois, et on se souvenait de lui, surtout pour ses maladresses oratoires, son gros rire franc et ses tentatives maladroites pour se défendre contre les moqueries des courtisans. On avait vite compris qu'il n'avait pas le moins du monde sa place sur la côte est, qu'il n'était bon qu'à chevaucher avec les plus farouches guerriers de son clan, dans ces régions perdues dont l'Empereur se souciait à peine.
Ici, sur les terres de ses Ancêtres, il était le maître et n'avait nul besoin de le rappeler. Parmi les Licornes, il jouissait d'un prestige inégalé chez les autres daimyo. Si un Lion respectait la fureur et la courage de Matsu Tsuko, si un Grue admirait la finesse, l'élégance et la noblesse de Doji Hoturi, nul samuraï n'aurait éprouvé pour son daimyo le respect que l'on a pour un grand frère. C'était pourtant le cas des Licornes vis-à-vis de Yokatsu-sama. On le respectait mais on savait aussi pourquoi on le respectait. Parce que lorsqu'il parlait, c'était la sincérité qui parlait par sa bouche. Parce qu'il croyait à l'honneur, aux fortunes, non comme un courtisan prétend croire à ce qu'il a intérêt à croire, mais parce qu'il le pensait vraiment et vivait pour la grandeur de son clan et de l'Empire -dont il était l'un des premiers à constater la corruption et l'abaissement moral.
C'était à face à cet homme à part, de taille moyenne, plutôt trapu, avec une assurance dans les gestes qui allait de pair avec une spontanéité que l'étiquette considère comme une faute, que nos héros se présentèrent. Yokatsu, entouré de ses généraux, était assis à sa table et, sans faire de manière, mangeait une cuisse de lièvre accompagnée de légumes en sauce. Un menu indigeste pour un Rokugani de l'est. Il s'essuya la bouche distraitement en fixant nos samuraï.
- Asseyez-vous, fit-il, d'une voix fatiguée, nous sommes honorés de recevoir la magistrature d'Emeraude.
Il était connu pour parler peu, comme s'il craignait de finir inévitablement par gaffer au bout de quelques phrases. Pourtant, derrière cette maladresse se cachait une grande force, une voix posée, une voix d'homme qui commande aux légions de cavalerie, une voix qui est aussi celle des souffles immenses de la plaine et de la chaleur du désert, des nuits paisibles, des montagnes sauvages, des journées magnifiques et des solitudes sans témoin.
- Que nous vaut la visite des représentants de l'Empereur ?
Kakita Hiruya fit les présentations, auxquelles Yokatsu-sama répondit par un petit sourire amical, comme si on était déjà presque entre amis. Puis il entendit les explications : l'histoire de l'Epée de Cristal et de la forge, que les généraux Licornes prirent vite moins comme un véritable récit mais comme une belle légende d'où nos héros semblaient sortir.
- Intéressant. Votre histoire est pour le moins extraordinaire, samuraï. Nous espérons que vous trouverez cette épée merveilleuse. Nos shugenja adresseront une prière aux kamikaze pour vous y aider.
- Vous êtes trop bons, fit Kohei en s'inclinant bien bas.
Nos héros partagèrent le repas du daimyo. Ce fut offert là encore sans manière, comme si nos héros arrivaient dans une auberge de voyageurs.
- Vous espérez ainsi aider à la défense de la Cité des Mensonges ?
C'était une première gaffe ! Mais qui en disait sur ce que le daimyo pensait de la Cité plutôt appelée Cité des Histoires !
Kakita Hiruya ne releva pas, mais confirma qu'il était de son devoir de défendre cette ville.
- Nous avons reçu la visite des émissaires d'Otaku Tetsuko-sama, ajouta Hiruya, car ses troupes se sont installées dans les abords de la Cité. Nous le prenons comme une aide envoyée par le clan de la Licorne et nous remercions grandement le clan de la Licorne pour son aide.
Shinjo Yokatsu se contenta d'un discret sourire.
- Nos armées, dit le daimyo en avalant un verre de bière, vont bientôt quitter le col de Beiden. Ainsi, Toturi aura la voie libre pour rejoindre le sud de l'Empire.
Il ajouta :
- Nous avions passé un accord avec les Lions, mais nous pensons qu'il n'en vaut plus la peine.
Kakita Hiruya ne pouvait qu'approuver qu'on soit en désaccord avec les Lions !
- Nous avons entendu également que l'armée du clan du Crabe s'est attaquée à la capitale : sa flotte de guerre a pénétré dans la Baie du Soleil Levant et a établi un blocus sur le port.
Il était bien renseigné, ce gaijin, sur ce qui se passait à l'autre bout de l'Empire !
- Nous l'ignorions, avoua Hiruya.
- Nous avons envoyé les troupes d'Otaku Kamoko, daimyo des Vierges de Bataille, sur les terres de nos amis du clan du Phénix.
Et il fixait maintenant Ikky et Ayame, en demandant implicitement si elles le savaient déjà.
- Nous, nous l'ignorions aussi, avoue la shugenja.
- Nous avons entendu que des troupes de l'Outremonde ont surgi là-bas. Des troupes de mort-vivants ramenés à la vie par une magie noire effrayante.
Les deux Phénix pâlirent ! Leurs si paisibles terres ancestrales elles aussi attaquées par ces légions de monstres ?...
- Si Otaku Kamoko-sama en personne est intervenue, fit Ayame, qui tâchait de reprendre contenance, alors je suis certaine que les terres de ma famille ont retrouvé la paix.
Nos héros saluèrent et se firent conduire à leurs couchettes. Encore plus perturbés par ces nouvelles que par ce voyage sur les frontières de l'Empire, ils s'endormirent néanmoins vite, bercés par le chant envoûtant des quatre vents qui soufflaient en rafale sur la plaine.
A suivre...
