13-06-2004, 09:30 PM
Journal d'Aladax Lucinius
Le bout de la piste
Nuits du 11 au 15 juin 2003
J'ai souhaité bonne soirée à Morgane. Elle m'a assurée qu'elle s'occuperait de la gamine. Bon courage à elle. Elle s'est montrée allusive sur ses intentions. Qu'elle se débrouille avec son clan !
Kara et moi filons tout droit du pavillon au parc de Sceaux. Nous remontons la piste encore toute fraîche et maculée de sang qu'a tracée Corso. Plusieurs corps vidés de leur sang marquent le parcours. Je suis la piste du Gangrel, sans savoir où m'emmène la piste, sans savoir si c'est un chemin de traverse, une impasse, un chemin de sorcière... Chacun de mes pas inscrit en moi une empreinte inéluctable, quelque chose de définitif, de fatale...
Tout les arbres dorment. Leurs feuillages se balancent mollement dans l'épaisse nuit qu'ils embrassent. Nous arrivons au pied des grilles. Nous allons entrer dans la prison végétale où Corso court en liberté.
Kara m'attrape soudain à bras le corps, escalade en quelques mouvements de singe les grilles, saute et atterrit... lourdement ! Eclaboussés, mes beaux habits sont crottés maintenant !
Je ne la félicite pas, je me relève. Ma main tâte nerveusement mon Magnum. L'arme la plus innofensive du monde... Il faut croire qu'elle m'a portée chance jusqu'ici, quoiqu'elle n'ait pas tellement nuit à mes ennemis non plus...![[Image: icon2.gif]](http://sdm-jdr.homelinux.com/forum/style_images/set_Invi-516/icon2.gif)
Le flair perçant de Kara a dû déjà la mettre sur la piste. Excitée, elle avance de plus en plus vite dans le parc. Nous nous enfonçons dans les taillis, les buissons, les épais branchages. Elle progresse souplement par dessus les obstacles. Elle se faufile dans le dédale végétal. Je n'arrive plus à la suivre ! Elle a pris déjà quelques mètres d'avance sur moi, puis une, puis plusieurs dizaines. Elle s'avance, comme avalée par le bois. Elle m'a perdue, je suis perdu. Je continue d'avancer, emporté par mon élan. Plus question de reculer. Tout seul, dans ces bois la nuit, dans cette réplique plus sage et plus civilisé du grand nord canadien abrupt et ouvert à tous les vents. Chez nous, la nature est derrière un grillage.
Je continue à m'enfoncer. Kara a disparu. Je n'ose pas crier. Corso peut à tout moment me trouver, me sauter dessus, me dévorer, mais je continue.
Je vais remonter la piste jusqu'au bout.
Je marche depuis plusieurs minutes solitaires, quand une voix s'adresse à moi. Une voix qui n'est ni animale, ni pierreuse, ni ni menaçante. Ce n'est pas Corso. Ce serait plutôt la voix d'un gars pas méchant et un peu collant, d'un sacré farceur. Une voix qui me demande ce que je fais là. Et même une voix qui dit me connaître. Impulsif, j'ai dégainé mon flingue. Je le pointe déjà devant moi, sacré réflexe. Ca vient des buissons à côté. Mon regard me permet de scruter dans l'obscurité, dans une certaine mesure. Je ne vois personne, rien que les silhouettes des arbres, qui forment les piliers d'une cathédrale magique perdue dans l'épaisse noirceur.
La voix continue à me parler. Elle me connait, elle connaît Corso. Un agacement me saisit. Une vraie irritation. Je suis réellement énervé de tomber sans cesse sur les mêmes casse-pieds qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. A tous les coups, je suis entré sur le territoire du casse-pied des lieux. Comme à Barbès. Comme à Thoiry. Comme sur la côte grecque.
L'avantage d'acquérir de l'expérience, c'est qu'on s'aperçoit de la connerie au moment où on la commet. J'ai dérangé ce gars, je sens qu'il va me coller. Je m'éloigne rapidement. Plus loin, j'aperçois un bras qui dépasse d'un buisson. J'appelle pour savoir s'il y a quelqu'un. Pas de réponse. Je m'approche, doucement, j'écrase le petit doigt sous mon talon. Le bras remue, mais pas de plainte, je tâte encore du bout du pied, le bras remue. Je cligne des yeux : c'est une grosse branche. Faché, je la fais craquer pour de bon, et je poursuis mon chemin.
Alors que je m'enfonce sans plus chercher à me repérer, je sens des mains me caresser le visage, des centaines de mains qui me touchent, m'aveuglent un moment, pleins de caresses froides et courtes, et tous les arbres remuent lentement, pris d'une transe irrésistible, et il y a des bras partout à terre. Je déraille, je déraille, c'est sûr.
Je finis par émerger hors des fourrées. Plus de bras par terre, ni de caresses sur le visage. Je suis près du plan d'eau. Et le long hurlement de Kara retentit, envoûtant.
Je n'ai pas de mal à la retrouver. Le même agacement continue à m'irriter. Kara s'est assis par terre. Corso est à côté d'elle, calme. Il a l'air las. Tous deux n'ont pas les griffes ni les crocs sortis. A croire qu'ils m'attendaient. Pourquoi Corso est-il si calme ? Il devrait être dans une rage noire. Je ne l'ai pas vu si calme depuis longtemps. Pourtant, il dit se souvenir de tout ce qui s'est passé. Qu'il a étalé Héléna partout dans la cave. Il pense qu'elle lui a jeté un sort qui a réveillé complétement la bête en lui... Elle devait être suicidaire, la sorcière !
Et il y a cette voix croisée dans les bois qui continue à me parler ! Cette voix qui connait bien Corso, infant de Kruegger, assassin recherché par la justice du Prince. Ca me parle dans la tête et ça provoque ce malaise persistant. Je suis sans cesse interrompu par cet imbécile inconnu, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Corso me regarde, lassé de sa propre brutalité. Dur d'encaisser ce qu'il vient de faire, de se mettre à la hauteur de ses actes.
Il m'assure qu'il n'y a personne autour de nous, qu'il n'entend pas la voix. Kara non plus. Pas le moment de craquer. J'ai entendu parler de ces symptômes avant-coureurs d'un effondrement. Si je ne chasse pas la voix, elle pourrait finir par provoquer une crise de schizophrénie. Mais ça ne cesse pas de parler, et je sais que je n'invente pas, ce n'est pas une hallucination.
La voix me dit que le pavillon est en train de brûler, que les pompiers arrivent, suivis de peu par la justice du Prince. On va bien voir si c'est vrai.
Les deux Gangrel et moi nous en retournons rapidement sur les lieux de notre petite sauterie. Un bel incendie dévore mon pavillon fraîchement acheté. Les grandes flammes dansent comme des folles. Les lances projettent leurs grandes eaux. Des voitures de flics sont déjà là. Je suis le seul à m'être approché à découvert. J'aperçois de sinistres corbeaux, une croix en argent autour du cou. L'Inquisition...
Nous filons sans tarder.
Après quelques minutes de recherches dans les rues pavillonnaires, nous trouvons enfin une voiture à voler : une 206 des plus discrètes. Pas question de voler une voiture de chef d'entreprise, comme il y en a tout le long des trottoirs de Sceaux. Qui plus est, je vois mal Corso au volant d'une voiture de grand bourgeois ! Kara à l'arrière, moi à la place du mort ; Corso démarre. Un peu plus loin, nous croisons le propriétaire, qui se met à courir derrière sa voiture qui part sans lui. Le Gangrel lui randit un beau majeur au passage et appuie sur le champignon. Direction Montmartre en passant par le périphérique. A cette heure avancée, ça devrait bien rouler, normalement.
La voix recommence à s'adresser à moi. Corso va finir par se persuader que je déraille pour de bon. Surtout que cette voix voudrait que je parle de Kruegger au Gangrel... Elle n'a pas encore compris que Corso ne donnera pas sa chance à son Sire : il ne croit pas que ce dernier ait remonté en humanité. Il veut sa peau.
Je secoue la tête, je me bouche les oreilles, je veux ignorer cet emmerdeur. Mais maintenant, le Gangrel l'a entendu. Il nie, mais je suis sûr qu'il l'entend. Je me retourne vers Kara. Elle pointe la place de passager à côté d'elle. L'affreux salopard... Un masque d'ombre ! Il retire enfin son déguisement d'obténébration, comme on enlève une combinaison intégrale. C'est un petit bonhomme, l'air jovial, qu'on a autant plaisir à voir que le représentant en balais à chiottes, le pied coincé dans la porte, qui va vous réciter tout son baratin. La vraie épine dans le cul.
Il ne doute de rien, vraiment de rien, cet bonhomme ! Et c'est encore nous qu'il accuse d'être impolis, parce qu'en plus il voudrait nous accompagner au manoir Tropovitch ! Je sens depuis quelques minutes les nerfs de Corso qui se mettent à crisser comme de vieux pneus. Il n'amortit plus la colère. L'autre insiste. Il nous dit qu'il veut nous suivre, qu'il se nomme Larsen, qu'il est bien avec nous...
Cette façon de nous parler comme si on était de vieux copains de régiment, ce ton insultant de familiarité, c'est trop pour Corso. Il pile à mort en plein milieu de la route. Il sort de la voiture, en fait le tour, fracasse la vitre arrière, attrape par le col notre passager clandestin et le sort manu militari du véhicule. Et ce gros boulet de Larsen d'aller rouler sur le bitume. Corso a déjà redémarré.
Nous finissons notre demi-tour de Paris à la porte de la Chapelle. Nous laissons la 206 boulevard d'Ornano et nous grimpons en haut de Montmartre. Le confort du manoir nous accueille. Bien sûr Corso s'y sent autant chez lui que moi dans un habitat troglodyte, mais il va finir par avoir ses petites habitudes ici...
Le domestique de service, Gustave, m'a confirmé que la justice du Louvre recherche Corso. Plusieurs convocations lui ont été envoyées à son repaire de Vincennes. Comme il n'a répondu à aucune, cela augure mal de l'humeur des magistrats du Prince. A l'évidence, notre Gangrel a maintenant sur le dos la Toute-Vie et l'Inquisition, ainsi que la Camarilla et les Tzymisce... Belle brochette d'ennemis : il va réconcilier du monde contre lui ! Il m'assure qu'il remplira sa part de notre contrat. Il va m'aider à retrouver Lisbeth, et après il fera la peau à Kruegger. Je ne peux rien dire. Mais je sais que Kruegger n'est plus la bête qu'il était il y a quelques mois : il a refait surface en humanité. Et c'est Corso qui s'enfonce maintenant. J'ai beau lui dire il nie avec force. Il ne veut rien entendre.
Il passe la journée au manoir, et nous quitte le lendemain soir.
Dehors, trois hommes l'attendent. La police princière. Par la fenêtre, je les regarde. Est-ce que Corso va leur sauter à la gorge ? Non, il se laisse embarquer, docilement... Aurait-il renoncé à jouer à l'éternel fugitif ? Il m'a promis qu'il retrouverait Lisbeth. S'il passe en procès, il a toutes les chances d'être exposé au soleil. Pourtant, je le connais. Même la justice ne va pas l'arrêter. La seule chose qui peut le briser, c'est sa propre fatalité : le combat à mort contre Kruegger.
Ah mais c'est que ce n'était pas n'importe qui, Alexandre Corso ! Il avait des griffes et crocs pour mordre dans les dangers qui le menaçaient sans arrêt !
La grosse limousine s'éloigne. Je sens maintenant un grand vide dans ma non-vie. D'autant plus que personne ne répond à mes appels. J'ai laissé plusieurs messages à Morgane, à Loren, leur racontant les grandes lignes de ce qui s'est passé. Kara me boude : elle ne comprend pas pourquoi Corso s'est laissé emmener. J'ai beau lui dire que le Gangrel doit répondre de ses actes, qu'il doit assumer ce qu'il a commis, elle ne veut rien entendre, elle non plus. A croire qu'elle ne connait que la loi des forêts, des meutes ! Qu'elle aille donc bouder elle aussi !... Qu'est-ce que j'en ai à faire, après tout !... Je ne l'ai jamais forcée à me suivre. Elle s'en va dans sa chambre, bougonne.
Mécontent, énervé, je vais au Louvre. J'écoute les rumeurs qui traînent, qui passent de conversations en conversations, de groupes en groupes, comme un murmure. Les rumeurs sont sourdes à elles-mêmes. Elles ne parlent pour personne et pour tout le monde. Et celui qui les entend devient anonyme et commun, il devient tout le monde. Et moi j'écoute les bruits qui courent.
J'apprends que le conseil Primogène est en réunion avec le Prince. Ca, c'est très mauvais. Autant dire que le cas du Gangrel va être jugé au plus haut niveau. Il a très peu de chances d'échapper à la peine capitale.
La porte du cabinet du Prince s'ouvre. Passe Corso, entouré de gros bras, qui l'emmènent rapidement vers les prisons, au 4e sous-sol du musée. Et qui je vois sortir ? Larsen en personne ! Et il n'hésite plus à découvrir son jeu, ce fielleux, cet hypocrite. Il a témoigné à charge contre Corso. J'ignore quels mensonges il a mis dans les oreille du conseil, mais il me le payera un jour. Il m'assure qu'il est mon ami, qu'il ne demande qu'à m'aider, moi le noble Lucinius. Elle a tort de se frotter à moi, cette harpie. Larsen ignore que je me fabrique une peau de cactus : qui s'y frotte s'y écorche... Même si c'est sans Corso, il lui arrivera la même chose qu'à tous les autres : comme Bébert, comme Felias, comme Héléna, comme tous les autres, il sentira ses paroles lui rentrer dans la gorge, très douloureusement.
Je n'en dis pas plus. Je m'arrange pour décoller ce Larsen de moi, en lui adressant un sourire, douloureux, de remerciement. J'apprends que le Primogène va se réunir à Versailles. C'est là-bas qu'ils vont décider du sort de Corso. Moi, j'ai tout intérêt à me faire discret dans les jours à venir. Je quitte le Louvre. Difficile de se faire tout petit quand Larsen vous colle. Patience, patience, je n'ai encore jamais goûté de vengeance qui ait beaucoup refroidi...
Je me rend à Versailles, où je n'apprend pas grand'chose. Aucun bruit ne filtre : réunion à huis-clos. Je rentre à Montmartre : Kara s'est enfuie. Gustave est évidemment incapable de me dire quand elle est partie, vers où, pourquoi...
Tropovitch est encore en voyage ; personne ne répond au bout du fil. Je me sens désarçonné comme je ne l'ai peut-être jamais été. Tous ces derniers mois, j'ai fait voyage sur voyage, j'ai été exposé au danger, j'ai dû me battre, et maintenant, je n'ai plus qu'à attendre. L'inaction va avoir raison de moi. Où a pu partir Kara ? Elle n'est pas partie sans raison. Elle a dû rejoindre ses congénères. Elle connait Kruegger : elle a attaqué les Tzymisce avec lui. Peut-être l'a t-elle rejoint.
Je n'ai plus qu'à attendre. Il se passe une nuit, deux nuits, trois nuits. Une page est en train de se tourner lentement, découvrant une nouvelle page blanche sur laquelle il va falloir s'engager. Le chapitre Corso va bientôt en arriver au point final, ce n'est pas possible autrement. Tout est allé si vite. Je suis allé si loin que j'ai perdu conscience de ce que je faisais. Je me croyais lucide : j'étais perclus d'illusions. Maintenant, je commence à me réveiller.
Pourquoi Corso ne veut-il pas écouter la voix de la raison ? il devrait se rendre compte que Kruegger a changé.
Après trois nuits d'attente interminable, rongé par l'ennui (je suis incapable d'entreprendre quoi que ce soit), le téléphone sonne enfin. Sa sonnerie provoque en moi une décharge brusque. Je me jette sur le combiné. Corso à l'appareil. Il est sorti des geôles du Louvre. Il est avec Kruegger. Ils m'attendent à Fontainebleau.
Pris de cette même excitation électrique que j'ai sentie souvent ces derniers mois, je bondis sur mon révolver. Un sac à dos, des poches de sang et l'adrénaline d'avant le voyage dont vous ne reviendrez pas indemne. J'ordonne à Gustave de m'emmener illico en voiture à Fontainebleau. Il roule à tombeau ouvert sur le périphérique puis l'autoroute. Je lui ordonne de se garer à l'entrée du pays, de tourner dans le coin : qu'il soit prêt à venir me reprendre. Avant que je ne descende, il me dit qu'il a un présent pour moi. Il me tend une malette noire blindée. A l'intérieur, une arbalète avec des carreaux au phosphore. Je le remercie de cette attention aimable. C'est l'arbalète de Tropovitch pour les grandes occasions. Celle qu'on prend en urgence après avoir brisé la vitre au marteau. L'arbalète pour les feux artifices et les exécutions capitales. Je mets la malette dans mon sac à dos et je trotte vers le lieu du rendez-vous.
Kruegger est un homme d'un goût particulier. Après m'avoir joué de la musique au château de la Loire, il a choisi de se mettre au look baba-cool. Les lanières de cuir de ses sandales vont craquer bientôt sous la pression de ses grosses pattes velues. Et ses épaules vont déchirer les motifs à fleur de sa chemise hawaïenne. Il se prend pour Antoine maintenant ? Sa mère a dit qu'il devait se faire couper les cheveux ? Je doute que ce soit du goût de Corso. Il tremble légérement. Une nervosité qui ne va plus cesser d'augmenter, petit à petit mais surement. C'est lui qui va craquer de partout avant peu...
Je suis les deux Gangrel, Sire et infant, dans une bâtisse discrète, puis dans un réseau de caves. Bonne planque soit dit en passant. On a creusé un vrai gruyère dans ce sous-sol. Nous arrivons dans une grande crypte bien aménagée.
Mon sang a déjà fait le tour de la terre. Il fait un tour de plus.
Elle est là, assise, immobile, sans expression, comme une poupée.
Kruegger me prévient : elle a subi un choc, elle est amnésique.
Je me précipite vers elle :
- Lisbeth ?...
Pas de réponse. Elle reste apathique.
- Lisbeth, c'est moi !... Lucinius, tu me reconnais ? Lisbeth !... Je t'en prie, souviens-toi, dis-moi quelque chose, dis-moi que tu me reconnais...
Aucune réaction.
Corso s'impatiente :
- C'est bon, Lucinius, j'ai rempli ma part du contrat. Maintenant, finissons-en.
Je ne l'écoute que d'une oreille.
- Elisabeth, je t'en prie ! Elisabeth, tu te souviens de moi ? Frédéric, Frédéric Lorrain ? quand nous étions mortels ?
Elle ne dit rien, elle ne répond pas à mes appels. J'ai l'impression d'appeler une personne de très loin. Elle est exilée sur un autre rivage, de l'autre côté d'une rivière très large. Et c'est moi qui suis exilé loin d'elle.
- Kruegger, qu'est-ce qu'il s'est passé ? vous me devez au moins quelques explications.
Le Sire Gangrel accepte. Il veut tout faire pour s'amender. Il a été embrigadé par la Toute-Vie, voici plusieurs années . Parmi les dirigeants de la Toute-Vie, la célèbre comtesse Bathory. Ils se sont servis de Kruegger pour leurs sales affaires. Mais le Gangrel a fini par échapper à leur emprise. Mais avant, il avait déjà enlevé Lisbeth et atterri en Australie. Je le soupçonne d'être tombé amoureux, ce grand dadais ! Lisbeth a dû avoir une influence bénéfique sur lui... Kruegger s'aperçoit maintenant qu'il était devenu un monstre. C'est étrange, mais je n'ai pas envie de lui en vouloir. Question rancune, Corso s'en chargera. Kruegger m'assure qu'il n'a pas touché à Lisbeth. Mais alors qu'il avait décidé d'échapper à la Toute-Vie, et de se bâtir sa petite vie avec Lisbeth, il a été retrouvé. Ils ont échappé de justesse à un incendie, qui a laissé Lisbeth dans cet état d'apathie.
Le Gangrel a pu en apprendre beaucoup sur cette organisation. Benedict le Brujah les a rejoints ; il fait partie des membres les plus radicaux de l'organisation. Ils sont tous très dangereux. Mais Kruegger a senti en Lisbeth quelque chose de pas ordinaire, tout comme en moi... Il s'inquiète enfin pour Ibn-Azul : le Sire Arabe parviendra t-il à fédérer une croisade contre la Toute-Vie ?...
Corso bout d'impatience. Le combat est inévitable, Kruegger sait qu'il doit cela à son infant. C'est la loi de la jungle...
Nous ressortons du complexe souterrain. Les deux Gangrel vont se trouver une bonne clairière dans le bois pour en découdre. J'appelle Gustave : qu'il vienne me chercher. Il m'apprend que Fontainebleau est cerné par la police. La Camarilla a établi un cordon sanitaire : il ne peut pas approcher. Il va être dur de s'en sortir. Je sors l'arbalète, j'arme un carreau. Sait-on jamais.
Je prends Lisbeth par la main. Nous partons en randonnée dans les bois. Pendant que les loups n'y sont pas. Ils ne me regardent déjà plus. Je les remercie pour ce qu'ils ont fait pour moi. Corso grogne un "au revoir". Il me trouvais finalement "plutôt sympathique". Je ne devrais pas avoir la gorge serrée en le quittant.
Je dis à Lisbeth de me suivre. Nous nous enfonçons dans les taillis, vers les gros rochers de Fontainebleau. Les deux Gangrels sont restés seuls. Je n'aurai pas le temps d'aller loin. J'entends des feulements monstrueux, plusieurs coups de griffes qui s'entrechoquent, trois râles, des griffes qui lacèrent la chair. Et un cri définitif.
Des oiseaux, effrayés se sont envolés en piaillant. Les arbres ont tous tremblé, comme des vieillards souffreteux. Des feuilles ont frémi. La peur a résonné partout alentour.
Je m'arrête dans ma course. Je n'ose plus remuer. Une enclume de silence s'est abattue sur Fontainebleau. Aller de l'avant ? repartir en arrière ?
Le grondement d'une voix Gangrel retentit. On m'appelle. Je serre fort mon arbalète. C'est la voix de Kruegger. Il me dit que je peux revenir. Pourquoi est-ce que j'obéis ?
Le Sire Gangrel se tient dans la clairière, sa belle chemise hawaïenne trempée de sang. Il tient Corso par le cou. L'infant remue encore. De petits soubresauts nerveux le parcourent. Je n'ai jamais vu Corso dans cet état. Lui la terreur du Tout-Paris, il est innofensif comme une poupée de chiffon.
Kruegger le pose à terre. Il ne sait pas s'il doit l'achever. Corso serait-il capable de s'amender s'il revient à la non-vie ?
Je ne suis plus lié à Corso de quelque manière, alors je ne sais quoi répondre. Ces derniers mois, il s'était engagé dans une impasse qui le menait droit vers la Bête. D'un autre côté, Kruegger est revenu de plus loin...
Des pas dans les fourrées proches : c'est Kara qui arrive à son tour. Elle pousse un gémissement plaintif en voyant Corso dans cet état. Ma parole, elle a le béguin pour lui ou quoi !
Kruegger commence à se changer en brume avec son infant. Il va l'emmener loin d'ici, pour le rééduquer. Il veut lui laisser une seconde chance de s'intégrer aux lois de la Mascarade. Kara gémit. Elle veut partir aussi, mais elle ne veut pas me quitter...
Je toussote, gênée. Elle a bien dû comprendre ma Kara ce qui m'attachait à cette Ventrue que je tiens par la main. L'heure des adieux est arrivée. Libre à elle de partir. C'est une Gangrel adulte et vaccinée... Je n'ose rien dire. Kara tourne la tête vers Kruegger, vers moi, elle hésite, elle gémit. Soudain, elle me saute au cou, m'embrasse goûlument, joyeusement. Si je respirais je dirais volontiers qu'elle m'étouffe d'affection. Puis elle se change à son tour en brume, et s'envole dans l'air des bois avec les deux Gangrel.
Une petite brume qui disparaît entre les branches sous les étoiles... Me voici seul avec Lisbeth, semblable à Tristant avec Iseut.
Nous traversons rapidement les bois, dans le silence de la nuit. Il ya des esprits-fées qui murmurent des romances oubliées, des feuillages que la lune décore de ses feuilles d'argent, des oiseaux nocturnes qui poussent leur ritournelle...
Au bout d'un petit chemin, nous retrouvons la nationale. Gustave le domestique ne tarde pas à venir me chercher en voiture. Le capot est maculé de sang. Il a écrasé un Tzymisce qui passait par là. Il ira loin ce Gustave.
Le lendemain soir, je suis convoqué au Louvre, par le Prince Villon en personne. Il va vouloir m'interroger sur mes complicités avec Corso. Ca va chauffer pour moi.
Quand j'entre dans son bureau, il m'accueille laconiquement, presque aimablement, le cigare à la main. L'entrevue dure cinq minutes. Je lui explique que j'étais bien à Fontainebleau en même temps que Corso, que je me suis servi de lui à mes fins personnelles. J'avais besoin d'un exécutant des basses tâches. Le Prince apprécie que je ne me salisse pas les mains. Il continue en me disant que je suis très apprécié de Sire Tropovitch, qu'il a entendu parler de moi et qu'il m'apprécie également, que je suis un sujet loyal et méritant de la Camarilla. Il espère qu'il en ira de même à l'avenir.
Je ressors dans le salon du Louvre. Les courtisans sont là, qui observent un jeune Toréador le teint frais, le menton haut, l'allure saine et dégagée. Me voici pour un instant transporté au centre du spectacle, à rayonner sur eux d'un peu de la gloire du Prince de Paris. Je quitte le Louvre sans attendre. Je me sens plus que jamais vulnérable et exposé, mais ce soir, je suis heureux de sentir le vent de Paris sur mon visage, et tous les réverbères et les illuminations nocturnes, et leurs reflets sur la Seine et les bâtiments, qui brillent de tous leurs feux pour moi.
Le bout de la piste
Nuits du 11 au 15 juin 2003
Alain Bashung Wrote:Rêves de fougères, de foudres et de guerres, à faire et à refaire...
J'ai souhaité bonne soirée à Morgane. Elle m'a assurée qu'elle s'occuperait de la gamine. Bon courage à elle. Elle s'est montrée allusive sur ses intentions. Qu'elle se débrouille avec son clan !
Kara et moi filons tout droit du pavillon au parc de Sceaux. Nous remontons la piste encore toute fraîche et maculée de sang qu'a tracée Corso. Plusieurs corps vidés de leur sang marquent le parcours. Je suis la piste du Gangrel, sans savoir où m'emmène la piste, sans savoir si c'est un chemin de traverse, une impasse, un chemin de sorcière... Chacun de mes pas inscrit en moi une empreinte inéluctable, quelque chose de définitif, de fatale...
Tout les arbres dorment. Leurs feuillages se balancent mollement dans l'épaisse nuit qu'ils embrassent. Nous arrivons au pied des grilles. Nous allons entrer dans la prison végétale où Corso court en liberté.
Kara m'attrape soudain à bras le corps, escalade en quelques mouvements de singe les grilles, saute et atterrit... lourdement ! Eclaboussés, mes beaux habits sont crottés maintenant !
Je ne la félicite pas, je me relève. Ma main tâte nerveusement mon Magnum. L'arme la plus innofensive du monde... Il faut croire qu'elle m'a portée chance jusqu'ici, quoiqu'elle n'ait pas tellement nuit à mes ennemis non plus...
![[Image: icon2.gif]](http://sdm-jdr.homelinux.com/forum/style_images/set_Invi-516/icon2.gif)
Le flair perçant de Kara a dû déjà la mettre sur la piste. Excitée, elle avance de plus en plus vite dans le parc. Nous nous enfonçons dans les taillis, les buissons, les épais branchages. Elle progresse souplement par dessus les obstacles. Elle se faufile dans le dédale végétal. Je n'arrive plus à la suivre ! Elle a pris déjà quelques mètres d'avance sur moi, puis une, puis plusieurs dizaines. Elle s'avance, comme avalée par le bois. Elle m'a perdue, je suis perdu. Je continue d'avancer, emporté par mon élan. Plus question de reculer. Tout seul, dans ces bois la nuit, dans cette réplique plus sage et plus civilisé du grand nord canadien abrupt et ouvert à tous les vents. Chez nous, la nature est derrière un grillage.
Je continue à m'enfoncer. Kara a disparu. Je n'ose pas crier. Corso peut à tout moment me trouver, me sauter dessus, me dévorer, mais je continue.
Je vais remonter la piste jusqu'au bout.

Je marche depuis plusieurs minutes solitaires, quand une voix s'adresse à moi. Une voix qui n'est ni animale, ni pierreuse, ni ni menaçante. Ce n'est pas Corso. Ce serait plutôt la voix d'un gars pas méchant et un peu collant, d'un sacré farceur. Une voix qui me demande ce que je fais là. Et même une voix qui dit me connaître. Impulsif, j'ai dégainé mon flingue. Je le pointe déjà devant moi, sacré réflexe. Ca vient des buissons à côté. Mon regard me permet de scruter dans l'obscurité, dans une certaine mesure. Je ne vois personne, rien que les silhouettes des arbres, qui forment les piliers d'une cathédrale magique perdue dans l'épaisse noirceur.
La voix continue à me parler. Elle me connait, elle connaît Corso. Un agacement me saisit. Une vraie irritation. Je suis réellement énervé de tomber sans cesse sur les mêmes casse-pieds qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. A tous les coups, je suis entré sur le territoire du casse-pied des lieux. Comme à Barbès. Comme à Thoiry. Comme sur la côte grecque.
L'avantage d'acquérir de l'expérience, c'est qu'on s'aperçoit de la connerie au moment où on la commet. J'ai dérangé ce gars, je sens qu'il va me coller. Je m'éloigne rapidement. Plus loin, j'aperçois un bras qui dépasse d'un buisson. J'appelle pour savoir s'il y a quelqu'un. Pas de réponse. Je m'approche, doucement, j'écrase le petit doigt sous mon talon. Le bras remue, mais pas de plainte, je tâte encore du bout du pied, le bras remue. Je cligne des yeux : c'est une grosse branche. Faché, je la fais craquer pour de bon, et je poursuis mon chemin.
Alors que je m'enfonce sans plus chercher à me repérer, je sens des mains me caresser le visage, des centaines de mains qui me touchent, m'aveuglent un moment, pleins de caresses froides et courtes, et tous les arbres remuent lentement, pris d'une transe irrésistible, et il y a des bras partout à terre. Je déraille, je déraille, c'est sûr.
Je finis par émerger hors des fourrées. Plus de bras par terre, ni de caresses sur le visage. Je suis près du plan d'eau. Et le long hurlement de Kara retentit, envoûtant.
Je n'ai pas de mal à la retrouver. Le même agacement continue à m'irriter. Kara s'est assis par terre. Corso est à côté d'elle, calme. Il a l'air las. Tous deux n'ont pas les griffes ni les crocs sortis. A croire qu'ils m'attendaient. Pourquoi Corso est-il si calme ? Il devrait être dans une rage noire. Je ne l'ai pas vu si calme depuis longtemps. Pourtant, il dit se souvenir de tout ce qui s'est passé. Qu'il a étalé Héléna partout dans la cave. Il pense qu'elle lui a jeté un sort qui a réveillé complétement la bête en lui... Elle devait être suicidaire, la sorcière !
Et il y a cette voix croisée dans les bois qui continue à me parler ! Cette voix qui connait bien Corso, infant de Kruegger, assassin recherché par la justice du Prince. Ca me parle dans la tête et ça provoque ce malaise persistant. Je suis sans cesse interrompu par cet imbécile inconnu, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Corso me regarde, lassé de sa propre brutalité. Dur d'encaisser ce qu'il vient de faire, de se mettre à la hauteur de ses actes.
Il m'assure qu'il n'y a personne autour de nous, qu'il n'entend pas la voix. Kara non plus. Pas le moment de craquer. J'ai entendu parler de ces symptômes avant-coureurs d'un effondrement. Si je ne chasse pas la voix, elle pourrait finir par provoquer une crise de schizophrénie. Mais ça ne cesse pas de parler, et je sais que je n'invente pas, ce n'est pas une hallucination.
La voix me dit que le pavillon est en train de brûler, que les pompiers arrivent, suivis de peu par la justice du Prince. On va bien voir si c'est vrai.
Les deux Gangrel et moi nous en retournons rapidement sur les lieux de notre petite sauterie. Un bel incendie dévore mon pavillon fraîchement acheté. Les grandes flammes dansent comme des folles. Les lances projettent leurs grandes eaux. Des voitures de flics sont déjà là. Je suis le seul à m'être approché à découvert. J'aperçois de sinistres corbeaux, une croix en argent autour du cou. L'Inquisition...
Nous filons sans tarder.
Après quelques minutes de recherches dans les rues pavillonnaires, nous trouvons enfin une voiture à voler : une 206 des plus discrètes. Pas question de voler une voiture de chef d'entreprise, comme il y en a tout le long des trottoirs de Sceaux. Qui plus est, je vois mal Corso au volant d'une voiture de grand bourgeois ! Kara à l'arrière, moi à la place du mort ; Corso démarre. Un peu plus loin, nous croisons le propriétaire, qui se met à courir derrière sa voiture qui part sans lui. Le Gangrel lui randit un beau majeur au passage et appuie sur le champignon. Direction Montmartre en passant par le périphérique. A cette heure avancée, ça devrait bien rouler, normalement.
La voix recommence à s'adresser à moi. Corso va finir par se persuader que je déraille pour de bon. Surtout que cette voix voudrait que je parle de Kruegger au Gangrel... Elle n'a pas encore compris que Corso ne donnera pas sa chance à son Sire : il ne croit pas que ce dernier ait remonté en humanité. Il veut sa peau.
Je secoue la tête, je me bouche les oreilles, je veux ignorer cet emmerdeur. Mais maintenant, le Gangrel l'a entendu. Il nie, mais je suis sûr qu'il l'entend. Je me retourne vers Kara. Elle pointe la place de passager à côté d'elle. L'affreux salopard... Un masque d'ombre ! Il retire enfin son déguisement d'obténébration, comme on enlève une combinaison intégrale. C'est un petit bonhomme, l'air jovial, qu'on a autant plaisir à voir que le représentant en balais à chiottes, le pied coincé dans la porte, qui va vous réciter tout son baratin. La vraie épine dans le cul.
Il ne doute de rien, vraiment de rien, cet bonhomme ! Et c'est encore nous qu'il accuse d'être impolis, parce qu'en plus il voudrait nous accompagner au manoir Tropovitch ! Je sens depuis quelques minutes les nerfs de Corso qui se mettent à crisser comme de vieux pneus. Il n'amortit plus la colère. L'autre insiste. Il nous dit qu'il veut nous suivre, qu'il se nomme Larsen, qu'il est bien avec nous...
Cette façon de nous parler comme si on était de vieux copains de régiment, ce ton insultant de familiarité, c'est trop pour Corso. Il pile à mort en plein milieu de la route. Il sort de la voiture, en fait le tour, fracasse la vitre arrière, attrape par le col notre passager clandestin et le sort manu militari du véhicule. Et ce gros boulet de Larsen d'aller rouler sur le bitume. Corso a déjà redémarré.
Nous finissons notre demi-tour de Paris à la porte de la Chapelle. Nous laissons la 206 boulevard d'Ornano et nous grimpons en haut de Montmartre. Le confort du manoir nous accueille. Bien sûr Corso s'y sent autant chez lui que moi dans un habitat troglodyte, mais il va finir par avoir ses petites habitudes ici...

Le domestique de service, Gustave, m'a confirmé que la justice du Louvre recherche Corso. Plusieurs convocations lui ont été envoyées à son repaire de Vincennes. Comme il n'a répondu à aucune, cela augure mal de l'humeur des magistrats du Prince. A l'évidence, notre Gangrel a maintenant sur le dos la Toute-Vie et l'Inquisition, ainsi que la Camarilla et les Tzymisce... Belle brochette d'ennemis : il va réconcilier du monde contre lui ! Il m'assure qu'il remplira sa part de notre contrat. Il va m'aider à retrouver Lisbeth, et après il fera la peau à Kruegger. Je ne peux rien dire. Mais je sais que Kruegger n'est plus la bête qu'il était il y a quelques mois : il a refait surface en humanité. Et c'est Corso qui s'enfonce maintenant. J'ai beau lui dire il nie avec force. Il ne veut rien entendre.
Il passe la journée au manoir, et nous quitte le lendemain soir.
Dehors, trois hommes l'attendent. La police princière. Par la fenêtre, je les regarde. Est-ce que Corso va leur sauter à la gorge ? Non, il se laisse embarquer, docilement... Aurait-il renoncé à jouer à l'éternel fugitif ? Il m'a promis qu'il retrouverait Lisbeth. S'il passe en procès, il a toutes les chances d'être exposé au soleil. Pourtant, je le connais. Même la justice ne va pas l'arrêter. La seule chose qui peut le briser, c'est sa propre fatalité : le combat à mort contre Kruegger.
Ah mais c'est que ce n'était pas n'importe qui, Alexandre Corso ! Il avait des griffes et crocs pour mordre dans les dangers qui le menaçaient sans arrêt !
La grosse limousine s'éloigne. Je sens maintenant un grand vide dans ma non-vie. D'autant plus que personne ne répond à mes appels. J'ai laissé plusieurs messages à Morgane, à Loren, leur racontant les grandes lignes de ce qui s'est passé. Kara me boude : elle ne comprend pas pourquoi Corso s'est laissé emmener. J'ai beau lui dire que le Gangrel doit répondre de ses actes, qu'il doit assumer ce qu'il a commis, elle ne veut rien entendre, elle non plus. A croire qu'elle ne connait que la loi des forêts, des meutes ! Qu'elle aille donc bouder elle aussi !... Qu'est-ce que j'en ai à faire, après tout !... Je ne l'ai jamais forcée à me suivre. Elle s'en va dans sa chambre, bougonne.
Mécontent, énervé, je vais au Louvre. J'écoute les rumeurs qui traînent, qui passent de conversations en conversations, de groupes en groupes, comme un murmure. Les rumeurs sont sourdes à elles-mêmes. Elles ne parlent pour personne et pour tout le monde. Et celui qui les entend devient anonyme et commun, il devient tout le monde. Et moi j'écoute les bruits qui courent.
J'apprends que le conseil Primogène est en réunion avec le Prince. Ca, c'est très mauvais. Autant dire que le cas du Gangrel va être jugé au plus haut niveau. Il a très peu de chances d'échapper à la peine capitale.
La porte du cabinet du Prince s'ouvre. Passe Corso, entouré de gros bras, qui l'emmènent rapidement vers les prisons, au 4e sous-sol du musée. Et qui je vois sortir ? Larsen en personne ! Et il n'hésite plus à découvrir son jeu, ce fielleux, cet hypocrite. Il a témoigné à charge contre Corso. J'ignore quels mensonges il a mis dans les oreille du conseil, mais il me le payera un jour. Il m'assure qu'il est mon ami, qu'il ne demande qu'à m'aider, moi le noble Lucinius. Elle a tort de se frotter à moi, cette harpie. Larsen ignore que je me fabrique une peau de cactus : qui s'y frotte s'y écorche... Même si c'est sans Corso, il lui arrivera la même chose qu'à tous les autres : comme Bébert, comme Felias, comme Héléna, comme tous les autres, il sentira ses paroles lui rentrer dans la gorge, très douloureusement.
Je n'en dis pas plus. Je m'arrange pour décoller ce Larsen de moi, en lui adressant un sourire, douloureux, de remerciement. J'apprends que le Primogène va se réunir à Versailles. C'est là-bas qu'ils vont décider du sort de Corso. Moi, j'ai tout intérêt à me faire discret dans les jours à venir. Je quitte le Louvre. Difficile de se faire tout petit quand Larsen vous colle. Patience, patience, je n'ai encore jamais goûté de vengeance qui ait beaucoup refroidi...

Je me rend à Versailles, où je n'apprend pas grand'chose. Aucun bruit ne filtre : réunion à huis-clos. Je rentre à Montmartre : Kara s'est enfuie. Gustave est évidemment incapable de me dire quand elle est partie, vers où, pourquoi...
Tropovitch est encore en voyage ; personne ne répond au bout du fil. Je me sens désarçonné comme je ne l'ai peut-être jamais été. Tous ces derniers mois, j'ai fait voyage sur voyage, j'ai été exposé au danger, j'ai dû me battre, et maintenant, je n'ai plus qu'à attendre. L'inaction va avoir raison de moi. Où a pu partir Kara ? Elle n'est pas partie sans raison. Elle a dû rejoindre ses congénères. Elle connait Kruegger : elle a attaqué les Tzymisce avec lui. Peut-être l'a t-elle rejoint.
Je n'ai plus qu'à attendre. Il se passe une nuit, deux nuits, trois nuits. Une page est en train de se tourner lentement, découvrant une nouvelle page blanche sur laquelle il va falloir s'engager. Le chapitre Corso va bientôt en arriver au point final, ce n'est pas possible autrement. Tout est allé si vite. Je suis allé si loin que j'ai perdu conscience de ce que je faisais. Je me croyais lucide : j'étais perclus d'illusions. Maintenant, je commence à me réveiller.
Pourquoi Corso ne veut-il pas écouter la voix de la raison ? il devrait se rendre compte que Kruegger a changé.
Après trois nuits d'attente interminable, rongé par l'ennui (je suis incapable d'entreprendre quoi que ce soit), le téléphone sonne enfin. Sa sonnerie provoque en moi une décharge brusque. Je me jette sur le combiné. Corso à l'appareil. Il est sorti des geôles du Louvre. Il est avec Kruegger. Ils m'attendent à Fontainebleau.
Pris de cette même excitation électrique que j'ai sentie souvent ces derniers mois, je bondis sur mon révolver. Un sac à dos, des poches de sang et l'adrénaline d'avant le voyage dont vous ne reviendrez pas indemne. J'ordonne à Gustave de m'emmener illico en voiture à Fontainebleau. Il roule à tombeau ouvert sur le périphérique puis l'autoroute. Je lui ordonne de se garer à l'entrée du pays, de tourner dans le coin : qu'il soit prêt à venir me reprendre. Avant que je ne descende, il me dit qu'il a un présent pour moi. Il me tend une malette noire blindée. A l'intérieur, une arbalète avec des carreaux au phosphore. Je le remercie de cette attention aimable. C'est l'arbalète de Tropovitch pour les grandes occasions. Celle qu'on prend en urgence après avoir brisé la vitre au marteau. L'arbalète pour les feux artifices et les exécutions capitales. Je mets la malette dans mon sac à dos et je trotte vers le lieu du rendez-vous.
Kruegger est un homme d'un goût particulier. Après m'avoir joué de la musique au château de la Loire, il a choisi de se mettre au look baba-cool. Les lanières de cuir de ses sandales vont craquer bientôt sous la pression de ses grosses pattes velues. Et ses épaules vont déchirer les motifs à fleur de sa chemise hawaïenne. Il se prend pour Antoine maintenant ? Sa mère a dit qu'il devait se faire couper les cheveux ? Je doute que ce soit du goût de Corso. Il tremble légérement. Une nervosité qui ne va plus cesser d'augmenter, petit à petit mais surement. C'est lui qui va craquer de partout avant peu...

Je suis les deux Gangrel, Sire et infant, dans une bâtisse discrète, puis dans un réseau de caves. Bonne planque soit dit en passant. On a creusé un vrai gruyère dans ce sous-sol. Nous arrivons dans une grande crypte bien aménagée.
Mon sang a déjà fait le tour de la terre. Il fait un tour de plus.
Elle est là, assise, immobile, sans expression, comme une poupée.
Kruegger me prévient : elle a subi un choc, elle est amnésique.
Je me précipite vers elle :
- Lisbeth ?...
Pas de réponse. Elle reste apathique.
- Lisbeth, c'est moi !... Lucinius, tu me reconnais ? Lisbeth !... Je t'en prie, souviens-toi, dis-moi quelque chose, dis-moi que tu me reconnais...
Aucune réaction.
Corso s'impatiente :
- C'est bon, Lucinius, j'ai rempli ma part du contrat. Maintenant, finissons-en.
Je ne l'écoute que d'une oreille.
- Elisabeth, je t'en prie ! Elisabeth, tu te souviens de moi ? Frédéric, Frédéric Lorrain ? quand nous étions mortels ?
Elle ne dit rien, elle ne répond pas à mes appels. J'ai l'impression d'appeler une personne de très loin. Elle est exilée sur un autre rivage, de l'autre côté d'une rivière très large. Et c'est moi qui suis exilé loin d'elle.
- Kruegger, qu'est-ce qu'il s'est passé ? vous me devez au moins quelques explications.
Le Sire Gangrel accepte. Il veut tout faire pour s'amender. Il a été embrigadé par la Toute-Vie, voici plusieurs années . Parmi les dirigeants de la Toute-Vie, la célèbre comtesse Bathory. Ils se sont servis de Kruegger pour leurs sales affaires. Mais le Gangrel a fini par échapper à leur emprise. Mais avant, il avait déjà enlevé Lisbeth et atterri en Australie. Je le soupçonne d'être tombé amoureux, ce grand dadais ! Lisbeth a dû avoir une influence bénéfique sur lui... Kruegger s'aperçoit maintenant qu'il était devenu un monstre. C'est étrange, mais je n'ai pas envie de lui en vouloir. Question rancune, Corso s'en chargera. Kruegger m'assure qu'il n'a pas touché à Lisbeth. Mais alors qu'il avait décidé d'échapper à la Toute-Vie, et de se bâtir sa petite vie avec Lisbeth, il a été retrouvé. Ils ont échappé de justesse à un incendie, qui a laissé Lisbeth dans cet état d'apathie.
Le Gangrel a pu en apprendre beaucoup sur cette organisation. Benedict le Brujah les a rejoints ; il fait partie des membres les plus radicaux de l'organisation. Ils sont tous très dangereux. Mais Kruegger a senti en Lisbeth quelque chose de pas ordinaire, tout comme en moi... Il s'inquiète enfin pour Ibn-Azul : le Sire Arabe parviendra t-il à fédérer une croisade contre la Toute-Vie ?...
Corso bout d'impatience. Le combat est inévitable, Kruegger sait qu'il doit cela à son infant. C'est la loi de la jungle...

Nous ressortons du complexe souterrain. Les deux Gangrel vont se trouver une bonne clairière dans le bois pour en découdre. J'appelle Gustave : qu'il vienne me chercher. Il m'apprend que Fontainebleau est cerné par la police. La Camarilla a établi un cordon sanitaire : il ne peut pas approcher. Il va être dur de s'en sortir. Je sors l'arbalète, j'arme un carreau. Sait-on jamais.
Je prends Lisbeth par la main. Nous partons en randonnée dans les bois. Pendant que les loups n'y sont pas. Ils ne me regardent déjà plus. Je les remercie pour ce qu'ils ont fait pour moi. Corso grogne un "au revoir". Il me trouvais finalement "plutôt sympathique". Je ne devrais pas avoir la gorge serrée en le quittant.
Je dis à Lisbeth de me suivre. Nous nous enfonçons dans les taillis, vers les gros rochers de Fontainebleau. Les deux Gangrels sont restés seuls. Je n'aurai pas le temps d'aller loin. J'entends des feulements monstrueux, plusieurs coups de griffes qui s'entrechoquent, trois râles, des griffes qui lacèrent la chair. Et un cri définitif.
Des oiseaux, effrayés se sont envolés en piaillant. Les arbres ont tous tremblé, comme des vieillards souffreteux. Des feuilles ont frémi. La peur a résonné partout alentour.
Je m'arrête dans ma course. Je n'ose plus remuer. Une enclume de silence s'est abattue sur Fontainebleau. Aller de l'avant ? repartir en arrière ?
Le grondement d'une voix Gangrel retentit. On m'appelle. Je serre fort mon arbalète. C'est la voix de Kruegger. Il me dit que je peux revenir. Pourquoi est-ce que j'obéis ?
Le Sire Gangrel se tient dans la clairière, sa belle chemise hawaïenne trempée de sang. Il tient Corso par le cou. L'infant remue encore. De petits soubresauts nerveux le parcourent. Je n'ai jamais vu Corso dans cet état. Lui la terreur du Tout-Paris, il est innofensif comme une poupée de chiffon.
Kruegger le pose à terre. Il ne sait pas s'il doit l'achever. Corso serait-il capable de s'amender s'il revient à la non-vie ?
Je ne suis plus lié à Corso de quelque manière, alors je ne sais quoi répondre. Ces derniers mois, il s'était engagé dans une impasse qui le menait droit vers la Bête. D'un autre côté, Kruegger est revenu de plus loin...
Des pas dans les fourrées proches : c'est Kara qui arrive à son tour. Elle pousse un gémissement plaintif en voyant Corso dans cet état. Ma parole, elle a le béguin pour lui ou quoi !
Kruegger commence à se changer en brume avec son infant. Il va l'emmener loin d'ici, pour le rééduquer. Il veut lui laisser une seconde chance de s'intégrer aux lois de la Mascarade. Kara gémit. Elle veut partir aussi, mais elle ne veut pas me quitter...
Je toussote, gênée. Elle a bien dû comprendre ma Kara ce qui m'attachait à cette Ventrue que je tiens par la main. L'heure des adieux est arrivée. Libre à elle de partir. C'est une Gangrel adulte et vaccinée... Je n'ose rien dire. Kara tourne la tête vers Kruegger, vers moi, elle hésite, elle gémit. Soudain, elle me saute au cou, m'embrasse goûlument, joyeusement. Si je respirais je dirais volontiers qu'elle m'étouffe d'affection. Puis elle se change à son tour en brume, et s'envole dans l'air des bois avec les deux Gangrel.
Une petite brume qui disparaît entre les branches sous les étoiles... Me voici seul avec Lisbeth, semblable à Tristant avec Iseut.
Nous traversons rapidement les bois, dans le silence de la nuit. Il ya des esprits-fées qui murmurent des romances oubliées, des feuillages que la lune décore de ses feuilles d'argent, des oiseaux nocturnes qui poussent leur ritournelle...
Au bout d'un petit chemin, nous retrouvons la nationale. Gustave le domestique ne tarde pas à venir me chercher en voiture. Le capot est maculé de sang. Il a écrasé un Tzymisce qui passait par là. Il ira loin ce Gustave.

Le lendemain soir, je suis convoqué au Louvre, par le Prince Villon en personne. Il va vouloir m'interroger sur mes complicités avec Corso. Ca va chauffer pour moi.
Quand j'entre dans son bureau, il m'accueille laconiquement, presque aimablement, le cigare à la main. L'entrevue dure cinq minutes. Je lui explique que j'étais bien à Fontainebleau en même temps que Corso, que je me suis servi de lui à mes fins personnelles. J'avais besoin d'un exécutant des basses tâches. Le Prince apprécie que je ne me salisse pas les mains. Il continue en me disant que je suis très apprécié de Sire Tropovitch, qu'il a entendu parler de moi et qu'il m'apprécie également, que je suis un sujet loyal et méritant de la Camarilla. Il espère qu'il en ira de même à l'avenir.
Je ressors dans le salon du Louvre. Les courtisans sont là, qui observent un jeune Toréador le teint frais, le menton haut, l'allure saine et dégagée. Me voici pour un instant transporté au centre du spectacle, à rayonner sur eux d'un peu de la gloire du Prince de Paris. Je quitte le Louvre sans attendre. Je me sens plus que jamais vulnérable et exposé, mais ce soir, je suis heureux de sentir le vent de Paris sur mon visage, et tous les réverbères et les illuminations nocturnes, et leurs reflets sur la Seine et les bâtiments, qui brillent de tous leurs feux pour moi.
