26-06-2004, 12:56 AM
Fond musical conseillé, extrait de l'OST Cowboy-Bebop : Space Lion. 8)
Le moine et le Moineau
Le thé infusait lentement dans la fraîcheur du soir. Les champs, cultivés toute la journée sous un dur soleil, semblaient s'être eux aussi endormis.
Deux hommes veillaient encore : Suzume Kashira, daïmyo du clan du Moineau, et un Moine dans la force de l'âge, nommé Ichibei.
- Il y a bien longtemps, disait le moine, mon maître m'a transmis le secret de la 4e Réincarnation. Et la 5e réincarnation a maintenant commencé. La roue du destin a tourné de quelques degrés, ramenant à la vie les mêmes êtres, qui se sont déjà connus, sous une configuration cosmologique nouvelle, dans laquelle ils se connaîtront à nouveau.
- Nouvelle, mais néanmoins très semblable aux 4 précédentes, si j'ai bien suivi ton récit, noble Moine, répondit le daïmyo.
- Ce monde, comme tu le sais sage daïmyo, est fait de l'Ordre éternel des kami et des caprices des Fortunes. Il est bien difficile, souvent, de distinguer ce qui vient des uns et des autres.
- N'est-ce pas aux sages comme toi de distinguer au milieu de cette confusion ?
- Sage, je ne le suis pas. Je ne suis qu'un moine, qui tâche de comprendre un peu les mots de Shinseï. Cela demande beaucoup d'humilité et de patience. Et les Moineaux, noble Suzume, n'en manquent pas. C'est pourquoi je suis honoré de pouvoir m'adresser à toi.
- Nous cultivons chaque jour nos champs, pour en tirer le meilleur de ce que peut nous donner ce sol ingrat, délaissé de tous.
- La voie du Tao commence par les détails les plus humbles et les plus insignifiants en apparence. Qui sait si en soulevant une motte de terre, tu ne décéleras pas un trésor ?
- Que les Fortunes de la Terre t'entendent, dit en riant Suzume Kashira. Que les Fortunes t'entendent...
- Le Tao s'adresse à tous, des plus humbles aux plus glorieux. Et ceux qui auraient le plus besoin des leçons de sagesse ne sont pas ceux qu'on croit...
- L'orgueil des hommes est infini. Il nous dévore tous plus ou moins, secret et insatiable.
- Toi qui es un sage et heureux daïmyo, Suzume Kashira, toi dont le fils rayonne de la vigueur de la jeunesse, toi dont la probité n'est plus à démontrer, tu es à même de déceler dans chaque évènement quotidien la sagesse que nous a dévoilée Shinseï. Sais-tu ce que disait ce sage d'entre les sages ? Qu'il y a du Tao dans le chant du rossignol ou dans le bruit du criquet la nuit. L'homme n'est qu'un des avatars du Tao.
- Nous autres Moineaux, nous nous sommes souvent sentis plus humbles que des criquets. Notre orgueil est de vivre du seul produit de nos terres. Nous ne devons rien à personne. Nous nous tenons à l'écart des manigances des cours, du fracas destructeur des batailles.
- C'est parfois aux confins de terres humbles et oubliées des puissants que se produisent des bouleversements profonds.
- Des bouleversements, nul parmi mon clan n'en souhaite. Nous voulons vivre en paix sur la terre que nous avons conquise, que nous avons retournée et ensemencée, malgré les mauvaises herbes, les cailloux, les intempéries...
- Crois-moi, la richesse de coeur et d'âme des Moineaux est la plus belle vertu. N'est-elle pas préférable à la hargne téméraire des Lions, à la vanité des Grues, aux voyages hasardeux des Licornes, à la rudesse abrupte des Crabes ?...
- C'est la vie que nous a offerts l'Ordre Céleste. Nous l'acceptons avec joie, et nous servons l'Empereur à notre manière.
Les deux hommes se turent un moment. Ils burent lentement le thé.
- Tu sais, reprit Suzume Kashira, je crois qu'il y a même de l'orgueil à vouloir être humble. Il y a de la vanité dans l'humilité. Le Tao est décidément surprenant.
Le daïmyo avait parlé sans ressentiment. Il s'étonnait simplement de cet aveu qu'il se faisait à lui-même.
- Irais-tu jusqu'à croire, dit le moine en souriant, qu'il y a au contraire de la modestie dans l'orgueil ?
Le daïmyo sourit à son tour :
- Cela me semble plus dur. J'ai peine à concevoir un Matsu humble au fond de son coeur, quoique vantard dans ses discours. Les Lions dissimulent peu de choses dans le labyrinthe de leur coeur.
- Shinseï seul le sait... et l'Empereur, dit Ichibei le Moine en buvant.
- Pardonne-moi, mais je crois que j'ai dévié notre conversation tout à l'heure. Tu me parlais de cette réincarnation...
- Oui, mais je ne voudrais pas t'importuner avec mes histoires, sage Kashira.
- Au contraire, tu sais bien qu'elles m'intéressent, sage moine.
- Comme je te l'avais déjà dit, si les propos de mon maître étaient exacts, et je sais qu'ils l'étaient, cela signifie qu'il y a en ce moment dans le monde six samuraï dont les destins sont liés ensemble, et liés à une configuration cosmique particulière. Tu sais que je viens d'un temple qui est versé dans les études astrologiques. J'ai la certitude, et plusieurs très sages lecteurs d'astres m'ont conforté dans mon opinion, qu'une disposition très particulière de leurs karmas amène ces samurai à se rencontrer pour la 5e fois consécutive.
- Tu veux dire : pour la 5e réincarnation consécutive ?
- Tu as tout à fait compris. Ces samurai se sont rencontrés quatre fois dans leurs vies précédentes. Bien sûr, ils n'en ont aucun souvenir. Mais les signes des astres sont trop nombreux et concordent.
- Et que signifierait une telle coïncidence ?
- Je l'ignore encore. Mais un tel évènement dans la Roue Céleste ne se produit pas par hasard. Pour la cinquième fois, ces samurai vont vivre une existence presque identique.
- Tu as des traces de leur vie passée ?
- Non hélas, car lors de leurs précédentes incarnations, ils ne furent pas des bushi très glorieux, ceux dont on garde de nombreuses mentions. Les historiens de la famille Ikoma pourraient m'aider, mais la tâche s'avère ardue. Peut être au fond de quelque bibliothèque ya t-il quelques parchemins qui mentionnent leur existence. Mais il y a tant de bibliothèques qui brûlent, et tant de négligence. Le feu a pu emporter toute trace du passé.
- Et tu sais qui sont ces samuraï, au temps présent ?
Kachira-sama était piqué de curiosité.
- Oui, bien sûr, dit après un temps le moine Ichibei.
Et il ajouta avec un sourire :
- Je les ai même tous les six rencontrés.
Le Moineau fut estomaqué :
- Par Doji, tu dis vrai ? tu as rencontrés ces hommes ? tu leur as parlés de leur karma ?
- Patience, noble Moineau. Il n'est pas aisé d'expliquer ces choses-là à des hommes éduqués davantage pour le combat ou la magie que la sagesse... D'ailleurs, quand je les ai rencontrés, sache qu'ils ne se connaissaient pas encore.
- Et tu penses qu'ils sont voués à se rencontrer ?
- Ainsi en ont décidé les astres. Toutes les prévisions concordent.
- Et tu peux prévoir ce qui leur arrivera ?
- Leurs quatre vies antérieures se ressemblent beaucoup. Ils furent des samuraï honorables, modérément ambitieux, ayant un petit secret à cacher, qui se firent remarquer quelquefois, qui n'eurent pas à encourir la colère de leur clan.
- Par Shinseï, tu me décris là les plus anodins des samuraï ! sourit Suzume Kashira.
- Il se pourrait que cette fois, les choses changent, et que le caprice des Fortunes se déchaîne...
- Dis-moi donc, noble moine, qui ils sont. Jamais on avait piqué ma curiosité ainsi !
- Tu es connu pour être pondéré en toutes choses, Suzume Kashira. C'est pourquoi je suis étonné et honoré de t'avoir passionné avec ce conte.
- Mais à t'écouter, ce n'est pas qu'un conte !
- Allons, je ne veux pas te faire languir, patient daïmyo. Sache donc que l'un d'eux est un bushi du Dragon ; le second, un duelliste de l'école Kakita ; viennent ensuite un guerrier Shinjo, puis un jeune rônin et enfin deux Phénix : l'une est une shugenja, l'autre sa yojimbo.
- Par Doji, si je les rencontre, je saurais les reconnaître sans peine ! On ne trouve pas deux groupes semblables de samuraï, à moins que les Fortunes ne nous réservent vraiment des surprises.
- Je pense qu'il n'y aura qu'un seul tel groupe de samuraï. Et à voir l'époque si troublée dans laquelle nous vivons, il se pourrait vraiment que la danse des Fortunes s'accélère...
- Quel est ton projet maintenant ?
- Ces samuraï doivent découvrir seuls leur karma. Viendra plus tard le moment de leur révéler que le samsara joue avec eux, pour la 5e fois, une partie presque identique.
- Tu suggérais pourtant que cette fois, il en ira différemment. N'est-ce pas que cette répétition s'arrête cette fois ?
- Je pense que cette répétition sera décisive. Car si quelque puissante créature aux intentions maléfiques découvrait ce trouble dans le samsara... elle pourrait peut-être comprendre une parcelle, ô combien infime certes, de l'Ordre Céleste. Mais en comprenant le mouvement de quelques pions seulement, elle pourrait acquérir une force magique inouïe. Celui qui peut capter quelque poussière de la puissance des kami, peut devenir immensément puissant.
- C'est donc un bien sombre enjeu qui se cache, derrière le destin de ces samuraï. Et ils n'en ont pas conscience, n'est-ce pas ?
- Non. Mais il est encore trop tôt pour qu'ils sachent. Ils ne sont pas prêts. Je prie seulement les kami que nul serviteur de Fu Leng ne découvre cette faille dans le samsara...
- Une "faille" dans le samsara ? Tu oserais le terme ?
Le moine Ichibei prit le temps de finir sa coupe.
- Pardonne à un vieux moine d'avoir troublé ta cérémonie du thé. Mais permets-lui de te rappeler, et excuse l'en surtout, que des créatures ignobles ont juré de renverser l'Ordre Céleste. Et pour renverser une forteresse, il faut découvrir sa faiblesse.
- Par Shinseï, je tremble d'entendre de telles paroles. Je comprends combien mon existence est petite, et combien ces choses sont d'un ordre supérieur.
- Si j'ai eu l'extrême incorrection de tellement te parler de ce que je sais, Kashira-sama, c'est parce que je sais que ta sagesse est droite et assurée. A d'autres, dont l'esprit est envahi par l'orgueil et les ambitions les plus folles, je n'aurais pas dit cela. Il ne m'aurait pas compris.
- Ce soir, dit Suzume Kashira, la constellation du Boeuf sera en concordance avec l'étoile du Chariot, la 3e maison... Bon présage pour les récoltes. Que Hanteï nous prête quelques rayons de sa divine lumière.
Quelques étoiles palpitèrent dans le ciel. Un trait lumineux passa sur la coupole céleste : cet astre errant voyageait, rapide comme les kami, des plaines du Grand Océan aux déserts des Sables Brûlants.
Le moine et le Moineau
Le thé infusait lentement dans la fraîcheur du soir. Les champs, cultivés toute la journée sous un dur soleil, semblaient s'être eux aussi endormis.
Deux hommes veillaient encore : Suzume Kashira, daïmyo du clan du Moineau, et un Moine dans la force de l'âge, nommé Ichibei.
- Il y a bien longtemps, disait le moine, mon maître m'a transmis le secret de la 4e Réincarnation. Et la 5e réincarnation a maintenant commencé. La roue du destin a tourné de quelques degrés, ramenant à la vie les mêmes êtres, qui se sont déjà connus, sous une configuration cosmologique nouvelle, dans laquelle ils se connaîtront à nouveau.
- Nouvelle, mais néanmoins très semblable aux 4 précédentes, si j'ai bien suivi ton récit, noble Moine, répondit le daïmyo.
- Ce monde, comme tu le sais sage daïmyo, est fait de l'Ordre éternel des kami et des caprices des Fortunes. Il est bien difficile, souvent, de distinguer ce qui vient des uns et des autres.
- N'est-ce pas aux sages comme toi de distinguer au milieu de cette confusion ?
- Sage, je ne le suis pas. Je ne suis qu'un moine, qui tâche de comprendre un peu les mots de Shinseï. Cela demande beaucoup d'humilité et de patience. Et les Moineaux, noble Suzume, n'en manquent pas. C'est pourquoi je suis honoré de pouvoir m'adresser à toi.
- Nous cultivons chaque jour nos champs, pour en tirer le meilleur de ce que peut nous donner ce sol ingrat, délaissé de tous.
- La voie du Tao commence par les détails les plus humbles et les plus insignifiants en apparence. Qui sait si en soulevant une motte de terre, tu ne décéleras pas un trésor ?
- Que les Fortunes de la Terre t'entendent, dit en riant Suzume Kashira. Que les Fortunes t'entendent...
- Le Tao s'adresse à tous, des plus humbles aux plus glorieux. Et ceux qui auraient le plus besoin des leçons de sagesse ne sont pas ceux qu'on croit...
- L'orgueil des hommes est infini. Il nous dévore tous plus ou moins, secret et insatiable.
- Toi qui es un sage et heureux daïmyo, Suzume Kashira, toi dont le fils rayonne de la vigueur de la jeunesse, toi dont la probité n'est plus à démontrer, tu es à même de déceler dans chaque évènement quotidien la sagesse que nous a dévoilée Shinseï. Sais-tu ce que disait ce sage d'entre les sages ? Qu'il y a du Tao dans le chant du rossignol ou dans le bruit du criquet la nuit. L'homme n'est qu'un des avatars du Tao.
- Nous autres Moineaux, nous nous sommes souvent sentis plus humbles que des criquets. Notre orgueil est de vivre du seul produit de nos terres. Nous ne devons rien à personne. Nous nous tenons à l'écart des manigances des cours, du fracas destructeur des batailles.
- C'est parfois aux confins de terres humbles et oubliées des puissants que se produisent des bouleversements profonds.
- Des bouleversements, nul parmi mon clan n'en souhaite. Nous voulons vivre en paix sur la terre que nous avons conquise, que nous avons retournée et ensemencée, malgré les mauvaises herbes, les cailloux, les intempéries...
- Crois-moi, la richesse de coeur et d'âme des Moineaux est la plus belle vertu. N'est-elle pas préférable à la hargne téméraire des Lions, à la vanité des Grues, aux voyages hasardeux des Licornes, à la rudesse abrupte des Crabes ?...
- C'est la vie que nous a offerts l'Ordre Céleste. Nous l'acceptons avec joie, et nous servons l'Empereur à notre manière.
Les deux hommes se turent un moment. Ils burent lentement le thé.
- Tu sais, reprit Suzume Kashira, je crois qu'il y a même de l'orgueil à vouloir être humble. Il y a de la vanité dans l'humilité. Le Tao est décidément surprenant.
Le daïmyo avait parlé sans ressentiment. Il s'étonnait simplement de cet aveu qu'il se faisait à lui-même.
- Irais-tu jusqu'à croire, dit le moine en souriant, qu'il y a au contraire de la modestie dans l'orgueil ?
Le daïmyo sourit à son tour :
- Cela me semble plus dur. J'ai peine à concevoir un Matsu humble au fond de son coeur, quoique vantard dans ses discours. Les Lions dissimulent peu de choses dans le labyrinthe de leur coeur.
- Shinseï seul le sait... et l'Empereur, dit Ichibei le Moine en buvant.
- Pardonne-moi, mais je crois que j'ai dévié notre conversation tout à l'heure. Tu me parlais de cette réincarnation...
- Oui, mais je ne voudrais pas t'importuner avec mes histoires, sage Kashira.
- Au contraire, tu sais bien qu'elles m'intéressent, sage moine.
- Comme je te l'avais déjà dit, si les propos de mon maître étaient exacts, et je sais qu'ils l'étaient, cela signifie qu'il y a en ce moment dans le monde six samuraï dont les destins sont liés ensemble, et liés à une configuration cosmique particulière. Tu sais que je viens d'un temple qui est versé dans les études astrologiques. J'ai la certitude, et plusieurs très sages lecteurs d'astres m'ont conforté dans mon opinion, qu'une disposition très particulière de leurs karmas amène ces samurai à se rencontrer pour la 5e fois consécutive.
- Tu veux dire : pour la 5e réincarnation consécutive ?
- Tu as tout à fait compris. Ces samurai se sont rencontrés quatre fois dans leurs vies précédentes. Bien sûr, ils n'en ont aucun souvenir. Mais les signes des astres sont trop nombreux et concordent.
- Et que signifierait une telle coïncidence ?
- Je l'ignore encore. Mais un tel évènement dans la Roue Céleste ne se produit pas par hasard. Pour la cinquième fois, ces samurai vont vivre une existence presque identique.
- Tu as des traces de leur vie passée ?
- Non hélas, car lors de leurs précédentes incarnations, ils ne furent pas des bushi très glorieux, ceux dont on garde de nombreuses mentions. Les historiens de la famille Ikoma pourraient m'aider, mais la tâche s'avère ardue. Peut être au fond de quelque bibliothèque ya t-il quelques parchemins qui mentionnent leur existence. Mais il y a tant de bibliothèques qui brûlent, et tant de négligence. Le feu a pu emporter toute trace du passé.
- Et tu sais qui sont ces samuraï, au temps présent ?
Kachira-sama était piqué de curiosité.
- Oui, bien sûr, dit après un temps le moine Ichibei.
Et il ajouta avec un sourire :
- Je les ai même tous les six rencontrés.
Le Moineau fut estomaqué :
- Par Doji, tu dis vrai ? tu as rencontrés ces hommes ? tu leur as parlés de leur karma ?
- Patience, noble Moineau. Il n'est pas aisé d'expliquer ces choses-là à des hommes éduqués davantage pour le combat ou la magie que la sagesse... D'ailleurs, quand je les ai rencontrés, sache qu'ils ne se connaissaient pas encore.
- Et tu penses qu'ils sont voués à se rencontrer ?
- Ainsi en ont décidé les astres. Toutes les prévisions concordent.
- Et tu peux prévoir ce qui leur arrivera ?
- Leurs quatre vies antérieures se ressemblent beaucoup. Ils furent des samuraï honorables, modérément ambitieux, ayant un petit secret à cacher, qui se firent remarquer quelquefois, qui n'eurent pas à encourir la colère de leur clan.
- Par Shinseï, tu me décris là les plus anodins des samuraï ! sourit Suzume Kashira.
- Il se pourrait que cette fois, les choses changent, et que le caprice des Fortunes se déchaîne...
- Dis-moi donc, noble moine, qui ils sont. Jamais on avait piqué ma curiosité ainsi !
- Tu es connu pour être pondéré en toutes choses, Suzume Kashira. C'est pourquoi je suis étonné et honoré de t'avoir passionné avec ce conte.
- Mais à t'écouter, ce n'est pas qu'un conte !
- Allons, je ne veux pas te faire languir, patient daïmyo. Sache donc que l'un d'eux est un bushi du Dragon ; le second, un duelliste de l'école Kakita ; viennent ensuite un guerrier Shinjo, puis un jeune rônin et enfin deux Phénix : l'une est une shugenja, l'autre sa yojimbo.
- Par Doji, si je les rencontre, je saurais les reconnaître sans peine ! On ne trouve pas deux groupes semblables de samuraï, à moins que les Fortunes ne nous réservent vraiment des surprises.
- Je pense qu'il n'y aura qu'un seul tel groupe de samuraï. Et à voir l'époque si troublée dans laquelle nous vivons, il se pourrait vraiment que la danse des Fortunes s'accélère...
- Quel est ton projet maintenant ?
- Ces samuraï doivent découvrir seuls leur karma. Viendra plus tard le moment de leur révéler que le samsara joue avec eux, pour la 5e fois, une partie presque identique.
- Tu suggérais pourtant que cette fois, il en ira différemment. N'est-ce pas que cette répétition s'arrête cette fois ?
- Je pense que cette répétition sera décisive. Car si quelque puissante créature aux intentions maléfiques découvrait ce trouble dans le samsara... elle pourrait peut-être comprendre une parcelle, ô combien infime certes, de l'Ordre Céleste. Mais en comprenant le mouvement de quelques pions seulement, elle pourrait acquérir une force magique inouïe. Celui qui peut capter quelque poussière de la puissance des kami, peut devenir immensément puissant.
- C'est donc un bien sombre enjeu qui se cache, derrière le destin de ces samuraï. Et ils n'en ont pas conscience, n'est-ce pas ?
- Non. Mais il est encore trop tôt pour qu'ils sachent. Ils ne sont pas prêts. Je prie seulement les kami que nul serviteur de Fu Leng ne découvre cette faille dans le samsara...
- Une "faille" dans le samsara ? Tu oserais le terme ?
Le moine Ichibei prit le temps de finir sa coupe.
- Pardonne à un vieux moine d'avoir troublé ta cérémonie du thé. Mais permets-lui de te rappeler, et excuse l'en surtout, que des créatures ignobles ont juré de renverser l'Ordre Céleste. Et pour renverser une forteresse, il faut découvrir sa faiblesse.
- Par Shinseï, je tremble d'entendre de telles paroles. Je comprends combien mon existence est petite, et combien ces choses sont d'un ordre supérieur.
- Si j'ai eu l'extrême incorrection de tellement te parler de ce que je sais, Kashira-sama, c'est parce que je sais que ta sagesse est droite et assurée. A d'autres, dont l'esprit est envahi par l'orgueil et les ambitions les plus folles, je n'aurais pas dit cela. Il ne m'aurait pas compris.
- Ce soir, dit Suzume Kashira, la constellation du Boeuf sera en concordance avec l'étoile du Chariot, la 3e maison... Bon présage pour les récoltes. Que Hanteï nous prête quelques rayons de sa divine lumière.
Quelques étoiles palpitèrent dans le ciel. Un trait lumineux passa sur la coupole céleste : cet astre errant voyageait, rapide comme les kami, des plaines du Grand Océan aux déserts des Sables Brûlants.