30-09-2004, 04:34 PM
XIII : Le portail du lac aux rives blanches
Les deux amis, qu'un brusque déluge de pluie venait de surprendre, coururent se mettre à l'abri sous l'imposant portail de la divinité Ki-Rin, alors que déjà, les chemins étaient gavés d'eau, que de grosses flaques se formaient, que les ruisseaux, rendus comme fous par ce torrent du ciel, débordaient de leur lit naturel et coulaient de plus en plus vite. La terre se gorgeait d'eau, tremblait à l'approche de l'orage.
Le ciel devenait lourd comme un troupeau de buffles, et les nuages épais cachaient si bien dame Amaterasu qu'il faisait maintenant presque nuit en plein jour. Il semblait que toute l'eau du ciel se versait à grandes rasades dans le lac aux rives blanches, et sur ses rives herrissées de joncs.
- Teyandee, dit Shinjo Saranku, en tordant son manteau en poil d'ours, trempé, nos shugenja n'avaient une fois de plus pas prévu cette colère des fortunes de l'eau !... Nous ne pouvons pas allumer le moindre feu. Une telle pluie pourrait emporter sans mal le pont de la rivière.
- Teyandee, dans ce cas, dit son ami Shinjo Kohei, nous devrons dormir à l'auberge du lac, le temps que les heimin reconstruisent le pont.
Les deux amis s'assirent sur une natte, à l'abri du portail, pendant que les trombes d'eau s'abattaient sur le bois au-dessus de leur tête, que le brouillard envahissait le chemin, une froide brume, poisseuse, pleine de fantômes.
- Teyandee, dit Saranku, le brouillard. Pas bon cela... Les yorei s'y cachent facilement. Et les esprits de la rivière pourraient se fâcher si les yorei passent à proximité d'eux. Voilà qui ne présage rien de bon. Mon séjour sur les terres du clan du Faucon m'a appris à reconnaître l'arrivée des mauvais esprits...
- Ne t'inquiète pas, dit Kohei, nous sommes à l'abri, sous la protection de la Ki-Rin. Il ne peut rien nous arriver tant que nous ne mettons pas un pied dehors.
- Et je n'ai rien pour allumer ma pipe. Nous n'aurions pas plus froid si nous étions en train de nous baigner dans le lac en plein hiver !
- Sais-tu, Saranku-san, que dans les hautes montagnes du Dragon, certains hommes sages appelés Ize Zumi se baignent dans des trous d'eau presque glacés, et ce dès avant le lever du soleil, en toutes saisons !
- Par les Fortunes du Feu, tu te moques de moi, Kohei-san ! Ou alors tu me parles de leur cérémonie du seppuku ?
- Pas du tout, rit Kohei, il s'agit pour eux d'un rituel de méditation et de purification !
- Tu ne me feras pas croire qu'on médite à l'aise dans de l'eau glacée !
Kohei repartit de ce rire franc et costaus que se permettent les Licornes quand aucun étranger à leur clan ne peut les voir :
- Et toi, Saranku-san, tu médites bien mieux devant un bon repas, quand le feu brûle en abondance dans la cheminée, et que ta femme te prépare du porc rôti !...
- Ah tais-toi, rien que d'y penser, j'ai l'estomac qui crie famine. Ce plat est un tel délice...
- Qu'est-ce qu'on disait, avant d'être surpris par la pluie ?
- Tu me racontais ton voyage dans les Sables Brûlants, Kohei-san, comme déjà tu nous avais raconté ton voyage sur les terres des Grues et des Dragons. Décidément, tu es un infatigable voyageur, mon vieux copain ! Moi je suis très casanier, même pour un Licorne. Je répugne toujours à quitter la tiédeur du logis, et ma petite femme qui me mitonne des plats tous les jours...
Kohei donna du coude sur Saranku :
- Entre nous, tu es un gros ours qui ronchonne quand il doit quitter sa grotte !
- Allez, cesse de te moquer de ton vieil ami, espèce de courtisan !
- Moi, un courtisan ?!
- Pfff... Kohei-san est allé chez les Grue, et Kohei-san a des amis chez les Grue, et a de belles manières pour aller à la cour. Kohei-san se moque bien de son ami Saranku qui profite de la vie comme un vrai Licorne ! Kohei-san fait partie de la haute société.
- Quoi ? moi un courtisan ? dis, tu plaisantes, Saranku ! Sur les rives du grand océan, je passe pour un barbare, un rustre, comme tous nos frères Licorne !
- Allez, va, je te taquine ! Raconte la suite de ton histoire !
- Où en étais-je resté ?
- A cette nuit, au palais du Sultan, quand ton frère a vu ce sorcier s'enfuir sur son tapis ! Tu es sûr qu'il n'avait pas abusé du narguileh. Il paraît qu'il peut donner des visions... Mais Kohei est trop raisonnable pour goûter aux drogues gaijins. Kohei-san a suffisamment une vie trépidante pour ne pas en rajouter !
- Teyandee, ce n'était pas du narguileh donc Kenzan-san avait abusé ce soir-là... Je crois bien qu'il s'était perdu dans les yeux de la belle Shinjo Megumi.
- Ah oui. Il devait formuler un voeu. Et au lieu d'une étoile filante, il voit alors passer ce prince gaijin !
- Si tu avais vu l'émoi que cela provoquait ! Car en s'envolant ainsi, le prince Al-Hazaar partait pour ne plus revenir ! Il s'enfuyait du palais, parce qu'on venait de découvrir qu'il faisait partie d'un complot des marchands contre le Sultan !
- Ces gaijins sont bien tous les mêmes !...
- Attends, laisse-moi t'expliquer. Al-Hazaar avait comploté contre la suprématie du Sultan, avec l'aide de plusieurs maisons marchandes, dirigées par de cupides princes qui voulaient établir leur domination sur la ville. Tu ne sais pas la puissance que représentent ces princes-marchands !
- Teyandee ! En tous cas, ils n'avaient pas froid aux yeux !
- Qu'Al-Hazaar fût affilié à eux, ni mon père ni Tchen-Qin-sama ne le savaient quand il croisèrent le prince dans l'observatoire. Mais à ce moment-là, le prince se savait en danger. En observant les étoiles, il calculait en réalité des données astronomiques, de manière à se repérer aux étoiles pendant sa fuite à travers le désert !
- Il s'enfuyait à travers le désert ?
- Oui, la vitesse de son tapis surpassait celle de nos plus rapides montures. On eut dit qu'il défiait le vent, à la vitesse où il allait !
- Ca alors !
- Après la fuite du prince, le palais a été reveillé par la garde du Sultan, qui a fouillé tous les appartements, toutes les pièces, tous les recoins, pour débusquer ses complices. Nous n'avons pas fermé l'oeil de la nuit. Ce n'est qu'à l'aube qu'un des janissaires du Sultan nous a présentés des excuses, et nous a autorisés à regagner nos appartements. Dans la journée, plusieurs suspects ont été arrêtés et pendus rapidement ; plusieurs comptoirs marchands ont été brûlés par la garde du Sultan, et nombre de marchands envoyés dans les geôles du palais, ou dans les mines de cuivre. Mon père, mes frères et moi nous sommes tenus à carreau, tout comme Shinjo Tchen-Qin et sa fille. Le surlendemain, nous avons été emmenés devant le Sultan en personne, assisté du Calife, autrement dit le chef de sa garde.
- Teyandee ! Et que s'est-il passé ?
- Nous étions une quinzaine de témoins à être entendus. Parmi ceux-là, des dignitaires et des seigneurs d'autres peuples, qui étaient dans la même aile du palais que nous, quand Al-Hazaar a pris la fuite.
- La pluie continue de tomber. Le brouillard est toujours à nos pieds. Raconte-moi donc ce qui s'est dit devant le Sultan et le Calife.
- A ta guise, Saranku-san, je vais essayer de me souvenir du témoignage de chacun.
Et pendant que Shinjo Kohei plongeait dans sa mémoire, la forte pluie qui chutait du ciel noir continuait d'arroser le lac aux rives blanches et toute la campagne alentour, la remplissant d'eau comme une fontaine remplit une jarre.
Les deux amis, qu'un brusque déluge de pluie venait de surprendre, coururent se mettre à l'abri sous l'imposant portail de la divinité Ki-Rin, alors que déjà, les chemins étaient gavés d'eau, que de grosses flaques se formaient, que les ruisseaux, rendus comme fous par ce torrent du ciel, débordaient de leur lit naturel et coulaient de plus en plus vite. La terre se gorgeait d'eau, tremblait à l'approche de l'orage.
Le ciel devenait lourd comme un troupeau de buffles, et les nuages épais cachaient si bien dame Amaterasu qu'il faisait maintenant presque nuit en plein jour. Il semblait que toute l'eau du ciel se versait à grandes rasades dans le lac aux rives blanches, et sur ses rives herrissées de joncs.
- Teyandee, dit Shinjo Saranku, en tordant son manteau en poil d'ours, trempé, nos shugenja n'avaient une fois de plus pas prévu cette colère des fortunes de l'eau !... Nous ne pouvons pas allumer le moindre feu. Une telle pluie pourrait emporter sans mal le pont de la rivière.
- Teyandee, dans ce cas, dit son ami Shinjo Kohei, nous devrons dormir à l'auberge du lac, le temps que les heimin reconstruisent le pont.
Les deux amis s'assirent sur une natte, à l'abri du portail, pendant que les trombes d'eau s'abattaient sur le bois au-dessus de leur tête, que le brouillard envahissait le chemin, une froide brume, poisseuse, pleine de fantômes.
- Teyandee, dit Saranku, le brouillard. Pas bon cela... Les yorei s'y cachent facilement. Et les esprits de la rivière pourraient se fâcher si les yorei passent à proximité d'eux. Voilà qui ne présage rien de bon. Mon séjour sur les terres du clan du Faucon m'a appris à reconnaître l'arrivée des mauvais esprits...
- Ne t'inquiète pas, dit Kohei, nous sommes à l'abri, sous la protection de la Ki-Rin. Il ne peut rien nous arriver tant que nous ne mettons pas un pied dehors.
- Et je n'ai rien pour allumer ma pipe. Nous n'aurions pas plus froid si nous étions en train de nous baigner dans le lac en plein hiver !
- Sais-tu, Saranku-san, que dans les hautes montagnes du Dragon, certains hommes sages appelés Ize Zumi se baignent dans des trous d'eau presque glacés, et ce dès avant le lever du soleil, en toutes saisons !
- Par les Fortunes du Feu, tu te moques de moi, Kohei-san ! Ou alors tu me parles de leur cérémonie du seppuku ?
- Pas du tout, rit Kohei, il s'agit pour eux d'un rituel de méditation et de purification !
- Tu ne me feras pas croire qu'on médite à l'aise dans de l'eau glacée !
Kohei repartit de ce rire franc et costaus que se permettent les Licornes quand aucun étranger à leur clan ne peut les voir :
- Et toi, Saranku-san, tu médites bien mieux devant un bon repas, quand le feu brûle en abondance dans la cheminée, et que ta femme te prépare du porc rôti !...

- Ah tais-toi, rien que d'y penser, j'ai l'estomac qui crie famine. Ce plat est un tel délice...

- Qu'est-ce qu'on disait, avant d'être surpris par la pluie ?
- Tu me racontais ton voyage dans les Sables Brûlants, Kohei-san, comme déjà tu nous avais raconté ton voyage sur les terres des Grues et des Dragons. Décidément, tu es un infatigable voyageur, mon vieux copain ! Moi je suis très casanier, même pour un Licorne. Je répugne toujours à quitter la tiédeur du logis, et ma petite femme qui me mitonne des plats tous les jours...
Kohei donna du coude sur Saranku :
- Entre nous, tu es un gros ours qui ronchonne quand il doit quitter sa grotte !
- Allez, cesse de te moquer de ton vieil ami, espèce de courtisan !
- Moi, un courtisan ?!

- Pfff... Kohei-san est allé chez les Grue, et Kohei-san a des amis chez les Grue, et a de belles manières pour aller à la cour. Kohei-san se moque bien de son ami Saranku qui profite de la vie comme un vrai Licorne ! Kohei-san fait partie de la haute société.
- Quoi ? moi un courtisan ? dis, tu plaisantes, Saranku ! Sur les rives du grand océan, je passe pour un barbare, un rustre, comme tous nos frères Licorne !
- Allez, va, je te taquine ! Raconte la suite de ton histoire !
- Où en étais-je resté ?
- A cette nuit, au palais du Sultan, quand ton frère a vu ce sorcier s'enfuir sur son tapis ! Tu es sûr qu'il n'avait pas abusé du narguileh. Il paraît qu'il peut donner des visions... Mais Kohei est trop raisonnable pour goûter aux drogues gaijins. Kohei-san a suffisamment une vie trépidante pour ne pas en rajouter !
- Teyandee, ce n'était pas du narguileh donc Kenzan-san avait abusé ce soir-là... Je crois bien qu'il s'était perdu dans les yeux de la belle Shinjo Megumi.
- Ah oui. Il devait formuler un voeu. Et au lieu d'une étoile filante, il voit alors passer ce prince gaijin !
- Si tu avais vu l'émoi que cela provoquait ! Car en s'envolant ainsi, le prince Al-Hazaar partait pour ne plus revenir ! Il s'enfuyait du palais, parce qu'on venait de découvrir qu'il faisait partie d'un complot des marchands contre le Sultan !
- Ces gaijins sont bien tous les mêmes !...
- Attends, laisse-moi t'expliquer. Al-Hazaar avait comploté contre la suprématie du Sultan, avec l'aide de plusieurs maisons marchandes, dirigées par de cupides princes qui voulaient établir leur domination sur la ville. Tu ne sais pas la puissance que représentent ces princes-marchands !
- Teyandee ! En tous cas, ils n'avaient pas froid aux yeux !
- Qu'Al-Hazaar fût affilié à eux, ni mon père ni Tchen-Qin-sama ne le savaient quand il croisèrent le prince dans l'observatoire. Mais à ce moment-là, le prince se savait en danger. En observant les étoiles, il calculait en réalité des données astronomiques, de manière à se repérer aux étoiles pendant sa fuite à travers le désert !
- Il s'enfuyait à travers le désert ?
- Oui, la vitesse de son tapis surpassait celle de nos plus rapides montures. On eut dit qu'il défiait le vent, à la vitesse où il allait !
- Ca alors !
- Après la fuite du prince, le palais a été reveillé par la garde du Sultan, qui a fouillé tous les appartements, toutes les pièces, tous les recoins, pour débusquer ses complices. Nous n'avons pas fermé l'oeil de la nuit. Ce n'est qu'à l'aube qu'un des janissaires du Sultan nous a présentés des excuses, et nous a autorisés à regagner nos appartements. Dans la journée, plusieurs suspects ont été arrêtés et pendus rapidement ; plusieurs comptoirs marchands ont été brûlés par la garde du Sultan, et nombre de marchands envoyés dans les geôles du palais, ou dans les mines de cuivre. Mon père, mes frères et moi nous sommes tenus à carreau, tout comme Shinjo Tchen-Qin et sa fille. Le surlendemain, nous avons été emmenés devant le Sultan en personne, assisté du Calife, autrement dit le chef de sa garde.
- Teyandee ! Et que s'est-il passé ?
- Nous étions une quinzaine de témoins à être entendus. Parmi ceux-là, des dignitaires et des seigneurs d'autres peuples, qui étaient dans la même aile du palais que nous, quand Al-Hazaar a pris la fuite.
- La pluie continue de tomber. Le brouillard est toujours à nos pieds. Raconte-moi donc ce qui s'est dit devant le Sultan et le Calife.
- A ta guise, Saranku-san, je vais essayer de me souvenir du témoignage de chacun.
Et pendant que Shinjo Kohei plongeait dans sa mémoire, la forte pluie qui chutait du ciel noir continuait d'arroser le lac aux rives blanches et toute la campagne alentour, la remplissant d'eau comme une fontaine remplit une jarre.