20-06-2006, 12:05 AM
(This post was last modified: 20-06-2006, 05:51 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'EMERAUDE


Le soir venu, Ayame se rendit sur l'île de la Larme, à la Maison de l'Etoile du Matin.
Ikky préfera retourner à la Maison des Histoires. Elle savait bien ce que la shugenja venait faire. Elle ignorait qui elle allait rencontrer.
- Vous appartenez tellement à ce monde, Ayame. Et vous me faites tellement penser à Shonagon...
Se montrait-il sincère, ce soir-là, ou bien n'était-ce qu'un autre masque, plus pervers encore que les autres ? Jocho accueillit Ayame en lui versant à boire. La shugenja s'assit poliment. Elle avait accepté de retrouver le dangereux fils du Gouverneur, seuls à seuls.
A sa demande, elle lui parla de son passé, de ses nombreux voyages dans l'Empire, des autres Cités où elle avait séjourné : le Repos Confiant, le Chêne Pale, la Grenouille Riche, la Forêt des Ombres... Jocho se montrait très intéressé, passionné même par ce récit. Il la regardait de son regard de beau ténébreux dangereux. Il ignorait qu'Ayame n'en était pas à sa première rencontre avec de dangereux personnages.
Ils parlèrent de Bayushi Bokkai, noble guerrier, dévoué à son clan, puis de ce Kishidayu, évoqué par Ryu.
- Qui est-ce donc ?
- Je ne sais pas bien, dit Ayame, elle en a déjà parlé. Je pense qu'elle tient beaucoup à le rencontrer.
Jocho n'insistait pas.
- J'ai entendu parler de vous, récemment, au château de ma famille. L'honorable Shosuro Nampo m'a dit vous avoir rencontré. Il dit avoir traité une affaire concernant Ryu et des bandits...
- En effet, répondit Ayame. Il a simplement permis à Ryu de loger dans un village, car elle connaissait mal la région. On disait que des bandits y rôdaient, mais il me semble inconcevable que des brigands puissent circuler impunément sur les terres de votre clan, n'est-ce pas ?
Jocho n'insista pas.
Il continua à lui parler, plus bas.
- J'aimerais apprendre à mieux vous connaître, Ayame...
Il approchait doucement sa main de celle de la shugenja.
Depuis son arrivée dans la Cité, Ayame sentait que Shiba Shonagon, l'opiomane, était comme sa soeur jumelle, son avatar dans cette ville. Et Jocho voulait la voir suivre le même chemin qu'elle. Mais au bout du destin de la Shiba, il y avait eu la mort : la mort par excès de prise d'opium.
- Nous pourrions aller ensemble dans votre salon habituel, là où vous rencontriez Kimi avant...
Rarement Ayame s'était sentie tenter à ce point. Elle avait déjà vécu des moments ambigus, où sa vie aurait pu basculer, avec le sinistre Emmon, avec le tendre Suzume Yugoki ; aucun des deux n'avait le charme, les manières affinées, affûtées comme une lame, de Jocho.
Le Scorpion allait saisir sa main, et il aurait gagné : il l'immobiliserait, lui inoculerait son venin et la prendrait sous sa domination.
Il ne restait presque plus d'espace entre les deux mains, il allait la caresser ; elle sentait une langueur l'envahir : l'envie de céder pour de bon, de se laisser séduire, de se donner à Jocho.
Un sursaut, à l'instant ultime, la retint. Elle retira sa main.
- Bonsoir Jocho. Je préfère que nous en restions là.
Elle se retirait, là où Shonagon avait cédé.
Elle n'avait peut-être jamais produit un effort si violent sur elle-même. Confuse, elle renonça même à fumer et se fit raccompagner au palais. Elle n'avait pu éviter de voir le regard de Jocho, mélange d'humiliation et de cette ambition de se battre des vainqueurs qui trouvent pour la première fois quelqu'un qui leur résiste et qui, par là même, aiguise leur appétit encore davantage.

Le lendemain matin, le réveil fut rude pour la shugenja. Elle se sentait vide : elle avait froid et tremblé.
- Pourquoi être rentrée si tôt, hier soir ?
Ikky, elle, était rentrée comme chaque fois au petit matin. Elle ne prenait pas un ton de reproche, même si Ayame était revenue sans elle.
- Je ne me sentais pas bien. J'ai préféré ne pas m'attarder.
- Dois-je comprendre que...
- Je n'ai pas passé beaucoup de temps dans la Maison, si c'est ça que tu veux savoir.
Elle se sentait patraque, pour tout dire. C'était la première fois depuis des années qu'elle se privait de sa dose, alors qu'elle était littéralement à portée de main. Elle n'arrivait pas à s'en réjouir : elle en ressentait surtout le manque et se promettait d'y retourner le soir même, Jocho ou pas, et d'en consommer une dose importante.
Mais ce matin-là, Ryu s'était levée du bon pied. Energique comme Osano-Wo, prête à bouffer un lion au petit-dejeuner, combattante comme jamais, elle demande à parler aux autres Magistrats.
Ayame, prudente, baîlla quand elle reçut la demande par un serviteur. Qu'est-ce que la Mirumoto allait encore nous inventer ?

- J'ai bien réfléchi, dit-elle (et l'assistance se mit à craindre vraiment le pire), et je pense que nos enquêtes piétinent. Nous allons finir ridiculisés car nous sommes incapables de trouver l'assassin de l'ancien Magistrat. Nous savons que sa mort est liée au trafic d'opium. Les Scorpions se moquent de nous. Ils se croient invulnérables. Ils sont certains que nous ne pouvons rien contre eux. Nous n'allons pas nous laisser faire !... Je propose donc de fouiller aujourd'hui tous les bateaux qui entrent dans la baie, jusqu'au fond de leurs cales. Nous allons forcément y trouver de l'opium. Et alors les Scorpions comprendront qui nous sommes !
Elle avait plus parlé sur cette tirade que pendant ces derniers mois !
- Mais nous n'allons quand même pas dire aux Scorpions que nous cherchons de l'opium dans leurs navires !
C'était Shigeru qui avait parlé : les deux Phénix approuvaient.
- Il faut fouiller tous les navires !
Ryu n'en démordrait pas.
- Très bien, très bien, fit Ayame, diplomate. Mais Shigeru a raison : nous ne pouvons pas leur déclarer de but en blanc notre objectif. Nous allons invoquer un prétexte officiel, et parfaitement légal.
- J'y ai pensé, reprit Ryu, d'un air farouche. Nous allons leur dire que pour la sécurité de la ville, face à la menace de l'Outremonde, nous devons vérifier tous les bateaux qui entrent et sortent ! Nous devons savoir quelle est le volume de leur cargaison et si nous pouvons les réquisitionner en cas de besoin !
- Très bien, dit la shugenja. Mais n'attendez pas monts et merveilles d'un tel coup de force...
- Il s'agit de les intimider, de leur dire que nous sommes là pour faire respecter la loi et l'ordre dans cette Cité !
C'était branle-bas de combat ! Pour un peu, la sainte colère de Ryu aurait rappelé la voix de tonnerre de Mirumoto Akuma !
- Et nous fouillerons même la nuit s'il le faut ! Nous devons leur faire peur une bonne fois pour toutes. Alors ils sauront qu'ils doivent nous craindre.
- En somme, vous voulez les obliger à réorganiser brusquement leur trafic, donc les pousser à la faute ?
- Exactement.
Shigeru et Ikky approuvaient Ryu.
- Entendu, dit Ayame, cependant il y a des limites : en particulier, j'interdis qu'on importune des samuraï. Des marchands, passe encore, mais pas des membres de notre caste, c'est bien compris ?
- Oui, bien compris.
Ryu tiendrait cette promesse, on le sentait.
- Et l'opération ne durera pas plus d'une heure, le temps que les Scorpions comprennent ce qui se passe et viennent demander des explications.
- Ce sera suffisant, dit Ryu, si nous sommes bien organisés, nous aurons le temps.
- Très bien, soupira Ayame en se levant. Ikky, tu rédigeras la lettre sous ma dictée, et que les Fortunes nous protègent !

Ayame consulta soigneusement son code de lois, pour expliquer dans les règles au Gouverneur que la Magistrature d'Emeraude était en droit de réquisitionner la flotte de la Cité, dans le cas d'une guerre ouverte entre le clan du Scorpion et un autre.
Pendant ce temps, Shigeru organisait les troupes d'Emeraude et Ryu enfilait son armure. On allait voir ce qu'on allait voir ! Officieusement, Ryu avait baptisé ce déploiement "Opération coup de poing".
On était loin de la sagesse de Shinsei.


Et deux heures plus tard, les soldats du palais de la Magistrature, menés tambours battants par Hida Shigeru, traversaient au pas de course le quartier noble, se disposaient le long du fleuve sur les deux rives, arrêtaient les navires, grimpaient à bord et retournaient leurs cales !
Stupéfaits, les Gardes du Tonnerre n'osaient rien faire.
Shigeru donnait des instructions pour les fouilles, Ryu dirigeait le mouvement de troupes, tandis qu'Ayame et Ikky observaient la scène.
Une trentaine de navires furent fouillés : on entendit des protestations indignées de braves marchands ; certains, trop colériques, partirent faire un tour dans l'eau pour se refroidir les idées, avec une partie de leur cargaison. Les gardes d'Emeraude procédaient comme des soudards : ils n'étaient pas venus là pour rouler les maki ! Ils avaient la puissance d'armes d'une légion et les yari de concours !
Les marins et les ballots valdinguaient, sautaient, plongeaient, c'était festif ! De vraies joutes nautiques, arbitrées par Ayame !
- Ya quoi dans ton ballot là ! montre-moi ça !
Et que faire face à un gros Crabe pas content ?
- Tu vas m'ouvrir ce sac, marchand...
Et Ryu tapotait la garde de son sabre d'un air menaçant.
Un officier de la Garde du Tonnerre s'était précipité au palais Shosuro, ventre à terre. Ayame continuait de contempler la razzia dans l'entrée de la Baie.
- On en tient trois, honorable magistrate, lança un des gardes d'Emeraude : de l'opium plein les cales !
Les hommes malmenèrent les trafiquants, les ligotèrent et les firent accompagner au palais.
- Nous n'avons pas perdu la journée, ça non ! Des kilos de drogue sous un faux-plancher.
Belle prise en effet. Mais Shosuro Jocho, furieux, arrivait, à la tête de ses troupes.
- Honorable magistrate, siffla t-il, prêt à mordre, je proteste. J'ai été prévenu au dernier moment de votre opération.
- Vraiment, sourit Ayame. Le coursier qui portait notre courrier a dû être légèrement retardé en chemin...
- C'est scandaleux...
Jocho se contenait comme il pouvait mais il aurait bien égorgé les deux Phénix sur place.
- Nous avons constaté, par le passé, qu'une attaque contre la Cité était vite arrivée et qu'elle pouvait s'approcher tout près de nous. Donc nous avons choisi d'agir avec célérité. Il est indispensable de savoir ce que valent ces bateaux marchands. Ils pourraient servir pour une flotte de guerre.
- C'est pour le moins surprenant, honorable magistrate : imaginez-vous les Crabes nous défier à la bataille navale ?!... Qui plus est, si vous aviez attendu un peu, vous auriez pu agir de concert avec mes hommes et vous auriez gagné en efficacité.
- Nous sommes désolés de vous avoir fait déplacer pour rien. Nous vous remercions pour votre collaboration.
Ayame avait pris son ton le plus doucereux, le plus insupportable. La veille au soir, un rateau en règle et maintenant un affront !
Jocho repartit, la tête haute, les poings serrés, blême à l'idée de rapporter à la sa mère le Gouverneur ce qui venait de se passer.
- Nous avons agi dans la légalité, soupira Ikky, mais nous n'avons pas été diplomates.
Et on voyait Shigeru arriver, tenant par le col les trois marchands coupables.

Le lendemain, Kakita Hiruya était de retour en ville : il avait accompagné Miya Katsu à la rivière, car le Magistrat descendait rencontrer Mirumoto Daini. Après quoi, las de chevaucher, il était revenu par bateau. Et à l'entrée de la ville, au moment où l'on voit s'ouvrir tout grand la gueule horrifiante du pont du Dragon, prête à engloutir le bateau, la Garde du Tonnerre était montée à bord, pour une fouille en règle.
Etonné, Hiruya les avait laissé faire.
- Sur ordre de Shosuro Jocho-sama, nous avons ordre de fouiller toute embarcation !
Dans la rue, les rumeurs allaient bon train. Hiruya se demandait bien ce qui se passait : pourquoi le dévisageait-on ainsi ? Il pressa le pas et réunit ses assistants dès son arrivée.
Ce fut Ayame qui expliqua la situation.
Notre Magistrat hocha la tête, et sourit en pensant à Jocho. Il ne désapprouvait pas l'initiative de Ryu. Lui-même n'était pas l'adversaire de ce genre de raids éclairs. Il attendait juste d'en voir les résultats.
- Nous en avons arrêté trois, honorable magistrat, clamait Shigeru. Et cette nuit, ils ont eu droit à un entretien serré avec Pitoyable. Les pauvres types ont fini par avouer !
- Avouer quoi ?
- L'opium !
- Au service de qui sont ces marchands ?
- Ils n'ont pas de patron en ville.
- Ha, donc les Scorpions sont assez prudents pour ne pas confier à leurs subordonnés le trafic ? Ils le laissent à d'autres...
- Les marchands ont donné les villages où ils se fournissaient et les entrepôts où ils livraient.
- Alors ?
- Les entrepôts ont été vidés récemment. "Ils" n'ont pas perdu leur temps.
- Et les villages ?
- Nous attendons le retour de nos soldats.
Hiruya se gratta la nuque, dubitatif. En la voyant, il comprit que c'était Ryu qui était à l'origine de cette opération.
Le soir, les soldats revinrent des deux villages désignés, où ils n'avaient rien trouvé.
Le lendemain, les crieurs publics partirent annoncer l'exécution aux quatre coins de la ville. Et à l'heure de Shinjo, alors que le soleil était bas dans le ciel, les trois marchands coupables eurent la tête tranchée.
Les Scorpions regardèrent sans sourciller cette exécution, mais nombreux étaient les gens du peuple à murmurer des noms et à regarder en coin vers Bayushi Korechika et sa famille.
Ce n'est que le lendemain soir qu'Ayame retourna sur l'île de la Larme. Elle n'y trouva pas Jocho et se rendit donc dans sa maison habituelle, là où Kimi l'avait introduite. Les autres magistrats s'étaient couchés tôt. Hiruya lisait le Tao et attendait une répons de Katsu : ses négociations avec les Dragons au sujet du col de Beiden allaient-elles porter ses fruits ?
Il s'endormit en jetant un oeil vers le monde flottant, qui lui paraissait bien agité ce soir-là : la délégation des Dragons logeant chez Jotomon-senseï était de sortie. Les tenancières, les geishas accueilleraient dans leur monde enchanteur et coloré ces samuraï étranges venues de leurs immenses et mystiques montagnes.

Le lendemain matin, Hiruya fut réveillé de bonne heure par un serviteur qui frappait nerveusement à sa porte.
- Par Benten, qui ya t-il ?
- Hiruya-sama ! Hiruya-sama !... une catastrophe ! c'est horrible !... affreux !...
- Quoi ! Explique-toi !
Hiruya s'apprêtait à entendre le pire.
- Sur l'île ! cette nuit...
Le serviteur craignait pour sa vie, de devoir annoncer pareille nouvelle !
- Quoi ? une attaque ?...
- Non, pire... pire...
Hiruya s'habilla en vitesse. Bouillant de colère, il suivit le serviteur dans la grande salle du palais. Lui qui en avait vu bien d'autres, il recula d'un pas en entrant dans la pièce :
Ayame et Ikky, étendues par terre, blanches comme des linges. La yojimbo s'était vomie dessus, ça se sentait même si on l'avait nettoyée ; Ayame avait saigné du nez et était maigre comme un jonc : elle n'était déjà pas bien épaisse avant, mais maintenant, elle faisait peur à voir !
Un émissaire Dragon se tenait, agenouillé, incliné.
- Parle, parle !
Hiruya ne se contenait plus.
- C'était en fin de nuit, honorable magistrat...
L'émissaire releva les yeux : on sentait que ce n'était pas à lui de s'incliner, ni d'avoir honte, au contraire !
- Nous sortions de l'établissement où nous avons passé la nuit, la Maison de l'Etoile du-
- Oui je la connais et ensuite ?
- ... alors nous étions tous ensemble, et nous remerciions nos hôtes Scorpions ; et nous avons vu sortir les deux femmes d'un autre établissement ; la yojimbo chantait à tue-tête des chansons paillardes et tenait dans ses bras la shugenja, une pipe à la main, et ce n'était pas du tabac, Mirumoto nous pardonne !
Il y avait un émissaire du Scorpion à côté, entré peu après.
- Une véritable débauche, honorable magistrat. La yojimbo était fin saoul, injuriait les passants et surtout ! surtout !... la shugenja ! elle avait fumé de l'opium !...
Le Scorpion prenait un air scandalisé, effaré.
- Stupéfaits, reprit le Dragon, nous les avons regardé passer : elles ont déambulé dans les rues et la shugenja a fini par s'écrouler dans une grande flaque d'eau !
- La tête la première !...
- Oui, la tête en avant, et c'est alors qu'elle s'est mise à... rendre ses derniers repas. Nous avons cru qu'elle allait y rester. Quand nos médecins ont vu la quantité d'opium qu'elle avait dans sa pipe...
Hiruya s'approcha du médecin du palais, qui était auprès des deux shugenja :
- Dans quel état sont-elles ?
- La yojimbo a fait la beuverie de sa vie. Quand elle se réveillera, elle aura l'enclume d'Osano-Wo dans le crâne.
- Et la shugenja ?
- Par la Fortune de la Santé, avec ce qu'elle a fumé et vomi, j'ignore ce qu'il va advenir d'elle !
Hiruya remercia les deux émissaires. Il se serait bien arraché ses cheveux jusqu'au dernier et avalé le poing en dessert !
Nul n'osa s'approcher de lui de la journée entière. Shigeru et Ryu vaquèrent à leurs occupations : mais dans la Cité, la rumeur avait fait le tour des quartiers.
Oui, le lendemain du jour où la Magistrature d'Emeraude exécute trois trafiquants d'opium, un de leurs membres est surprise par une trentaine de samuraï à consommer de cette substance !
Pour Hiruya, c'était littéralement la fin du monde ! Un tel scandale dans les archives de la ville, il n'en avait jamais vu !
L'après-midi, on vint lui dire qu'Ikky avait repris conscience. Il la convoqua.
Elle entra, s'inclina front à terre. Pendant de longues, longues minutes, Hiruya garda le silence, le visage fermé comme pour éviter à sa colère d'exploser. Les instants passaient pour la yojimbo, lourds comme des gouttes d'orages.
On entendait une mouche voler dans la pièce, puis des sanglots et enfin des pleurs à chaudes larmes de la yojimbo. Hiruya la laissa pleurer et pleurer encore, faire sa fontaine tant qu'elle voulait et plus encore.
Ikky chialait littéralement, comme une petite enfant. Impassible, Hiruya assistait à son effondrement. Il se leva et dit seulement :
- Réfléchis toi-même à ta punition.
Et Ikky était prête à saisir son wakizashi pour se le passer dans le ventre.
- Laisse ça et va t-en maintenant, Shiba Ikky.
La yojimbo partit, toujours en larmes et courut dans sa chambre. Elle était dégoûtante, oui dégoûtante !
Ce n'est que le lendemain, quinze jours après les célébrations de Daikoku, qu'Ayame reprit conscience. Elle avait encore vomi plusieurs fois et il avait fallu la nourrir de force, car elle n'avait plus que la peau sur les os. Elle pleura à son tour, après une demi-heure passée devant Hiruya, qui recommençait pour elle la même cérémonie. Il ne le disait pas, mais il pardonnerait sans trop de mal à la yojimbo. Qui n'a pas droit, de temps à autre, à une débauche un peu imprévue, un peu exagérée ? Soit, soit !
Il n'est pas correct de faire remarquer à un ivrogne qu'il l'est et, après coup, on peut bien en rire !... S'il fallait punir tous les samuraï trouvés à boire comme des tonneaux percés, on n'en finirait plus. Sans même parler de Shigeru, ils étaient nombreux à avoir une petite faiblesse pour l'alcool.
Mais Ikky était coupable de s'être montrée en compagnie d'une opiomane : et pas une consommatrice occasionnelle, une véritable intoxiquée ! Si à présent l'image de Shiba Shonagon ne se superposait pas à celle d'Isawa Ayame !...
- Jamais ça ne m'était arrivé, pleurait Ayame, depuis tout ce temps...
- Tout ce temps ?... combien de temps ?!
- Cinq ans.
- Parce que vous avez perdu votre bras ?
- Oui... j'ai commencé à "en" prendre pour calmer la douleur.
- Et ce bras, comment l'avez-vous perdu ?
Mais la shugenja ne répondit pas, la voix étranglée par les sanglots.
- Si j'avais su que tu tomberais si bas, Isawa Ayame... Que penserait Akitoki-sama d'une pareille affaire ? Il finira bien par l'apprendre...
- Si vous le prévenez, j'assumerai mes actes. Jamais je n'ai voulu ce genre de choses. Je sers l'Ordre Céleste, je crois en l'honneur, je suis une samuraï. Je suis prête à mourir pour le prouver. Ikky n'est pas coupable : elle n'a toujours fait preuve que de dévouement, d'attention et de bonté envers moi, et je n'ai su que mettre en danger son honneur et sa vie, la fâcher et lui cacher l'objet de mes recherches ! Peine perdue : elle se trouve aujourd'hui aussi coupable que moi et n'ignore rien de ma déchéance !
- Comme tu dis, oui... Puisqu'Ikky ne semble pas penser à d'autre châtiment que le seppuku, et parce que je le refuse, je me suis renseigné sur les... opiomanes.
Ce mot le dégoûtait. Penser qu'Ayame en était une, d'opiomane, c'était juste moins pire que de l'imaginer maho-tsukaï.
- Les moines du temple soignent les gens comme vous. Il les isole du monde, et de leur tentation, le temps qu'ils apprennent à vivre sans. Donc vous irez toutes les deux prier Daikoku. Peu importe le temps que cela prendra. Des jours, des semaines, des mois, des années ! peu importe ! Vous vivrez recluses, et vous ne sortirez que lorsque les moines vous en jugeront dignes.
Ayame sortit, en remerciant bien bas Hiruya. Maintenant, elle ne se moquait plus, elle n'avait plus d'arrières-pensées malicieuses.
- Et si on avait mis quelque chose dans l'alcool ?
Ryu ne perdait pas l'Est !
- Peu importe, Ryu-san. Ce qui compte, c'est le caractère public de ce deshonneur.
Le lendemain, face aux dignitaires de la ville, eut lieu une cérémonie d'excuses publiques des deux femmes, devant Kakita Hiruya, qui à son tour s'excusa publiquement d'être un si minable Magistrat d'Emeraude.
Les Scorpions buvaient du petit lait. Un nectar des dieux ! A ce niveau d'humiliation de Hiruya, c'en était même presque trop !
L'homme qui trois jours avant exécute leurs marchands et qui maintenant voudrait s'aplatir plus bas que terre, on offrirait des cadeaux somptueux à toutes les Fortunes pour un présent si magnifique ! Jocho se sentait vengé des offenses diverses qu'il avait subi : il y en avait plus bas que lui maintenant. Bayushi Korechika se savait à l'abri : les Magistrats ne pourraient pas continuer à enquêter sur le trafic d'opium. Et les anciens Soshi, passés dans d'autres familles, remerciaient les Ancêtres de rétablir l'équilibre : après une trop grande victoire de Hiruya, une défaite cuisante était nécessaire pour le remettre à sa place.

Le lendemain, Ikky et Ayame entrèrent, vêtus de robes de moines, au temple de Daikoku. Non seulement on ne pouvait plus rien espérer concernant le trafic de drogue, mais la Magistrature avait perdu son prestige et ne pouvait pas espérer de nouveaux renseignements sur la mort de l'herboriste Sourcils.
Et c'est ainsi qu'on ne put établir, au grand dam de son assassin, s'il avait ou non tué l'ancien Magistrat d'Emeraude !

