15-02-2007, 01:38 PM
(This post was last modified: 24-02-2007, 07:42 AM by Darth Nico.)
- Je ne crois pas qu’on nous ait envoyé pour en enlever de cette taille, remarqua un des employés en relevant son masque.
Son collègue, plus jeune, recula, pris de nausée. L’odeur de la vermine, de la pourriture, du produit anti-cafard, il pouvait supporter. Mais ça non !
Surtout que le corps, un corps de gros homme adipeux, servait actuellement de lieu de festin pour la population grouillante du sous-sol !
Madame Antonivela, prévenue la première, courut au parlophone de l’immeuble et appela le commissariat.
- Tu n’es qu’une petite fripouille, Sobotka, disait Novembre au garçon assis devant lui. Avec ce que tu transportais, tu vas prendre facilement quatre ou cinq ans de Château. Tu comprends ?
Le truand pleurnichait bêtement. Il tournait la tête vers la vitre du bureau, par laquelle il voyait les réverbères au gaz, et le brigadier en faction sous la pluie.
- Et la prochaine fois, c’est la corde, mon petit, tu entends ? On vient encore de nous envoyer une circulaire. C’est ça, la consigne : à la troisième fois, c’est la pendaison ! On ne peut pas faire plus simple !
L’inspecteur soupira.
- Si au moins tu me disais qui te fournit, mais non… Tu crois qu’en couvrant les gros vendeurs, tu vas te faire une réputation dans le Milieu. Que tu ne seras pas une balance !... Mais tu n’es qu’un pauvre imbécile Sobotka ! Ils se servent de toi et sont bien contents d’en trouver, des petits vendeurs qui se font prendre et qui disparaissent, bientôt remplacés par d’autres !
Le truand baissait la tête.
- Tu ne veux rien me dire ?... Tant pis pour toi. Signe ta déposition et bon voyage ! Tu repenseras à moi quand tu seras en train de casser des cailloux. Si tu voulais m’aider, je pourrai faire un geste… raccourcir la durée de ton séjour. Au lieu de quoi, tu pars pour plusieurs années et les gros bonnets s’occupent déjà de te trouver un remplaçant.
Un brigadier entra et emmena Sobotka. L’autre porte s’ouvrit : c’était celle du bureau des communications.
- Inspecteur, nous recevons un message.
- D’où cette fois ?
- 28, rue des Culs-de-Lampe.
Novembre regarda son jeune collègue, effaré.
- Tu te moques de moi ?
- Mais non, inspecteur…
- C’est ma femme qui appelle ?
- Non, je ne crois pas. C’est la concierge.
- Fais-moi voir ça !
Le policier passa la copie manuscrite du message. Pas d’erreur : il venait bien de l’immeuble de Novembre !
- J’y vais, bien sûr, soupira l’inspecteur en enfilant son manteau.
Un gémissement rauque, suivit d’une quinte de toux parvint à ses oreilles.
- Merde, le vieux m’appelle…
Il entra dans le bureau du commissaire. Un bureau presque sans lumière, qui puait le mauvais vin. Et un commissaire, dans son coin d’ombre, qui semblait faire corps avec son bureau et ses meublés, tant il était, comme eux, lourd et immobile.
- Un problème, Novembre ?...
- Rien de grave, monsieur le commissaire.
- De la poigne, inspecteur ! de la poigne !
Le gros homme, presque impotent, disait cela à chaque fois. Puis il se replongeait dans la boisson.
*
D’une humeur exécrable, mort d’inquiétude, Novembre arriva au pied de son immeuble, où, évidemment, les locataires l’attendaient tous. Le capitaine à la retraite vint au-devant de lui, pour éviter les jacasseries et les parlotes inutiles des commères du lieu.
- Inspecteur, c’est inimaginable !...
La masse de chair n’avait pas bougé. Nul n’avait osé y toucher. Elle continuait sa vie propre, celle des dizaines de bestioles ignobles qui s’en repaîtraient. Novembre alluma une cigarette. Sa femme voulait s’approcher, lui parler, mais le capitaine lui fit signe que ce n’était pas le moment. Il intima ensuite l’ordre aux dames d’aller bavarder ailleurs. Celles-ci établirent un plan de repli chez la concierge, qui avait préparé une grande casserole d’eau pour faire une infusion.
Novembre se pencha sur le corps. Les deux agents de désinfection restaient là, les bras ballants. Ils ne demandaient qu’à aider, mais ils craignaient de gêner le travail de SÛRETÉ, autant que de ne pas effectuer celui demandé par SANITATION.
- Vous avez appelé Jouvet ? demanda Novembre à l’adresse de l’officier en retraite, sur le ton de l’évidence.
Le capitaine hocha la tête pour dire oui. Il connaissait la manœuvre.
Le docteur, qui avait passé une bonne partie de la nuit au cabaret, arriva, pas bien ferme sur ses appuis. Même lui, qui en avait vu d’autres, fut dégrisé par le spectacle monstrueux de ce cadavre qui s’émiettait, qui partait en petits morceaux transportés par les petites bêtes.
On sentait qu’il n’était plus temps de penser à Linda et aux filles de la nuit. On était entre hommes et il fallait agir, pour le bien de la Cité !
- Pas joli, tout ça, fit Jouvet en sortant ses gants.
- Vous croyez que ces sales bêtes ont pu faire ça ? demanda la concierge, qui n’avait pu s’empêcher de venir prendre des nouvelles.
- Les petites bêtes ne mangent pas les grosses, répliqua l’officier, d’un air qui commandait à madame Antonivela de vaquer à ses occupations dans sa loge, où les femmes se remettaient de leurs émotions !
Jouvet, penché sur le cadavre grouillant, prit avec une pincette quelques minuscules bouts de chair. Le jeune employé de SANITATION, fasciné, regarda puis détourna les yeux, écoeuré. Il entendit quand même le bruit obscène de la pincette qui s’enfonçait dans la viande.
Son collègue, le plus âgé attendait, discipliné et patient. On entendait le bruit des doigts gantés du docteur s’enfoncer dans la chair. Il tripotait là-dedans, il fouillait, il remuait…
- La victime, dit le docteur en se relevant, peut avoir la cinquantaine. A première vue, je dirais gros buveur et gros mangeur.
- Comment vous savez ça ? demanda le jeune employé.
- Mon garçon, dans l’état où il est, nul besoin d’autopsie pour observer son foie !
Novembre, énervé, en voulait à ce cadavre d’être arrivé chez lui !
- Alors, que faisons-nous ? dit le capitaine, martial et dévoué.
- Nous emmenons le corps à la morgue, ordonna Novembre, en montrant que ce « nous » ne tenait pas. Madame Antonivela !
- Oui !
La concierge, comme ses invitées, attendait la moindre parole de l’inspecteur.
- Madame Antonivela, parlophonez au commissariat. Qu’ils m’envoient deux détectives sur le champ ! Boncousin et Rampoix si possible.
La concierge, qui ne s’était jamais sentie aussi importante, alla à l’appareil. Elle n’avait plus le temps de s’occuper des autres femmes, qui, elles, avaient juste le droit de ne pas gêner l’enquête ! Madame Novembre, timide, n’osait approcher son mari et en voulait aux autres de l’accaparer.
L’inspecteur soupira encore. Maintenant, il allait devoir interroger les voisins… Ses voisins !
*
Il établit un quartier général dans la loge, qui sentait le renfermé, la cuisine et l’humain mouillé. La pièce, si banale, prit une allure officielle aux yeux des habitants. Ils la considérèrent aussitôt comme une annexe du Commissariat.
La concierge prépara de la bière et des sandwiches pour l’inspecteur. Celui-ci, à une table, allait faire entrer les occupants de l’immeuble, les uns après les autres. Dans le couloir, le capitaine s’était chargé de les mettre en rang !
- Comme on dit sous les drapeaux, je ne veux voir qu’une tête !
Novembre tira sur sa cigarette, recracha la fumée, écrasa son mégot, de la fumée plein le visage et griffonna sur un papier un plan des six étages.
- Jules, est-ce que je peux enfin te parler !
C’était sa femme, qui, ayant trompé la vigilance de l’officier, pénétrait dans la loge. Pour un peu, Novembre lui aurait ordonné de sortir, comme à n’importe quelle bonne femme gênante.
- Que veux-tu ? dit-il, mi-flic mi-mari.
- Te dire que je crois avoir entendu du bruit, cette nuit, au sixième.
C’était le dernier étage, sous les toits.
- Chaque chose en son temps, Priscilla. Chaque chose en son temps…
Du coup, elle fut quand même autorisée à rester auprès de son mari. Elle jeta un œil à la concierge, qui était vexée de ne plus être la seule femme importante. Maintenant, elles étaient deux, aux petits soins pour Novembre !
Les interrogatoires commencèrent. Il fallait se montrer plus que jamais distant, car l’inspecteur parlait à des voisins, certains des amis, chez qui on avait dîné ou pris l’apéritif régulièrement, en commentant l’actualité ou en bavardant sans fin sur la pluie qui tombe ou l’humeur de la mer…
« Où étiez-vous, cette nuit, après le message de CONTRÔLE ? »
- Chez moi, je couchais les petits qui étaient partis jouer au second, chez les Meurisse.
- A la cuisine, je préparais à mon mari son purgatif du soir.
- Au salon, je finissais une Manigance avec mon fils.
- A la salle d’eau, je nettoyais les bottes de mes enfants, qui vont sur la passerelle demain avec la classe.
- A la fenêtre de ma chambre, je secouais les tapis.
Novembre notait dans son calepin. Il savait qu’il avait aujourd’hui le pouvoir d’obliger ses voisins à dévoiler leur petite vie, leur intimité.
« Que faisiez-vous, quand les agents de SANITATION sont arrivés ? »
« Je me réveillais tout juste… Je me préparais à emmener les gamins à l’école… Je mettais le lait à chauffer… Je bavardais dans la cage d’escalier avec la concierge, qui pourra vous le confirmer… Je préparais le purgatif du matin pour mon mari… »
L’inspecteur avait déjà vidé quatre verres. Il pensait à Herbert, qui allait bientôt attaquer sa journée. Les deux détectives, Rampoix et Boncousin, étaient arrivés. Ils fouillaient la cave, menaient d’autres interrogatoires dans les étages… Ils reprenaient les emplois du temps de la nuit dernière : la soirée, puis l’annonce de SANITATION et le retour au calme. Ensuite, le réveil.
L’immeuble était sens dessus dessous.
*
Ce jour-là, Novembre détesta faire son métier. Il devait parler à ses voisins comme à des suspects. Bien sûr, personne ne pouvait lui en vouloir. Mais voilà : rien ne serait plus comme avant, car personne n’avait, jusqu’à présent, fréquenté Jules Novembre, le voisin du quatrième, comme fonctionnaire de police dans l’exercice de ses fonctions.
Les deux employés de SANITATION entrèrent, timides :
- Bon hé bien, si on n’a plus besoin de nous, on va aller à notre prochain-
- Mais restez- là ! gueula Novembre, excédé. Où vous croyez-vous ! Tenez-vous à la disposition de la justice, mes gaillards !
Ah, il aurait tant aimé que ce soit eux, les coupables ! Deux étrangers à l’immeuble, qu’on ne voit qu’une fois l’an !
Il savait que les autres résidents pensaient la même chose. Pensez, deux tueurs de cafard ! Un jour, ça peut s’attaquer à plus gros... A force de chasser ces bêtes, on devient fasciné par elle… et alors on ne les pourchasse plus : on les dresse à tuer !... Oui, à bouffer les gens, dans les caves d’immeuble des honnêtes citoyens !