27-02-2007, 02:32 PM
Madame Antonivela vit arriver les deux policiers, qui marchaient comme des vainqueurs entrant dans une place conquise.
Ils passèrent en vitesse devant sa loge et montèrent au cinquième.
Chaque judas de chaque porte avait son œil de voisin qui regardait les deux hommes.
C’est Novembre qui frappa à la porte du capitaine en retraite.
- Ouvrez, Résincourt !
Pas de réponse.
- C’était prévisible. Rampoix, crochète la serrure.
Le détective sortit ses fils de fer et fit jouer le pêne. La porte s’ouvrit.
L’appartement était parfaitement en ordre. Au mur du salon, des sabres croisés, des photographies d’officiers en grand uniforme. Des éditions reliées cuir de Mémoires de généraux fameux. Des traités de mécanique à vapeur et de balistique.
Seule l’état de la chambre montrait que l’occupant des lieux étaient partis. Les armoires étaient vides, le lit défait.
En évidence, sur la table de nuit, une lettre cachetée à la cire, avec un sceau de maison aristocratique. Sur l’enveloppe, en belles lettres soignées, tracées à la plume : « Pour l’inspecteur Jules Novembre ».
Celui-ci alluma une cigarette, prit la lettre et alla au salon.
- Je suppose qu’il doit être loin, à l’heure qu’il est. Rampoix, parlophone quand même au commissariat, savoir si on a pu lui mettre la main dessus. Mais franchement, ça m’étonnerait.
-
Resté seul dans l’appartement, Novembre ouvrit la lettre et apprit toute la vérité. Sur le palier du cinquième, on voyait la porte de l’appartement encore ouverte et, au fond, l’inspecteur qui lisait, studieux comme un bon écolier. Et on n’osait pas le déranger. Priscilla Novembre fut la seule à oser entrer, avec une bonne tasse de café pour son mari.
*
« Inspecteur et cher voisin,
Quand vous lirez la présente, je serai déjà loin. Du reste, pour l’honneur de l’armée d’Exil, il est mieux qu’un vieil officier comme moi disparaisse plutôt que d’être traduit en justice. Cela ferait désordre. Sous les drapeaux de la lune, le capitaine Louis-Wilfried de Résincourt a été décoré plusieurs fois et l’on ne concevrait pas qu’un officier comme moi en vienne à commettre un meurtre aussi crapuleux.
« Grâce aux moyens modernes de la police, il vous sera sans doute facile de découvrir l’identité de la victime : Edmond de Dronsac, lui aussi capitaine, médaillé, ayant combattu, comme moi, dans l’Empire de Kargarl.
« C’était à l’époque de notre jeunesse héroïque. Né sur cette planète glacée, nous rêvions de grandes batailles, de soumettre nos voisins, ces nations timorées, chétives, nous la jeune élite de notre puissant Empire. Aujourd’hui, les choses ont changé. Kargarl n’a pas su s’adapter à la modernité et, à terme, devra opérer un complet bouleversement de ses structures ou bien périr face à la montée en puissance de ses voisins.
« Mais assez de ce cours de géopolitique, assez superflu.
« Ce qu’il est bon de savoir, en revanche, c’est l’inimitié profonde qui nous opposait, Dronsac et moi. Elle était devenue proverbiale. Disons qu’elle tenait à des divergences sur la stratégie militaire. Dronsac était un fonceur, un rentre-dedans. J’étais plus pondéré, plus réfléchi. Nous nous sommes battus en duel plusieurs fois et verser le sang de l’autre ne nous a jamais empêchés de recommencer à nous insulter.
« La vie devint impossible, pour nous comme pour nos hommes et nos supérieurs. L’armée Kargarlienne n’était pas assez grande pour nous compter tous les deux dans ses rangs. Mais qui allait partir ? C’était bien sûr une question d’honneur. Finalement, l’affaire prit une telle ampleur (on se mettait à miser sur nous, et de fortes sommes furent pariées) que le haut commandement décida de trancher. On passa en revue nos états de services, notre ancienneté, nos distinctions… Mais on ne parvint pas, sur ces critères, à nous départager. On décida alors d’effectuer des recherches généalogiques. Celui qui pourrait arguer du plus grand nombre de quartiers de noblesse, resterait. Ce ne fut pas dit ainsi, mais pourtant c’est bien ce qui se passa.
« On engagea des historiens pour fouiller dans le passé de nos familles. Après bien des recherches, et des procès intentées tant par la famille de Résincourt que par la famille de Dronsac, les généalogistes rendirent leur conclusion : c’est moi qui avait le moins d’ancêtres nobles. Je devais partir.
« Mort de honte, rouge de colère, je reçus ce désaveu devant tous mes hommes. C’était un affront terrible. On m’envoyait à l’autre bout du pays, loin du front de guerre, surveiller un camp de prisonniers. C’était infâmant. Le soir, je me saoulais à mort dans un troquet minable, à la sortie du camp. J’injuriais l’armée, ses officiers, ses distinctions. Je finis la nuit au poste, en cellule de dégrisement, comme la dernière des bidasses. Le lendemain, je prenais mon baluchon sur l’épaule et je passais la porte du camp, pour n’y plus revenir. Je quittais l’armée, je quittais Forge, ma famille, mes amis, mes hommes, tout. Puisqu’on m’avait déchu, je préférais boire la lie jusqu’au bout.
« J’avais décidé de tenter ma chance sur Exil. Je passai donc les Portes d’Airain et arrivai dans la Cité d’Acier. C’était il y a une trentaine d’années maintenant. Au début, j’ai vécu une vie de prolétaire, à travailler dans les usines, à la chaîne, à poser les rails du tramway, à bosser sur les chantiers… Je vagabondais. Plus tard, ma famille m’a retrouvé et m’a permis d’être reconnu à ma juste valeur. J’entrais dans l’armée d’Exil et j’y prenais du galon. Ce qui me permit ensuite d’obtenir une certaine reconnaissance sur votre lune, car ma famille était au mieux avec certaines corpoles… Je vous passe les détails.
« J’étais donc revenu de mon coup de tête. J’étais un officier invalide de guerre, par la magie de certains certificats signés de colonels de votre armée. C’est ainsi, inspecteur… Officier sur Forge, sur Exil, puis médaillé des deux… Maintenant que je pouvais jouir de ma petite vie de rentier, je pouvais me consacrer à un objectif des plus grisants : me venger de mon ennemi, Edmond de Dronsac.
« Resté sur Forge, il continuait de se couvrir de gloire sur les champs de bataille. Moi, je fréquentais les soirées mondaines, je me perdais dans les frivolités. Mes seules conquêtes étaient féminines. Je n’étais qu’un dandy, lui était un héros. Cela par la seule décision de hauts gradés… et par ma bêtise insensée ! Préférer la défaite complète à une déchéance relative.
« Bref, diverti par la vie des grands salons et des festivités du beau monde, je n’en gardais pas moins, dans un coin de ma tête, mon idée de vengeance.
« Le temps n’en passa pas moins vite. Ayant pris des intérêts dans une grosse affaire de cotonnerie, l’ancien officier que j’étais devint un très considérable entrepreneur. Je correspondais à l’image du respectable citoyen exiléen : honnête, scrupuleux et travailleur.
« Je crois que j’aurais pu finir ma vie ainsi, de dîner d’affaires en réceptions dans les grandes maisons commerciales ; des bureaux que je m’étais fait construire, aux lieux de plaisir où je dépensais la nuit l’argent durement gagné dans la journée.
« Il fallut la ruine de la société où je m’étais engagé pour me sortir de ce demi-sommeil dans lequel j’avais sombré. Le réveil fut des plus durs, comme jadis dans les casernes de ma patrie : en un mot j’étais ruiné. Ma famille amortit ma chute financière mais au lieu de finir ma vie dans les hauteurs de la Cité, j’allais devoir me contenter d’un modeste logis. J’en trouvais un à Mägott Platz.
« Dans cette déveine, je vis un signe du destin. Il me rappelait à ma vengeance. Il ne permettait pas d’oublier mon honneur d’officier bafoué et le serment que je m’étais fait. Je me mis donc à la recherche de Dronsac. C’était maintenant ma seule raison de vivre. J’étais vieux, oublié de tous du jour au lendemain, et possédant le strict minimum pour vivre décemment. La vengeance seule pouvait encore donner du goût à mon existence.
« Je crus ma tâche irréalisable : n’allait-il pas me falloir retourner sur Forge ? Dans ma jeunesse, j’aurais fait ce voyage chaque mois s’il le fallait, accoudé au bastingage à l’avant du navire, sans craindre ni la mer, ni la tempête ! Mais à mon âge, passer les Portes d’Airain était une aventure.
C’est alors que, par des relations bien informées, j’appris que de Dronsac était lui aussi venu à Exil !
« Cette fois, je sus que ma vengeance allait réussir. Pour le coup, je ressortis mon costume de soirée et retournai dans le monde. Nul ne m’y souriait plus, car je portais la poisse : on me désignait comme un homme ruiné. Je n’avais plus que ma dignité, apprise à la dure, sous les drapeaux, pour « tenir ». Ça, et que mon désir de retrouver de Dronsac. On me saluait avec déférence mais on se tenait à distance prudente. Les membres des corpoles ne détestent rien tant que les perdants, qui leur rappellent la fragilité de leurs entreprises et combien on peut tomber de haut, très vite.
« Un soir, j’aperçus un homme de mon âge, portant beau, grisonnant lui aussi, avec un ventre bien plus proéminent, entouré de belles jeunes femmes et de messieurs considérables. C’était de Dronsac. Lui, on aimait à le fréquenter, car il montrait l’image rassurante d’un homme riche et accompli, auprès de qui l’on peut prendre conseil.
« C’est sur la terrasse d’un palais, en surplomb de deux kilomètres de vide, que j’accostais de Dronsac. Il m’avait reconnu bien sûr. Le temps ne nous avait pas changé sur le fond. Nous sentîmes qu’il serait inutile de faire des politesses, de nous informer de nos deux parcours, car c’était du superflu. Sur le fond, nous savions bien ce qui comptait. Puisqu’il avait réussi, j’aurais pu croire qu’il serait devenu lâche, bourgeois, attaché à ses biens. Mais non. Il ne fléchit pas. Comme s’il s’attendait à ma demande, comme s’il l’avait anticipée. Nous nous battrions en duel. Puisque c’est moi qui demandais, je lui laissais le choix des armes et du lieu.
Il choisit le pistolet. Et il me laissa décider du lieu.
« Je proposai la passerelle des Sciapodes, non loin de chez moi. Pourquoi là-bas ? Je crois que c’est la paresse qui, cette fois, parla pour moi. A mon grand âge, les déplacements deviennent pénibles. De Dronsac pouvait, lui, se payer un tour en ballon-taxi dès qu’il le souhaitait, tandis que j’en étais réduit à mon abonnement au tramway.
« Voici donc quatre jours, nous nous sommes retrouvés là-bas, très tôt le matin... »
Ils passèrent en vitesse devant sa loge et montèrent au cinquième.
Chaque judas de chaque porte avait son œil de voisin qui regardait les deux hommes.
C’est Novembre qui frappa à la porte du capitaine en retraite.
- Ouvrez, Résincourt !
Pas de réponse.
- C’était prévisible. Rampoix, crochète la serrure.
Le détective sortit ses fils de fer et fit jouer le pêne. La porte s’ouvrit.
L’appartement était parfaitement en ordre. Au mur du salon, des sabres croisés, des photographies d’officiers en grand uniforme. Des éditions reliées cuir de Mémoires de généraux fameux. Des traités de mécanique à vapeur et de balistique.
Seule l’état de la chambre montrait que l’occupant des lieux étaient partis. Les armoires étaient vides, le lit défait.
En évidence, sur la table de nuit, une lettre cachetée à la cire, avec un sceau de maison aristocratique. Sur l’enveloppe, en belles lettres soignées, tracées à la plume : « Pour l’inspecteur Jules Novembre ».
Celui-ci alluma une cigarette, prit la lettre et alla au salon.
- Je suppose qu’il doit être loin, à l’heure qu’il est. Rampoix, parlophone quand même au commissariat, savoir si on a pu lui mettre la main dessus. Mais franchement, ça m’étonnerait.
-
Resté seul dans l’appartement, Novembre ouvrit la lettre et apprit toute la vérité. Sur le palier du cinquième, on voyait la porte de l’appartement encore ouverte et, au fond, l’inspecteur qui lisait, studieux comme un bon écolier. Et on n’osait pas le déranger. Priscilla Novembre fut la seule à oser entrer, avec une bonne tasse de café pour son mari.
*
« Inspecteur et cher voisin,
Quand vous lirez la présente, je serai déjà loin. Du reste, pour l’honneur de l’armée d’Exil, il est mieux qu’un vieil officier comme moi disparaisse plutôt que d’être traduit en justice. Cela ferait désordre. Sous les drapeaux de la lune, le capitaine Louis-Wilfried de Résincourt a été décoré plusieurs fois et l’on ne concevrait pas qu’un officier comme moi en vienne à commettre un meurtre aussi crapuleux.
« Grâce aux moyens modernes de la police, il vous sera sans doute facile de découvrir l’identité de la victime : Edmond de Dronsac, lui aussi capitaine, médaillé, ayant combattu, comme moi, dans l’Empire de Kargarl.
« C’était à l’époque de notre jeunesse héroïque. Né sur cette planète glacée, nous rêvions de grandes batailles, de soumettre nos voisins, ces nations timorées, chétives, nous la jeune élite de notre puissant Empire. Aujourd’hui, les choses ont changé. Kargarl n’a pas su s’adapter à la modernité et, à terme, devra opérer un complet bouleversement de ses structures ou bien périr face à la montée en puissance de ses voisins.
« Mais assez de ce cours de géopolitique, assez superflu.
« Ce qu’il est bon de savoir, en revanche, c’est l’inimitié profonde qui nous opposait, Dronsac et moi. Elle était devenue proverbiale. Disons qu’elle tenait à des divergences sur la stratégie militaire. Dronsac était un fonceur, un rentre-dedans. J’étais plus pondéré, plus réfléchi. Nous nous sommes battus en duel plusieurs fois et verser le sang de l’autre ne nous a jamais empêchés de recommencer à nous insulter.
« La vie devint impossible, pour nous comme pour nos hommes et nos supérieurs. L’armée Kargarlienne n’était pas assez grande pour nous compter tous les deux dans ses rangs. Mais qui allait partir ? C’était bien sûr une question d’honneur. Finalement, l’affaire prit une telle ampleur (on se mettait à miser sur nous, et de fortes sommes furent pariées) que le haut commandement décida de trancher. On passa en revue nos états de services, notre ancienneté, nos distinctions… Mais on ne parvint pas, sur ces critères, à nous départager. On décida alors d’effectuer des recherches généalogiques. Celui qui pourrait arguer du plus grand nombre de quartiers de noblesse, resterait. Ce ne fut pas dit ainsi, mais pourtant c’est bien ce qui se passa.
« On engagea des historiens pour fouiller dans le passé de nos familles. Après bien des recherches, et des procès intentées tant par la famille de Résincourt que par la famille de Dronsac, les généalogistes rendirent leur conclusion : c’est moi qui avait le moins d’ancêtres nobles. Je devais partir.
« Mort de honte, rouge de colère, je reçus ce désaveu devant tous mes hommes. C’était un affront terrible. On m’envoyait à l’autre bout du pays, loin du front de guerre, surveiller un camp de prisonniers. C’était infâmant. Le soir, je me saoulais à mort dans un troquet minable, à la sortie du camp. J’injuriais l’armée, ses officiers, ses distinctions. Je finis la nuit au poste, en cellule de dégrisement, comme la dernière des bidasses. Le lendemain, je prenais mon baluchon sur l’épaule et je passais la porte du camp, pour n’y plus revenir. Je quittais l’armée, je quittais Forge, ma famille, mes amis, mes hommes, tout. Puisqu’on m’avait déchu, je préférais boire la lie jusqu’au bout.
« J’avais décidé de tenter ma chance sur Exil. Je passai donc les Portes d’Airain et arrivai dans la Cité d’Acier. C’était il y a une trentaine d’années maintenant. Au début, j’ai vécu une vie de prolétaire, à travailler dans les usines, à la chaîne, à poser les rails du tramway, à bosser sur les chantiers… Je vagabondais. Plus tard, ma famille m’a retrouvé et m’a permis d’être reconnu à ma juste valeur. J’entrais dans l’armée d’Exil et j’y prenais du galon. Ce qui me permit ensuite d’obtenir une certaine reconnaissance sur votre lune, car ma famille était au mieux avec certaines corpoles… Je vous passe les détails.
« J’étais donc revenu de mon coup de tête. J’étais un officier invalide de guerre, par la magie de certains certificats signés de colonels de votre armée. C’est ainsi, inspecteur… Officier sur Forge, sur Exil, puis médaillé des deux… Maintenant que je pouvais jouir de ma petite vie de rentier, je pouvais me consacrer à un objectif des plus grisants : me venger de mon ennemi, Edmond de Dronsac.
« Resté sur Forge, il continuait de se couvrir de gloire sur les champs de bataille. Moi, je fréquentais les soirées mondaines, je me perdais dans les frivolités. Mes seules conquêtes étaient féminines. Je n’étais qu’un dandy, lui était un héros. Cela par la seule décision de hauts gradés… et par ma bêtise insensée ! Préférer la défaite complète à une déchéance relative.
« Bref, diverti par la vie des grands salons et des festivités du beau monde, je n’en gardais pas moins, dans un coin de ma tête, mon idée de vengeance.
« Le temps n’en passa pas moins vite. Ayant pris des intérêts dans une grosse affaire de cotonnerie, l’ancien officier que j’étais devint un très considérable entrepreneur. Je correspondais à l’image du respectable citoyen exiléen : honnête, scrupuleux et travailleur.
« Je crois que j’aurais pu finir ma vie ainsi, de dîner d’affaires en réceptions dans les grandes maisons commerciales ; des bureaux que je m’étais fait construire, aux lieux de plaisir où je dépensais la nuit l’argent durement gagné dans la journée.
« Il fallut la ruine de la société où je m’étais engagé pour me sortir de ce demi-sommeil dans lequel j’avais sombré. Le réveil fut des plus durs, comme jadis dans les casernes de ma patrie : en un mot j’étais ruiné. Ma famille amortit ma chute financière mais au lieu de finir ma vie dans les hauteurs de la Cité, j’allais devoir me contenter d’un modeste logis. J’en trouvais un à Mägott Platz.
« Dans cette déveine, je vis un signe du destin. Il me rappelait à ma vengeance. Il ne permettait pas d’oublier mon honneur d’officier bafoué et le serment que je m’étais fait. Je me mis donc à la recherche de Dronsac. C’était maintenant ma seule raison de vivre. J’étais vieux, oublié de tous du jour au lendemain, et possédant le strict minimum pour vivre décemment. La vengeance seule pouvait encore donner du goût à mon existence.
« Je crus ma tâche irréalisable : n’allait-il pas me falloir retourner sur Forge ? Dans ma jeunesse, j’aurais fait ce voyage chaque mois s’il le fallait, accoudé au bastingage à l’avant du navire, sans craindre ni la mer, ni la tempête ! Mais à mon âge, passer les Portes d’Airain était une aventure.
C’est alors que, par des relations bien informées, j’appris que de Dronsac était lui aussi venu à Exil !
« Cette fois, je sus que ma vengeance allait réussir. Pour le coup, je ressortis mon costume de soirée et retournai dans le monde. Nul ne m’y souriait plus, car je portais la poisse : on me désignait comme un homme ruiné. Je n’avais plus que ma dignité, apprise à la dure, sous les drapeaux, pour « tenir ». Ça, et que mon désir de retrouver de Dronsac. On me saluait avec déférence mais on se tenait à distance prudente. Les membres des corpoles ne détestent rien tant que les perdants, qui leur rappellent la fragilité de leurs entreprises et combien on peut tomber de haut, très vite.
« Un soir, j’aperçus un homme de mon âge, portant beau, grisonnant lui aussi, avec un ventre bien plus proéminent, entouré de belles jeunes femmes et de messieurs considérables. C’était de Dronsac. Lui, on aimait à le fréquenter, car il montrait l’image rassurante d’un homme riche et accompli, auprès de qui l’on peut prendre conseil.
« C’est sur la terrasse d’un palais, en surplomb de deux kilomètres de vide, que j’accostais de Dronsac. Il m’avait reconnu bien sûr. Le temps ne nous avait pas changé sur le fond. Nous sentîmes qu’il serait inutile de faire des politesses, de nous informer de nos deux parcours, car c’était du superflu. Sur le fond, nous savions bien ce qui comptait. Puisqu’il avait réussi, j’aurais pu croire qu’il serait devenu lâche, bourgeois, attaché à ses biens. Mais non. Il ne fléchit pas. Comme s’il s’attendait à ma demande, comme s’il l’avait anticipée. Nous nous battrions en duel. Puisque c’est moi qui demandais, je lui laissais le choix des armes et du lieu.
Il choisit le pistolet. Et il me laissa décider du lieu.
« Je proposai la passerelle des Sciapodes, non loin de chez moi. Pourquoi là-bas ? Je crois que c’est la paresse qui, cette fois, parla pour moi. A mon grand âge, les déplacements deviennent pénibles. De Dronsac pouvait, lui, se payer un tour en ballon-taxi dès qu’il le souhaitait, tandis que j’en étais réduit à mon abonnement au tramway.
« Voici donc quatre jours, nous nous sommes retrouvés là-bas, très tôt le matin... »