28-10-2007, 12:28 AM
(This post was last modified: 28-10-2007, 12:34 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #4<!--sizec--><!--/sizec-->
- Bon, dit Novembre en raccrochant, voilà que Maréchal est arrêté pour deux jours !
Il savait que l’inspecteur n’était pas un tire-au-flanc. Derrière ses airs las et paresseux, il remplissait largement ses obligations, et ne comptait pas ses heures quand une enquête le requérait. Ses airs d’indifférence étaient comme un masque pour son engagement sincère dans son travail.
Portzamparc, du coup, attendait les instructions :
- Ecoute, Rainier a justement un stagiaire en ce moment. Excellente occasion de l’envoyer sur le terrain. Il va venir avec toi.
Oui, il était content de cette idée.
- Surtout, soyez transparents, hein… Pas de remous, que de la politesse et des bonnes manières.
Il est vrai que les gens de la Scientifique étaient reconnus pour cette qualité : la discrétion. Novembre ne se faisait pas trop de souci car Portzamparc, de son côté, savait évoluer dans les milieux aisés.
Le stagiaire de la Scientifique se nommait Marcial Feuillantin. Il avait un air d’étudiant, mais tâchait de se donner un visage d’adulte responsable et soucieux. Rainier, en blouse blanche, fumait une cigarette. Il avait l’air content de son « élève ».
- Vous n’avez pas le mal de mer, au moins, rit le chef de la Scientifique. Parce que le détective de Portzamparc ne se déplace qu’en ballon-taxi !
Sérieux et professionnel, Feuillantin dit qu’il n’y avait aucun problème.
- Bonne journée, les enfants, dit Novembre.
C’est vrai que l’inspecteur-chef envoyait sa jeune garde au Manoir !
Corben finissait de faire le plein de son engin.
- Bonjour, messieurs, dit-il, content de bien commencer sa journée.
Décollage.
- Imbécile ! Tiens ton bas ! Je vais te remonter le gyroscope, moi, tu vas voir !
Atterrissage.
- Pas d’inquiétude, dit Portzamparc à Feuillantin (qui était blanc), on arrive toujours à destination.
Les deux policiers descendirent de la plateforme.
Norbert vint ouvrir :
- Messieurs…
Le détective fit les présentations.
- Le détective Feuillantin va se contenter de visiter le grenier et parc. Il ne vous dérangera en aucune façon.
- Très bien.
Le jeune policier savait ce qu’il avait à faire : découvrir si la boue du grenier venait du parc. Savoir ce qu’elle contenait. C’était une piste infime, insignifiante presque, mais c’était la seule.
Portzamparc passa au petit salon, où l’on finissait de déjeuner. Lucie était déjà partie au palais de Justice. Maximilien était descendu en vitesse, puis y était remonté, pour continuer ses lectures. On l’entendait déclamer :
- Ah, tant de matelots ! Tant d’officiers !...
Ou encore :
- Toi, Eternité, retiens ton cours !...
La cuisinière notait :
- Monsieur Maximilien est en voix ce matin…
Le vieux Whispermoor n’était pas là.
- Comment a dormi le comte ? demanda le policier.
- Mieux.
- Le docteur Jouvet n’est pas repassé ce matin ?
- Non, monsieur.
Forcément, du reste, puisqu’il était chez Maréchal !
Portzamparc se demandait s’il avait bien raison d’être ici. S’il s’inquiétait pour rien, il aurait l’air ridicule. Surtout, il pourrait en venir à indisposer la famille Whispermoor, et ce ne serait pas bon du tout, ni pour lui, ni pour SÛRETÉ en général.
Feuillantin devait être au travail. Le jardinier avait reçu des instructions pour le laisser faire des prélèvements comme il l’entendait.
Norbert débarrassait la table. Les domestiques faisaient la poussière sur les meubles. Une femme de chambre s’occupait de l’argenterie.
Portzamparc arrivait au milieu des occupations quotidiennes de la maison. Il n’avait pas sa place dans ses petits actes ritualisés. On ne l’empêchait pas de regarder, mais il avait objectivement l’air de se tourner les pouces quand tout le monde s’affaire. Au mieux assistait-il à la vie du manoir comme à une pièce de théâtre.
- Allons, mesdemoiselles, disait Norbert, qui dirigeait le nettoyage des chandeliers, pressons, car le travail nous attend dans la chambre de mademoiselle…
Il dut s’interrompre pour aller ouvrir. Portzamparc le suivit, désoeuvré.
Entra Gédéon Ferenbuikk, brasseur d’affaires, spécialisé dans l’immobilier.
- Tiens, le détective de Portzamparc. Comment allez-vous ?
- Et vous-même ?
Les deux hommes se connaissaient déjà, et pour cause : le policier avait battu Ferenbuikk en quart de finale du tournoi de Manigance ! Son adversaire ne lui en tenait pas rigueur. D’autant que Le vigilant, journal proche des milieux industriels, avait encore rapporté ses belles réussites immobilières sur les boulevards Hofmannsthal. Et qu’à l’approche des élections, ses ambitions se précisaient. Néanmoins, Ferenbuikk n’avait pas l’allure attendue du notable, sanguin, enrobé, placide et avide à la fois. Il n’avait pas encore la quarantaine. Il ne manquait pas d’humour et ne s’affichait pas publiquement avec les gros industriels qui fument leur cigare en tenant leurs bretelles.
- Ma foi, dit-il, il faut bien que je vienne soutenir ce cher comte.
Sa démarche n’était sans doute pas désintéressée, mais il semblait sincèrement ami des Whispermoor. Au ton qu’employait Norbert, Portzamparc comprit que Ferenbuikk était un habitué des lieux.
- Tiens, saviez-vous, détective, que le comte, dans le temps, aimait la Manigance ? Avec l’âge, il a peu à peu perdu son envie de jouer. Mais qui sait ? Si un champion voulait lui redonner l’envie de déplacer les pions ?
Le détective sourit poliment. Il attendait que Feuillantin en ait fini. Il était vraisemblable de penser que cette boue avait été déposée au grenier par un membre du personnel. Mais elle se trouvait juste au-dessus de la chambre du comte. Et sous une tuile défaite.
Ferenbuikk donnait son manteau à Norbert :
- Allons, je vais voir si ce cher Venceslas veut bien me parler.
Il commença à monter l’escalier :
- J’espère qu’aucune menace ne pèse sur lui, lança-t-il. Mais je suis sûr que si le détective est aussi habile policier que joueur de Manigance, le comte n’a pas à s’en faire !
Feuillantin revenait à ce moment.
- J’en ai terminé pour aujourd’hui.
- Parfait, rentrons, dit Portzamparc.
L’après-midi, Rainier aida son stagiaire à tirer partie de ses recherches du matin.
Le lendemain, de bonne heure, alors que Portzamparc dépouillait son courrier, il reçut un appel du Manoir. C’était Maximilien :
- Monsieur le détective…
- J’écoute.
- Je voulais vous prévenir que la banque a appelé Papa… Leur négociateur, monsieur Radik va venir.
- Radik ?... Quand ?
- En début d’après-midi. Papa est encore fatigué. Ce matin, Lucie lui a parlé, longuement. C’est bien elle qui va le recevoir.
L’heure du baptême du feu était arrivée !
- Je m’excuse de vous déranger, poursuivit Maximilien, mais : pourrais-je vous voir ce matin ?
- Oui, bien sûr.
- Je connais un restaurant près de chez nous…
Portzamparc fixa un rendez-vous et raccrocha.
Le ton employé par le fils rappelait au policier le ton de la lettre anonyme. Il aurait parié que Maximilien en était bien l’auteur.
- Radik se rend aujourd’hui au Manoir, expliqua Portzamparc.
- Il en a le droit, que je sache, fit Novembre.
- Je sens que quelque chose de pas clair se trame. Le fils Whispermoor avait l’air dans tous ses états. C’est juste une intuition…
- Une intuition ? Tu te mets à parler comme Maréchal !
Novembre accepta quand même d’envoyer son détective. Avec les mêmes conseils de prudence à la clef : discrétion, discrétion…
La Fourche d’or était le restaurant le plus chic de Mägott Platz. Il était rattaché à un petit hôtel de luxe, cour Lauvaguédand, qui accueillait les locaux de deux clubs pour gentlemen.
A cette heure-ci, la grande salle était vide. Deux garçons pliaient les serviettes et disposaient précautionneusement les couverts. Au bar, le serveur essuyait son miroir. Maximilien était assis, seul à une petite table. Il avait plusieurs livres autour de lui, et un étui de cigarettes, ainsi qu’un briquet en or. Mais on sentait qu’il ne faisait que se donner une contenance.
- Ah, détective, comment allez-vous ?
Portzamparc s’assit, dans cette grande salle propre et silencieuse.
- Je suis inquiet pour ma sœur… Peut-elle faire face à la situation ? Nous ne connaissons même pas l’état réel des finances de mon père !
- Peut-être, suggéra le policier, que votre papa l’a mise au courant, s’il a accepté qu’elle prenne sa place…
- D’accord… Et pour cette insomnie de l’autre jour !... Le cri de papa était vraiment effrayant…
Cette fois, Portzamparc prit un air plus sérieux.
- Il y a très bien pu y avoir une bête au grenier. Pas une petite bête, d’ailleurs… Sinon votre père ne l’aurait pas entendue. Mais pour le moment, mon enquête n’a rien pu montrer. A mon avis, votre père est inquiet à cause des négociations avec la banque.
- Vous croyez ?
Portzamparc n’y croyait qu’à moitié.
- Monsieur le comte, dit alors le barman, votre papa a demandé que vous le rappeliez !
Inquiet, Maximilien se précipita au vestiaire des serveurs. Il attendit que CONTRÔLE fasse revenir l’appel et décrocha, palpitant. Portzamparc attendait dans la salle. Il vit revenir le jeune homme, très agité.
- Mon père aimerait vous voir !
- Qu’a-t-il dit ?
- J’ai dû lui avouer que j’étais avec vous. Il s’en veut que vous vous soyez dérangé. Alors, maintenant, que vous êtes là…
Le comte ne manquait pas de flair.
- Allons-y.
Le Manoir était à deux pas. Une voiture à cheval attendait quand même Maximilien. Le comte reçut le policier dans son bureau, l’air très avenant, bien plus que la dernière fois.
- Je regrette vraiment que vous vous soyez inquiété, détective. Toutes ces allées et venues entre votre commissariat et ici, cela vous a pris un temps fou, ces derniers jours. Je vais ordonner à Norbert d’aller payer votre pilote de ballon. Si, j’insiste, il n’y a pas de raison qu’ADMINISTRATION paye pour qu’on s’occupe de moi… D’ailleurs, je vais mieux… Ma famille s’est inquiété pour rien… A mon âge, on peut bien avoir une insomnie… Maximilien a trop d’imagination. Quant à Lucie, elle est encore trop jeune pour négocier seule. Donc, je verrai moi-même ce monsieur Radik. Tudieu, je reprends les choses en main ! Ce n’est pas un banquier qui me fera mettre le genou à terre, non !
- Je crois, glissa le policier, que votre famille s’inquiétait de votre santé, monsieur le comte.
- Allons ! Ils écoutent trop ce qu’a dit Jouvet ! Mais les médecins sont des charlatans, non ?
- Et les banquiers, souvent des gens zélés…
- Justement, je vais me reposer avant qu’il n’arrive, ce monsieur Radik… Je vais parler un peu à mon fils. Nous passons de bons moments ensemble, quand il me fait la lecture. Il n’y a pas que du mauvais, dans ses fichues poésies !... Tenez, nous prenons aussi l’air, sur ma terrasse. Je lui apprends à tirer à la carabine. Nous nous entraînons sur les pigeons qui viennent salir mon parc ! N’est-ce pas amusant !
Les pigeons sortis des brumes des rues industrieuses du quartier. Les pigeons de prolos, quoi !
L’enthousiasme du comte avait quelque chose de factice. Il exagérait pour donner le change, mais ce n’était pas dans son caractère.
Portzamparc pressentait un drame, mais il n’avait rien de matériel pour le prouver. Pour l’heure, il devait se retirer de la partie. Retourner à sa routine, battre le pavé autour de Mägott Platz. Il lui faudrait oublier un peu les dorures du manoir Whispermoor.
*
La bouteille tomba de la table de nuit sur le tapis. Maréchal ouvrit les yeux, grognon. Il se sentait lourd, plein comme une outre. Il avait plein de petites douleurs sans rapport les unes aux autres : mal à la tête, mal aux jambes, mal au dos… Il ne se sentait bon à rien. Il ramassa la bouteille, qui s’était fêlée.
Il se retourna et tâcha de se rendormir. Il avait des tas de voix dans la tête, qui bruissaient et s’acharnaient. C’était Novembre qui donnait ses instructions ; la concierge qui parlait à un voisin, son épicière qui bavardait. C’était trop, ce brouhaha, semblable à une foule empressée qui passerait dans son crâne. Il avait un tramway bondé entre les oreilles !
Portzamparc l’attendait toujours…
Maréchal se réveilla en sursaut. On avait marché dans son séjour. Ce n’était pas une hallucination. D’ailleurs, ce bruit de pas avait fait cesser les sons dans sa tête. Non, c’était certain : il y avait quelqu’un dans sa pièce !
Il sortit de son lit et ouvrit la porte de sa chambre. Personne. Juste une fenêtre entrouverte.
Maréchal but à la bouteille, et sa tête recommença à cogner. Les portes du tramway s’ouvrait ; en sortaient Novembre, le patron du Novö-Art, un souteneur résidant au Charivari…
Il ouvrit soudain le tiroir de sa table de nuit. Il attrapa sa montre. Il la toucha, rassuré. Il ne se sentait pas obsédé par son tic-tac. L’indicateur SHC était monté à 5, son plus haut niveau. Et l’aiguille « IEI » avait bougé pour la première fois : elle était passée à 3.
L’inspecteur mit du temps à se rendormir. Il ne savait même pas quelle heure il était. Quelle importance, quand on ne travaille pas, et qu’à Exil il fait à peine plus clair aux heures de la journée !
*
Portzamparc passa de longues heures sur le chromatographe, à constituer un dossier sur la maison Whispermoor. Des domestiques avaient-ils contracté des dettes de jeux ? Seraient-ils susceptibles d’agir contre le comte ?
En fin de journée, les deux hommes de la Scientifique arrivèrent, Feuillantin en tête. Celui-ci avait l’air fier, comme l’écolier qui présente une belle composition. Derrière, Rainier attendait, souriant.
- Nous avons analysé l’échantillon de terre trouvé au grenier, déclara t-il.
- Alors ?
- Etes-vous allé au jardin botanique, récemment ?
- Ma foi non, fit Portzamparc.
- Je vais vous expliquer. La terre du grenier ne provient vraisemblablement pas du jardin !
- Voilà qui est intéressant. On l’a donc apportée d’ailleurs.
- Tout à fait. Et, détail intéressant, cette terre contient des restes d’une plante particulière, appelée la stupa. Cette plante, expliqua Feuillantin, possède une variété commune, la stupa vulgaris. Le jardinier des Whispermoor, Bruneron, en cultive.
« Seulement, il existe une variété plus rare de la stupa, qui est carnivore, la stupa tue-mouche. Sa possession et sa culture est soumise à une réglementation très stricte. Dans notre quartier, seul le jardin botanique peut la faire pousser, dans une serre réservée. Or, la terre dans le grenier a servi à faire pousser de la stupa tue-mouche.
- Il n’y en a pas dans le jardin Whispermoor ?
- Non, je ne crois pas. A moins que ce monsieur Bruneron n’en cultive en cachette…
Il n’était pas difficile de suivre le raisonnement : il pouvait en cultiver, dans un coin ; en avoir fait pousser au grenier, au-dessus de la chambre du comte, en comptant l’empoisonner.
- Quel est le danger de cette plante, demanda Portzamparc.
- Normalement, pour l’homme, aucun. Elle se nourrit de moucherons. Cependant, elle est douée d’une certaine mobilité. Et surtout, son pollen peut être dangereux pour les voies respiratoires…
- Il y avait de ce pollen au grenier ?
- Oui, déclara fièrement Feuillantin. Il n’est pas impossible que ce pollen se soit introduit dans la chambre du comte, car il y a du « jeu » entre certaines lattes du grenier.
- Il aurait pu aussi bien s’envoler par le toit, puisqu’il y a une tuile défaite.
- En effet. Mais il y a des courants d’air descendants. Ils pouvaient très bien transporter le pollen toxique vers la chambre.
- Il faut quand même une ingéniosité raffinée pour imaginer une telle méthode d’empoisonnement !
Portzamparc n’y croyait pas trop. Mais il devait reconnaître qu’une telle façon de tuer avait pour soi la discrétion parfaite.
- Donc le jardinier est suspect, conclut Feuillantin. Qui aurait pu cultiver, puis amener de la stupa tue-mouche au grenier ?... Pourquoi est-il allé en premier au grenier, ensuite, la nuit de l’insomnie du comte ? Pardi, pour retirer la plante !
- Le comte n’est pas mort quand même !
- Non, mais s’il a inhalé du pollen, il a pu ressentir un début d’asphyxie. Et maintenant que j’y pense, ce Bruneron a bien pu défaire une tuile pour faire circuler l’air dans le grenier et évacuer ainsi le pollen. Quelque chose comme cela…
- Donc vous suggérez d’aller interroger le jardinier ?
- Tout à fait.
Restait à convaincre Novembre. C’était quand même un début de piste.
*
Maréchal toussota, toussa, ronfla et se réveilla. Il alla au lavabo pour cracher, et respira. Il sentit l’air racler sa gorge de l’intérieur. Quelques heures plus tôt, il avait bu un solide grog puis s’était endormi comme une masse. Maintenant, il était sur pied. Il était justement l’heure d’aller au travail ! Oui, fini de paresser !
L’inspecteur se plaqua de l’eau glacée sur le visage et respira.
Au commissariat, on le vit arriver, l’air vif après une bonne marche dans les rues matinales. Un livreur se faisait signer un reçu par la secrétaire, Priscilla. Il portait une livrée ornée d’un blason de la maison Whispermoor. Il venait de livrer le champagne !
Oui, c’était au tour du comte d’arroser le commissariat, pour se faire pardonner du dérangement.
- Tu as bien travaillé, disait Rampoix à Portzamparc. Voilà déjà la deuxième livraison que tu nous amènes !
- Et Maréchal qui arrive juste au bon moment, continua Boncousin !
Novembre arrivait à son tour, plus sceptique. Il n’avait pas le cœur à boire. Une fois d’accord, on avait pu s’amuser, mais :
- Nous n’allons pas accepter tous les cadeaux des gens que nous aidons ! On ne fait que notre boulot, je vous rappelle !
Il refroidit la bonne ambiance générale.
- Priscilla, vous ferez renvoyer cet alcool au Manoir Whispermoor. S’il le faut, j’écrirai une lettre au comte, pour dissiper le malentendu.
Et il entra dans son bureau, en claquant la porte grinçante derrière lui. Ce qui voulait : « au travail tout le monde ! »
- J’ai parlé moi-même à Novembre hier soir, dit Rainier qui restait souvent tard. Il accepte que vous retourniez là-bas, pour vérifier cette histoire de stupa.
- J’en suis, dit Maréchal.
Depuis deux jours qu’il se faisait attendre !
Novembre avait un peu ricané, quand Rainier était venu lui parler :
- Une plante carnivore prête à bouffer le comte ? Mais ce n’est pas de notre ressort ! Il faut appeler la police judiciaire ! Non, même pas… La Mondaine non plus… Non, il nous faut la Brigade Botanique !
Théodule Corben sentait que c’était du sérieux : d’abord un, puis deux, puis trois policiers !
- On va bientôt refuser du monde, lança-t-il, sur le ton de la plaisanterie.
Mais les fonctionnaires de SÛRETÉ étaient trop à leur affaire, et s’assirent poliment, impatients de décoller.
Nullement impressionnés par le voyage, ils conversèrent entre eux. Corben, pour la forme, insulta quelques confrères pilotes, mais sa représentation ne prit pas.
- Va donc, hé papa, hein…
C’est Maréchal qui dirigeait l’équipe aujourd’hui. Il n’était encore jamais venu. Portzamparc était presque un habitué des lieux. Il faisait un peu partie des meubles. Au contraire, l’arrivée de l’inspecteur redonnait à cette venue le caractère solennel requis.
- Je désirerais parler à votre jardinier, Tribun Bruneron.
Norbert, qui prenait ses aises avec le détective, se raidit devant l’inspecteur, pas fâché de son arrivée.
- Très bien, je vais le chercher.
- Je vous remercie.
Portzamparc avait fini par être reçu au « petit salon », où étaient accueillis les invités bienveillants du Manoir. Maréchal eut droit au salon marmoréen, pour les visiteurs officiels.
L’inspecteur s’installa à la table. Il humait les lieux, comme pour se les approprier, pour faire de cette table son bureau, pour s’asseoir sur la chaise comme si c’était bien la sienne. Quand le majordome et le jardinier revinrent, Maréchal, entouré de Portzamparc et Feuillantin, était prêt.
- Asseyez-vous, monsieur Bruneron.
Le jardinier, farouche, était sur la défensive, comme une bête inquiète.
- J’aimerais que nous parlions de vos cultures jardinières…
Maréchal cita au hasard quelques noms de plantes : Bruneron les cultivait-elles ? Oui, non…
- Et la stupa tue-mouche, monsieur Bruneron, la stupa toxique, la cultivez-vous ?
Encore un peu, et il allait passer au tutoiement. (« Où tu te le procures, ton poison, hein ? »)
- Jamais de la vie !
Le jardinier était rouge, prêt à exploser.
- Je vous remercie, monsieur Bruneron, conclut Maréchal, d’un air faussement mystérieux.
Il leva la séance. Il entraîna ensuite les deux détectives et le majordome au grenier. Il examina les lieux, empressé, flairant quelque chose. On allait voir ce qu’on allait voir !
- Là !
Entre la charpente et les tuiles, il y avait un espace aménagé : une petite cage en bois. Dedans, de la terre. Et des brindilles.
- Regardez, dit Maréchal. Une petite cache aménagée spécialement pour un oiseau. Un oiseau qui a fait son nid ici. Et qui a amené de la terre ! Cette terre où de la stupa toxique a poussé !
Il regarda l’assistance, d’un air définitif. Il était prêt à conclure l’enquête. La Brigade Botanique, c’était lui !
Maréchal redescendit les escaliers en vitesse, comme s’il courait après le temps. Il donna quelques vagues consignes aux deux détectives. Il avait terminé son travail. A eux de s’occuper des détails !
Désemparés, Portzamparc et Feuillantin décidèrent de faire le tour du propriétaire.
Feuillantin monta voir le comte. Ce n’était pas vraiment son rôle, mais c’est Maréchal qui lui donnait, implicitement l’autorisation. Le vieux Whispermoor était sur sa terrasse : il apprenait à son fils à tenir correctement une carabine.
- Venez donc, monsieur le policier ! Assister à l’entraînement d’un futur champion de tir !
Portzamparc alla parler à Lucie de Whispermoor. Il n’avait pas encore eu le temps de s’entretenir avec elle.
Elle prenait une infusion.
- Je m’excuse de vous recevoir dans cet état, dit-elle.
Elle était bien pâle, dans son négligé.
- Mon père a reculé le rendez-vous avec la banque, expliqua-t-elle, en reniflant. Je devais le recevoir. Mais avec ce vilain rhume, c’est finalement mon père qui va s’en occuper.
Elle sourit pour s’excuser.
Portzamparc frémit. Abruptement, il demanda :
- Mademoiselle, vous nourrissez-vous dans les mêmes plats que votre famille ?
Surprise, elle releva la tête, et pâlit encore plus.
- Que voulez-vous dire ? Vous insinuez que…
Le détective n’osait rien ajouter.
- Serait-il possible, disait-il, qu’on cherche à vous affaiblir, au moment de ces négociations ?...
Il avait parlé à voix haute, et aurait préféré garder cette idée pour lui. La banque serait-elle capable d’en venir à de telles méthodes ?... Portzamparc devinait la réponse : tout dépend des sommes en jeu…
Le soir, les policiers dressaient à Novembre le bilan de la journée.
- Je suis allé voir dans la chambre du comte, expliquait Maréchal. J’ai trouvé un peu de terre dans un coin, sous le trou du grenier. Pas ailleurs. Dans le jardin, le détective Feuillantin n’a trouvé que de la stupa vulgaris.
- Mais ce Bruneron a pu se débarrasser de ses plants toxiques, ajouta le « scientifique ».
Novembre n’était pas trop convaincu. Feuillantin expliqua les effets de la stupa toxique :
- Elle est fortement allergène. Elle peut donc provoquer de fortes toux, des rougeurs. On rapporte qu’elle peut provoquer l’asphyxie chez certaines personnes. Elle s’en prend en particulier au système musculaire…
- Charmante fleur, fit Novembre.
- Vous comprenez que les autorisations de la cultiver soient rares.
Portzamparc se demandait si la banque serait allée jusque là : introduire la stupa chez les Whispermoor, pour les affaiblir physiquement avant des négociations très dures, pour le remboursement de leurs dettes.
Il expliqua le fond de sa pensée à ses collègues, qui ne savaient qu’en penser. On ne pouvait exclure cette idée. Novembre se leva et mit son manteau, d’un air qu’on connaissait bien au commissariat. Il signifiait : « Allons au restaurant, j’ai faim. »
Les policiers traversèrent donc la rue pour aller dans leur adresse favorite. On leur offrit l’apéritif et le menu du soir. Songeur, Novembre imprimait son humeur aux autres policiers.
- Il y a bel et bien eu un oiseau, qui a niché au grenier. C’est lui qui a pu apporter de la terre, dit Maréchal. Mais ce ne peut être le hasard qu’il y ait eu une plante toxique dans cette terre. Et il fallait se procurer la plante. Reste donc à voir qui a pu en procurer. Et qui l’a introduite dans le manoir.
- - Le jardinier, dit Feuillantin, peut avoir des relations pour s’en procurer.
- Une minute, dit Novembre. Nous ne pouvons pas aller, ainsi, interroger le jardinier du comte.
- Il est possible qu’au parc botanique, ils aient une autorisation.
- J’ai l’impression, dit Portzamparc, que la solution est toute proche. Seul le comte a encore des choses à cacher.
- Il n’est pas coopératif, dit Maréchal.
- Il accepte quand même votre présence chez lui, corrigea Novembre. Donc nous ne lui sommes pas inutiles…
- Il faut mettre le manoir sous surveillance, dit Maréchal, sinon nous n’y arriverons pas.
Les soupes à l’oignon arrivaient, brûlantes. Les policiers la mangèrent religieusement. On entendit pendant quelques minutes que leur souffle pour refroidir leur plat, Novembre mâcher des croûtons et les cuillères dans le fond de l’assiette.
Novembre racla minutieusement son plat, et dit :
- Oui, c’est ce qu’il faut faire. Surveiller le manoir. Dès cette nuit. Maréchal, tu organises cela.
- Entendu.
Cette décision était inattendue, de la part de Novembre, qui n’allait même pas consulter les Whispermoor.
- Je vois un endroit idéal pour une planque, dit Maréchal. C’est l’étage de la gare désaffectée. Là-haut, on donne en plein sur le parc Whispermoor.
- Oui, seulement, c’est le royaume des courants d’air, nota l’inspecteur-chef. Il faudra prévoir les couvertures et du café.
Depuis deux phrases, Portzamparc comprenait qu’on parlait pour lui.
- Et une paire de jumelles, ajouta Feuillantin, naïvement.
- Et une paire de jumelles, oui, sourit Novembre en regardant Maréchal.
- Il faut que j’appelle ma femme, dit Portzamparc.
Le chef apportait l’addition.
- Laissez… dit Novembre.