14-11-2007, 12:01 PM
(This post was last modified: 14-11-2007, 12:25 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #4<!--sizec--><!--/sizec-->
C’était une question que Maréchal avait posé la veille, incidemment, à Whispermoor. Lorsque ce dernier aidait son fiston à épauler sa carabine.
- Vous chassez les volatiles, monsieur le comte ?
- Comme vous voyez, inspecteur…
- Là, vous tirez les pigeons. Mais peut-être que vous pratiquez aussi le tir au gros… au bien plus gros…
- C’est bien possible, ricanait le comte, en dirigeant les bras de Maximilien, c’est bien possible…
Maréchal n’en avait pas dit plus.
De retour chez lui, cette petite scène de la veille lui revenait. C’est à cause de cet échange qu’il avait eu des cauchemars. Le comte tuant les Anges… Ces créatures pouvaient-elles s’organiser pour tuer lentement les Whispermoor ?
Maréchal dormit peu, de son retour des tuyaux. Il y avait des éclats de pluie sur sa fenêtre. La nuit était crayeuse.
Ces derniers temps, la vie de l’inspecteur tournait presque exclusivement autour des cigarettes, de l’alcool et des insomnies. Pas un régime conseillé par le bon docteur Jouvet !
Il passa la journée suivante comme un somnambule. Le soir venu, des moments de la journée lui revenaient en mémoire.
Portzamparc, le matin, qui disait que le rendez-vous avec Radik était repoussé d’une journée. Qu’avait bien pu faire ce vilain petit homme, en revenant de chez Emma ? Lui-même était-il trop fatigué pour aller travailler ?
Novembre, qui lisait un rapport de Boncousin, signalant la présence importante de gamin des rues dans le quartier.
- Il faudra les trouver et les faire parler, ceux-là, disait l’inspecteur-chef.
Le commissaire, enfermé dans son bureau, qui râlait. Il venait peut-être de se casser la figure, après avoir vu le fond d’une nouvelle bouteille. C’était Novembre qui allait le voir : il était le seul à fréquenter son supérieur.
Puis Maréchal était rentré chez lui.
- Oui, il faudra les trouver ces gamins, avait dit Novembre.
*
Trois heures après son retour, Maréchal passait sous la douche et ressortait. Il ne pouvait plus quitter le pavé d’Exil. Il avait trop besoin de la présence de la rue, même si elles étaient froides et humides, et presque désertes. Il était trempé pour plusieurs jours. Il lui semblait que, même en sortant de la douche, il ne s’était pas défait de la pluie des rues. Il entendait les passerelles grincer ; il voyait les bâtiments, laissant paraître quelques morceaux de ciel, trempés, défier la nuit silencieusement.
Poussé par une force inconnue, Maréchal se retrouva au pied du grand arbre, contemplant encore une fois le labyrinthe tuyautique. Il descendit à l’échelle et reprit le trajet qu’il connaissait.
*
Il arriva devant le conseil des gamins de rue, à bout de fatigue. Pourquoi était-il revenu les voir ? Pourquoi avaient-ils l’air de l’attendre ? Il n’avait pourtant pas fixé de nouveau rendez-vous avec eux.
- Tu vas nous suivre, dit le chef. Ce soir, nous allons visiter le Nid…
Les gamins se mirent en marche, comme une petite armée de miséreux qu’ils étaient.
Ils évoluaient dans leur univers à part, coincé entre deux blocs citadins, là où personne ne viendrait les chercher, maître de leur territoire sauvage.
Au bout d’un temps indéfini, la colonie s’arrêta. On était sur une plateforme abandonnée, qui avait l’air de dériver dans l’espace, librement. On y accédait par un pont en grosses cordes, qui tanguait dangereusement. Les gamins s’assirent, fatigués. Ils sortirent leurs provisions et certains se mirent à préparer du feu. Ils attendaient.
Maréchal ne comprenait pas. Il se raccrochait à son instinct de flic :
- Pourquoi m’emmener ici ?
- Tu dois rencontrer quelqu’un, lui dit son guide de la première fois, le seul qui lui adressait régulièrement la parole. L’un des nôtres. Ou non : il n’est plus des nôtres.
- Pourquoi ?
- Il nous a trahis. Il a rejoint ton monde.
- Il est proscrit ?
- Oui. Nous l’avons envoyé au Nid, pour qu’il réfléchisse sur ce qu’il a fait.
- C’est grave, ce qu’il a fait ?
- Sans doute, oui.
Etait-on bien au nid ? Cette plateforme abandonnée, avec une grande construction au centre, en forme de pyramide tronquée, bâtie de bric et de broc. Le repas continuait en silence. D’habitude, ces gamins étaient braillards, ripailleurs. Mais ce soir, pas un bruit dans ce recoin inconnu.
- Ecoutez-moi, dit Maréchal au chef.
Ce dernier n’avait pas l’air de l’écouter.
- Je dois vous parler d’une chose importante.
- Adresse-toi à moi, dit son guide. Le Chef ne parle que lorsqu’il le veut.
- Ecoutez, continuait l’inspecteur, c’est grave… très grave pour vous.
Il en coûtait à Maréchal de prononcer ses mots. Il savait bien quelle faute il commettait. Néanmoins, il devait y arriver.
- Les Adultes, enfin les gens comme moi, les policiers, bref…
- Quoi ?
- Ils vont venir vous chercher…
- Attends, fit son guide, d’un geste de la main. Voilà celui que nous attendions.
On vit un grand filin de mitier descendre sur le sommet du monument. Un gamin descendit en rappel, souple et rapide. Il avait les cheveux roux, la peau foncée, plusieurs dents en moins. Il portait des vêtements en bon état : un pantalon à peine recousu, une veste neuve et des chaussures encore cirées.
- Je ne vous rejoindrai pas, lança-t-il. Les Anges m’ont dit qu’ils veillaient sur moi.
- Tu étais déjà un paria, lança le Chef, tu le resteras donc !
- Mais qu’a-t-il fait ? murmura Maréchal.
- Il a trahi, je te l’ai dit. Il a rejoint les humains.
- Pourquoi ?
- Il arrive, dit le guide en prenant le policier à part, que des gens de notre peuple quittent les égouts. Qu’ils se mettent au service des Adultes. Mais ce n’est pas un sujet dont nous aimons parler.
- Il a rencontré un humain qui l’a décidé à partir ?
- Oui, un humain avec une sale tête, comme si qu’il avait sa méchanceté sur le visage, tu vois… Un sale mec…
Pendant ce temps, la conversation continuait entre le proscrit et le chef, dans un sabir que Maréchal comprenait à peine.
- Où travaille-t-il, cet homme ?
- Dans une grande maison où ils emmènent les enfants comme nous. Une grande maison tenue par des gens très riches.
- Des banquiers ?
- Peut-être.
- La Banque Pham’Velker ?
Le gamin réfléchit.
- Oui je crois que c’est ce nom-là…
- Et ce gamin, que doit-il lui arriver ? Il va être jugé parce qu’il est parti ?
- Non, ce n’est pas le problème… Moi-même, je fréquente de près les tiens. J’ai même accepté un repas… Mais on ne m’a pas renvoyé de la tribu pour autant…
Le gamin était agacé que Maréchal ne comprenne pas.
- Il a commis une faute grave chez les Adultes.
- Je croyais que vous étiez contre les lois des Adultes !
- Pas si simple… Il a commis une faute, et cela s’est su. Après, seuls les Anges peuvent décider de son châtiment…
Un gamin employé par la Pham’Velker… qui vient de commettre une faute… les Anges…
- Toi tu es un humain particulier, murmurait le gamin, alors nous t’en parlons.
- Les Anges veillent sur moi, répétait le proscrit.
- Je ne plaisante pas en disant que la police vous cherche, répéta Maréchal.
- Toi, tu fais partie de la police, non ?
- C’est comme ça… Vous n’êtes pas obligés de suivre mon conseil, mais tu ferais mieux de parler à ton chef.
- Il t’a entendu.
Si c’était vrai, le chef n’en laissait rien paraître. Il avait l’air uniquement concentré sur le gamin en haut de sa pyramide de verre, acier, bois et papier. Les autres gamins écoutaient attentivement, étrangement calmes.
- Merci de nous avoir prévenus quand même, dit le gamin.
- De rien, mais…
Ces mômes n’avaient pas l’air de s’affoler. Alors que SÛRETÉ pouvait leur tomber dessus, avec une avant-garde de Pandores, d’un moment à l’autre ! Et si parmi eux on trouvait Maréchal…
Le rouquin restait sur la pyramide, en défiant le chef du regard.
- Nous allons te remonter, dit le guide. Ce soir, nous avons l’équipement.
- Ce n’est pas très prudent de vous montrer là-haut…
Ils avaient entendu, ou pas, ce qu’on leur disait !
Le guide siffla un camarade, qui finissait de déchirer des côtelettes de rat. Les deux enfants s’étaient compris. Ils sortirent leur équipement, harnachèrent Maréchal et lancèrent leurs filins. Le chef lui jeta alors son unique coup d’œil, et fit signe aux autres qu’il était l’heure de repartir. Le proscrit restait sur sa grande pile.
L’enrouleur se déclencha et Maréchal décolla rapidement. Il regarda la tribu disparaître dans une grande conduite graisseuse. On fit une première étape, et on reprit la montée.
- Qui sont-ils ces Anges ? demanda Maréchal.
- Les Anges ? Si tu étais attentif, tu les aurais déjà aperçus, dit le gamin, pendant qu’on grimpait, emmené par le filin.
Surpris, le policier arrêta son enrouleur et s’appuya sur une poutrelle métallique. Dans le fond de l’acier et de la nuit, il lui sembla qu’il discernait une silhouette…
Plutôt une traînée lumineuse, bleutée, comme de la poussière d’étoiles… Une figure humanoïde, qui voletait entre des toiles d’acier et des blocs de béton, et qui disparaissait…
*
Maréchal finit le chemin seul, jusqu’à son immeuble, sa chambre.
La pluie tapotait à la vitre. Les tuyaux d’eau chaude ronflaient. Son lit tanguait comme une coquille de noix sur une grande mer noire. L’inspecteur avait de la fièvre.
Le lendemain, au bureau, il prenait connaissance des avancées de la veille.
Rampoix avait enquête sur les cultivateurs de stupa tue-mouche. Cette variété toxique se trouvait au jardin botanique. Récemment, l’un des jardiniers avait été malade. Or, c’est lui qui, régulièrement, livrait Bruneron, le jardinier des Whispermoor, en matériel de jardinage. Mais il avait été remplacé par un ami à lui. Les recherches sur ce second jardinier avaient révélé que c’était un orphelin, sorti de la Fondation pour l’Enfance. Une Fondation appartenant à la Pham’Velker.
Le jardinier habituel livrait souvent de la stupa vulgaris, plante décorative, qui poussait bien mieux dans les serres du jardin, et que Bruneron avait du mal à garder en bonne santé dans le jardin Whispermoor. Mais le comte aimait bien la stupa, alors le jardinier ne les laissaient jamais faner… Et Bruneron nourrissait souvent les oiseaux du quartier, avec des graines de cette plante.
Dans la terre du grenier, Rainier et Feuillantin avaient découvert des excréments d’oiseau. Excréments inoffensifs, tant qu’ils ne contenaient que des restes de stupa vulgaris.
Mais une visite de SÛRETÉ au jardin botanique avait permis d’établir que de la stupa tue-mouche avait disparu. Le directeur était effondré. C’était une faute dont la responsabilité lui incombait entièrement.
La plante avait disparu le jour où le jardinier de remplacement était venu. Bruneron n’avait pas tiqué quand il avait nourri les oiseaux. Dont celui qui perchait dans le grenier des Whispermoor. Sauf que ce jour-là, le livreur du jardin botanique avait apporté la version toxique de la plante avec lui, et c’est de celle-ci que le volatile avait mangé. Il en avait apporté juste avant la nuit où le comte s’était réveillé en hurlant.
- On en aura bientôt fini avec eux, prédisait Rampoix.
Maréchal prenait une double dose de café pour rester éveillé.
La veille, Radik était venu, comme annoncé. Il avait été reçu par le comte et sa fille. La réunion avait été houleuse. A la fin, avait raconté Norbert, le vieux Venceslas était au bord de la crise d’apoplexie. Sa fille avait dû s’interposer. Il hurlait qu’il était prêt à défenestrer Radik.
- Attention à ce que vous dites, monsieur le comte. Vous avez des témoins…
Le comte l’aurait abattu là, comme un chien. Lucie avait passé la soirée à pleurer dans sa chambre. Portzamparc l’avait appris, et avait gardé le silence. Un silence lourd, ressenti par tous ses collègues. Face à ce drame qui se nouait, Maréchal se sentait étranger, impuissant.
- Reprenez un café les enfants, annonça Novembre, on part en expédition !
Rampoix attendait ce signal.
- On a trouvé la cachette des gamins, dit Boncousin à Maréchal, d’un air complice. On va réaliser un beau coup de filet.
Les policiers se rendirent passerelle Lenteur.
- Nous cherchons des gamins des rues, dit Novembre pendant que les mitiers aidaient policiers et pandores à s’équiper. Et nous cherchons surtout un dénommé Jonas, qui a travaillé au jardin botanique.
Les policiers descendirent dans le labyrinthe de tuyaux, guidés par les égoutiers. Il fallut l’après-midi pour trouver son chemin. On progressait lentement, méthodiquement, en fouillant chaque recoin.
Maréchal faisait semblant de chercher comme tout le monde.
- Alors, tes fameuses intuitions, où sont-elles ? lui lançait Boncousin, plutôt pour rire.
- C’est pas comme si j’avais l’habitude d’enquêter dans ce genre d’endroit !
Les égoutiers regardaient les plans avec Novembre. L’un d’eux avait-il aperçu Maréchal la veille ? Non, et, d’ailleurs, passée une certaine profondeur, ils semblaient, eux-mêmes, mal connaître les lieux…
- Qu’en penses-tu ? avait demandé Novembre.
- Sale endroit, chef. Je n’y passerais pas mes nuits…
- C’est pourtant ce que font les gamins… Le jardinier remplaçant a fait partie de leur bande…
- Oui, ajouta Rampoix, on a eu confirmation que c’était un chasseur d’enfants de la Pham’ qui avait fait entrer le gamin, Jonas, à la Fondation. Depuis, il s’en était échappé, mais il n’avait pas rompu ses attaches avec son orphelinat.
- Il n’a pas pu refuser un service à la Banque, c’est clair, dit Novembre.
La descente continuait. On était maintenant au-delà du réseau où travaillaient les égoûtiers de Magött Platz. Donc seuls ceux qui avaient le goût de l’exploration, en-dehors des heures de service, avaient déjà mis les pieds sur ces tuyaux dont on ne connaissait ni l’origine ni la destination. On ne savait même plus ce qui coulait dedans.
- C’est pour alimenter le tombeau d’un Ancien, murmurait un des mitiers, sûr de lui.
Maréchal prenait d’infinies précautions pour sembler perdu. Il tremblait pour les gamins. Il aurait voulu leur crier de s’enfuir.
- Voilà, on y est ! dit un des égoutiers, sombre brute qui avait une carrure et une attitude à élever ses enfants à coups de triques et torgnoles…
- Très bien, dit Novembre, satisfait.
C’était bien la « clairière » où Maréchal avait rencontré la bande le premier soir.
- Personne, dirent les égoutiers.
Les Pandores explorèrent les lieux, soigneusement.
- Pas de chance, dit Maréchal, ils ne sont pas là ce soir…
- Je dirais plutôt qu’ils se sont enfuis, nota Portzamparc.
- Exact, dit Novembre. Il y a plein de restes de nourritures, des foyers, des abris pas démontés…
- M’est avis, dit le chef des Pandores, qu’ils ont senti venir notre arrivée…
- Pas impossible, dit Novembre. Ces gamins ont du flair. Et s’ils ont appris que l’un des leurs avait fricoté avec la Banque… Tu en penses quoi, Maréchal ?
- Je suis bien de votre avis chef.
Les fouilles se poursuivirent, pour la forme.
- Allez, on rentre, décida Novembre, au soulagement de tous.
Car on y avait passé toute l’après-midi. Et on était transis de froid, las à mourir de chercher dans ces profondeurs misérables.
- On ne retrouvera pas ce maudit jardinier, dit Rampoix.
- J’en ai bien peur, dit Maréchal.
Alors qu’on remontait, l’inspecteur aperçut, niché dans un tuyau, l’observant avec son œil de chat à l’affût, un des gamins : il hocha la tête et disparut.
- Allez, terminé pour aujourd’hui, dit Novembre.
On se quittait devant le commissariat. Portzamparc rentrait dans son nid douillet.
- Quelle journée ! s’exclama-t-il. Vivement le repas que ma femme m’a préparé !
- Novembre est déçu, dit Rampoix à Boncousin. Mais déçu… Il aurait vraiment voulu trouver ces gamins.
- C’était ambitieux de sa part, mais avec le vacarme qu’on a fait en descendant, ils avaient tout le temps de s’enfuir.
- Bonsoir tout le monde !
- Bonsoir, Maréchal.
*
L’inspecteur était épuisé. Mais au lieu de rentrer chez lui, il alla place des Loges, et s’engagea dans l’impasse Montmort. Il entra chez Emma.
Peu de monde ce soir. Le pianiste ne jouait pas. Emma discutait à une table, et se leva pour servir l’inspecteur.
- Merci.
Maréchal traversa la salle, et alla s’asseoir à la petite table dans l’alcôve, devant Radik.
- A votre santé, ricana celui-ci.
Il n’était pas trop éméché.
- Quelle journée, n’est-ce pas !
- Notre enquête se termine.
- Alors ? Vous allez nous aider à recouvrer nos dettes auprès du comte…
- Tout n’est pas honnête dans cette histoire, Radik…
- T-t-t, n’inversons pas les rôles, inspecteur. C’est la famille Whispermoor qui nous doit une somme faramineuse. Je ne fais que mon métier. Nous aussi, nous avons le droit de vivre. Si nous commençons à laisser nos débiteurs en paix…
- Vous savez bien de quoi je parle. Le jardinier a disparu…
- Quel jardinier ?
- D’accord, vous voulez jouer à ça… Je parle de Jonas, l’orphelin, qui a été élevé dans cette « Fondation pour l’Enfance » qui appartient à votre banque.
- Ah lui… Vous savez, ces gamins ne sont pas fiables. Ils ne rompent jamais complètement leurs liens avec la rue…
- Je crois que le quartier n’apprécierait pas d’apprendre que vous utilisez des enfants pour vos sales besognes !
- Prouvez-le !
Il aurait voulu être répugnant, faire peur, impressionner par sa méchanceté. Il était seulement minable. Minable, et bientôt saoul.
- Demain, dit Radik, je retourne au Manoir, et j’en termine pour de bon avec cette affaire. Le comte va cracher au bassinet, enfin !
- Sauf si nous prouvons que vous avez essayé de l’empoisonner !
- Qu’allez-vous chercher !
- Si le comte n’avait pas fait une crise, le petit truc de la stupa aurait continué. Vous auriez fait étouffer toute la famille s’il le faut !...
- Je n’aimerais pas négocier avec des domestiques, allons !
Maréchal lui aurait bien envoyé son poing dans la figure. Il y a des moments où cela devient le seul contact possible avec un homme, un homme comme lui…
Peut-être Radik s’en aperçut-il.
- Vous savez, inspecteur, il ne faut pas me juger mal. Nous ne sommes que des maillons de la chaîne… Nous ne décidons pas tout, loin de là…
- Ce n’est pas une raison.
- Impossible d’arrêter la machine quand elle est lancée… La Machine bancaire, inspecteur ! Les corpoles sont puissantes, bien plus puissantes que vous ne pouvez le concevoir.
« La Pham’Velker tient les gens par le porte-monnaie. Elle tient les commerçants, certains services de VOIRIE dont elle a subventionné l’équipement. Les petites gens et leurs crédits. Les Fondations pour orphelins, pour vagabonds… Bientôt, la Banque pourra mettre Mägott Platz en liquidation, si cela lui chante ! Si le quartier n’est plus assez rentable ! Elle le vendra au prix de l’acier et passera au suivant !
Radik s’échauffait, son agressivité montait. Il était vraiment laid.
- Sordides, ces révélations, hein…
- Dites à vos supérieurs d’arrêter, Radik…. Vous ne vous rendez pas compte du scandale que vous encourez…
- Idéaliste, hein !... Mais qui parlerait, inspecteur ? Les journaux ? Allons donc ! Le conseil municipal ? Sérieusement… Non, le vrai problème, c’est que si le comte avait encore le sens des réalités, il ne se serait pas endetté pour des millions.
- Je garderai un œil sur cette Fondation.
- Si cela vous chante !... Maintenant, excusez-moi, mais je vais partir. J’ai encore une longue journée demain. Ici, ce n’est qu’une petite parenthèse, comme nous disions l’autre fois, à peu près.
- Oui, notre rêve éveillé. Rien que pour nous deux.
- Alors à demain, inspecteur. Cette fois, ce sera la bonne.
Maréchal sortit avec lui, et le regarda partir, dans l’impasse Montmort.
Le lendemain, c’est Portzamparc que Novembre envoyait au manoir. Officiellement, pour tenir le comte au courant de l’enquête.
Norbert le reçut poliment. Mais on le sentait nerveux. Comme toute la maison.
- Si on trouve d’ici la une preuve de l’implication de la banque, avait dit Novembre, on t’appellera, et tu arrêteras les négociations.
- Entendu, chef.
Maréchal restait dans son bureau. Il avait sauvé les gamins. Mais du même coup, il avait laissé partir Jonas, la seule preuve de la culpabilité de la Banque dans l’utilisation de stupa tue-mouche.
*
Portzamparc attendait au petit salon. Maximilien était dans sa chambre, Lucie également. Le comte avait tenu à rester seul. Il n’avait pas voulu voir Portzamparc. Il avait pris un copieux repas le matin, calmement, avait raconté ensuite la cuisinière. Il avait dit à son fils :
- Va lire, mon petit. Tu sais, c’est important.
Et à sa fille :
- Repose-toi avant tes concours. Va voir tes amis. Amusez-vous ! On n’est jeune qu’une seule fois…
Il avait adressé des petits compliments à tous ses domestiques, qui n’avaient jamais rien entendu de tel, même ceux qui étaient dans la maison depuis près de quarante ans. Il n’était même pas paternaliste.
Alors que le déjeuner se préparait, le comte était seul dans son bureau, à fumer et à étudier ses dossiers. Interdiction à quiconque de le déranger.
- Cela va être terrible, avait murmuré Norbert.
- Comme vous dites, avait soufflé Bruneron, très inquiet.
A l’heure prévue, d’une ponctualité remarquable, inquiétante, Loki Radik sonnait à la porte. Il entrait, en territoire conquis.
- Bonjour à tous, fit-il aux domestiques, comme à de vieux camarades.
Il était d’attaque, comme un prédateur, prêt pour la curée. Le personnel de maison l’accueillit avec une froideur haineuse.
- Détective, quel plaisir de vous voir…
Portzamparc ne répondit rien. Radik souriait, carnassier, à son aise, prêt à fondre sur sa proie.
- Si vous voulez me suivre, monsieur le comte va vous recevoir…
Radik se fit ouvrir la porte du bureau. On aperçut brièvement le comte Whispermoor, assit sur sa chaise, dans sa robe de chambre.
- Asseyez-vous, monsieur le représentant. Quel est l’objet de votre visite ?
On entendit l’autre répondre :
- En tant que représentant de la corpole Pham’Velker, j’ai l’honneur, monsieur le comte…
On n’entendit pas la suite, car Norbert, selon le vœu du comte, avait refermé la porte.
Les domestiques et Portzamparc se retirèrent donc au petit salon, comme pour y constituer une position de repli. On attendait. A l’autre bout de l’étage, le ton montait. C’était prévisible. Cette fois, Radik ne repartirait pas sans son argent.
- S’il cède, c’est la ruine, dit la cuisinière.
- Monsieur ne cédera pas, affirma Norbert, choqué qu’on puisse envisager le contraire.
Une heure après, alors qu’on servait du café à tout le monde, Lucie arriva. Elle n’y tenait plus. Elle venait, sous le vague prétexte d’avoir un petit creux. Bientôt, elle se joignit à cette atmosphère de conspiration. Puis Maximilien quitta aussi son repaire.
Désormais, la maisonnée était au complète. Nul ne s’étonnait que Portzamparc reste là. Bien sûr, ils mouraient tous d’envie d’aller coller l’oreille à la porte. Mais ils se le refusaient. Ils ne pouvaient. Pas au comte. Pas à lui.
- Laissons-leur le temps, dit Norbert. Monsieur ne cédera rien. Radik se fatiguera avant lui, et accordera d’autres facilités de remboursement…
- C’est ça, où nous commençons à démonter cette baraque pièce par pièce, fit Maximilien.
- Tu veux bien te taire, dit Lucie. Tu n’y connais rien ! Et ce n’est pas dans tes livres que… !
Une dispute, faisant suite à d’innombrables autres, allait reprendre, entre l’aînée, juriste, les pieds sur terre, et son frère, la tête dans les étoiles…
Un coup de feu claqua.
L’assemblée se pétrifia.
Portzamparc réagit le premier, et se précipita en courant vers le bureau. On entendit un cri, un autre encore…
Non ! Ce n’était pas possible ! Radik n’avait pas pu !...
Portzamparc se jeta contre la porte, s’y cogna.
Le comte n’avait pas cédé !... Et alors Radik !
Le policier se lança sur la porte, de toute la force de ses épaules.
Un second coup de feu partit.
Portzamparc s’acharna sur la poignée, la secoua furieusement ! A l’intérieur, le drame était déjà joué !
Norbert arrivait, les autres avec lui.
Portzamparc envoya encore un coup et défonça la porte. Il entra, l’arme à la main.
Radik était allongé à terre, à côté de son siège, une balle en pleine tête. Le comte était assis dans son siège, la tempe sanglante. Son pistolet fumant venait de tomber de sa main.
Radik n’avait pas d’arme à la main.
*
Sur le bureau, les dossiers soigneusement rangés, dans un dossier « Banque ». Juste une lettre, avec la plume du comte posée dessus proprement. Portzamparc s’approcha des deux hommes. Aucun des deux n’avait survécu.
- Monsieur, murmurait Norbert.
- C’est fini, dit Portzamparc.
Le personnel entrait dans la pièce, horrifié.
Portzamparc prit la lettre. Elle ne disait que ceci :
« Depuis plusieurs jours, il m’apparaît qu’il n’y pas d’issue possible, moi vivant, aux négociations avec la Banque. Par ailleurs, je ne supporte pas l’idée que cet ignoble recouvreur de dettes puisse un jour traiter seul à seul avec ma fille. Je ne veux pas qu’il l’approche.
Dès lors, il faut en finir. Mais les hommes d’argent sont trop lâches pour mourir. Ce sera donc à un vieux noble comme moi d’y pourvoir. »
En bas, d’une écriture nerveuse, qui contrastait avec les lignes du dessus :
« C’est fait.
Et dire que ce misérable n’a su me dire qu’une chose, les larmes aux yeux : "Moi aussi, monsieur le comte, j’ai une famille à nourrir !" »
C’est Portzamparc qui appela le commissariat.
Les tractations entre la Banque et le Manoir furent suspendues. Quelques jours plus tard, Lucie de Whispermoor était admise à une place tout à fait honorable au concours du Barreau d’Exil. Le comte avait écrit à ses enfants, des lettres qui restèrent privées.
Les négociations avec la Pham’Velker allaient reprendre, à l’état où elles en étaient avant l’arrivée de Radik.
Au commissariat de SÛRETÉ, on n’avait pas encore renvoyé la seconde caisse de champagne, celle offerte par le comte. Novembre la fit réexpédier, à l’exception d’une bouteille, que l’on but à la mémoire du vieil aristocrate.
FIN