10-02-2008, 10:09 PM
(This post was last modified: 10-02-2008, 10:27 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #6<!--sizec--><!--/sizec-->
Portzamparc posa sur son bureau la boîte à chaussures, devant tous ses collègues, fier comme pas deux. Les policiers allumèrent leurs cigarettes, impatients, pendant que le détective dépliait les coupures. Le commissaire alla remettre du charbon dans le poele, qui se mit à gronder et chuinter. Il y avait de la buée aux fenêtres, du brouillard dans les rues. On entendait les vieilles passerelles grincer, enserrées par l’air humide.
- Voilà ce que nous cherchions ! dit Portzamparc. On pourra presque remercier le Notaire de nous avoir mis sur la piste.
C’était la coupure de l’année 180. Un article sur une affaire qui avait défrayé la chronique à l’époque. La prise d’otage de l’hôtel Dioscora.
- Quel rapport avec les affaires de Boncousin ? demanda Rampoix.
- Je ne sais pas, mais lui a mis en rapport cet article avec les affaires de Jaransand.
La tuerie chez les Dioscora... Des cambrioleurs s’étaient introduits dans l’hôtel particulier de cette riche famille affiliée aux Pham’Velker. Vraisemblablement, ils venaient s’emparer d’une partie du mobilier, des bijoux et des valeurs du coffre de la famille. Seulement, une cuisinière avait réussi à s’échapper et SÛRETÉ avait vite cerné l’hôtel.
Les voleurs avaient alors pris en otage la famille.
Pour montrer qu’ils ne plaisantent pas, ils abattent un cuisinier à la fenêtre. Renforts de la police judiciaire. L’hôtel est assiégé. Les journalistes accourent. On propose une somme faramineuse aux preneurs d’otages et les moyens de s’enfuir, s’ils relâchent leurs victimes sur le champ. Mais personne n’a encore vu le visage des hommes. On pense qu’ils sont deux.
Ils refusent le compromis. Seconde exécution, chromatographiée par des dizaines de journalistes. Cette fois, c’est le fils aîné qui y passe. L’opinion publique s’affole, TRIBUNAL voit rouge… Déjà deux jours complets que la famille Dioscora est retenue, et il y a une petite fille de sept ans, deux autres adolescents, la vieille tante…
A l’aube du troisième jour, arrive un contingent de l’armée. Un ultimatum est donné. Refus des preneurs d’otages. Le maire du quartier autorise SÛRETÉ à prendre d’assaut l’hôtel. Alors que les militaires et les policiers courent à travers le jardin, ils entendent un rire dément retentir, et des coups de feu. Le corps ensanglanté de la petite fille est lancé par la fenêtre. Alors qu’on défonce la porte, les coups de feu retentissent encore. Quand les hommes prennent enfin possession des lieux, il n’y a plus un seul survivant à l’intérieur. A l’agonie, le père aura juste le temps de dire qu’ils étaient deux…
Et on ne les retrouve nulle part dans l’hôtel.
C’est un scandale dans l’opinion. Plusieurs responsables de la sécurité civile démissionnent, c’est la valse des juges. La cuisinière qui s’est enfuie n’a presque rien vu.
Le nom Dioscora est maudit. Plus personne ne veut racheter l’hôtel, qui est finalement détruit.
- Jaransand aurait pu être un des deux preneurs d’otages ? dit Rampoix, qui n’y croyait pas trop.
- Cela, au moins, dit Maréchal, justifierait qu’on n’hésite pas à tuer un policier. Si Boncousin a trouvé la preuve que c’était bien Jaransand…
- Regardez ensuite cela, dit Portzamparc.
Autre coupure de journaux, à propos d’une soirée au Pandemonium, le grand casino d’Exil. Des gains et pertes record dans la même soirée, d’un flambeur inconnu.
- Regardez la date. C’est deux semaines après la tuerie chez les Dioscora. Et regardez la trombine du flambeur.
Les policiers examinèrent de près l’image granuleuse, sur le papier jauni.
- C’est vrai qu’il pourrait ressembler à Jaransand, dit Sampieri, qui avait approché une photographie récente du conseiller.
- Les sommes dépensées sont du même ordre de grandeur, dit Portzamparc, que les valeurs prises chez les Dioscora. Sacré Boncousin, combien de temps il a pu mettre pour faire le rapprochement ? Sur une affaire vieille de vingt-sept ans !
Les policiers étaient assez bluffés. Ca pouvait se tenir.
- Resterait à savoir une chose, toussota le gros commissaire. C’est ce qui s’est passé dans la vie de Jaransand, pendant sept ans. Entre ce coup au casino et son entrée chez les Donasserne.
- C’est vrai, admit Portzamparc.
- J’ai fouillé les dossiers de Boncousin. Il s’était renseigné sur les affaires immobilières de Jaransand. Il a réuni les noms de plusieurs victimes de ses rachats massifs. Et regardez ça, souligné par Boncousin lui-même, sur plusieurs témoignages de ces victimes devant SÛRETÉ. Là où ils parlent des hommes de main de Jaransand… Regardez, cela revient plusieurs fois : l’un des exécutants des basses œuvres avait une sale gueule de rat…
- Merde, fit doucement Rampoix.
- Ce salopard de Jaransand, conclut Maréchal, connaît bien la Gueule de Rat, le tueur de la danseuse et de Boncousin !
Les policiers se regardèrent, les envies de meurtre dans les yeux. Que n’auraient-ils pas donné, à ce moment, pour tenir devant eux la Gueule de Rat !
- Messieurs, dit Horson, j’ai appelé mon collègue le commissaire de la Rue Verte. Il accepte que nous rencontrions Jaransand, mais il m’envoie certaines mises en garde.
Et le commissaire regardait surtout Portzamparc et Maréchal, puisque c’est eux qui allaient se rendre chez le conseiller.
- Vous savez que monsieur Jaransand reste lié à la Donasserne, qui a d’importants intérêts dans la rue Verte. Donc au nom de la Concorde sociale et dans l’intérêt aussi des employés de la corpole, il faudra veiller sur vos questions.
- Naturellement, dit Portzamparc.
- Nous n’avons pour le moment rien de solide contre Albin Jaransand, il faut nous en souvenir. Toutefois, ajouta le commissaire, il y a un policier mort dans cette affaire, ce qui justifie amplement votre démarche, messieurs.
- Entendu, commissaire.
*
Les deux policiers avaient reçu le message. Y aller prudemment devant le conseiller, mais lui faire comprendre les agents de SÛRETÉ ne vont pas baisser leur froc, comme dirait Théodule Corben, devant un politicien des beaux quartiers !
Corben, qui fit encore un voyage ce soir-là, en direction de la Rue Verte.
- Et voilà, messieurs.
- Merci, dit Portzamparc en glissant un pourboire à son pilote.
Et il fit craquer ses doigts. E Ils remontèrent la rue Verte, puis l’avenue Marthuis, en passant devant chez Saint-Preux et tournèrent dans la perspective Névée. Au 34 se trouvait l’hôtel Amarcord, où résidait Jaransand. Un hôtel particulier.
n chemin, les deux policiers avaient préparé leur interrogatoire.
Ils entrèrent, leur chapeau à la main, accueillis par la gouvernante.
- Si ces messieurs veulent bien se donner la peine.
- Avec plaisir…
A première vue, le détective et l’inspecteur étaient plein de bonnes intentions, et se sentaient gênés de déranger un honorable conseiller municipal.
Jaransand avait une bonne cinquantaine d’années. Une constitution robuste, les mâchoires carrées, des favoris épais, il ne rougissait pas de sa réussite sociale. Il avait plusieurs tableaux de maître au mur, des statuettes plus ou moins lascives et des rayonnages de bibliothèque bien garnis. Par la fenêtre, on apercevait, derrière les fins rideaux, le petit jardin de l’hôtel.
- Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il en coupant un cigare.
Maréchal entama la discussion :
- Monsieur Jaransand, nous sommes venus à cause d’une enquête qui, vous vous en doutez, nous tient particulièrement à cœur. L’assassinat de notre collègue, l’inspecteur Boncousin.
- J’ai bien sûr entendu parler de ce crime.
- Nous nous permettons de vous déranger car, en vertu de votre position dans ce quartier, vous pourriez nous être d’une grande aide pour nous conseiller.
- Conseiller, c’est mon métier, dit-il en allumant son cigare, l’air très satisfait de lui.
- Voilà, dit Portzamparc. Nous savons que notre collègue se rendait souvent dans un cabaret de notre quartier et qu’il y fréquentait une petite danseuse. Et cette jeune femme avait aussi attiré un habitant de la rue Verte, cadre chez les Donasserne. Gaëlien de Saint-Preux. Peut-être le connaissez-vous ?
- De nom. Il est assez jeune, je crois.
- La danseuse a aussi été assassinée. Et nous sommes presque sûrs que c’est la même personne qui a tué cette femme et notre collègue.
- Vous vous inquiétez donc aussi pour le sort de Saint-Preux ? dit Jaransand.
- Oui, et non. Nous essayons de comprendre ce qui s’est passé. Nous savons que l’inspecteur Boncousin avait des liens avec les Donasserne. C’est à eux qu’on en revient à chaque fois. Donc, nous nous sommes demandés si cette corpole aurait pu acheter le silence de Boncousin…
- Téméraire de dire cela, ricana Jaransand, étonné qu’on ose proférer une telle énormité. Bien téméraire, oui !... N’oubliez pas, messieurs, que nous parlons d’une respectable corpole, pas d’une bande de malfaiteurs !
Jaransand tira sur son cigare, en regardant les policiers comme deux amateurs, pour qui on va devoir reprendre les explications les plus élémentaires.
- Je dirais que les Donasserne ont pu faire appel à l’inspecteur, dans le cadre de certaines recherches. On parle d’enquête dans l’intérêt des corpoles, voyez-vous, fit Jaransand, comme le maître qui récite son cours d’arithmétique. Ce genre de contrat est assez courant. Les Donasserne ont pu choisir un policier comme l’inspecteur Boncousin pour son ancienneté, et parce qu’il n’était pas du même quartier. Ce qui évitait certains conflits d’intérêt.
Les deux policiers étaient au courant de ce genre de contrat. Ils n’étaient pas légalement reconnus mais, quand ils étaient en bonne et due forme, les signataires n’étaient pas inquiétés. Un policier faisait juste des heures supplémentaires au service de la corpole.
- L’assassin, selon nous, aurait aussi pu travailler chez les Donasserne, dit Portzamparc, en bon flic qui ne démord pas de son idée. Il aurait pu être embauché pour les protections de fonds, ce genre de choses… Il faut bien protéger l’argent qui circule. Et on ne regarde pas toujours autant qu’il faudrait le passé de ce genre de personnel de sécurité…
- Sans doute, non, concéda Jaransand, sans quoi l’argent aurait mille fois le temps d’être volé.
- Donc Boncousin a pu découvrir des détails gênants sur l’un de ces employés…
- Je ne vous suis pas, coupa Jaransand. Dans ce cas, autant le signaler discrètement à la corpole, qui se serait défait d’un ancien criminel, si c’est ce que vous voulez insinuer, en le livrant à SÛRETÉ. A quoi bon s’encombrer, surtout s’il s’agit de petit personnel ? Vous vous rendez compte, s’il fallait fouiller le passé de tous les membres d’une maison de négoce ou de change !
- Bien sûr. On ne peut pas fouiller le passé de tous les membres…
- A mon avis, messieurs, dit Jaransand en appuyant ses mains sur le bureau, le meurtre de cette danseuse relève du règlement de compte sordide. J’ai bien peur que votre collègue ait été pris dans un règlement de compte parfaitement crapuleux. Inutile d’impliquer une corpole dans l’affaire !
Jaransand leur faisait presque la morale, comme s’ils avaient oublié ce qu’on leur avait appris à l’école de la police ! Les deux policiers soupiraient, gênés, vraiment gênés...
- Nous avons cherché dans les dossiers de Boncousin, raconta Portzamparc. Nous avons trouvé de vieux papiers, des coupures de journaux, des affaires non élucidées… C’était vraiment quelqu’un de tenace, de dévoué, et c’est dégueulasse que ça se termine comme ça !
- Et c’est vrai qu’étrangler une danseuse et buter un flic, ce ne sont pas les méthodes d’une corpole, admit Maréchal. Plutôt d’individus isolés, aux abois. Pour tuer de façon aussi… malpropre, presque à l’improviste, il faut vraiment être traqué, en danger…
- Oui, dit Portzamparc, nous allons continuer à fouiller dans ce que Boncousin avait trouvé. Parfois, il faut chercher loin l’explication de meurtres non élucidées. Tant pis si on doit remonter, vingt, trente ans en arrière. Tant pis…
En quelques phrases, l’atmosphère avait changé. Maintenant, c’est Jaransand qui en oubliait de fumer son cigare et qui se sentait aussi peu à l’aise à son bureau que s’il était menotté à un radiateur !
- Allons, nous ne vous ferons pas perdre plus de temps, monsieur le conseiller, dit Maréchal en se levant.
La gouvernante apportait les chapeaux et les manteaux.
- Je suis désolé que vous soyez venus pour rien, messieurs…
- Du tout, dit Maréchal. Au contraire, cette entrevue nous a permis de nous mettre les idées un peu plus au clair…
Les deux policiers s’en allèrent sans se presser. Jaransand les regarda partir, de sa fenêtre. C’est seulement quand ils eurent tourné au coin de la perspective qu’il ralluma son cigare.