17-03-2008, 12:56 PM
(This post was last modified: 17-03-2008, 01:06 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #6<!--sizec--><!--/sizec-->
Depuis le lever aux aurores pour se rendre à la Jointure, la journée avait été bien remplie. Maréchal repassa quand même au commissariat, pour passer un dernier coup de fil à Crimont. Il savait que son collègue de la Financière travaillait tard le soir.
- J’aurais aimé que tu me renseignes sur l’argent de Boncousin. S’il y a des irrégularités sur ses livrets de compte, des virements réguliers mais injustifiés…
- Je vais regarder, dit Crimont, en baillant.
Il avait dû passer la journée entre ses piles d’épais dossiers, à fumer et à boire du café.
De son côté, Portzamparc laissa une demande chez les Pandores, pour que le lendemain ceux-ci aillent « cueillir » à leur travail d’anciennes victimes des opérations immobilières de Jaransand. Des témoins directs qui pourraient reconnaître des hommes de main de l’ancien cadre des Donasserne.
C’est Rampoix et Sampieri qui prenaient le relais pour la nuit.
Le lendemain matin, rasés de près, Maréchal et Portzamparc arrivaient alors que le café n’était pas encore près et qu’il ne restait que le vieux fond de celui qui avait fait la nuit.
- Jaransand, dit Rampoix, si c’est bien lui le flambeur du Pandemonium, a été pendant sept ans connu sous le nom de Flavien Malpierre. Entre 180, date de la tuerie de l’hôtel Dioscora, et 187, date de son entrée chez les Donasserne, sous son nom actuel : Albin Jaransand. Resterait à prouver que lui et Malpierre ne sont qu’une seule et même personne. Et pas un frère jumeau, un cousin ou un sosie…
- Plus rien sur ce Flavien Malpierre après 180 ?
- Non, il a disparu en mer, à bord de son voilier. Il était en vacances sur l’île du Songe-Creux et une tempête l’aurait emporté…
- Un peu trop facile ça, monsieur Jaransand, murmura Maréchal.
- Comment Boncousin a-t-il pu faire le rapprochement ? Simple hasard ? se demandait Sampieri.
- Il a pu consulter les journaux de l’époque, dit Rampoix. Lire les évènements de l’année 187, puis remonter dans le temps. En étant minutieux, en fouillant dans les affaires de cette époque…
- Il faudrait savoir si cette disparition de Flavien Malpierre était bidon ou pas, dit Maréchal. Je vais envoyer une demande auprès des archives et rappeler la Financière. Un flambeur de casino, ils doivent pouvoir en retrouver la trace.
Les policiers burent le café du matin dans le bureau du commissaire, qu’ils mirent au courant de l’avancée de l’enquête.
- Il n’est pas sûr que nous soyons en mesure d’inquiéter Jaransand, dit Horson. Il a beaucoup d’appuis. S’il avait dû tomber pour ses affaires chez les Donasserne, cela aurait eu lieu depuis longtemps. En revanche, il nous faut l’assassin de Boncousin.
- Lui, c’est sûr, nous l’aurons, dit Portzamparc. Quoi qu’il arrive, on l’enverra se faire pendre !
On entendit le parlophone de la réception et Priscilla vint frapper, pour dire qu’on demandait Portzamparc.
Cela devenait rituel et le commissaire ne comprit pas pourquoi tout le monde souriait.
- Et on n’est que le matin ! plaisanta Rampoix.
Maréchal leva les yeux au ciel et s’alluma une cigarette.
Portzamparc prit le combiné.
- Jean-François…
Sa femme était en pleurs.
- Quoi ? Qu’y a t il ?
- J’ai besoin que tu rentres, Jean-François… J’ai besoin… tout de suite…
Elle pleurait à chaudes larmes, secouée par le hoquet.
- Que s’est-il passé ?...
Portzamparc ne respirait, ne vivait plus !
- Jean-François… Après ton départ, ce matin… j’ai voulu faire le marché. Et on m’a suivi… Il y avait encore du brouillard. Un homme avec un cache-nez… Il m’a suivi, de plus en plus près… J’ai accéléré.
Elle hoqueta.
- Et ensuite ?
- Ensuite, en arrivant devant l’immeuble, il m’a frôlé. J’ai hurlé, il a reculé… Son cache-nez est tombé… Quelle horreur !
- Quoi ?
- Il avait une sale tête, c’était affreux…
- Une gueule de rat ?
- Oui ! cria-t-elle avant de s’effondrer en pleurs.
- J’arrive !
Portzamparc raccrocha. Il était blanc comme un linge.
Sa femme ! sa propre femme !
Il retraversa le commissariat et balbutia une explication en enfilant son manteau.
- Tout le monde ! cria-t-il en partant, comme possédé par le démon, il faut prévenir tout le monde ! Retourner le quartier ! Prévenir les Pandores ! Et les poivrots… et les putes !
Les 3 P !
Il piqua une course effrénée jusqu’à son immeuble, passa devant la concierge et monta quatre à quatre les marches. A bout de souffle, il frappa. Sa femme avait fermé les trois loquets.
- C’est moi…
- Jean-François ?
- Oui, c’est moi…
Il entendit les loquets tourner et il ouvrit enfin la porte. Sa femme lui tomba dans les bras. Il la serra fort et lui murmura à l’oreille des paroles réconfortantes.
- Je vais m’en occuper maintenant… Mes collègues sont prévenus. On va l’avoir… C’était sa dernière erreur…
Elle était choquée. Le détective la mit au lit, en lui faisant promettre de se reposer. Il parla à la concierge, qui promit de lui tenir compagnie.
- Tout va bien aller… Tu ne risques plus rien. Je vais envoyer des gens te protéger… On va y aller, et on va lui faire la peau…
- Sois prudent !
- Ce n’est pas prudent d’aller affronter un type comme lui, mais c’est nécessaire… Je ne serai pas seul…
Quelques minutes plus tard, Maréchal arrivait en bas de l’immeuble, avec son arme de service et celle de Portzamparc.
- On y va, détective ?
- Volontiers, inspecteur !
C’était encore une mâtinée glaciale, mais à Mägott Platz, la température venait de monter de plusieurs degrés.
*
Dans le quartier, le Vice-versa était connu pour être le lieu de rencontre de tous les invertis des blocs environnants.
- Salut les filles !
Maréchal entrait à grand fracas.
Il bouscula au passage un couple de marins qui s’enlaçaient lascivement. Portzamparc, lui, parcourait déjà la salle du regard. Il cherchait quelqu’un…
On sentait l’atmosphère électrique. Les deux policiers avançaient, comme deux requins au milieu d’un banc de poissons rouges.
- Quoi je t’excite ?
Le petit homosexuel baissa le regard devant Maréchal, et rougit.
- Remonte ta braguette, toi, dit Portzamparc.
Ça y est, il l’avait trouvé !
Il attrapa par le col une petite tante qui se curait les ongles négligemment en feignant de ne pas le voir, et il l’emporta violemment, à travers toute la pièce, vers les toilettes. La vieille porte à la peinture décrépie s’ouvrit sur une pièce lugubre.
Des murs nus, avec son antique trône, sa chaîne et sa cuvette fixée par trois vis rouillées au plafond.
La petite tante se fit plonger la tête la première dans la cuvette ; Portzamparc activa la chaîne et attendit que l’eau ait bien fini de couler jusqu’à la dernière goutte, avant de le remonter à la surface, haletant.
- Ta gueule !
Maréchal arrivait à son tour avec un « protégé » qui eut droit au même traitement.
Une bonne entrée en matière, comme disait toujours Boncousin, avant un petit interrogatoire « à la papa ».
- Bon, les deux tafioles…
En l’occurrence, les deux malheureux n’en menaient pas large, assis par terre, coiffés comme des brosses à cabinet, dans cette pièce qui ressemblait à une antichambre de laboratoire Scientiste !
- Vous répondez, maintenant, ou on vous offre une deuxième douche ! déclara Portzamparc.
On devinait les clients du bar, l’oreille à la porte. Maréchal montra la photo de Gueule de Rat.
- Où est ce type ? Vite !
- Ça va, on parle, on parle…
- J’aime mieux, oui…
- Il est passé par ici, il n’y a pas une heure ! Il partait vers la place des Loges !
Les deux policiers ressortirent, en bousculant les clients attroupés.
- On se sépare, les tatas, c’est pas encore l’heure de la partouze !
Les deux autres ressortaient des toilettes, éberlués. Dans l’assistance, certains pleuraient. Ils avaient eu droit à tous les noms d’oiseaux !
*
Place des Loges, il n’y avait qu’un seul établissement d’ouvert, le Crachoir. Au passage, Maréchal jeta un coup œil vers les immeubles en face. Il vit nettement que l’impasse Montmort n’était pas « ouverte »…
Portzamparc entra en premier au Crachoir. L’établissement accueillait généralement des ivrognes de la pire espèce, et les clients qui ressortaient du bordel voisin.
- J’avais oublié à quel point c’est le palace de l’élégance ici !
Dans un décor de théâtre à l’abandon, une danseuse finissait de se rhabiller, des clients décuvaient péniblement. Un serveur passait la serpillière sur du vomi.
Les policiers bousculèrent deux clients, firent asseoir le patron qui avait les yeux plein d’alcool.
Devant un endroit si laid, qu’il en devenait injurieux, les deux policiers eurent une poussée de haine bien coriace. Ils balayèrent d’un revers de main les verres alignés sur le comptoir, qui s’écrasèrent en un bel ensemble. Un type maigre comme un haricot hoquetait, dégrisé, les larmes aux yeux.
- Voilà celui qu’on cherche ! cria Maréchal en brandissant le portrait de Gueule de Rat. Et on va avoir besoin d’une réponse très rapide !
Portzamparc renversa une table pas encore desservie et envoya valdinguer par terre un poivrot qui ricanait bêtement au comptoir.
- Je… crois… bégayait quelqu’un.
Aussitôt les deux policiers furent sur lui. Les autres clients remerciaient le ciel que ça ne soit pas tombé sur eux mais plaignaient le malheureux.
On le fit s’asseoir et Maréchal lui jeta un verre d’eau à la tête pour lui remettre les idées à l’endroit.
Un traitement de faveur.
- Il est passé ici… cherch-er un compli-ce…
Manque de chance, ce devait être vrai un bègue !…
- Un type… qui est res-té ici… quelques heures… Au comptoir, immobile… Je crois… qu’il a brisé la main de quel-qu’un… qui lui posait des qu-estions… Il était bl-essé… je l’ai vu… la chemise rou, rougie…
- Il ressemblait à quoi ?
- Grand, cos-taud… chauve… le bagnard, quoi…
Le bègue faisait vraiment des efforts. Malgré ses airs, iI n’était pas si bête ni aussi lâche que les autres : il ne suait pas la peur. Du coup, les policiers se montrèrent mieux disposés à son encontre.
- Il est reparti avec Gueule de Rat ?
- Oui ! voi-voilà !...
- Par où ?
- Vers la passerelle désaffectée !
Il avait dit toute cette phrase d’un trait ! C’était miraculeux !
Les deux policiers repartirent sans attendre et le bègue ressortit du Crachoir, euphorique.
La passerelle désaffectée était interdite à la circulation depuis des lustres. La date de sa fermeture se perdait dans le temps, comme la passerelle se perdait dans la brume. Les mitiers en parlaient souvent. Ils désespéraient d’obtenir un ordre de VOIRIE pour aller la réparer. En attendant, ils n’en approchaient pas.
Du coup, se trouvait coupé le principal chemin entre Mägott Platz et le quartier voisin, Karel-Kapek.
Maréchal et Portzamparc s’arrêtèrent devant la barrière en bois barrée d’une interdiction d’aller plus loin. La passerelle s’élançait gracieusement et plongeait dans un brouillard inquiétant, d’où sortaient des grincements pénibles et des cris de choucas.
Les deux policiers se consultèrent du regard. Bien sûr, ils étaient prêts à y aller.
Un mitier descendit d’une plateforme de station-radio.
- Dites-moi, lui dit Maréchal, la passerelle a été empruntée récemment ?
- Pas vu, monsieur, désolé… Je viens de prendre mon service ! Et en plus, c’est interdit !
- Il y a d’autres passages pour aller à Karel-Kapek ?
- Oui, mais c’est bien plus long !
Il le disait d’un ton qui signifiait qu’il était le premier à le déplorer.
- Merci…
Les deux hommes réfléchirent.
- Il n’a pu que passer par là, dit Maréchal. Il faut y aller, sinon il va prendre des heures d’avance sur nous… Tandis que là, il est blessé…
- D’accord.
Les Pandores arrivaient.
- Vous tombez bien, dit Portzamparc. L’un de vous va nous suivre. L’autre va aller demander que deux d’entre vous aillent surveiller mon domicile !
Dans ses moments, le détective avait ses airs de petit chef, voire de tyran local, qui lui promettaient de ne pas rester trop longtemps au bas de l’échelle de SÛRETÉ !
*
Le Pandore passa devant les deux agents, sur la passerelle particulièrement glissante. On se tenait au garde-fou. Le vent secouait la frêle structure.
- Tenez, regardez, dit Maréchal.
Des tâches de sang.
Les trois hommes avançaient au ralenti, sachant que le prochain pas pouvait être celui de trop, qui déstructurerait la passerelle et les enverrait au fond du gouffre brumeux.
Quand le Pandore mit pied sur le sol ferme, ce fut un soulagement. Les deux policiers sautèrent sur les vieux pavés et reprirent leur course. Le vent soufflait de plus belle et la passerelle murmurait un grincement d’adieu !
Les policiers ne connaissaient pas les plaques citadines noires de Karel-Kapek, un bloc dédié aux usines, dépendance d’une immense zone industrielle appelée le Dévoreux.
C’est de ce bloc, disait-on, qu’étaient sortis les premiers androïdes, du laboratoire de celui qui avait donné son nom au quartier, l'ingénieur Karel Kapek.
Il y avait encore des tâches de sang au sol.
Dans le petit matin, l'heure où les travestis vont se rhabiller, on entendait la marche de centaines d’ouvriers, dans une artère voisine, qui se rendaient au travail en envahissant brièvement les débits de boissons. Le martèlement de leurs grosses chaussures faisait trembler tout le bloc. Dans leur ruelle à l’écart, les trois policiers tâchaient de se repérer.
Ils arrivèrent devant l’entrée du tramway souterrain. Station Candélabres.
Ils descendirent la volée de marche de pierre et constatèrent que la station n’était pas encore ouverte au public. Son accès n’était barré que d’une bande jaune. Des ouvriers qui travaillaient demandèrent aux trois hommes ce qu’ils venaient faire là.
- SÛRETÉ !
Maréchal avait crié et sa voix résonnait dans le hall vide. Il avança et demanda si on avait vu passer un homme blessé.
- On vient d’arriver ici, monsieur, mais c’est vrai qu’on a vu des tâches de sang, pas loin d’ici.
- Et vous n’avez averti personne ?
- On veut pas d’ennuis ! On a prévenu la direction, c’est tout !
Maréchal n’avait pas de temps à perdre. Il fit signe à Portzamparc et au Pandore de le suivre. Ils coururent sur le quai, qui était encombré de matériel de chantier, avec son éclairage incertain, sa poussière de plâtre, ses murs à nu. Et les deux bouches d’ombre du tunnel.
- Par où on va ?
Maréchal descendit sur les rails et il écouta attentivement.
Le blessé devait avoir perdu presque toute son avance. Vraisemblablement, Gueule de Rat n’était pas du genre à l’attendre, donc il devait avoir continué.
Le Pandore allait dire un mot, mais Maréchal l’arrêta d’un geste. Il tendait l’oreille.
- Par là !
Il désignait sans hésitation l’entrée de gauche.
- La prochaine station est loin ? cria-t-il à l’intention d’un ouvrier qui arrivait sur le quai.
- Non, pas loin, monsieur !... Par là-bas, ce sont les abattoirs !
Ils empruntèrent des casques avec des lampes et partirent dans le tunnel. Après une course dans l’obscurité qui parut interminable, ils arrivèrent dans une station fantomatique. Aucun éclairage. On devinait les lieux uniquement aux faisceaux lumineux des casques Ce n’était que de la pierre. Personne n’y travaillait. Mais au mur, on avait déjà cloué la pancarte : « Abattoirs. »
On entendait le halètement d’une quatrième personne, qui remontait avec peine les escaliers.
Les trois policiers sortirent leurs armes et montèrent les marches. Les tâches de sang étaient de plus en plus nombreuses.
Dehors, le vent chargé de pluie fouettait le visage. La cohue d’ouvriers était maintenant passée. En haut d’un mirador, trois lampes brûlaient.
Les policiers étaient ressortis entre les grandes usines de mort. Un coup de feu retentit et on entendit une chaîne tomber.
Maréchal passa devant. Le temps de contourner le bâtiment et nos policiers trouvaient une porte secouée par les courants d’air. Elle ouvrait sur une pièce sombre.
Une rafale passa et ouvrit grand la porte. Les policiers reprenaient leur souffle. Ils enlevèrent un instant leur casque, le front en sueur.
- Bon, il est là-dedans, murmura l’inspecteur. Vous le Pandore, vous allez garder l’entrée. Détective, nous on y va.