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Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave
#12
DOSSIER #6<!--sizec--><!--/sizec-->

Des carcasses de viande oscillaient doucement et leurs crochets grinçaient dans l’obscurité.
Les deux policiers pointaient leurs révolvers devant eux, haletants, leurs casques sur la tête, dont ils avaient éteint les lumières. Leurs haleines se dégageaient dans l’atmosphère froide. Du sang tombait goutte à goutte au sol, et de la glace fondue, et ces gouttes résonnaient en éclatant.
Après quelques pas, Maréchal fit signe à Portzamparc de s’arrêter. Les deux hommes retenaient leur respiration, mais leur sang leur tapait dans les oreilles.

Un crissement strident retentit, et le détective eut juste le temps de se jeter sur le côté : une carcasse passa en sifflant à côté de lui, en frappa une autre, s'immobilisa... et se balança dans un grincement sinistre.
Maréchal courut et dut écarter plusieurs viandes en vitesse.
C’était comme un labyrinthe dont les murs se déplacent. Portzamparc entendit les pas de son collègue résonner, puis s’arrêter. La noirceur devenait de plus en plus oppressante. On discernait la porte où le Pandore veillait, un point de lumière grise.
Les deux policiers ne savaient plus où ils étaient. Les gouttes de sang et d'eau tombaient toujours. On entendait, lointain, le murmure frissonnant de la pluie.

Portzamparc déglutit. Il entendit des balles tomber à terre, l’une après l’autre. Il courut quelques mètres.
Maréchal, lui, avait compris, et courut dans l’autre sens. On avait jeté les balles au loin, et maintenant le tueur rechargeait son révolver. L’inspecteur allait mettre en joue, quand une carcasse dans son hurlement métallique lui arriva dessus, et le repoussa sur le côté. Maréchal en eut le souffle coupé et faillit s’étaler par terre. Une balle siffla à son oreille.
Le coup résonna dans l’air froid, longuement. Portzamparc sut qu’il s’était égaré.
Maréchal avait le cœur qui tambourinait. L’autre ne devait pas être loin de lui. L’inspecteur ferma un instant les yeux, crispé, et serra les dents. Il s’adossa à une carcasse et tendit l’oreille.
Il aurait pu jurer que le tueur était juste de l’autre côté ! dans la même position que lui. Une intuition. Une simple épaisseur de viande les séparait.

Portzamparc, avec une infinie lenteur, s’accroupit, puis s’allongea, dans la direction de l’inspecteur. Il tendit son arme devant lui d’une main, et de l’autre, tâtait le bouton de son casque.
Maréchal se préparait à tourner brusquement autour de la carcasse… Ou bien à se retourner pour tirer au travers. Mais l’autre devait y penser en même temps.
Maréchal prit une grande inspiration et se pencha légèrement en avant, prêt à pivoter sur lui-même. Il entendait maintenant très nettement la respiration de l’homme blessé, à quelques centimètres de lui. Un souffle rauque, lourd. Maréchal sentait que cet homme ne demanderait pas grâce, qu’il ne tenterait pas de négocier sa fuite. Dans le froid, l’odeur de viande devenait écœurante.

Portzamparc savait qu’il n’aurait qu’un instant pour ajuster puis viser. Il arma le chien de son arme, doucement. Il ferma un œil... Il approcha la main du bouton de casque. Il n'aurait qu'une seconde
Il alluma la lumière de son casque !... sous une rangée de carcasses, deux paires de pieds, symétriques. Les chaussures de Maréchal, à gauche ! Il tira dans la jambe de l’autre ! et le vit crier et tomber.
Maréchal fit le tour de la carcasse, trouva l’homme qui se tordait de douleur et le braqua.

Portzamparc accourait. C’était fini. L’homme saignait déjà de l’aine et de la poitrine en, entrant dans la chambre froide et maintenant il avait une balle dans la cheville.
Le Pandore arrivait à son tour, avec ses collègues.
- Dépêchez-vous, cria Maréchal, il perd connaissance !

L’homme était solide, le crâne chauve, les traits durs. Mais il s’affala pour de bon sur le sol gras et humide, terrassé par la douleur. Le sang coulait.
- Il faut le transporter à l’hôpital et en vitesse ! C’est un témoin capital !

La police judiciaire arrivait à son tour dans les abattoirs, au moment où Maréchal et Portzamparc en ressortaient, épuisés, perclus de douleur.
- On l’emmène, dit un de leurs collègues, envoyé par le Quai des Oiseleurs. Vous avez bien travaillé, messieurs.
- C’est ça, dit Maréchal, on vous laisse place nette.
- Rentrez vous reposer pour le moment.

Portzamparc fut le premier chez lui. L’odeur de viande lui soulevait le cœur. Il ne mangea qu’une soupe, quelques légumes et alla s’endormir dans les draps frais, pendant que sa femme lui massait le dos. Il gémissait de douleur et de bien-être à la fois.
Maréchal, tout aussi écœuré de cette soirée, ne put se consoler que grâce à sa bouteille, après avoir été secoué de quintes de toux terribles et avoir recraché ses cigarettes dans le lavabo.

*

Le lendemain, Portzamparc arriva tôt à l’hôpital. La chambre du blessé était gardée par deux Pandores.
- Il est sauvé, dit le chirurgien, car il est robuste comme un Kargarlien. Seulement, pas moyen de lui parler avant deux ou trois jours... Avec tous les anesthésiants qu’on a dû lui injecter, il est assommé pour un bout de temps.

Pendant que les deux policiers étaient partis dormir, Rampoix et Sampieri avaient pris le relai. Portzamparc retrouva le second place des Loges.
- On a reconstitué leur parcours d’hier, dit le détective. Ils sont arrivés dans le quartier, chacun de son côté. Gueule de Rat a suivi ta femme, pendant que son complice l’attendait au Crachoir. Mais à ce moment, ça avait déjà failli mal tourner pour lui. Il avait été pris à partie par une petite frappe du quartier, qui voulait jouer les gros durs, un maquereau monté en graine, Lenni Scorpa. Seulement, Scorpa est tombé sur plus fort que lui. Ils ont sorti les couteaux ; Scorpa a eu le temps de frapper le tueur, mais lui, il y est resté, proprement égorgé. Renseignements pris, le complice s’appelle Grisbert Kerenfil.
« Après avoir suriné Scorpa, il est allé au Crachoir, attendre Gueule de Rat. Et avant ça, il s’était chargé de faire comprendre aux truands du quartier qu’il y aurait du vilain ce soir. Seul Scorpa a tenté de faire le mariole.
« Les deux tueurs se sont retrouvés place des Loges et se sont enfuis. Aucune trace de Gueule de Rat. Soit il a pris la passerelle et a semé son complice du côté des abattoirs, soit il est parti par ailleurs.

Au commissariat, Maréchal et Sampieri recevaient quelques-unes des victimes de Jaransand, que les Pandores, à la première heure, étaient allés cueillir à leur travail. Ils confirmaient que l’actuel conseiller avait employé les services de Gueule de Rat et Kerenfil.
- Merci, messieurs, dit Maréchal, ce sera tout.
Les employés s’en allèrent en vitesse. Ils avaient peur.

Priscilla finissait de trier le courrier.
- On a reçu une carte de l'inspecteur Novembre, minauda-t-elle. Il nous souhaite le bonjour, depuis le cap Blanc-Nez. Il nous dit qu’il fait du bateau du côté de l’île Songe-Creux et que tout va bien.

Maréchal l’écoutait à peine. Il était juste content de savoir que, dans l’histoire, il y en avait un qui ne s’en faisait pas trop ! Crimont avait envoyé des informations sur le compte de Flavien Malpierre, le flambeur. Ce compte en banque avait été ouvert quelques jours après la tuerie chez les Dioscora, et clôturé sept ans après, en 187.
Crimont avait aussi fait ses recherches sur le compte de Boncousin.
- J’ai trouvé quelque chose de curieux, dit-il à Maréchal, par chromato. Il y a deux semaines, Boncousin a fait un très gros versement. L’équivalent de plus d’un an de salaire. De l’argent qu’il a gardé de côté, sans y toucher. Et d’un coup, il a tout vidé.
- A quel ordre ?
- Apparemment, le destinataire serait un orphelinat public.
- Un orphelinat ?
- Oui, je t’ai joint l’adresse. C’est un bâtiment rattaché à SANITATION. Une institution tout ce qu’il y a de plus respectable.
- Etrange, fit Maréchal, qui ne savait quoi penser. J’irai voir cet orphelinat.

L’inspecteur remercia encore son collègue et mit son chapeau. Le bâtiment se trouvait dans le quartier Primevent, pas très loin de la banque où Boncousin avait son compte.
Maréchal prit le ballon-taxi et se laissa monter vers les hauteurs de la Cité. C’était son tour d’aller respirer l’air pur et de se détendre en profitant du paysage et des monuments spectaculaires.

L’endroit était fait pour « coller » exactement à l’image idéal de ce genre d’institution. Des bâtiments blancs, un grand parc. Des institutrices sévères et justes, l’air collet monté. Des petits enfants bien peignés, avec des uniformes et des chaussures qui grincent et qui brillent. La directrice avait l’air sérieux et digne des personnes ayant de lourdes responsabilités matérielles, mais surtout morales, sur les épaules.
- Nous accueillons des enfants venus de toute la Cité, expliquait-elle. Ceux qui ont la chance d’être admis parmi nous peuvent trouver un nouveau départ, échapper à la rue…
Elle soupirait, à la fois inquiète et heureuse pour ces enfants qui étaient en train de faire une ronde dans la cour. Maréchal songeait qu’enfant, il n’aurait pas tenu deux semaines dans ce genre d’établissement modèle, loin de la crasse des rues, de l’acier et de la graisse industrielle…
Il put faire le tour de l’établissement, où tout semblait normal, des dortoirs à l’infirmerie, des salles de gymnastique aux cuisines. Il n’y avait que des gens honnêtes, soucieux d’aider ces gosses ; certains devaient satisfaire des penchants sadiques dans ce système rigoriste où l'on n'avait pas peur de dresser les enfants à coups de baguette ; d’autres avaient l’air légèrement benêt et illuminé. Mais rien d’anormal à signaler ! SANITATION pouvait s’enorgueillir d’entretenir cette fondation !
- J’ignorais même que ce monsieur Boncousin était policier, voyez-vous… En venant ici, il m’a dit qu’il voulait faire un don et il a demandé à visiter les lieux. C'était bien naturel...
C’était dit sur un ton de demande indirecte. Seulement, Maréchal ne venait pas pour mettre la main à la poche !
- Je dirais qu’il a paru soulagé de faire ce don. Il m’a même remercié, puis il est reparti, timide, sans rien ajouter.

Maréchal ne savait quoi penser. Les bons sentiments, la propreté, la gentillesse... il n’était plus habitué à ces réalités !
Boncousin, donnant pour les bonnes œuvres… Après tout, pourquoi pas ?
- Je vous remercie, dit l’inspecteur, pas convaincu.

Maréchal était de retour à Mägott Platz en début d’après-midi. Pour remettre les pieds sur terre, il alla boire un verre chez Gino. Là, au moins, il était en territoire connu ! Puis il rentra au commissariat.
- J’ai découvert, disait Rampoix, que Boncousin a fait deux ans de police judiciaire. Tu le savais, toi, qu’il avait été au quai des Oiseleurs ? Lui et Ménard ont à peu près le même age.
- Non, je l’ignorais.
- Et c’est quand il était à la PJ qu’a eu lieu l’affaire Dioscora. Deux ans après, il était affecté ici, à Mägott Platz, avec le grade d’inspecteur 1ère classe. Depuis, il n’est pas monté dans la hiérarchie. Il s’est contenté de faire son boulot, pendant vingt-cinq ans.
- Peut-être que ceux qui ont tué les Dioscora avaient prémédité cette tuerie, dit Maréchal. Peut-être qu’on venait pour ça, pour détruire cette famille… mais dans ce cas, pourquoi une prise d’otages ?
Il s’y perdait. Boncousin avait eu décidément une vie moins régulière qu’on ne croyait. Jusqu’à cet argent versé d’un coup, moins de deux semaines avant sa mort.

*

Portzamparc était de retour. En début d’après-midi, il était allé parler à Saint-Preux. Le jeune cadre déjeunait rue Verte, dans un grand restaurant, en compagnie de plusieurs de ses collègues.
Portzamparc montra discrètement sa plaque au garçon, et se fit placer à une table seule, avec vue sur le groupe de la Donasserne.
Saint-Preux semblait à l’aise, et on entendait par moment un rire collectif, comme par vagues. Le policier se fit servir une entrée et observa la grande table. La ronde des garçons. Les autres groupes d’hommes importants. Le patron qui venait serrer la main, qui ne perdait rien de ce qui se passait dans son établissement. Sous prétexte qu’il ne savait pas où se trouvaient les toilettes, Portzamparc traversa la salle, et frôla Saint-Preux et se renseigna à haute voix auprès d’un serveur, puis passa les portes battantes, dans un coin de la salle.
Le cadre avait compris. Il se leva à son tour en s’essuyant la bouche et retrouva Portzamparc. Chacun occupé devant son urinoir, les deux hommes se saluèrent.
- Je vais être bref, dit le policier. J’ai besoin de savoir pour quel boulot est-ce que Boncousin était payé par votre corpole.
- Je l’ignore, dit Saint-Preux à voix basse, nerveux. Mais je peux me renseigner.
- J’ai besoin de savoir la nature des contrats qui l’ont lié à vous.
- Je vais faire de mon mieux.
Saint-Preux se lava les mains en vitesse et regagna la table de ses collègues, qui commandaient le pousse-café.
Portzamparc attendit un peu pour ressortir, paya son addition et s’en alla sans traîner.

- Boncousin a attendu presque trente ans pour inquiéter Jaransand, disait Rampoix. A Mägott Platz, il a mené sa carrière sans faire de vagues. Il a attendu, attendu… Et je parierais que lorsqu’il a enfin eu l’occasion de coincer Jaransand, là ils l’ont abattu. Parce qu’il a remis le doigt sur l’affaire Dioscora, qu'il avait connue à l'époque, et il a dû réunir des preuves incriminant Jaransand dans cette tuerie !
- On n’en a pas encore de preuves formelles, fit Maréchal. Pourquoi Boncousin aurait-il attendu tout ce temps ?
- Je l'ai dit : peut-être qu’il avait mis de côté cette affaire, et puis, récemment, il aurait trouvé une preuve. Pour régler une affaire ayant « dormi » pendant près de trois décennies.
- Pourquoi a-t-il quitté le quai des Oiseleurs ? Il s’est fait casser ?
- Non, j’ai l’impression, à consulter ses dossiers, que c’était volontaire.
- On attend des informations de chez Ménard, dit Sampieri. Elles devraient arriver en début de soirée.

Portzamparc s’excusa mais préféra rentrer, après avoir mis ses collègues au courant de son entrevue avec Saint-Preux.
Maréchal partit s’allonger dans son bureau.
- Réveillez-moi quand il y aura du nouveau.

Il eut du mal à trouver le sommeil. C’est à peine s’il somnola.
Il entendit taper à sa porte. Sampieri.
- Les réponses sont arrivées.
- J’arrive, maugréa l’inspecteur.
Il se sentait une mine de papier mâché.
- Regarde ça, dit Rampoix, une cigarette à la main. Si je m’attendais à un truc pareil…
- Quoi donc ?
- Regarde… L’île où Flavien Malpierre a disparu, c’est l’île du Songe-Creux.
- Oui, on le savait déjà.
- Attend. Tu ne te souviens pas de la carte de Novembre ?
Rampoix la lui montra. C’était dans cette même île que l’inspecteur-chef était parti en vacances.
- Oui, d’accord, fit Maréchal, pas vraiment convaincu… Une coïncidence ?...
- Ce n’est pas tout. En découvrant ça, je me suis renseigné sur l’île Songe-Creux. C’est au large du cap Blanc-Nez. C'est bien là que se trouve Novembre en ce moment. A tout hasard, j’ai cherché des informations sur cette région, il y a vingt, vingt-cinq ans. En gros, à l’époque de l’affaire Dioscora. Et sais-tu ce que j’ai découvert ? Là, je te dis de t’accrocher, parce que ça va t’en mettre un coup !...
- Quoi donc ?
Maréchal alluma une cigarette.
- A cette époque, au petit commissariat de l’île, il y avait un jeune inspecteur, déjà bien enveloppé, qui s’appelait… Wilhelm Horson !
- Merde…
- Il s’agit du même, pas de doute.
- Il faut qu’on aille lui en parler, dit Maréchal.
- Trop tard. Le commissaire est déjà rentré chez lui.
- Là, j’admets que c’est plus qu’une coïncidence.

Les trois policiers firent le point.
- Je suis certain, affirmait Rampoix, que Boncousin avait réussi à prouver que Malpierre et Jaransand sont une seule et même personne, et que l’argent flambé au casino venait bien de chez les Dioscora. Ça, c’est une raison suffisante pour tuer un inspecteur. Jaransand peut toujours se couvrir sur ses magouilles immobilières, pas là-dessus.
- Possible, possible, dit Maréchal. Mais il faudrait être sûr que Boncousin avait bien trouvé…
On entendait le tic-tac de la vieille horloge du commissariat. Régulière, monotone, elle avait l’air de dire aux policiers qu’elle ne pouvait rien pour eux.
- On en oublie Juliana, la danseuse, dit Maréchal. Il faudrait savoir si les dossiers de Boncousin mentionnent quoi que ce soit à son sujet.
- Hélas, non, pas dans ce qu’on a trouvé, dit Rampoix.
- Peut-être qu’elle est passée par l’orphelinat auquel Boncousin a fait un don.
- Peut-être, mais je ne vois pas bien la raison de ce geste…
C’était plutôt comique, à vrai dire, d’imaginer une danseuse de cabaret de troisième ordre, qui aurait été un jour dans un bel orphelinat.

La sonnerie du parlophone retentit. Priscilla était déjà partie. Sampieri alla décrocher.
Les deux inspecteurs fumaient leur cigarette, dubitatifs. Le détective revint :
- Maréchal, c’est pour vous… C’est le commissaire qui demande si vous pouvez passer chez lui.
- Quoi ? maintenant ?
- Oui… Il avait l’air de dire que c’est important.
Maréchal regarda Rampoix.
- J’y vais.
Il se leva, mit son imper, s’alluma une cigarette pour la route et partit dans la nuit brumeuse. Il avait une petite trotte jusqu’au quartier des usines.
Il repassa non loin de l'usine où Boncousin avait été abattu. Un peu plus loin, il y avait plusieurs jardins ouvriers et, dans une petite allée, la chaumière de Horson.
Maréchal avait pris soin de vérifier les balles dans son chargeur de révolver.

Il faisait très froid. Et avec le brouillard, l’univers visible se réduisait à un petit volume de noirceur.
Maréchal sonna et jeta un œil dans la rue. Pas un chat.
La porte s’ouvrit. Le gros commissaire, les bretelles sur les épaules, l’air fatigué, serra la main de son inspecteur :
- Merci d’être venu si rapidement.

Maréchal lui serra sa grosse paluche et franchit le seuil de sa maison.
- Pardonnez-moi pour le bazar, grogna Horson, mais je n’ai pas eu le temps de ranger.
On était dans une petite entrée étroite, encombrée de portemanteaux et d’une grosse armoire, trop grosse pour cet endroit. Derrière la porte et les grosses épaules du commissaire, on apercevait le salon.
Maréchal sentit alors une vive piqûre dans la nuque. Il se retourna.
Il se sentait pris de vertige. Le commissaire gonflait et oscillait. Le portemanteau s’animait, le couloir tanguait.
Maréchal se rattrapa au mur et fit dégringoler plusieurs manteaux.
- On est solide, hein, fit une voix derrière l’inspecteur.
Il n’eut pas le temps de se retourner qu’on lui assénait un bon coup de matraque sur le crâne. Il s’affala par terre.

Portzamparc rentrait chez lui, vanné. Il aurait bien besoin d’une nouvelle soirée de repos pour se remettre de son incursion dans la boucherie de la veille.
- Si tu veux, je te sers ta soupe au lit…
- Ecoute, volontiers…

*

Quand les étoiles arachnéennes se furent dispersées, que le bureau cessa de vibrer, Maréchal sut qu’il était à peu près réveillé. Sa tête le faisait souffrir. Il était assis, ligoté, dans le salon du commissaire.
Il releva la tête, nauséeux.
Horson était à côté de lui, les mains attachées derrière le dossier de la chaise.

Trois hommes fumaient dans la pièce, l’un surveillant la fenêtre, l’autre à la porte, l’autre assis dans le canapé près du parlophone.
Horson avait été frappé au visage. Son gros nez avait encore plus l’air d’une truffe, et sa lèvre supérieure était violacée.
- Cette affaire aurait dû être résolue il y a longtemps, grogna-t-il.
- A l’époque de l’affaire Dioscora, dit Maréchal.
- Exactement. Sans qu’on en arrive là… Je suis désolé, inspecteur, de vous avoir attirer dans ce traquenard. Mais ils menaçaient de déclencher un massacre dans le quartier. Et je crois qu’ils en sont capables.
- Moi aussi...

Les trois hommes ne faisaient guère attention à leurs prisonniers.
- A l’époque, raconta Horson, TRIBUNAL ne parvint pas à trouver de coupable pour l’assassinat des Dioscora. Des têtes tombèrent en haut lieu, et on fit pression sur la presse pour qu’elle calme cette affaire. Finalement, avec la disparition des preneurs d’otages, on choisit d’étouffer cette tuerie.
« Révolté, Boncousin, qui avait été de l’équipe cernant l’hôtel, demanda à être muté hors de la Brigade Criminelle. Il fut envoyé à Mägott Platz. A l’époque, il fut l’un des seuls à avoir des soupçons envers Flavien Malpierre. Et je pense qu’il dut finir par désespérer de le « coincer ». Il s’arrangea quand même, avec des relations à lui, pour faire suivre le flambeur du Pandemonium. Et son indic suivit Malpierre jusqu’à l’île du Songe-Creux. Là où je me trouvais en poste, au grade d’inspecteur.
« Boncousin entra en contact avec moi et je lui proposai de surveiller discrètement Malpierre. Mais ce dernier disparut en mer. L’enquête ne put rien établir d’autre qu’un naufrage. Boncousin fut déçu de ce dénouement. Il me remercia. Nous restâmes en contact, nous retrouvant de temps à autres.
« Et ces dernières, il s’était mis à épier Jaransand. A quel moment a-t-il eu la conviction que cet éminent cadre des Donasserne n’était autre que Malpierre, le disparu de l’île du Songe-Creux ?... Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il s’est mis en contact avec eux, avec les Donasserne. Il a même travaillé pour eux, pour approcher Jaransand, pour se renseigner sur lui. Pour fouiller dans son passé.
« Sachant que nous tenions peut-être l’assassin des Dioscora, j’ai fait en sorte d’être muté à Mägott Platz, ce qui ne me fut pas difficile, grâce à quelques relations, et aux états de service de mon prédécesseur à ce poste…

- Bon, vous allez la fermer un peu ? ordonna un des hommes de main
- Qu’est-ce qu’il y a les filles, fit Maréchal, on n’est pas jouasses ? Hein, les pédés ?
C’était de trop. La main velue du gorille partit en travers du visage de Maréchal.
- Ta gueule…
Il avait frappé avant de parler !
Maréchal revoyait les étoiles !

*

Le parlophone sonna.
- Allô ?
On entendit une voix à l’autre bout du fil.
- Je vous le passe.
Le gorille s’approcha de Maréchal avec le combiné et le lui coinça entre l’oreille et l’épaule.
- Inspecteur…
C’était une voix éraillée. Maréchal ne l’avait jamais entendue, mais il la reconnaissait pourtant sans hésitation.
- Enchanté, dit-il en crachant un glaire de sang.
- Vous me reconnaissez, inspecteur ?
La voix était pleine d’ironie menaçante.
- Les gens trouvent, dit Maréchal, que vous avez une tête reconnaissable ; certains disent : une sale gueule de rat…
- Je vais avoir besoin de vous, inspecteur…
- Tiens donc…
- Vous avez eu mon bras droit, Kerenfil, mais avec moi, ça ne se passera pas comme ça…
- Vous compter venir me voir ?
- Non, au contraire. Je vais partir, inspecteur, partir loin… Et c’est vous qui allez me dire comment ?
- Ne vous faites pas d’illusion. C’est fini pour toi, Gueule de Rat…
- Ne jouez pas à ça, Maréchal. Soit vous vous m’aidez, soit mes hommes s’occuperont de vous et du commissaire.

Maréchal allait l’envoyer se faire voir. Mais il nota que Horson, un petit canif dans ses gros doigts, limait doucement ses liens.
- Entendu, toussa l'inspecteur je vous écoute. Si je savais déjà, où vous comptez aller…
- A la bonne heure, Maréchal… Je suis actuellement du côté de la place des Loges… Je sais votre sens de l’orientation dans les souterrains. Alors vous allez me dire comment je peux aller à Rainure – Saint-Polska.
- Quoi, vous voulez aller là-bas ?
- Vous m’allez m’indiquer l’itinéraire ! Et sans traîner, sinon...
- Vous savez ce qu’il y a, là-dessous, au moins, Gueule de Rat ?... Non ?... Je vais vous le dire. Il y a des Scientistes !... Des Scientistes, vous entendez !
- Ça m’est égal, Maréchal ! Avec eux, je saurai bien me débrouiller !
- Comme vous voudrez… Alors écoutez-moi…
- Attendez, ce n’est pas si simple. Vous allez m’indiquer un endroit où je peux me rendre pour me planquer un moment. Ensuite, vous viendrez m’y rejoindre. Et le commissaire restera avec mes hommes. Et vous, vous m’accompagnerez vers le quartier d’en dessous…
- Très bien, très bien…
- Maintenant, je vous écoute…

Horson continuait à limer ses liens.
- Vous êtes place des Loges, c’est ça ?
Maréchal indiqua un itinéraire rallongé pour que Gueule de Rat arrive à mi-chemin dans les égouts au-dessus de Rainure – Saint-Polska. Il fit traîner ses explications en longueur, comme par souci de bien faire. Gueule de Rat notait scrupuleusement.
- Je vais voir où cela me mène, Maréchal. Je souhaite pour vous et votre inspecteur que cela soit le bon endroit… Et vous allez partir me rejoindre d’ici cinq minutes.
- Entendu.

Gueule de Rat jouait son va-tout. Dans les souterrains, il n’aurait plus de moyen pour communiquer. Il serait fait, si on pouvait le bloquer dedans.
Le gorille reprit le combiné, en écoutant les instructions de son chef, puis raccrocha.
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Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 21-12-2007, 05:43 PM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 21-12-2007, 05:43 PM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 21-12-2007, 05:43 PM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 25-01-2008, 06:15 PM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 10-02-2008, 10:09 PM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 17-03-2008, 12:56 PM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by sdm - 20-03-2008, 02:10 AM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by Guest - 07-04-2008, 11:56 AM
Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave - by sdm - 15-04-2008, 12:02 AM

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