14-04-2008, 02:51 PM
Horson renifla très fort.
- C’est du bidon, votre histoire, ronfla-t-il.
- Quoi ? Ta gueule, l’obèse, tu entends…
- C’est fichu d’avance pour vous… Votre chef vous lâche, parce que vous êtes des beaux tocards, les gros dindons de la farce… Il vous sacrifie…
- Tu la fermes, dis, oui ?...
Le gorille avait attrapé le commissaire par le col et l’approchait de lui, prêt à lui mettre un coup de tête.
- Vas-y, gronda Horson, tue encore un flic !...
Le gorille sortit son arme et la pointa sur le commissaire, qui était mou, adipeux, suant. Maréchal, ligoté, ne pouvait rien faire.
- Oh, du calme, dit un autre des affreux. Gueule de Rat n’a encore rien dit…
- Je vais l’exploser, le gros lardu !
Il put à peine finir sa phrase. Il prit une manchette dans le poignet, par le commissaire qui avait bondi sur lui comme un diable et qui lui brisa le bras dans le sens contraire au coude. L’homme hurla pendant que le commissaire attrapait l’arme ; il aurait pu apprendre à se gratter le coude, avec son bras disloqué !, si Horson ne lui avait fait sauter la cervelle l’instant d’après.
Le commissaire rechargea et tira sur l’homme à la porte. Il le toucha à l’épaule. L'homme de la fenêtre tira sur le gros policier et le toucha au flanc. Le commissaire s’écroula derrière le bureau.
Maréchal tenta un mouvement pour déséquilibrer celui qui venait de la fenêtre, mais il ne réussit qu’à tomber lourdement par terre, pas loin de la cervelle de celui dont le crâne avait explosé.
Les deux tueurs tirèrent dans le bureau. On ne remuait plus derrière. Ils s’approchèrent doucement. Horson bondit encore comme un diable hors de sa boîte, et tira : il blessa à la cuisse le second, avant de replonger derrière le bureau.
Maréchal se débattait à terre.
Les deux tueurs, affolés, blessés, reculèrent vers la porte. Celui qui se tenait l’épaule visa Maréchal, trembla... Il abaissa son bras et pris la fuite en même temps que son camarade. Ils détalèrent dans la rue, ventre à terre.
- Commissaire ?...
Maréchal entendit un lourd grognement. Horson rampait vers lui, comme un gros limaçon. De son canif, il fit sauter les liens de son inspecteur. Ce dernier se releva, pendant que le commissaire -repassé de l'état de diable obèse déchaîné à celui de flic lourd et pataud - s'asseyait en gémissant, dos au mur, la main sur le ventre.
- Ça va aller ?
- Oui, ça va aller. Allez-y, Maréchal !
L’inspecteur prit son révolver et sortit en trombe de la maison. Il courut aussi vite que s’il avait, à son tour !, le diable au corps, après les deux crapules qui avaient déjà passé toute l’allée des petites maisons.
On revenait dans les rues industrielles. Maréchal n’avait jamais couru aussi vite.
Les deux tueurs boitaient, se traînaient, alors que leurs blessures les faisait souffrir de plus en plus.
- Par là, par là ! cria celui qui avait été touché à l’épaule.
Il allait passer le coin d’une rue, quand il reçut une balle dans la cuisse, et s’écroula, dans un râle pathétique. L’autre reprit sa course.
Maréchal arriva au niveau de celui qui était à terre, et lui fit sauter son arme d’un coup de pied. L’inspecteur se plaqua contre le mur. L’autre venait de tirer. Maréchal respira un bon coup, et se remit en joue, puis visa l’autre, qui se clabaudait en se tenant la cuisse: il tira et l’atteignit à l’épaule.
Nouveau râle, dans la froide nuit de brume et d’acier.
Maréchal aspirait de grandes bouffées d’air. Il avait encore la tête qui tournait.
Les détonations avaient produit un vacarme extraordinaire dans le quartier industriel. Et il semblait que c’est ce genre de vibrations qui ne se perdrait pas et résonnerait toujours quelque part dans Exil.
*
Les Pandores arrivaient. Le bruit des coups de feu avait dû réveiller tout le quartier !
- Occupez-vous d’eux, dit Maréchal.
Il retourna en vitesse chez Horson. Des voisins avaient accouru. Une infirmière habitant deux maisons plus loin était en train de faire un bandage sur la graisse énorme, boursouflée. Le commissaire n’avait été que légèrement éraflé.
- Finalement, maugréa Horson, à quoi bon un régime, alors que c’est le gras qui a tout amorti ?
Il sourit presque, de ses grosses lippes, en se roulant une cigarette. Il avait le regard pétillant, ce qui changeait de celui de d’habitude, bovin. Maréchal ne l’aurait jamais cru capable d’une telle vivacité. Toute son énergie était retombée et il pouvait redevenir bien lourd, bien gros. Il y avait un démon pour les gros !
Maréchal, rassuré, se précipita sur le parlophone :
- Allô, mademoiselle ? Passez-moi le domicile du détective de Portzamparc. Oui, c’est urgent…
*
Maréchal, glacé, fumait une cigarette, sur la place des Loges, déserte. Ce n’était pas la loi martiale dans le quartier, mais tout comme. Depuis que Kerenfil était passé pour inciter les truands locaux à rester chez eux, puis que la police judiciaire avait fait une descente en règle pour traquer Gueule de Rat, les gens ne passaient plus le seuil de leurs immeubles.
Chez lui, Portzamparc avait reçu l’appel de l’inspecteur. Sans attendre, il s’était levé, de cet air impérieux que sa femme avait appris à connaître : le devoir l’appelait.
Il enfilait son écharpe, devant la glace, vérifiait son arme, fermait son manteau.
Maréchal écrasait sa cigarette dans une flaque et en allumait une autre juste derrière. On entendait grincer la passerelle désaffectée, et la brume ne s’amincissait pas sur Mägott Platz.
Portzamparc sortait de chez lui alors que de la bruine se mettait à tomber, qui restait en suspension dans le brouillard. Il n’y avait pas un coin de ciel visible, rien que des nuages noirs, formant un gouffre impénétrable, qui inspirait presque un sentiment d’effroi. Une crasse noire au-dessus de la Cité d’Acier.
Maréchal ne voyait pas l’impasse Montmort mais il devinait, derrière les vitres fumées du Crachoir, les misérables loques humaines accrochées au comptoir. L'inspecteur tapait du pied pour se réchauffer. La lumière blafarde d’un réverbère perçait au travers du brouillard mouillé. Et parmi ces lueurs, parmi la pluie en suspension, il voyait arriver la silhouette familière du détective de Portzamparc.
Maréchal se passait un mouchoir sur sa joue douloureuse. Il avait bien cru qu’une de ses dents allait tomber. Le détective lui serra la main.
En quelques mots, Maréchal mit de Portzamparc au courant de la situation.
- Je lui ai fait prendre un chemin plus long, mais nous, nous pouvons prendre un raccourci.
Les deux policiers armèrent leurs révolvers puis soulevèrent la plaque d’égout.
Maréchal passa le premier à l’échelle. La descente fut courte : on s’arrêta à l’entrée des couloirs d’évacuations des eaux usées.
- On doit pouvoir gagner du temps par-là…
Longue marche le long du canal d’acheminement des eaux. Deux fonctionnaires de SANITATION se tinrent à carreau, très occupés, semblait-il, à réparer une soudure. Il faisait frais comme dans une cave, mais bien moins humide que dehors. Portzamparc suivait, découvrant le spectacle inquiétant de ces allées souterraines, ces recoins et ces passages si proches de la surface et si différents d’elle.
Maréchal ne dit rien, mais il comprenait qu’il avait eu tort de prendre ce raccourci. Ils s'était trompé. Du coup, il allait rallonger le chemin. Et Gueule de Rat n’attendrait pas la nuit entière. Mais il était seul maintenant. Le tueur pouvait bien essayer de descendre vers le quartier d’en-dessous, il serait bien reçu…
Seulement, il pouvait aussi tenter de remonter, et s’enfuir encore… ou bien faire un dernier carton, dans Mägott Platz… Un tueur sanguinaire comme lui, aux abois, était capable du pire. Emmener le maximum de personne dans son suicide...
Alors qu’ils arrivaient au niveau du chantier du tramway souterrain, sur la ligne venant de Karel-Kapek, les deux policiers prirent le temps de se concerter.
Ils savaient qu’ils étaient à quelques dizaines de mètre, normalement, d’un tueur impitoyable, qui échappait à la justice depuis bientôt trente ans. Qui n’hésiterait pas à tirer à nouveau sur un policier. Un homme que, en tant que fonctionnaires de SÛRETÉ, ils avaient le devoir d’amener vivant aux autorités de TRIBUNAL.
La question était donc de le neutraliser en faisant le moins de dégâts possibles. Le plan que nos deux héros mirent au point fut relativement simple, étant donné l’enjeu.
La planque indiquée par Maréchal était un local technique pour les futurs employés de cette ligne de tramway.
- Normalement, il va croire que tu viens avec un de ses hommes, dit Portzamparc. Alors, on va faire comme si on se débattait. Je vais tirer…
- Entendu, on fait comme ça, dit Maréchal.
Maréchal écrasa sa cigarette et la jeta sur les rails. Les deux hommes firent quelques pas, sur le quai pas encore utilisé et avancèrent dans le couloir éclairé par quelques fils lumineux, avec ses emplacements déjà en place pour les réclames publicitaires.
Maréchal attrapa Portzamparc au col, le secoua vivement, puis Portzamparc frappa dans sa main. Maréchal recula et prit son inspiration ; le détective sortit son révolver et visa le plafond. Le coup partit, en même temps que Maréchal.
L'inspecteur courut, la gorge serrée.
Il passa devant le local technique. Rien.
Il continua sa course ; en passant le local du personnel, il entendit soudain la voix éraillée crier son nom.
Gueule de Rat en sortit, furibard, secoué de quinze tics nerveux : il braquait Maréchal de son arme. Il faisait presque noir. L’inspecteur recula, et se colla dos au mur.
Le tueur le braquait :
- Où tu croyais aller comme ça ?
Il le fixait de ses yeux fous
On entendit des pas approcher. Le tueur tourna la tête.
- Ho, Gueule de Rat !
Portzamparc le braquait : il tira. La balle transperça la main du tueur. Son arme tomba à terre. Maréchal lui envoya un vigoureux coup de crosse sur le crâne. Gueule de Rat tomba sur le ciment. On l'entendit gémir vaguement.
Les deux policiers respirèrent, peut-être comme jamais de leur vie.
Maréchal alluma une cigarette et Portzamparc se dépêcha de ranger son révolver…
Le tueur se tordait à terre de douleur, sous leurs yeux indifférents.
- Salopard, finit par dire le détective, en lui envoyant un coup de pied dans les côtes. Ma propre femme… tu as osé… Et Boncousin...
Maréchal sortit les menottes et les lui passa.
- Allez debout !
On le ramena vers le conduit de cheminée, que Maréchal jugea bon d’emprunter pour le retour. Il fallut hisser le tueur avec un câble et un harnais, prêté par les égoutiers. A leur tour, les Pandores arrivaient.
*
Gueule de Rat commença par une nuit au commissariat de Mägott Platz, où il ne se fit pas trop passer à tabac. On n’avait pu contenir Rampoix, fou furieux en voyant arriver le tueur. Horson avait accepté de fermer les yeux, pour laisser celui qui devait tout à Boncousin, passer sa colère.
On entendait les cris du tueur dans la cellule, et les barreaux qui tremblaient, pendant que les policiers buvaient un café dans le bureau du commissaire.
- Rampoix m’a expliqué, dit ce dernier, que sans Boncousin, il ne serait pas là où il en est. Dans sa jeunesse, c’était un petit voyou. C’est Boncousin qui a en vu en lui autre chose qu’une petite frappe, un gibier de potence, et qui l’a décidé à repasser du bon côté de la loi…
Rampoix revint, haletant, du sang sur la veste. Sa tension des derniers jours, accumulée jusqu’à l’insupportable, était retombée d’un coup. Il était épuisé. Il prit un café, s'assit et allongea ses jambes sur la chaise devant lui.
Il allait commencer à faire son deuil de Boncousin.
- Vous nous l’avez abîmé, constatèrent les hommes de la PJ, en arrivant au commissariat.
- Nous l’avons surtout attrapé, répliqua calmement Horson, en roulant une cigarette entre ses gros doigts.
Il humecta son papier.
- Il est à vous, messieurs. Nous pouvons le livrer au quai des Oiseleurs, dans un paquet cadeau pour le commissaire Ménard. Saluez-le de notre part.
- C’est ça, dit un des inspecteurs, en attendant, sachez que vous serez bientôt convoqués chez nous.
- Comme suspects ? fit Rampoix.
Pour un flic de la Brigade Criminelle, être seulement flic de quartier, c’était suspect !
Le soir où Gueule de Rat arrivait au commissariat, Horson appelait les quartiers voisins pour les prévenir.
- Je sais ce qu’il me reste à faire, soupira Ticelan, l’inspecteur de la rue Verte.
Il prit des Pandores avec lui et se rendit 34, perspective Névée, à l’hôtel Amarcord, et en ressortit avec Jaransand menotté, goguenard face aux journalistes.
- Ces messieurs me relâcheront dans la nuit, c'est une méprise !
Le truand de longue date perçait déjà sous l'apparence du respectable entrepreneur.
Le lendemain matin, Pierre-Marie Crimont arrivait à la rue Verte, et interrogea toute la journée Jaransand. Ce n’était que le début, avant qu’on ne le transfère à la Jointure, où il passa la nuit avec Velmer et ses collègues. Il perdit une ou deux dents par commissariat.
Au matin, il était donc moins fier, quand il fut amené à Mägott Platz, devant Horson.
- Monsieur Malpierre, dit le gros commissaire, il y avait si longtemps…
Jaransand n’arrivait plus à être goguenard. Plus la force…
Puis le conseiller municipal partit quai des Oiseleurs, retrouver son complice Gueule de Rat. Il y eut des confrontations entre les deux hommes, des témoignages de l’ancien directeur du casino Pandemonium, d’un marin de l’île du Songe-Creux…
Il en ressortit que c’était bien Jaransand et Gueule de Rat qui avaient pris en otage l’hôtel Dioscora. C’est Gueule de Rat qui avait déclenché le massacre, et c’est de ce jour qu’il avait pris goût à la souffrance et à la destruction d’autrui. Une ou deux fois par an, au minimum, il avait besoin de tuer. On put l'accuser avec certitude d'environ quatre-vingt meurtres sur vingt ans. Certaines années, il avait tué en moyenne une personne toutes les deux semaines...
- Une époque faste ! lança le procureur général.
Après la tuerie chez les Dioscora, Jaransand, affolé, s'était retrouvé lié à la vie à la mort à Gueule de Rat, alias Merkur Ragnos, et il avait compris l’intérêt d’employer les services d’un tel détraqué.
Il ressortit également de l’enquête que Jaransand avait fini par approcher Boncousin, sans savoir que le policier était sur ses traces.
- Vous travaillez bien, dites-moi, mon cher inspecteur. Pourrais-je vous employer pour certaines missions plus… particulières ? Et j'ajouterais : très bien payées...
Boncousin avait temporisé, car il était sur le point de découvrir le pot-aux-roses. Il n’avait pas accepté les contrats véreux de Jaransand. Ce dernier avait alors soupçonné le double jeu du policier. Il lui avait demandé des explications mais Boncousin lui avait ri au nez. Ce n’est pas à un vieux singe comme lui qu’un autre vieux singe allait apprendre à faire la grimace !
- Quel dommage que vous refusiez le travail que je vous propose, inspecteur…
- Je ne trempe pas dans ce genre de contrats, monsieur Jaransand. Des enquêtes dans l'intérêt des corpoles, oui. Mais là, vouis m'obligeriez à passer du mauvais côté.
Par un ancien policier corrompu, Jaransand avait alors eu la quasi-certitude que Boncousin était après lui. Sans doute le flic véreux lui avait-il rappelé l’affaire Dioscora.
Au cabaret La Dentelle Rose, Boncousin et le cadre des Donasserne, Saint-Preux avaient échangé certaines informations.
- Vous devriez vous méfier de votre supérieur, avait dit le policier, il pourrait avoir de gros ennuis. Et l’ensemble de ses subordonnées pourrait être impliqué. Voulez-vous en faire partie également ?
Vis-à-vis de la danseuse, il n’y avait jamais eu l’ombre d’une jalousie entre les deux hommes. Ce n’était guère qu’un bon prétexte pour se retrouver au cabaret.
Saint-Preux avait exfiltré plusieurs dossiers brûlants pour Jaransand. Ce dernier s'en était aperçu et il avait alors appelé Gueule de Rat, qui n’avait pas eu de vrai « travail » depuis des semaines :
- J’ai deux hommes sur mes bottes. Deux hommes qui se croient plus malins qu’ils ne sont. Et ils ont un point commun, cette fillette…
Avec la photographie de Juliana en poche, Gueule de Rat s’était rendu au cabaret, y pénétrant en fait par les égouts, qu’il connaissait très bien. Il avait tué Juliana dans sa loge et avait grossièrement déguisé ce meurtre en suicide, en pendant la danseuse avec son bas.
Boncousin avait dû s’en apercevoir sur le moment, et il avait couru après le tueur. Seulement, en chemin, il s’était fait surprendre et c’est lui qui avait dû fuir dans l’usine ; les équipes à l’intérieur, assourdies par le vacarme infernal des machines, n’avait rien entendu de la détonation dans le bureau du sous-directeur.
Ce soir-là, Horson venait d’être muté à Mägott Platz et il arrivait dans le quartier des usines. Il avait pris le tramway pour précéder les tueurs qui partaient vers les canaux avec leur corps sur les bras.
Jaransand fut condamné à perpétuité. Il partit au Château après un procès qui fut brièvement couvert par les journaux. Il fut jugé pour ses tractations immobilières véreuses. De nombreux appuis lui évitèrent la potence. Il eut l’une des meilleures cellules du Château, et ne tarda pas à devenir une figure charismatique parmi les détenus, servant en quelque sorte d’interlocuteur entre les condamnés et ADMINISTRATION.
Malgré les dénonciations nombreuses et variées qu'il fit de ses complices, Gueule de Rat ne put échapper à la potence. Il attendit dans sa cellule son exécution pendant un mois. A la fin, il hurlait en permanence :
- Mais je demande plus que ça, de crever ! Vous entendez ! Crevez-moi !... Vous croyez que je vais vivre dans votre société de merde encore une journée entière !
Il fallait le surveiller pour l’empêcher de se suicider. On dut le recoudre, une fois qu'il avait commencé à se tailler les veines.
Le dernier matin, il fut réveillé, ébahi ; il semblait ne pas y croire. Tout était blanc autour de lui : les murs, les fonctionnaires, le sol, le ciel ; dehors, les gens… Il marcha, halluciné, incapable de croire qu’il allait faire le grand saut. Le Juge Tolin laissa son chapeau baissé plus longtemps, avant de le remettre. Il était seul dans la cour pavée, en dehors des fonctionnaires chargés de la « Veuve ». La potence qui ressemblait, dans la lumière fantomatique, à un portail menant vers un au-delà étrangement proche…
Le commissaire Ménard, bon enfant, pipe à la bouche, assis d’une jambe sur son bureau, reçut Maréchal et Portzamparc.
- Sacrée histoire, les enfants, pas vrai ? Il vous aura fait galoper celui-ci… L’essentiel c’est de l’avoir eu…Un jour, faudra que vous me racontiez dans les détails comment vous l’avez attrapé…
- Merci, monsieur le divisionnaire…
- C’est vraiment du bon travail.
Il les raccompagnait à la porte :
- En tous les cas, si un jour vous étiez intéressé à rejoindre ma Brigade, on pourrait en discuter, qu’en pensez-vous ?
- On ne manquera pas de vous faire signe, monsieur le divisionnaire…
Le bourgmestre de la rue Verte réunissait, comme chaque mois, des amis chez lui, dans son hôtel particulier, pas loin de la villa Amarcord où avait résidé Jaransand. C'était un gros bon vivant, jovial, au mieux avec les notables de son quartier.
- Ah ces deux flics de chez les prolos, là ! Ils m'en veulent ou quoi ! D'abord, ils viennent une première fois chez nous et ils arrêtent ce cher Desforêts, et la seconde fois, ils repartent avec Jaransand ! Mais la prochaine, ils voudront quoi ? Que je leur donne mon pantalon ?!
*
Priscilla se chargea de taper une réponse à la carte de vacances envoyée par Novembre. Il lui fallut une matinée pour venir à bout du texte, mais après cet effort, quelle fierté !
« Carte bien re-ççue. Meillleurs vœux. Tueur arrêté. Vous so-uhaitons bonnse vacnaces ».
A son retour, Novembre dit qu’il avait passé les meilleures vacances de sa vie. Il avait gagné un concours de pêche et il était devenu une célébrité locale. Tout excité, il se jurait d’y retourner :
- Tu vois, l’hameçon, tu le prends comme ça, et tu l’attaches, net !... Dans deux mois, ce sera l’époque idéale, la reproduction des angulspices de mer… On péchera des spécimens grands comme ça ! Oui, comme ça, je te dis !
- J’ai mon frère, racontait Horson, qui travaille sur un Léviathan, à la Vague Noire et une fois, ils ont eu un angulspice rose énorme comme ça…
- Non ?...
Portzamparc était déjà rentré se faire dorloter.
Maréchal partit tôt ce soir-là. Il se sentait plutôt bien. C’est seulement en chemin qu’il fut pris d’un mal de crâne. La Cité se remettait à vibrer.
- Oh, non…
Il sentait son Syndrome le reprendre. La réalité commençait à frissonner, à trembler... à se diluer.
Maréchal dut s’arrêter sur son palier, pris de vertige. Il sortit sa montre : SHC était monté à 6. Niveau record !
L’inspecteur se sentit seul. Il ne pouvait appeler à l’aide. Il était prisonnier de cette cage d’escalier, à la fois angoissante et immense !...
Il s’appuya sur sa porte, impatient de se jeter sur son lit. Il parvint à tourner la clef dans la serrure et l’ouvrit.
Il passa le seuil… et entra chez Emma.
La patronne était là.
- Bonsoir, inspecteur…
Son mal de crâne était passé. Il se sentait parfaitement bien. Déconcerté, il s’assit à un tabouret du bar, en ayant l’air naturel.
Le pianiste se chauffait les doigts sur les touches.
- Alors, quoi de neuf ? La forme ? dit Emma, en lui versant une bière.
- Oui, bien, très bien…
C’est vrai qu’on se sentait bien chez Emma ! Le SHC, au début, très pénible ! Mais avec le temps, l’habitude… Et il n’y avait pas que des mauvais côtés, finalement ! Le Syndrome qui transforme votre logis en débit de boissons !
- Vous savez, dit Maréchal, étourdi, amusé, j’habite vraiment à deux pas d’ici…
Le pianiste l’interpella, de sa voix caverneuse :
- Asseyez-vous, inspecteur, et profitez de l’ambiance… De votre petit coin de rêve.
Et à toute la salle :
- On va commencer par un morceau qu’on connaît bien… "Un scotch, un bourbon et une bière…"
FIN
- C’est du bidon, votre histoire, ronfla-t-il.
- Quoi ? Ta gueule, l’obèse, tu entends…
- C’est fichu d’avance pour vous… Votre chef vous lâche, parce que vous êtes des beaux tocards, les gros dindons de la farce… Il vous sacrifie…
- Tu la fermes, dis, oui ?...
Le gorille avait attrapé le commissaire par le col et l’approchait de lui, prêt à lui mettre un coup de tête.
- Vas-y, gronda Horson, tue encore un flic !...
Le gorille sortit son arme et la pointa sur le commissaire, qui était mou, adipeux, suant. Maréchal, ligoté, ne pouvait rien faire.
- Oh, du calme, dit un autre des affreux. Gueule de Rat n’a encore rien dit…
- Je vais l’exploser, le gros lardu !
Il put à peine finir sa phrase. Il prit une manchette dans le poignet, par le commissaire qui avait bondi sur lui comme un diable et qui lui brisa le bras dans le sens contraire au coude. L’homme hurla pendant que le commissaire attrapait l’arme ; il aurait pu apprendre à se gratter le coude, avec son bras disloqué !, si Horson ne lui avait fait sauter la cervelle l’instant d’après.
Le commissaire rechargea et tira sur l’homme à la porte. Il le toucha à l’épaule. L'homme de la fenêtre tira sur le gros policier et le toucha au flanc. Le commissaire s’écroula derrière le bureau.
Maréchal tenta un mouvement pour déséquilibrer celui qui venait de la fenêtre, mais il ne réussit qu’à tomber lourdement par terre, pas loin de la cervelle de celui dont le crâne avait explosé.
Les deux tueurs tirèrent dans le bureau. On ne remuait plus derrière. Ils s’approchèrent doucement. Horson bondit encore comme un diable hors de sa boîte, et tira : il blessa à la cuisse le second, avant de replonger derrière le bureau.
Maréchal se débattait à terre.
Les deux tueurs, affolés, blessés, reculèrent vers la porte. Celui qui se tenait l’épaule visa Maréchal, trembla... Il abaissa son bras et pris la fuite en même temps que son camarade. Ils détalèrent dans la rue, ventre à terre.
- Commissaire ?...
Maréchal entendit un lourd grognement. Horson rampait vers lui, comme un gros limaçon. De son canif, il fit sauter les liens de son inspecteur. Ce dernier se releva, pendant que le commissaire -repassé de l'état de diable obèse déchaîné à celui de flic lourd et pataud - s'asseyait en gémissant, dos au mur, la main sur le ventre.
- Ça va aller ?
- Oui, ça va aller. Allez-y, Maréchal !
L’inspecteur prit son révolver et sortit en trombe de la maison. Il courut aussi vite que s’il avait, à son tour !, le diable au corps, après les deux crapules qui avaient déjà passé toute l’allée des petites maisons.
On revenait dans les rues industrielles. Maréchal n’avait jamais couru aussi vite.
Les deux tueurs boitaient, se traînaient, alors que leurs blessures les faisait souffrir de plus en plus.
- Par là, par là ! cria celui qui avait été touché à l’épaule.
Il allait passer le coin d’une rue, quand il reçut une balle dans la cuisse, et s’écroula, dans un râle pathétique. L’autre reprit sa course.
Maréchal arriva au niveau de celui qui était à terre, et lui fit sauter son arme d’un coup de pied. L’inspecteur se plaqua contre le mur. L’autre venait de tirer. Maréchal respira un bon coup, et se remit en joue, puis visa l’autre, qui se clabaudait en se tenant la cuisse: il tira et l’atteignit à l’épaule.
Nouveau râle, dans la froide nuit de brume et d’acier.
Maréchal aspirait de grandes bouffées d’air. Il avait encore la tête qui tournait.
Les détonations avaient produit un vacarme extraordinaire dans le quartier industriel. Et il semblait que c’est ce genre de vibrations qui ne se perdrait pas et résonnerait toujours quelque part dans Exil.
*
Les Pandores arrivaient. Le bruit des coups de feu avait dû réveiller tout le quartier !
- Occupez-vous d’eux, dit Maréchal.
Il retourna en vitesse chez Horson. Des voisins avaient accouru. Une infirmière habitant deux maisons plus loin était en train de faire un bandage sur la graisse énorme, boursouflée. Le commissaire n’avait été que légèrement éraflé.
- Finalement, maugréa Horson, à quoi bon un régime, alors que c’est le gras qui a tout amorti ?
Il sourit presque, de ses grosses lippes, en se roulant une cigarette. Il avait le regard pétillant, ce qui changeait de celui de d’habitude, bovin. Maréchal ne l’aurait jamais cru capable d’une telle vivacité. Toute son énergie était retombée et il pouvait redevenir bien lourd, bien gros. Il y avait un démon pour les gros !
Maréchal, rassuré, se précipita sur le parlophone :
- Allô, mademoiselle ? Passez-moi le domicile du détective de Portzamparc. Oui, c’est urgent…
*
Maréchal, glacé, fumait une cigarette, sur la place des Loges, déserte. Ce n’était pas la loi martiale dans le quartier, mais tout comme. Depuis que Kerenfil était passé pour inciter les truands locaux à rester chez eux, puis que la police judiciaire avait fait une descente en règle pour traquer Gueule de Rat, les gens ne passaient plus le seuil de leurs immeubles.
Chez lui, Portzamparc avait reçu l’appel de l’inspecteur. Sans attendre, il s’était levé, de cet air impérieux que sa femme avait appris à connaître : le devoir l’appelait.
Il enfilait son écharpe, devant la glace, vérifiait son arme, fermait son manteau.
Maréchal écrasait sa cigarette dans une flaque et en allumait une autre juste derrière. On entendait grincer la passerelle désaffectée, et la brume ne s’amincissait pas sur Mägott Platz.
Portzamparc sortait de chez lui alors que de la bruine se mettait à tomber, qui restait en suspension dans le brouillard. Il n’y avait pas un coin de ciel visible, rien que des nuages noirs, formant un gouffre impénétrable, qui inspirait presque un sentiment d’effroi. Une crasse noire au-dessus de la Cité d’Acier.
Maréchal ne voyait pas l’impasse Montmort mais il devinait, derrière les vitres fumées du Crachoir, les misérables loques humaines accrochées au comptoir. L'inspecteur tapait du pied pour se réchauffer. La lumière blafarde d’un réverbère perçait au travers du brouillard mouillé. Et parmi ces lueurs, parmi la pluie en suspension, il voyait arriver la silhouette familière du détective de Portzamparc.
Maréchal se passait un mouchoir sur sa joue douloureuse. Il avait bien cru qu’une de ses dents allait tomber. Le détective lui serra la main.
En quelques mots, Maréchal mit de Portzamparc au courant de la situation.
- Je lui ai fait prendre un chemin plus long, mais nous, nous pouvons prendre un raccourci.
Les deux policiers armèrent leurs révolvers puis soulevèrent la plaque d’égout.
Maréchal passa le premier à l’échelle. La descente fut courte : on s’arrêta à l’entrée des couloirs d’évacuations des eaux usées.
- On doit pouvoir gagner du temps par-là…
Longue marche le long du canal d’acheminement des eaux. Deux fonctionnaires de SANITATION se tinrent à carreau, très occupés, semblait-il, à réparer une soudure. Il faisait frais comme dans une cave, mais bien moins humide que dehors. Portzamparc suivait, découvrant le spectacle inquiétant de ces allées souterraines, ces recoins et ces passages si proches de la surface et si différents d’elle.
Maréchal ne dit rien, mais il comprenait qu’il avait eu tort de prendre ce raccourci. Ils s'était trompé. Du coup, il allait rallonger le chemin. Et Gueule de Rat n’attendrait pas la nuit entière. Mais il était seul maintenant. Le tueur pouvait bien essayer de descendre vers le quartier d’en-dessous, il serait bien reçu…
Seulement, il pouvait aussi tenter de remonter, et s’enfuir encore… ou bien faire un dernier carton, dans Mägott Platz… Un tueur sanguinaire comme lui, aux abois, était capable du pire. Emmener le maximum de personne dans son suicide...
Alors qu’ils arrivaient au niveau du chantier du tramway souterrain, sur la ligne venant de Karel-Kapek, les deux policiers prirent le temps de se concerter.
Ils savaient qu’ils étaient à quelques dizaines de mètre, normalement, d’un tueur impitoyable, qui échappait à la justice depuis bientôt trente ans. Qui n’hésiterait pas à tirer à nouveau sur un policier. Un homme que, en tant que fonctionnaires de SÛRETÉ, ils avaient le devoir d’amener vivant aux autorités de TRIBUNAL.
La question était donc de le neutraliser en faisant le moins de dégâts possibles. Le plan que nos deux héros mirent au point fut relativement simple, étant donné l’enjeu.
La planque indiquée par Maréchal était un local technique pour les futurs employés de cette ligne de tramway.
- Normalement, il va croire que tu viens avec un de ses hommes, dit Portzamparc. Alors, on va faire comme si on se débattait. Je vais tirer…
- Entendu, on fait comme ça, dit Maréchal.
Maréchal écrasa sa cigarette et la jeta sur les rails. Les deux hommes firent quelques pas, sur le quai pas encore utilisé et avancèrent dans le couloir éclairé par quelques fils lumineux, avec ses emplacements déjà en place pour les réclames publicitaires.
Maréchal attrapa Portzamparc au col, le secoua vivement, puis Portzamparc frappa dans sa main. Maréchal recula et prit son inspiration ; le détective sortit son révolver et visa le plafond. Le coup partit, en même temps que Maréchal.
L'inspecteur courut, la gorge serrée.
Il passa devant le local technique. Rien.
Il continua sa course ; en passant le local du personnel, il entendit soudain la voix éraillée crier son nom.
Gueule de Rat en sortit, furibard, secoué de quinze tics nerveux : il braquait Maréchal de son arme. Il faisait presque noir. L’inspecteur recula, et se colla dos au mur.
Le tueur le braquait :
- Où tu croyais aller comme ça ?
Il le fixait de ses yeux fous
On entendit des pas approcher. Le tueur tourna la tête.
- Ho, Gueule de Rat !
Portzamparc le braquait : il tira. La balle transperça la main du tueur. Son arme tomba à terre. Maréchal lui envoya un vigoureux coup de crosse sur le crâne. Gueule de Rat tomba sur le ciment. On l'entendit gémir vaguement.
Les deux policiers respirèrent, peut-être comme jamais de leur vie.
Maréchal alluma une cigarette et Portzamparc se dépêcha de ranger son révolver…
Le tueur se tordait à terre de douleur, sous leurs yeux indifférents.
- Salopard, finit par dire le détective, en lui envoyant un coup de pied dans les côtes. Ma propre femme… tu as osé… Et Boncousin...
Maréchal sortit les menottes et les lui passa.
- Allez debout !
On le ramena vers le conduit de cheminée, que Maréchal jugea bon d’emprunter pour le retour. Il fallut hisser le tueur avec un câble et un harnais, prêté par les égoutiers. A leur tour, les Pandores arrivaient.
*
Gueule de Rat commença par une nuit au commissariat de Mägott Platz, où il ne se fit pas trop passer à tabac. On n’avait pu contenir Rampoix, fou furieux en voyant arriver le tueur. Horson avait accepté de fermer les yeux, pour laisser celui qui devait tout à Boncousin, passer sa colère.
On entendait les cris du tueur dans la cellule, et les barreaux qui tremblaient, pendant que les policiers buvaient un café dans le bureau du commissaire.
- Rampoix m’a expliqué, dit ce dernier, que sans Boncousin, il ne serait pas là où il en est. Dans sa jeunesse, c’était un petit voyou. C’est Boncousin qui a en vu en lui autre chose qu’une petite frappe, un gibier de potence, et qui l’a décidé à repasser du bon côté de la loi…
Rampoix revint, haletant, du sang sur la veste. Sa tension des derniers jours, accumulée jusqu’à l’insupportable, était retombée d’un coup. Il était épuisé. Il prit un café, s'assit et allongea ses jambes sur la chaise devant lui.
Il allait commencer à faire son deuil de Boncousin.
- Vous nous l’avez abîmé, constatèrent les hommes de la PJ, en arrivant au commissariat.
- Nous l’avons surtout attrapé, répliqua calmement Horson, en roulant une cigarette entre ses gros doigts.
Il humecta son papier.
- Il est à vous, messieurs. Nous pouvons le livrer au quai des Oiseleurs, dans un paquet cadeau pour le commissaire Ménard. Saluez-le de notre part.
- C’est ça, dit un des inspecteurs, en attendant, sachez que vous serez bientôt convoqués chez nous.
- Comme suspects ? fit Rampoix.
Pour un flic de la Brigade Criminelle, être seulement flic de quartier, c’était suspect !
Le soir où Gueule de Rat arrivait au commissariat, Horson appelait les quartiers voisins pour les prévenir.
- Je sais ce qu’il me reste à faire, soupira Ticelan, l’inspecteur de la rue Verte.
Il prit des Pandores avec lui et se rendit 34, perspective Névée, à l’hôtel Amarcord, et en ressortit avec Jaransand menotté, goguenard face aux journalistes.
- Ces messieurs me relâcheront dans la nuit, c'est une méprise !
Le truand de longue date perçait déjà sous l'apparence du respectable entrepreneur.
Le lendemain matin, Pierre-Marie Crimont arrivait à la rue Verte, et interrogea toute la journée Jaransand. Ce n’était que le début, avant qu’on ne le transfère à la Jointure, où il passa la nuit avec Velmer et ses collègues. Il perdit une ou deux dents par commissariat.
Au matin, il était donc moins fier, quand il fut amené à Mägott Platz, devant Horson.
- Monsieur Malpierre, dit le gros commissaire, il y avait si longtemps…
Jaransand n’arrivait plus à être goguenard. Plus la force…
Puis le conseiller municipal partit quai des Oiseleurs, retrouver son complice Gueule de Rat. Il y eut des confrontations entre les deux hommes, des témoignages de l’ancien directeur du casino Pandemonium, d’un marin de l’île du Songe-Creux…
Il en ressortit que c’était bien Jaransand et Gueule de Rat qui avaient pris en otage l’hôtel Dioscora. C’est Gueule de Rat qui avait déclenché le massacre, et c’est de ce jour qu’il avait pris goût à la souffrance et à la destruction d’autrui. Une ou deux fois par an, au minimum, il avait besoin de tuer. On put l'accuser avec certitude d'environ quatre-vingt meurtres sur vingt ans. Certaines années, il avait tué en moyenne une personne toutes les deux semaines...
- Une époque faste ! lança le procureur général.
Après la tuerie chez les Dioscora, Jaransand, affolé, s'était retrouvé lié à la vie à la mort à Gueule de Rat, alias Merkur Ragnos, et il avait compris l’intérêt d’employer les services d’un tel détraqué.
Il ressortit également de l’enquête que Jaransand avait fini par approcher Boncousin, sans savoir que le policier était sur ses traces.
- Vous travaillez bien, dites-moi, mon cher inspecteur. Pourrais-je vous employer pour certaines missions plus… particulières ? Et j'ajouterais : très bien payées...
Boncousin avait temporisé, car il était sur le point de découvrir le pot-aux-roses. Il n’avait pas accepté les contrats véreux de Jaransand. Ce dernier avait alors soupçonné le double jeu du policier. Il lui avait demandé des explications mais Boncousin lui avait ri au nez. Ce n’est pas à un vieux singe comme lui qu’un autre vieux singe allait apprendre à faire la grimace !
- Quel dommage que vous refusiez le travail que je vous propose, inspecteur…
- Je ne trempe pas dans ce genre de contrats, monsieur Jaransand. Des enquêtes dans l'intérêt des corpoles, oui. Mais là, vouis m'obligeriez à passer du mauvais côté.
Par un ancien policier corrompu, Jaransand avait alors eu la quasi-certitude que Boncousin était après lui. Sans doute le flic véreux lui avait-il rappelé l’affaire Dioscora.
Au cabaret La Dentelle Rose, Boncousin et le cadre des Donasserne, Saint-Preux avaient échangé certaines informations.
- Vous devriez vous méfier de votre supérieur, avait dit le policier, il pourrait avoir de gros ennuis. Et l’ensemble de ses subordonnées pourrait être impliqué. Voulez-vous en faire partie également ?
Vis-à-vis de la danseuse, il n’y avait jamais eu l’ombre d’une jalousie entre les deux hommes. Ce n’était guère qu’un bon prétexte pour se retrouver au cabaret.
Saint-Preux avait exfiltré plusieurs dossiers brûlants pour Jaransand. Ce dernier s'en était aperçu et il avait alors appelé Gueule de Rat, qui n’avait pas eu de vrai « travail » depuis des semaines :
- J’ai deux hommes sur mes bottes. Deux hommes qui se croient plus malins qu’ils ne sont. Et ils ont un point commun, cette fillette…
Avec la photographie de Juliana en poche, Gueule de Rat s’était rendu au cabaret, y pénétrant en fait par les égouts, qu’il connaissait très bien. Il avait tué Juliana dans sa loge et avait grossièrement déguisé ce meurtre en suicide, en pendant la danseuse avec son bas.
Boncousin avait dû s’en apercevoir sur le moment, et il avait couru après le tueur. Seulement, en chemin, il s’était fait surprendre et c’est lui qui avait dû fuir dans l’usine ; les équipes à l’intérieur, assourdies par le vacarme infernal des machines, n’avait rien entendu de la détonation dans le bureau du sous-directeur.
Ce soir-là, Horson venait d’être muté à Mägott Platz et il arrivait dans le quartier des usines. Il avait pris le tramway pour précéder les tueurs qui partaient vers les canaux avec leur corps sur les bras.
Jaransand fut condamné à perpétuité. Il partit au Château après un procès qui fut brièvement couvert par les journaux. Il fut jugé pour ses tractations immobilières véreuses. De nombreux appuis lui évitèrent la potence. Il eut l’une des meilleures cellules du Château, et ne tarda pas à devenir une figure charismatique parmi les détenus, servant en quelque sorte d’interlocuteur entre les condamnés et ADMINISTRATION.
Malgré les dénonciations nombreuses et variées qu'il fit de ses complices, Gueule de Rat ne put échapper à la potence. Il attendit dans sa cellule son exécution pendant un mois. A la fin, il hurlait en permanence :
- Mais je demande plus que ça, de crever ! Vous entendez ! Crevez-moi !... Vous croyez que je vais vivre dans votre société de merde encore une journée entière !
Il fallait le surveiller pour l’empêcher de se suicider. On dut le recoudre, une fois qu'il avait commencé à se tailler les veines.
Le dernier matin, il fut réveillé, ébahi ; il semblait ne pas y croire. Tout était blanc autour de lui : les murs, les fonctionnaires, le sol, le ciel ; dehors, les gens… Il marcha, halluciné, incapable de croire qu’il allait faire le grand saut. Le Juge Tolin laissa son chapeau baissé plus longtemps, avant de le remettre. Il était seul dans la cour pavée, en dehors des fonctionnaires chargés de la « Veuve ». La potence qui ressemblait, dans la lumière fantomatique, à un portail menant vers un au-delà étrangement proche…
Le commissaire Ménard, bon enfant, pipe à la bouche, assis d’une jambe sur son bureau, reçut Maréchal et Portzamparc.
- Sacrée histoire, les enfants, pas vrai ? Il vous aura fait galoper celui-ci… L’essentiel c’est de l’avoir eu…Un jour, faudra que vous me racontiez dans les détails comment vous l’avez attrapé…
- Merci, monsieur le divisionnaire…
- C’est vraiment du bon travail.
Il les raccompagnait à la porte :
- En tous les cas, si un jour vous étiez intéressé à rejoindre ma Brigade, on pourrait en discuter, qu’en pensez-vous ?
- On ne manquera pas de vous faire signe, monsieur le divisionnaire…
Le bourgmestre de la rue Verte réunissait, comme chaque mois, des amis chez lui, dans son hôtel particulier, pas loin de la villa Amarcord où avait résidé Jaransand. C'était un gros bon vivant, jovial, au mieux avec les notables de son quartier.
- Ah ces deux flics de chez les prolos, là ! Ils m'en veulent ou quoi ! D'abord, ils viennent une première fois chez nous et ils arrêtent ce cher Desforêts, et la seconde fois, ils repartent avec Jaransand ! Mais la prochaine, ils voudront quoi ? Que je leur donne mon pantalon ?!
*
Priscilla se chargea de taper une réponse à la carte de vacances envoyée par Novembre. Il lui fallut une matinée pour venir à bout du texte, mais après cet effort, quelle fierté !
« Carte bien re-ççue. Meillleurs vœux. Tueur arrêté. Vous so-uhaitons bonnse vacnaces ».
A son retour, Novembre dit qu’il avait passé les meilleures vacances de sa vie. Il avait gagné un concours de pêche et il était devenu une célébrité locale. Tout excité, il se jurait d’y retourner :
- Tu vois, l’hameçon, tu le prends comme ça, et tu l’attaches, net !... Dans deux mois, ce sera l’époque idéale, la reproduction des angulspices de mer… On péchera des spécimens grands comme ça ! Oui, comme ça, je te dis !
- J’ai mon frère, racontait Horson, qui travaille sur un Léviathan, à la Vague Noire et une fois, ils ont eu un angulspice rose énorme comme ça…
- Non ?...
Portzamparc était déjà rentré se faire dorloter.
Maréchal partit tôt ce soir-là. Il se sentait plutôt bien. C’est seulement en chemin qu’il fut pris d’un mal de crâne. La Cité se remettait à vibrer.
- Oh, non…
Il sentait son Syndrome le reprendre. La réalité commençait à frissonner, à trembler... à se diluer.
Maréchal dut s’arrêter sur son palier, pris de vertige. Il sortit sa montre : SHC était monté à 6. Niveau record !
L’inspecteur se sentit seul. Il ne pouvait appeler à l’aide. Il était prisonnier de cette cage d’escalier, à la fois angoissante et immense !...
Il s’appuya sur sa porte, impatient de se jeter sur son lit. Il parvint à tourner la clef dans la serrure et l’ouvrit.
Il passa le seuil… et entra chez Emma.
La patronne était là.
- Bonsoir, inspecteur…
Son mal de crâne était passé. Il se sentait parfaitement bien. Déconcerté, il s’assit à un tabouret du bar, en ayant l’air naturel.
Le pianiste se chauffait les doigts sur les touches.
- Alors, quoi de neuf ? La forme ? dit Emma, en lui versant une bière.
- Oui, bien, très bien…
C’est vrai qu’on se sentait bien chez Emma ! Le SHC, au début, très pénible ! Mais avec le temps, l’habitude… Et il n’y avait pas que des mauvais côtés, finalement ! Le Syndrome qui transforme votre logis en débit de boissons !
- Vous savez, dit Maréchal, étourdi, amusé, j’habite vraiment à deux pas d’ici…
Le pianiste l’interpella, de sa voix caverneuse :
- Asseyez-vous, inspecteur, et profitez de l’ambiance… De votre petit coin de rêve.
Et à toute la salle :
- On va commencer par un morceau qu’on connaît bien… "Un scotch, un bourbon et une bière…"
FIN