01-05-2010, 03:30 AM
(This post was last modified: 02-05-2010, 01:19 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #10
Le procès Portzamparc !
Maréchal se frotta les yeux en lisant ce titre. La revue interne de SÛRETÉ n’était portée sur l’humour, surtout vis-à-vis des collègues. C’était un bi-mensuel sérieux, qui ne s’autorisait guère de plaisanterie qu’une fois par an, sur le commissaire Ménard (et encore disait-on que c’était le commissaire lui-même qui écrivait les billets gentiment satiriques concernant sa moustache et son tour de ventre).
Le procès de Portzamparc… Maréchal avait appris que son collègue avait été interrogé voilà bientôt deux semaines. Mais Maréchal avait eu une rechute ces derniers temps. Affaibli, il avait perdu conscience de ce qui se passait hors de la clinique. A vrai dire, on faisait tout pour le couper du monde extérieur. Il devait rester assis dans la chaise longue de la plage de sable gris.
(Deux choses d’ailleurs le gênaient dans le paysage : les vagues et la frégate de patrouille de la marine lunaire !
En effet, Maréchal ne supportait pas la mer et ne pouvait pas voir les militaires. Architecte, il aurait aussi fait couler une plaque de béton sur cette plage, pour rendre les lieux plus civilisés...)
Donc, le procès Portzamparc… Son collègue devait répondre de l’accusation d’association de malfaiteurs !
C’est deux jours avant le procès que Maréchal put parler au détective. Il se doutait que les agents d’OBSIDIENNE étaient à l’écoute.
- Comment peuvent-ils croire que vous vous soyez fait le complice du Somnambule !
- Le commissaire Weid a disparu, n’oubliez pas… Ils disaient qu'il n'y a pas de preuve que j'y étais envoyé comme infiltré. Et des gens d'OBSI surveillent la bande du Somnambule...
- Ils feraient mieux de l'arrêter ! Quant à Weid, sa mort n’a pas été reconnue...
- Non, mais ce n’est pas si simple…
- Je ne comprends pas.
Maréchal enrageait d’être comme cloîtré sur cette plage. Il aurait voulu se lever, aller faire un scandale au quai des Oiseleurs !
- J’avais en ma possession le document certifiant que nous étions en stage à la brigade spéciale, dit Portzamparc. Il était dans l’ordinateur du commissaire. J’ai pu le récupérer après l’incendie à Névise.
- Et ensuite ?
- Ensuite, disait Portzamparc, las, j’ai été interrogé par ces messieurs, longuement…
- Ouais, pas facile de se retrouver du mauvais côté de la table, n’est-ce pas ?
- Comme vous dites. Je leur ai brandi ce papier bien sûr. Pour prouver que j’étais infiltré dans la bande du Somnambule…
- Oui, oui…
- Mais, comment dire ?...
Maréchal n’avait jamais entendu son collègue si désemparé. Lui d’habitude si solide, si sûr de lui, il en avait pris un sacré coup !
- Le commissaire est mort, inspecteur.
- Il est mort finalement ? Je croyais que non !
- Il n’a pas pu mourir dans l’incendie de Névise… Il n’a pas pu nous recruter dans sa brigade…
- Explique-toi, Jeff !
Maréchal était à bout !
- Inspecteur, le commiassaire Weid est mort il y a quarante ans…
- Quoi ?
Maréchal s'était presque levé de sa chaise, mais ses jambes affaiblies le firent se rasseoir aussitôt.
- Il est mort il y a quarante ans ! Le commissaire Weid a été incinéré il y a quarante ans, en bonne et due forme. Mort en service, alors qu’il enquêtait sur les agissements d’un certain docteur Heindrich !
Portzamparc avait vidé son rouleau. Maréchal ne sut pas quoi répondre.
- … j’ai vu son dossier, inspecteur. Vous pensez bien que ces messieurs se sont empressés de me le montrer. Il est mort en 167. C’est certifié, rien de trafiqué.
- Mais enfin quel escroc arriverait à se faire passer pour un commissaire de police ! Je sais bien que la brigade spéciale est aussi la brigade fantôme mais enfin !...
L’inspecteur ne savait plus quoi dire. Il bafouillait, excédé. L’infirmière, qui lui avait apporté le parlophone sur la plage, s’approcha de lui pour lui dire de se calmer. Elle le pria de raccrocher. Portzamparc avait entendu :
- Je vous laisse vous reposer... Mon procès est dans deux jours. J’ai fait appel à un bon avocat. Un cousin de Lucie de Whispermoor. Nous avons mis au point une ligne de défense.
- Si je pouvais, je viendrai tenir en joue les jurés pour les aider à rendre le bon verdict, détective !
- Je le sais bien, fit Portzamparc, souriant d’un air las.
Maréchal raccrocha.
"Engagés par un commissaire fantôme..."
L’infirmière rembobinait le fil du combiné et l’aida à se lever. La frégate de la marine passait, avec le pavillon de deuil hissé, qui resterait là tant qu’on n’aurait pas retrouvé l’assassin de l’amiral de Villers-Leclos.
*
Maréchal resta confiné dans sa chambre deux jours de suite. C’est lui qui ne voulait plus sortir. Il ne voulait plus que ses quatre murs, ses draps, ses cigarettes ! Il ne comprenait rien à ce Léopold Weid, cette légende, ce fantôme ! Il en avait pris un coup sur le système, comme le détective.
Il repartit dans ses souvenirs, lors de longs moments de sommeil qui l’empêchèrent de distinguer le jour de la nuit. Ses raisonnements de flic se mélangeaient à ses souvenirs d’enfance.
Il s’était échappé du Halo. A ce moment, Heindrich était en vie. On était vers 195. Et Heindrich avait vraisemblablement tué Weid vers 167. Admettons qu’il jouissait d’une longévité exceptionnelle. Un Scientiste comme lui… Il avait peut-être trouvé l’élixir de jouvence !
Bref, Maréchal s’était échappé de son repaire il y a 12 ans de cela. Comment ? En ouvrant les murs ! Rien de plus simple !
La clef des champs ! Le rêve des écoliers ! La grande évasion !
Et puis quoi ?... Antonin avait retrouvé Nelly. Elle l’avait serré dans ses bras. Le garçon était fou de bonheur. Le reste de la bande était jaloux… La vie avait repris son cours normal pour les gamins des rues. Antonin allait sur ses 14-15 ans.
Il n’osait toujours pas faire ses avances à Nelly. Il avait le temps… Il le dirait pour son anniversaire des 16 ans. Admettons des 18. 18, c’était bien.
Deux ans après son évasion incompréhensible, Antonin était sur un mauvais coup avec Nelly. Ils s’attaquaient au bourgeois. Un gros coup. Une villa entouré d'un grand parc, avec un arrosage automatisé, dans un quartier bien au-dessus de leur terrain de chasse habituel. Le propriétaire était en vacances, selon un informateur de la bande des Rôdeurs Invisibles. Antonin devait surveiller pendant que Nelly, la plus agile, escaladerait le mur et irait se servir dans l’argenterie et les cigares du salon.
Nelly avait souplement fait son chemin jusqu’à la moitié de la pelouse et s’était tapie dans un buisson pour observer, quand un sifflet retentit dans la rue. Pétrifié, Antonin avait failli s’enfuir, mais il ne pouvait laisser son amie !
- Casse-toi ! avait-elle lancé. Tire ton plan ! On se retrouve au refuge !
« Ils » ne savaient pas qu’elle était dans le jardin, elle pouvait disparaître… Antonin devait penser à sauver ses miches ! Mais cette fois, les Pandores avaient été les plus rapides. Ils l’avaient coincé à un coin de rue, et l’avait menotté. C’était la première fois qu’Antonin se faisait prendre… Il inventait déjà une excuse à sa présence, il se répétait que les cognes n’avaient pas de preuve… Il y avait quatre gros gaillards autour de lui, qui ricanaient d’avoir attrapé un asticot (Maréchal n’avait jamais été le costaud de la bande…).
- Ne le serrez pas trop fort, messieurs…
Lui, c’était quelqu’un qui parlait bien. Il était mieux habillé et il avait une belle plaque, l’imperméable et le chapeau feutre des policiers de la « haute ». C’est ce jour là que Maréchal était tombé amoureux de « l’uniforme » des membres de SÛRETÉ. Une classe, une distinction, qui vous met au-dessus du petit peuple vulgaire...
- On va parler toi et moi… Faites-moi un peu de place, messieurs, je vous en prie. Surveillez plutôt cette honorable demeure…
Les quatre Pandores s’étaient écartés et Maréchal avait écouté, fasciné par cet homme si élégant et si sûr de lui.
- Tiens, regarde ma plaque. Inspecteur Pierre-Marie Crimont. De la Brigade mondaine, ça te dit quelque chose ?
- Oui, c’est vous qui vous occupez des filles qui sont sur le trottoir.
- Exactement, jeune homme, exactement…
Il parlait d’un ton chaleureux, pas si paternaliste que ça.
- Écoute, je vais t’étonner, mais toi et moi, on a des intérêts communs ce soir.
Maréchal avait reniflé de mépris.
- La villa où ta copine et toi vous apprêtez à rentrer (Maréchal pouvait deviner Nelly, immobile dans un coin du jardin), est occupée habituellement par un type disons… franchement dégueulasse. Tu comprends ?
- Comment dégueulasse ? Il ne se lave pas ?...
- Pas tout à fait, rit l'inspecteur Crimont. Disons que si mes informations sont exactes, il aime bien les jeunes filles. Et même les fillettes, tu vois... Il a des tas de photos répugnantes chez lui, où on voit des gamines subir des atrocités… Je pense que je n’ai pas besoin de détailler.
- Oui, j’en ai entendu parler. Elles se font enlever et on dit qu’elles finissent chez des aristos qui les mangent…
- Dans la rue, vous êtes au courant de tout, dit l'inspecteur sans une pointe d'ironie. Mais tous les pédophiles ne sont pas cannibales...
Antonin avait peiné à comprendre ces deux derniers mots.
Ils avaient encore parlé deux minutes et fumé une cigarette ensemble. Puis Maréchal, tout seul, sous le regard de l’inspecteur Crimont, était allé au mur de la villa et avait appelé Nelly.
- Antonin, sale traître ! T’es jaune jusqu’à la moelle, fumier !
- Nelly, écoute-moi ce n’est pas ce que tu crois !
L’entêtement de Nelly… Il avait fallu parlementer. C'était ça ou la nuit au poste, le procès et le bagne !
Elle avait accepté de jouer le jeu. Elle était ressortie avec son sac plein d’argenterie, et avec une enveloppe bien épaisse.
- Ceci est à moi, avait dit Crimont gentiment. Le reste, le service à thé, c’est la dot pour votre mariage j’imagine…
Clin d'oeil. Les deux adolescents avaient rougi. Nelly allait protester mais les Pandores lui firent signe de se taire.
- J’ai quand même mon mot à dire sur ce que je vous livre, dit Nelly, effrontément. D’une, je ne savais pas que la flicaille avait les numéros des coffres des bourgeois (Crimont souriait, s’allumait une cigarette et en tendait une d’autorité à Maréchal). Deuzio, j’ai pas tout de suite dans le salon les papiers contenus dans c’t’enveloppe. J’ai juste jeté un œil dans le jardin, ben c’est drôlement à gerber ! Il vous faut ça à vous pour vous palucher ! Des gamines dans des sièges de torture ?
- Je ne t’ai pas obligée à regarder le contenu de cette enveloppe, jeune fille. Tu devais seulement me l’apporter... Maintenant, file ! Allez, ouste ! Trisse !
- Et lui, il vient avec moi !
Crimont sourit :
- Non.
Maréchal allait réagir. Trop tard, les Pandores le ceinturaient de nouveau. Antonin cria à Nelly de filer et celle-ci, blanche de rage, prit ses jambes à son cou. Antonin se débattit comme il put, mais il fut emmené dans la voiture, serré entre deux armoires à glace. Il ne trouvait plus dans son répertoire d’injures assez fortes pour Crimont, qui était parti de son côté avec une autre voiture.
Antonin passa la nuit au poste de Pandores, et fut interrogé le lendemain.
- Maréchal, Antonin, disait un petit planton terne, c’est bien toi.
Il avait une mauvaise cigarette à la bouche, les dents jaunes. Il tendit, dans la vilaine lumière du poste de police, à notre héros en culottes plus si courtes, un avis de recherche.
- Recherche dans l’intérêt des familles, bâilla le fonctionnaire. On s'inquiète de toi... Donc ta famille va venir te chercher, et si elle veut t’éviter la tôle, elle payera une amende pour sa négligence, vu que tu as été trouvé en état de vagabondage. Et comme tu es encore mineur...
- Je n’ai pas de famille ! Mon père est mort comme un saoulot qu’il était et ma mère a fini dans un institut !
Le fonctionnaire haussa les épaules et fit raccompagner Antonin à sa cellule. Il se replongeait dans son journal et ordonna deux fois au prisonnier d’arrêter de secouer les barreaux de sa cage.
- Ils ne vont pas s’ouvrir comme ça, tu sais…
Il cracha par terre et tourna sa page.
Antonin avait attendu une journée entière l’arrivée de sa famille. Qui pouvait encore se souvenir qu’il existait ?... Il était orphelin...
Tante Myrtille !... La sœur de sa mère ! C’est elle qui était venue le chercher ! Elle avait payé la caution. Et elle avait repris en main son éducation. Antonin logerait chez elle le temps de redevenir un peu civilisé d'aspect.
Première rencontre depuis presque sept ans avec son cousin Gérald. Sept ans de rue, sept ans dans un autre monde ; sept ans de rêve, de jours sans pain, de rapines, de peur et de joies ; sept ans d’un long voyage qui prit fin dans une chambre de l’internat le plus dur d’Exil, dans le quartier des Souffleterres, à 700 mètres au-dessus de la Cité-Machine.
*
Acquitté !
Madame de Portzamparc étreignait son mari, et tous les collègues du quai des Oiseleurs se levèrent en silence.
Un silence de mort et des regards assassins qui frappèrent les agents d’OBSIDIENNE, qui disparurent par une petite porte. Aussitôt ceux-ci partis, Portzamparc fut invité à offrir sa tournée au bistrot en face du palais de justice.
Les collègues venaient faire corps avec lui. Le détective paya son coup et passa un rapide coup de fil à Magott Platz pour mettre le commissaire Horson et l’inspecteur Novembre au courant. Puis il appela la clinique de la Vague Noire, où on lui apprit que l’inspecteur Maréchal était absent pour la journée. Il avait obtenu un droit de sortie mais dormirait encore une bonne semaine à la clinique.
Le procès avait duré trois jours, et il y avait eu des moments houleux. Portzamparc était resté parfaitement maître de lui-même, malgré l’invraisemblance de cette histoire. Maître de Whispermoor avait su retourner l’accusation d’irrationnel contre la partie civile. Le commissaire Weid était mort dans un incendie tout récemment, pas il y a quarante ans ! L’ordre de mission de Portzamparc était signé de sa main ! Et pendant qu’on mettait en doute l’intégrité d’un policier dont le dévouement à la Cité était irréprochable, le Somnambule courait toujours !
Dans une forme éblouissante, galvanisé de plus par le fait que Portzamparc avait dans le temps soutenu sa cousine Lucie, l’avocat avait utilisé l’accusation latente de racisme (les origines autrelliennes de Portzamparc), pour déconsidérer les gens d’OBSIDIENNE.
- S’attaque-t-on à un fonctionnaire d’Exil ? Alors c’est fort imprudent et insultant pour ADMINISTRATION !... S’attaque-t-on à un soi-disant étranger ? Alors on oublie qu’il a mérité sa nationalité exiléenne ! Il ne l’a pas reçue de naissance, il l’a obtenue à la force du poignet !... Et un étranger de naissance qui défend le citoyen, sa sécurité, ses propriétes, ses enfants, cet homme n'est pas un étranger !
Le jury n’en revenait pas de pouvoir clouer le bec à la police d’Etat ; les douze hommes et femmes découvraient derrière des agents de l’ombre tout puissants de simples fonctionnaires ; ils avaient soutenu Portzamparc. L’avocat avait réussi à mettre au jour un acharnement injustifiable contre un fonctionnaire vertueux !
- Allez, on boit à ta santé, Jeff ! Ce n’est pas tous les jours qu’on a raison contre eux ! Ils n’y reviendront pas de sitôt, crois-nous…
Le lendemain, Portzamparc reprenait son service à la brigade des rues. Il fut entendu par le commissaire, qui décida d’enterrer l’affaire.
- Vous luttiez contre le Somnambule, et c’est bien l’essentiel, détective.
L’inspecteur Lanvin était là aussi.
- D’autant qu’il y a du pain sur la planche, mon vieux. Le Somnambule court encore et toujours… Trois braquages revendiqués ce mois-ci. Le juge ne dort plus, et les honnêtes gens nous appellent sans arrêt…
- Je peux retrouver le Somnambule, dit Portzamparc. Il va vouloir se venger de moi. Il me hait pour ce que je lui ai fait. Je vais le pousser à l’erreur.
- Non, trancha Lanvin. Fini de jouer solo. On bosse en équipe dans la rue, je te rappelle, ou on se fait bouffer par la rue. Et si tu as des informations à nous fournir, tu vas nous les noter noir sur blanc, qu’on reparte sur de bonnes bases.
Portzamparc fit semblant d’accepter, mais il n’en pensait pas moins. Il avait son plan de guerre sur pied. Il attendait juste Maréchal...
- Faites un peu ce que vos supérieurs vous disent, Jeff…
C’était le type goguenard de son réseau, au parlophone.
- Faites le mort pour le moment. C'est-à-dire, faites le bon flic, procédurier et incompétent comme il se doit. Vous ne l’aurez pas le Somnambule, jamais ! Vous le savez bien !...
- Il nous voit venir. Il lit l’avenir !
- Hé oui, Jeff. C’est comme à la Manigance, vous qui êtes champion de ça… Il lit dans votre jeu. Il a trois coups d’avance ! Il voit l’avenir, et vous les flics, c’est à peine si vous voyez le bout de vos chaussures !
Portzamparc fit tout pour reprendre son train-train. Il reprit ses surveillances de rue, de banques, de magasins. Sa femme le sentait tendue, mais elle pensait que c’était la traque au Somnambule, dont on parlait chaque jour à la radio, qui le tiraillait ainsi.
Ce n'était que partiellement vrai. Ce qui se passait était que Portzamparc en faisait une affaire personnelle. Lui n'était pas devin mais il savait que c'était pareil pour le Somnambule.
A la Vague Noire, Maréchal retrouvait ses jambes. Il marchait de mieux en mieux. Il avait même f-exploit inédit- fait des exercices physiques pour se remettre complètement. Il avait diminué la cigarette.
Lui et Portzamparc se parlophonaient maintenant chaque jour. Au cas où on les écouterait, ils censuraient leur conversation mais ils se comprenaient. Ils commentaient d’une phrase les dernières nouvelles de la bande des braqueurs et cela leur suffisait.
- Le Somnambule devrait écrire lui-même le journal de demain…
- Dès qu’il aura braqué une imprimerie, il pourra le faire !
- Comment se passe la surveillance des gares ?
- J’ai appelé le Somnambule tout à l’heure pour savoir quels trains seront en retard ce soir !
*
Deux semaines de plus passèrent. Maréchal put rentrer chez lui. Il retrouva son logement de fonction en face du quai. Tante Myrtille et Gérald l’invitèrent plusieurs fois à manger. L’inspecteur dut se réhabituer à vivre seul.
Il voulait retrouver Nelly. Il l’avait perdue une première fois cette nuit où il avait fait connaissance avec l’inspecteur Crimont, il l’avait une seconde fois perdue après l’avoir retrouvée au Bazar Moderne.
Maréchal resta chez lui pendant des jours, comme un petit vieux, avec sa radio et son journal. Il croisait madame de Portzamparc, qui lui fit ses courses plusieurs fois. Elle insistait et s’imposait avec assurance et douceur. Maréchal se disait que Portzamparc avait bien de la chance de l’avoir. Mais lui n’aurait pas voulu d’une femme comme elle. Elle était belle, intelligente, mais trop rangée.
Il y eut une nuit chez Emma. La première depuis des lustres. L’inspecteur n’avait eu qu’a pousser la porte de son séjour et il était assis sur un tabouret au bar. Emma saluait le retour de son meilleur client, en s’excusant qu’à cette heure, la salle soit encore froide. Le pianiste était à sa place avec sa voix grumeleuse.
- Je suis allé à l’hôpital de Saint-Jamme, voir ma chérie là-bas… si douce, si blanche, si froide, Exil ait son âme !...
Une nuit à l’ancienne…
C’était enfin le soir où Maréchal se sentit d’attaque. Il était prêt à reprendre du service. Il était encore arrêté pour un bon mois, ce qui n’allait pas l’empêcher de reprendre ses expéditions nocturnes. Il donna rendez-vous à Portzamparc le lendemain dans un petit bistrot.
- Alors, Jeff ? Le Somnambule n’est pas encore sous les verrous !
Le patron offrait le verre de retour à Maréchal. Portzamparc s’assit, fatigué après sa journée. Il avait passé ses heures réglementaires dans la foule sur les quais de la station Gerold Pankras, et il en avait plein les godasses !
Maréchal avait le journal sous les yeux : « Le Somanmbule continue d’empêcher la police de dormir !"
- Si les gratte-papiers se mettent à faire de l’esprit…
- C’est le juge qui va devenir somnambule s’il n’arrête pas bientôt de rêver qu’il coffre la bande.
- Il n’y arrivera pas, dit le détective. Même Lanvin, avec tout le respect que j’ai pour lui…
- Tiens, lis ça… Pendant que tu arrêtais les resquilleurs de la 3e classe, on apprenait qu’il y a quatre jours, la caisse des dépôts et consignations a été braquée. Le président ne s’en est pas vanté, vu qu’il piochait déjà dedans... Le Somnambule est un farceur. Il savait à qui il s’attaquait…
- Il n’arrêtera pas tant que nous n’irons pas le chercher.
- Sûr, dit Maréchal, mais à l’heure qu’il est, il sait déjà, avant nous, quel plan on va mettre au point.
- Il voit des choses, oui, mais il n’est pas omniscient…
- Reste poli !
- Il a des moments où il voit les choses avant tout le monde. Mais il ne déchiffre pas non plus dans l’avenir comme dans un livre.
- Alors on peut encore écrire le prochain chapitre ! lança Maréchal.
- Et comment !
Les deux hommes vidèrent leur verre.
- Il faut reprendre à l’ origine. Là où ça a mal commencé pour Josef Kassan. Il faut aller fouiller dans le Halo.
- Chez Heindrich, donc.
- Oui. Il est mort lui, normalement...
- Ho, ces derniers temps, dit Portzamparc, on ne sait plus bien ni qui vit ni qui meurt...
Le procès Portzamparc !
Maréchal se frotta les yeux en lisant ce titre. La revue interne de SÛRETÉ n’était portée sur l’humour, surtout vis-à-vis des collègues. C’était un bi-mensuel sérieux, qui ne s’autorisait guère de plaisanterie qu’une fois par an, sur le commissaire Ménard (et encore disait-on que c’était le commissaire lui-même qui écrivait les billets gentiment satiriques concernant sa moustache et son tour de ventre).
Le procès de Portzamparc… Maréchal avait appris que son collègue avait été interrogé voilà bientôt deux semaines. Mais Maréchal avait eu une rechute ces derniers temps. Affaibli, il avait perdu conscience de ce qui se passait hors de la clinique. A vrai dire, on faisait tout pour le couper du monde extérieur. Il devait rester assis dans la chaise longue de la plage de sable gris.
(Deux choses d’ailleurs le gênaient dans le paysage : les vagues et la frégate de patrouille de la marine lunaire !
En effet, Maréchal ne supportait pas la mer et ne pouvait pas voir les militaires. Architecte, il aurait aussi fait couler une plaque de béton sur cette plage, pour rendre les lieux plus civilisés...)
Donc, le procès Portzamparc… Son collègue devait répondre de l’accusation d’association de malfaiteurs !
C’est deux jours avant le procès que Maréchal put parler au détective. Il se doutait que les agents d’OBSIDIENNE étaient à l’écoute.
- Comment peuvent-ils croire que vous vous soyez fait le complice du Somnambule !
- Le commissaire Weid a disparu, n’oubliez pas… Ils disaient qu'il n'y a pas de preuve que j'y étais envoyé comme infiltré. Et des gens d'OBSI surveillent la bande du Somnambule...
- Ils feraient mieux de l'arrêter ! Quant à Weid, sa mort n’a pas été reconnue...
- Non, mais ce n’est pas si simple…
- Je ne comprends pas.
Maréchal enrageait d’être comme cloîtré sur cette plage. Il aurait voulu se lever, aller faire un scandale au quai des Oiseleurs !
- J’avais en ma possession le document certifiant que nous étions en stage à la brigade spéciale, dit Portzamparc. Il était dans l’ordinateur du commissaire. J’ai pu le récupérer après l’incendie à Névise.
- Et ensuite ?
- Ensuite, disait Portzamparc, las, j’ai été interrogé par ces messieurs, longuement…
- Ouais, pas facile de se retrouver du mauvais côté de la table, n’est-ce pas ?
- Comme vous dites. Je leur ai brandi ce papier bien sûr. Pour prouver que j’étais infiltré dans la bande du Somnambule…
- Oui, oui…
- Mais, comment dire ?...
Maréchal n’avait jamais entendu son collègue si désemparé. Lui d’habitude si solide, si sûr de lui, il en avait pris un sacré coup !
- Le commissaire est mort, inspecteur.
- Il est mort finalement ? Je croyais que non !
- Il n’a pas pu mourir dans l’incendie de Névise… Il n’a pas pu nous recruter dans sa brigade…
- Explique-toi, Jeff !
Maréchal était à bout !
- Inspecteur, le commiassaire Weid est mort il y a quarante ans…
- Quoi ?
Maréchal s'était presque levé de sa chaise, mais ses jambes affaiblies le firent se rasseoir aussitôt.
- Il est mort il y a quarante ans ! Le commissaire Weid a été incinéré il y a quarante ans, en bonne et due forme. Mort en service, alors qu’il enquêtait sur les agissements d’un certain docteur Heindrich !
Portzamparc avait vidé son rouleau. Maréchal ne sut pas quoi répondre.
- … j’ai vu son dossier, inspecteur. Vous pensez bien que ces messieurs se sont empressés de me le montrer. Il est mort en 167. C’est certifié, rien de trafiqué.
- Mais enfin quel escroc arriverait à se faire passer pour un commissaire de police ! Je sais bien que la brigade spéciale est aussi la brigade fantôme mais enfin !...
L’inspecteur ne savait plus quoi dire. Il bafouillait, excédé. L’infirmière, qui lui avait apporté le parlophone sur la plage, s’approcha de lui pour lui dire de se calmer. Elle le pria de raccrocher. Portzamparc avait entendu :
- Je vous laisse vous reposer... Mon procès est dans deux jours. J’ai fait appel à un bon avocat. Un cousin de Lucie de Whispermoor. Nous avons mis au point une ligne de défense.
- Si je pouvais, je viendrai tenir en joue les jurés pour les aider à rendre le bon verdict, détective !
- Je le sais bien, fit Portzamparc, souriant d’un air las.
Maréchal raccrocha.
"Engagés par un commissaire fantôme..."
L’infirmière rembobinait le fil du combiné et l’aida à se lever. La frégate de la marine passait, avec le pavillon de deuil hissé, qui resterait là tant qu’on n’aurait pas retrouvé l’assassin de l’amiral de Villers-Leclos.
*
Maréchal resta confiné dans sa chambre deux jours de suite. C’est lui qui ne voulait plus sortir. Il ne voulait plus que ses quatre murs, ses draps, ses cigarettes ! Il ne comprenait rien à ce Léopold Weid, cette légende, ce fantôme ! Il en avait pris un coup sur le système, comme le détective.
Il repartit dans ses souvenirs, lors de longs moments de sommeil qui l’empêchèrent de distinguer le jour de la nuit. Ses raisonnements de flic se mélangeaient à ses souvenirs d’enfance.
Il s’était échappé du Halo. A ce moment, Heindrich était en vie. On était vers 195. Et Heindrich avait vraisemblablement tué Weid vers 167. Admettons qu’il jouissait d’une longévité exceptionnelle. Un Scientiste comme lui… Il avait peut-être trouvé l’élixir de jouvence !
Bref, Maréchal s’était échappé de son repaire il y a 12 ans de cela. Comment ? En ouvrant les murs ! Rien de plus simple !
La clef des champs ! Le rêve des écoliers ! La grande évasion !
Et puis quoi ?... Antonin avait retrouvé Nelly. Elle l’avait serré dans ses bras. Le garçon était fou de bonheur. Le reste de la bande était jaloux… La vie avait repris son cours normal pour les gamins des rues. Antonin allait sur ses 14-15 ans.
Il n’osait toujours pas faire ses avances à Nelly. Il avait le temps… Il le dirait pour son anniversaire des 16 ans. Admettons des 18. 18, c’était bien.
Deux ans après son évasion incompréhensible, Antonin était sur un mauvais coup avec Nelly. Ils s’attaquaient au bourgeois. Un gros coup. Une villa entouré d'un grand parc, avec un arrosage automatisé, dans un quartier bien au-dessus de leur terrain de chasse habituel. Le propriétaire était en vacances, selon un informateur de la bande des Rôdeurs Invisibles. Antonin devait surveiller pendant que Nelly, la plus agile, escaladerait le mur et irait se servir dans l’argenterie et les cigares du salon.
Nelly avait souplement fait son chemin jusqu’à la moitié de la pelouse et s’était tapie dans un buisson pour observer, quand un sifflet retentit dans la rue. Pétrifié, Antonin avait failli s’enfuir, mais il ne pouvait laisser son amie !
- Casse-toi ! avait-elle lancé. Tire ton plan ! On se retrouve au refuge !
« Ils » ne savaient pas qu’elle était dans le jardin, elle pouvait disparaître… Antonin devait penser à sauver ses miches ! Mais cette fois, les Pandores avaient été les plus rapides. Ils l’avaient coincé à un coin de rue, et l’avait menotté. C’était la première fois qu’Antonin se faisait prendre… Il inventait déjà une excuse à sa présence, il se répétait que les cognes n’avaient pas de preuve… Il y avait quatre gros gaillards autour de lui, qui ricanaient d’avoir attrapé un asticot (Maréchal n’avait jamais été le costaud de la bande…).
- Ne le serrez pas trop fort, messieurs…
Lui, c’était quelqu’un qui parlait bien. Il était mieux habillé et il avait une belle plaque, l’imperméable et le chapeau feutre des policiers de la « haute ». C’est ce jour là que Maréchal était tombé amoureux de « l’uniforme » des membres de SÛRETÉ. Une classe, une distinction, qui vous met au-dessus du petit peuple vulgaire...
- On va parler toi et moi… Faites-moi un peu de place, messieurs, je vous en prie. Surveillez plutôt cette honorable demeure…
Les quatre Pandores s’étaient écartés et Maréchal avait écouté, fasciné par cet homme si élégant et si sûr de lui.
- Tiens, regarde ma plaque. Inspecteur Pierre-Marie Crimont. De la Brigade mondaine, ça te dit quelque chose ?
- Oui, c’est vous qui vous occupez des filles qui sont sur le trottoir.
- Exactement, jeune homme, exactement…
Il parlait d’un ton chaleureux, pas si paternaliste que ça.
- Écoute, je vais t’étonner, mais toi et moi, on a des intérêts communs ce soir.
Maréchal avait reniflé de mépris.
- La villa où ta copine et toi vous apprêtez à rentrer (Maréchal pouvait deviner Nelly, immobile dans un coin du jardin), est occupée habituellement par un type disons… franchement dégueulasse. Tu comprends ?
- Comment dégueulasse ? Il ne se lave pas ?...
- Pas tout à fait, rit l'inspecteur Crimont. Disons que si mes informations sont exactes, il aime bien les jeunes filles. Et même les fillettes, tu vois... Il a des tas de photos répugnantes chez lui, où on voit des gamines subir des atrocités… Je pense que je n’ai pas besoin de détailler.
- Oui, j’en ai entendu parler. Elles se font enlever et on dit qu’elles finissent chez des aristos qui les mangent…
- Dans la rue, vous êtes au courant de tout, dit l'inspecteur sans une pointe d'ironie. Mais tous les pédophiles ne sont pas cannibales...
Antonin avait peiné à comprendre ces deux derniers mots.
Ils avaient encore parlé deux minutes et fumé une cigarette ensemble. Puis Maréchal, tout seul, sous le regard de l’inspecteur Crimont, était allé au mur de la villa et avait appelé Nelly.
- Antonin, sale traître ! T’es jaune jusqu’à la moelle, fumier !
- Nelly, écoute-moi ce n’est pas ce que tu crois !
L’entêtement de Nelly… Il avait fallu parlementer. C'était ça ou la nuit au poste, le procès et le bagne !
Elle avait accepté de jouer le jeu. Elle était ressortie avec son sac plein d’argenterie, et avec une enveloppe bien épaisse.
- Ceci est à moi, avait dit Crimont gentiment. Le reste, le service à thé, c’est la dot pour votre mariage j’imagine…
Clin d'oeil. Les deux adolescents avaient rougi. Nelly allait protester mais les Pandores lui firent signe de se taire.
- J’ai quand même mon mot à dire sur ce que je vous livre, dit Nelly, effrontément. D’une, je ne savais pas que la flicaille avait les numéros des coffres des bourgeois (Crimont souriait, s’allumait une cigarette et en tendait une d’autorité à Maréchal). Deuzio, j’ai pas tout de suite dans le salon les papiers contenus dans c’t’enveloppe. J’ai juste jeté un œil dans le jardin, ben c’est drôlement à gerber ! Il vous faut ça à vous pour vous palucher ! Des gamines dans des sièges de torture ?
- Je ne t’ai pas obligée à regarder le contenu de cette enveloppe, jeune fille. Tu devais seulement me l’apporter... Maintenant, file ! Allez, ouste ! Trisse !
- Et lui, il vient avec moi !
Crimont sourit :
- Non.
Maréchal allait réagir. Trop tard, les Pandores le ceinturaient de nouveau. Antonin cria à Nelly de filer et celle-ci, blanche de rage, prit ses jambes à son cou. Antonin se débattit comme il put, mais il fut emmené dans la voiture, serré entre deux armoires à glace. Il ne trouvait plus dans son répertoire d’injures assez fortes pour Crimont, qui était parti de son côté avec une autre voiture.
Antonin passa la nuit au poste de Pandores, et fut interrogé le lendemain.
- Maréchal, Antonin, disait un petit planton terne, c’est bien toi.
Il avait une mauvaise cigarette à la bouche, les dents jaunes. Il tendit, dans la vilaine lumière du poste de police, à notre héros en culottes plus si courtes, un avis de recherche.
- Recherche dans l’intérêt des familles, bâilla le fonctionnaire. On s'inquiète de toi... Donc ta famille va venir te chercher, et si elle veut t’éviter la tôle, elle payera une amende pour sa négligence, vu que tu as été trouvé en état de vagabondage. Et comme tu es encore mineur...
- Je n’ai pas de famille ! Mon père est mort comme un saoulot qu’il était et ma mère a fini dans un institut !
Le fonctionnaire haussa les épaules et fit raccompagner Antonin à sa cellule. Il se replongeait dans son journal et ordonna deux fois au prisonnier d’arrêter de secouer les barreaux de sa cage.
- Ils ne vont pas s’ouvrir comme ça, tu sais…
Il cracha par terre et tourna sa page.
Antonin avait attendu une journée entière l’arrivée de sa famille. Qui pouvait encore se souvenir qu’il existait ?... Il était orphelin...
Tante Myrtille !... La sœur de sa mère ! C’est elle qui était venue le chercher ! Elle avait payé la caution. Et elle avait repris en main son éducation. Antonin logerait chez elle le temps de redevenir un peu civilisé d'aspect.
Première rencontre depuis presque sept ans avec son cousin Gérald. Sept ans de rue, sept ans dans un autre monde ; sept ans de rêve, de jours sans pain, de rapines, de peur et de joies ; sept ans d’un long voyage qui prit fin dans une chambre de l’internat le plus dur d’Exil, dans le quartier des Souffleterres, à 700 mètres au-dessus de la Cité-Machine.
*
Acquitté !
Madame de Portzamparc étreignait son mari, et tous les collègues du quai des Oiseleurs se levèrent en silence.
Un silence de mort et des regards assassins qui frappèrent les agents d’OBSIDIENNE, qui disparurent par une petite porte. Aussitôt ceux-ci partis, Portzamparc fut invité à offrir sa tournée au bistrot en face du palais de justice.
Les collègues venaient faire corps avec lui. Le détective paya son coup et passa un rapide coup de fil à Magott Platz pour mettre le commissaire Horson et l’inspecteur Novembre au courant. Puis il appela la clinique de la Vague Noire, où on lui apprit que l’inspecteur Maréchal était absent pour la journée. Il avait obtenu un droit de sortie mais dormirait encore une bonne semaine à la clinique.
Le procès avait duré trois jours, et il y avait eu des moments houleux. Portzamparc était resté parfaitement maître de lui-même, malgré l’invraisemblance de cette histoire. Maître de Whispermoor avait su retourner l’accusation d’irrationnel contre la partie civile. Le commissaire Weid était mort dans un incendie tout récemment, pas il y a quarante ans ! L’ordre de mission de Portzamparc était signé de sa main ! Et pendant qu’on mettait en doute l’intégrité d’un policier dont le dévouement à la Cité était irréprochable, le Somnambule courait toujours !
Dans une forme éblouissante, galvanisé de plus par le fait que Portzamparc avait dans le temps soutenu sa cousine Lucie, l’avocat avait utilisé l’accusation latente de racisme (les origines autrelliennes de Portzamparc), pour déconsidérer les gens d’OBSIDIENNE.
- S’attaque-t-on à un fonctionnaire d’Exil ? Alors c’est fort imprudent et insultant pour ADMINISTRATION !... S’attaque-t-on à un soi-disant étranger ? Alors on oublie qu’il a mérité sa nationalité exiléenne ! Il ne l’a pas reçue de naissance, il l’a obtenue à la force du poignet !... Et un étranger de naissance qui défend le citoyen, sa sécurité, ses propriétes, ses enfants, cet homme n'est pas un étranger !
Le jury n’en revenait pas de pouvoir clouer le bec à la police d’Etat ; les douze hommes et femmes découvraient derrière des agents de l’ombre tout puissants de simples fonctionnaires ; ils avaient soutenu Portzamparc. L’avocat avait réussi à mettre au jour un acharnement injustifiable contre un fonctionnaire vertueux !
- Allez, on boit à ta santé, Jeff ! Ce n’est pas tous les jours qu’on a raison contre eux ! Ils n’y reviendront pas de sitôt, crois-nous…
Le lendemain, Portzamparc reprenait son service à la brigade des rues. Il fut entendu par le commissaire, qui décida d’enterrer l’affaire.
- Vous luttiez contre le Somnambule, et c’est bien l’essentiel, détective.
L’inspecteur Lanvin était là aussi.
- D’autant qu’il y a du pain sur la planche, mon vieux. Le Somnambule court encore et toujours… Trois braquages revendiqués ce mois-ci. Le juge ne dort plus, et les honnêtes gens nous appellent sans arrêt…
- Je peux retrouver le Somnambule, dit Portzamparc. Il va vouloir se venger de moi. Il me hait pour ce que je lui ai fait. Je vais le pousser à l’erreur.
- Non, trancha Lanvin. Fini de jouer solo. On bosse en équipe dans la rue, je te rappelle, ou on se fait bouffer par la rue. Et si tu as des informations à nous fournir, tu vas nous les noter noir sur blanc, qu’on reparte sur de bonnes bases.
Portzamparc fit semblant d’accepter, mais il n’en pensait pas moins. Il avait son plan de guerre sur pied. Il attendait juste Maréchal...
- Faites un peu ce que vos supérieurs vous disent, Jeff…
C’était le type goguenard de son réseau, au parlophone.
- Faites le mort pour le moment. C'est-à-dire, faites le bon flic, procédurier et incompétent comme il se doit. Vous ne l’aurez pas le Somnambule, jamais ! Vous le savez bien !...
- Il nous voit venir. Il lit l’avenir !
- Hé oui, Jeff. C’est comme à la Manigance, vous qui êtes champion de ça… Il lit dans votre jeu. Il a trois coups d’avance ! Il voit l’avenir, et vous les flics, c’est à peine si vous voyez le bout de vos chaussures !
Portzamparc fit tout pour reprendre son train-train. Il reprit ses surveillances de rue, de banques, de magasins. Sa femme le sentait tendue, mais elle pensait que c’était la traque au Somnambule, dont on parlait chaque jour à la radio, qui le tiraillait ainsi.
Ce n'était que partiellement vrai. Ce qui se passait était que Portzamparc en faisait une affaire personnelle. Lui n'était pas devin mais il savait que c'était pareil pour le Somnambule.
A la Vague Noire, Maréchal retrouvait ses jambes. Il marchait de mieux en mieux. Il avait même f-exploit inédit- fait des exercices physiques pour se remettre complètement. Il avait diminué la cigarette.
Lui et Portzamparc se parlophonaient maintenant chaque jour. Au cas où on les écouterait, ils censuraient leur conversation mais ils se comprenaient. Ils commentaient d’une phrase les dernières nouvelles de la bande des braqueurs et cela leur suffisait.
- Le Somnambule devrait écrire lui-même le journal de demain…
- Dès qu’il aura braqué une imprimerie, il pourra le faire !
- Comment se passe la surveillance des gares ?
- J’ai appelé le Somnambule tout à l’heure pour savoir quels trains seront en retard ce soir !
*
Deux semaines de plus passèrent. Maréchal put rentrer chez lui. Il retrouva son logement de fonction en face du quai. Tante Myrtille et Gérald l’invitèrent plusieurs fois à manger. L’inspecteur dut se réhabituer à vivre seul.
Il voulait retrouver Nelly. Il l’avait perdue une première fois cette nuit où il avait fait connaissance avec l’inspecteur Crimont, il l’avait une seconde fois perdue après l’avoir retrouvée au Bazar Moderne.
Maréchal resta chez lui pendant des jours, comme un petit vieux, avec sa radio et son journal. Il croisait madame de Portzamparc, qui lui fit ses courses plusieurs fois. Elle insistait et s’imposait avec assurance et douceur. Maréchal se disait que Portzamparc avait bien de la chance de l’avoir. Mais lui n’aurait pas voulu d’une femme comme elle. Elle était belle, intelligente, mais trop rangée.
Il y eut une nuit chez Emma. La première depuis des lustres. L’inspecteur n’avait eu qu’a pousser la porte de son séjour et il était assis sur un tabouret au bar. Emma saluait le retour de son meilleur client, en s’excusant qu’à cette heure, la salle soit encore froide. Le pianiste était à sa place avec sa voix grumeleuse.
- Je suis allé à l’hôpital de Saint-Jamme, voir ma chérie là-bas… si douce, si blanche, si froide, Exil ait son âme !...
Une nuit à l’ancienne…
C’était enfin le soir où Maréchal se sentit d’attaque. Il était prêt à reprendre du service. Il était encore arrêté pour un bon mois, ce qui n’allait pas l’empêcher de reprendre ses expéditions nocturnes. Il donna rendez-vous à Portzamparc le lendemain dans un petit bistrot.
- Alors, Jeff ? Le Somnambule n’est pas encore sous les verrous !
Le patron offrait le verre de retour à Maréchal. Portzamparc s’assit, fatigué après sa journée. Il avait passé ses heures réglementaires dans la foule sur les quais de la station Gerold Pankras, et il en avait plein les godasses !
Maréchal avait le journal sous les yeux : « Le Somanmbule continue d’empêcher la police de dormir !"
- Si les gratte-papiers se mettent à faire de l’esprit…
- C’est le juge qui va devenir somnambule s’il n’arrête pas bientôt de rêver qu’il coffre la bande.
- Il n’y arrivera pas, dit le détective. Même Lanvin, avec tout le respect que j’ai pour lui…
- Tiens, lis ça… Pendant que tu arrêtais les resquilleurs de la 3e classe, on apprenait qu’il y a quatre jours, la caisse des dépôts et consignations a été braquée. Le président ne s’en est pas vanté, vu qu’il piochait déjà dedans... Le Somnambule est un farceur. Il savait à qui il s’attaquait…
- Il n’arrêtera pas tant que nous n’irons pas le chercher.
- Sûr, dit Maréchal, mais à l’heure qu’il est, il sait déjà, avant nous, quel plan on va mettre au point.
- Il voit des choses, oui, mais il n’est pas omniscient…
- Reste poli !
- Il a des moments où il voit les choses avant tout le monde. Mais il ne déchiffre pas non plus dans l’avenir comme dans un livre.
- Alors on peut encore écrire le prochain chapitre ! lança Maréchal.
- Et comment !
Les deux hommes vidèrent leur verre.
- Il faut reprendre à l’ origine. Là où ça a mal commencé pour Josef Kassan. Il faut aller fouiller dans le Halo.
- Chez Heindrich, donc.
- Oui. Il est mort lui, normalement...
- Ho, ces derniers temps, dit Portzamparc, on ne sait plus bien ni qui vit ni qui meurt...