25-07-2010, 06:50 PM
(This post was last modified: 22-08-2010, 09:00 PM by Darth Nico.)
...
L’horloge affichait 6 heures et l’escalier circulaire de la gare de Saint-Arness était pris d’assaut par les employés qui jaillissaient du métro. Le détective Garman venait de prendre son service, son troisième jour dans la brigade ferroviaire, un mois avant son vingt-deuxième anniversaire. Il était encore tout chaud de l'air de la petite cuisine où il avait fumé la cigarette du matin avec ses collègues. Il y avait une vieille cuisinière où on mettait toute la journée de l’eau sur le feu.
C’est en réglant sa montre sur la grande horloge qu’il aperçut un des individus dont le portrait était affiché au PC sécurité ; il montait les marches au milieu de la foule, jouant de ses grosses épaules pour écarter les timides employés de bureau. Le nom ne lui revint pas mais Garman reconnut un des complices de la bande du Somnambule. Le policier sentit son cœur battre plus fort et prit une décision, qui allait, en fait, lui coûter la vie quelques minutes plus tard.
Il tâta son révolver d’ordonnance dans la poche intérieure de sa veste, redressa ses lunettes sur son nez, vissa bien son chapeau sur sa tête et prit en filature le suspect.
Il gravissait les marches, baissait la tête, s’excusait auprès des gens, s’accrochait à la rambarde. Le grand escalier en colimaçon montait sur l’équivalent de quatre étages et il y avait régulièrement des bousculades, des gens compressés, parfois des chutes. Cela parce que les ascenseurs de la gare étaient en panne depuis des temps immémoriaux. Personne n’osait s’en plaindre à voix haute. Les services de SANITATION avaient d'ailleurs lancé à l’époque de la panne une grande campagne pour l’exercice physique quotidien des usagers de la gare. Les affiches étaient encore là, elles faisaient partie du décor !
Garman suait quand il atteignit la plus haute marche, mais il fallait continuer, la foule laborieuse pressait derrière lui, et il ne voulait pas montrer sa carte de SÛRETÉ. Un petit escalier mécanique où les gens couraient et on débouchait sur la place Jauve, avec ses vendeurs de cafés et les crieurs de journaux, dernier contact humain de la rue avant de s’engouffrer dans les lourds bâtiments froids des ministères et des corpoles.
Garman avait perdu le suspect, un fort Scovien avec un cou de taureau. Des Pandores réglaient la circulation ; question de fierté, ou de timidité, le détective ne leur fit pas signe. Il ne voulait pas de leur aide. Il allait l’appréhender seul !
Le Scovien était au carrefour Longe ! Il passait devant la brasserie Agricola et traversait entre les voitures à cheval qui déposaient les responsables des derniers étages. Garman resta sur le trottoir d’en face. Il y avait deux inspecteurs de la brigade des mœurs qui prenaient un verre au comptoir de la brasserie pleine de miroirs. Le détective ne se signala pas. Encore un Pandore qui séparait deux cochers qui s’insultaient et se menaçaient du fouet. Le détective passa au large de l’algarade.
Le Scovien grimpait maintenant la tortueuse rue Fluous, qui serpentait entre le bureau de la poste centrale nº3 et les boutiques d’orfèvrerie. Il sortait du gros de la foule, il serait bientôt arrivé au parc de la Canonnerie… non, il bifurquait ! Il traversait l’esplanade, le boulevard et prenait un passage commercial étroit, au beau parquet luisant, puis ressortait ruelle des Petites Robes.
En quelques rues, l'ambiance avait changé. Presque plus personne dans les rues, quelques diligences d'aristocrates. Une ambiance feutrée. Garman avait mis son révolver dans sa poche de côté, et le serrait de plus en plus fort. Le Scovien ne s'arrêterait pas dans ce quartier rupin... La longue ruelle en pente légère menait vers un autre monde, vers le Klob. C’était un quartier presque désert, connu pour ses repaires de malfaiteurs, que la police préférait garder à l’œil ici, au lieu de l’investir et de voir se former d’autres niches ailleurs. La lumière à nouveau, surtout des becs de gaz, après cette lente descente, l'odeur saisissante de la crasse des lieux.
Le Scovien montait dans un immeuble délabré, à la sortie de ce quartier strictement surveillé par la Brigade des Rues.
Garman avait de plus en plus peur. Il savait qu’il pourrait trouver des collègues près d’ici, en planque ; il savait aussi qu’il commettait un excès de zèle. En fait, il se sentait ridicule maintenant.
Il n’apprendrait rien à personne s’il disait qu’il avait repéré un criminel dans le quartier. Un policier seul dans le Klob…
Il avait enlevé la sécurité de son arme. Il se tenait prêt à entrer dans l’immeuble.
Il n’avait pas vu le canon d’une arme passer entre les rideaux du troisième étage, pointé sur sa tête. Il vit par contre des concierges le regarder d’un drôle d’œil, planté au milieu de la rue (un flic, seul ici !

Aujourd’hui, pourtant, Garman le voulait, il arrêterait son premier criminel. Il prouverait à ses futurs beaux-parents que…
Quelqu’un siffla dans son dos : un gros concierge, qui sortait des poubelles, qui avait l’air d’un homme solide :
- Franchement, vous feriez mieux de partir…
Pas un mot de trop ; il n’avait pas fait semblant, il avait vu en lui le jeune flic qui veut sa médaille. De la franchise dans sa voix, de la compassion… Il ne se voulait pas insultant, ce concierge, mais il y avait de la peur dans sa voix.
La peur, la saleté, dans cette espèce de bidonville aux constructions en tôle ondulée...
Garman, humilié, serra les dents, eut les larmes aux yeux, et tourna le dos à la fenêtre. Il eut un frisson dans la nuque, voulut s’enfuir à toutes jambes. Il fit quelques pas, ne voulait pas perdre contenance ; il allait interroger le gros homme, faire l’important, lui demander de quel droit ce concierge se permettait de…
Une détonation partit ; le concierge ferma les yeux, pas par peur du coup de feu, mais presque de soulagement devant ce qui ne pouvait qu'arriver ; Garman fut frappé à l’omoplate droite ; il se cassa le nez contre le pavé humide des eaux savonneuses, puis reçut une seconde balle, dans la tête.
Le concierge l’avait regardé avec des yeux de chien battu. Lui n’avait pas bougé. Il savait que fatalement… Il enleva sa casquette et baissa la tête devant le jeune homme… Il eut pitié en voyant les lunettes, qui avaient volé à un mètre et dont le verre droit s'était brisé. Quelle folie avait pu le pousser à entrer ici ? D’autres arrivaient, curieux, soit attristés, soit haineux, soit apeurés… Ils avaient tous assisté à la scène mais il ne se trouverait personne pour dire d’où venait le coup de feu. Un coup de sifflet retentissait, la police arriverait bientôt au pas de course.
A la fenêtre, derrière un rideau poussiéreux, le Somnambule regardait de ses yeux gris les gens s’agglutiner autour du cadavre.