27-07-2010, 01:45 AM
(This post was last modified: 27-07-2010, 08:26 PM by Darth Nico.)
EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
Portzamparc serrait sa cravate devant son miroir et vérifiait que son menton était bien rasé. Sa femme lui servait un café et s'allumait une cigarette :
- Tu vas dire oui à Maréchal ?
- Je pense, oui. Il aura bien besoin de quelqu'un pour l'épauler !
- Ce ne sera donc pas la brigade criminelle comme vous le pensiez ?
- Pas tout à fait, mais ce sera proche...
Portzamparc restait vague. Parce qu'il n'aimait pas parler du travail chez lui, et qu'à la vérité, il ne savait pas bien ce qui l'attendait s'ils intégraient la Brigade Spéciale de Weid. On n'était même pas sûr que son actuel commissaire soit encore en vie !
Il ne prit pas le bus, la température était plutôt clémente. C'était l'époque du clair de Forge, qui apparaissait nettement dans le ciel, écrasante, éblouissante pour les yeux de bien des Exiléens. Portzamparc marcha le long de la voie de tramway et bifurqua pour traverser le pont qui menait au Quai des Oiseleurs. Les locaux de la brigade urbaine étaient dans une ébullition qui ne retombait pas depuis la veille. Le coup de filet dans le Klob avait donné ce qu'il devait donner, c'est à dire l'arrestation de petits bras et de demi-sels. On ne pourrait dire que la police ne faisait rien. Le commissaire de la Brigade avait convoqué les journalistes pour commenter cette rafle.
Les avocats, ceux des habitants voisins comme ceux des prévenus, allaient avoir du travail pour des semaines, la grosse machine judiciaire aussi, donc tout le monde était au fond content.
- Pourquoi n'avoir pas nettoyé ce quartier plus tôt, commissaire ? Fallait-il donc la mort d'un agent en service pour qu'on se décide ?
- On nous reproche de ne pas agir, et quand on agit, c'est encore trop tard. Je voudrais vous demander de respecter la mort du détective Garman en ne salissant pas son souvenir. Sa détermination héroïque sont à l'origine de notre succès aujourd'hui.
La vérité, en fait, était que Garman avait commis le pire excès de zèle qui soit, et que des dizaines de policiers avaient ensuite risqué leur vie au Klob. Le chromato de Garman serait donc au mur des morts en service, mais pas à la meilleure place.
Le pire était quand même passé. Lanvin avait organisé ce qu'il aimait appeler une "marinade". A présent qu'il y avait eu ces dizaines d'arrestations, on pouvait prendre son temps. Attendre que tout le monde soit passé à l'anthropométrie, prendre son café pendant que des files d'hommes nus se formaient dans le couloir. Et laisser décanter une nuit. Au matin, recevoir les avocats jouant les scandalisés, relâcher les prévenus les plus inoffensifs, "dégraisser" les cellules ; reprendre des forces avant de s'attaquer aux caïds, ceux qu'il faudrait travailler au corps, et qu'on n'interrogerait pas avant d'avoir ressorti leur dossier.
- Oui, ça a bien mariné cette nuit, disait Lanvin.
Témoin, l'odeur épaisse qui vous prenait au nez en pénétrant dans les locaux de "l'Urbaine". On avait laissé aux Pandores les voyous les plus crasseux. On devait être en train de les passer sous les douches par groupes de dix.
- Rien de tel pour leur clarifier les idées ! On est presque l'assistance publique ! On les nettoie, on les loge, on les nourrit !...
Lanvin fit craquer ses épaules, ses bras et ses doigts. Il accueillit Portzamparc en essayant de ne pas prendre un air de reproche :
- Alors, tes deux victimes de chantage ?
Objectivement, Portzamparc avait tiré au flanc. Il avait poursuivi une enquête passionnante pendant que ses collègues faisait le sale travail.
- Elles sont avec nous.
Le parlophone sonna dans le bureau voisin et le détective Gustave Faivre, qui détestait avoir à jouer le secrétaire pour un stagiaire, appela Portzamparc :
- C'est pour toi ! Un certain Carpangol !
Il tendit le combiné et oublia aussitôt Portzamparc, pour retourner à ses interrogatoires.
- Portzamparc à l'appareil.
- C'est moi...
Le garçon tremblait. Il déglutit deux fois.
- Il... il arrive.
- Quand ?
- Dans moins d'une heure !...
Portzamparc raccrocha et se précipita dans le bureau de Lanvin :
- Le Somnambule attaque la Margannes dans une heure !
Lanvin était en discussion avec Faivre au sujet du Klob. Normalement, il aurait sévèrement envoyé promener un stagiaire mais l'affaire était trop grave. Faivre ne fit aucune remarque mais il commençait à s'agacer de ce Portzamparc qui prenait la vedette grâce à cette bande de criminels qui, par dessus le marché, gagnait en popularité dans l'opinion ! Les gens adoraient voir faire ce qu'ils n'osaient rêver de faire : braquer une banque ! Et la bande des Scoviens en avait braqué une dizaine !
Toujours avec classe, rapidité, sans violence inutile, sans prendre une velle aux clients !
Les criminels romantiques, les pires !
Pendant ce temps, on trempait les mains dans la fripouillerie ordinaire du Klob, ce que l'opinion aurait vite oublié !
*
Les gens qui avaient été dans une banque lors de l'arrivée de la bande du Somnambule étaient unanimes : du professionnalisme, un plan manifestement prêt d'avance et surtout, une rapidité de réaction face à tout ce qui se passait. Dans un article de la Lanterne, hebdomadaire populaire, Clarinsse Lagroi, charcutier, témoignait ainsi : "Je venais déposer l'argent comme chaque semaine. Surtout que ça avait bien marché, rapport à la foire bovine annuelle. Et donc voilà ces ganguesterres qui arrivent, un chiffon sur le visage, armés de fusils de militaires. Je me dis alors : "Clarinsse, tes économies vont y passer !" Rien du tout ! Ils savaient quels coffres faire ouvrir !... Ils n'ont rien pris aux petites gens. Ils ont pioché que chez les grosses légumes. Quand j'ai raconté ça chez moi, ils m'ont pas cru. Maintenant, mes fils sont des vedettes dans leur école..."
Dans la revue L'homme moderne, proche des milieux d'affaires, Basil de Sesthin-Hancourt, président du club de golf des Célestes, apportait ce témoignage : "Il est évident que notre Lune est menacée par ces populations de race douteuse, des étrangleurs, des canailles sans civilisation. Ce n'était pas un braquage mais une déclaration de guerre ! L'homme qui les menait, en revanche, devait être une sorte de génie du crime : il connaissait mieux la banque que le directeur. Je lui ai conseillé, car c'est un ami, de mieux surveiller son personnel, car il est évident qu'il y avait des complices à l'intérieur. Heureusement, mes fonds sont répartis dans plusieurs maisons, je n'ai donc perdu que de petites économies."
Pressin Marcouflé, professeur d'anthropologie philosophique, titulaire de la Chaire des Mentalités Primitives à l'université Granar Léonski, apportait ses propres analyses, dans un entretien à La Revue lunaire : "Il faut commencer par revenir aux fondamentaux du comportement humain, et s'en tenir à quelques faits irrécusables, que d'aucuns qualifieraient de primitivement moraux. Entendez par là qu'ils concernent l'essence même de la conscience, en tant qu'elle nous sépare des animaux... Or, s'il y a progrès, il y a aussi possibilité de recul. Le Somnambule, comme son nom l'indique, a une conscience dégradée, qui a rétrogradé vers des stades plus anciens. Il confond les phases oniriques et les phases de veille. Sa lucidité est celle d'un prédateur avant l'attaque... Il est inévitable que certains individus ne soient capables de soutenir l'effort de la raison en marche vers sa réalisation universelle."
Kamilla Véranda de Sanktland (pseudonyme de Mariott Lepreuveu), mécène des arts et présidente d'honneur de la société des femmes poètes, apportait une touche de sensibilité dans la description de ce monde viril qu'est celui de la banque et des braqueurs : "Je dirais que le Somnambule est un homme très intraverti, une personnalité sombre. Certainement un Serpentaire ascendant Maison du Sud. Un homme marqué par une enfance dure, à la recherche d'un rêve fou à réaliser. Un homme qui a besoin d'être ivre comme une bête pendant la chasse, de conquérir une femme comme on se jette sur une proie... J'ai tremblé quand il m'a bousculé pour sauter par-dessus le comptoir. J'ai vu un fauve bondir, c'était superbe, c'était violent. Et il commandait à des brutes grosses deux fois comme lui, c'était un homme, dans le plein sens du mot ! Ses yeux vous écorchent vifs... Il aurait besoin d'une compagne, pour lui murmurer ses secrets."
Un avis avait davantage fait scandale, celui du professeur Julius Heims, spécialiste de psychopathologie, rival de Pressin Marcouflé, dans un article pour Le géographe illustré : "Le Somnambule présente les caractères d'un homme accompli. Ce qui effraie chez lui est l'intelligence, l'acuité, l'audace incroyable de ses actions. Il aurait les qualités requises pour être un grand explorateur, car il a l'énergie de ceux qui ont appris à vivre en terres hostiles... De nombreux soldats, ayant affronté des dangers mortels, ne supportent ainsi pas le retour à la vie ordinaire. Idem certains marins, qui ne supportent que la vie loin de nos terres. Le Somnambule fait partie de cette race d'hommes qui nous ferait passer, nous les gens ordinaires, pour des êtres affaiblis par une longue captivité."