27-07-2010, 09:11 PM
(This post was last modified: 29-07-2010, 05:21 AM by Darth Nico.)
EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
Le Somnambule et sa bande fumaient dans la suite impériale de l'hôtel L'Ange de cuivre. Ils avaient fait une fête à tout casser pendant la nuit ; au matin, ils avaient viré les fêtards, des amis à eux de la pègre, mis à la porte les dernières prostituées. Ils avaient ensuite commandé un chaudron de soupe à l'oignon (avec des croûtons). Ils faisaient un petit somme pour digérer. L'un des gros Scoviens appela la réception pour qu'on monte une autre cafetière bien pleine et une autre boîte de cigare.
En fait, le Somnambule était resté sobre, par rapport à ses hommes qui avaient bu comme des trous.
- Tu feras quoi, Bosj, avec ton argent ?
- Oh, je sais pas, répondait l'interpellé avec un gros accent rocailleux, j'achèterai une maison sur la côte, et j'aurai un bateau de pêche. Pour emmener ma copine. Et j'aurai une petite maison dans les îles... Et toi ?
- Moi je m'achète un manoir et j'investis dans l'acier ! Ou dans la peinture ! C'est des placements sûrs.
Kassan écoutait ses hommes parlait, distraitement. Il fixait le plafond, d'un regard presque haineux. Il savait qu'il allait jouer dans les heures à venir son coup le plus risqué. Il consultait régulièrement sa montre. Ses gros chiens de chasse étaient repus. Il leur avait offert la soirée de leur vie. Il leva d'un coup son grand corps maigre.
- On y va déjà ?
- Bientôt...
Il alla à la salle de bains se raser. Il repeigna ses longs cheveux filasses et regarda ses yeux cernés.
- Vous êtes prêts ? lança-t-il.
Ils commençaient à se lever.
- Quelle bombe, mes aïeux, disait le gros Bosj.
- On s'en refait une après ce coup-là, encore plus grosse !
- Et le mois prochain, je vous invite dans mon manoir d'aristo !
- Moi je rachète le Zeppelin ; je vais refaire la carte des vins, parce qu'ils n'ont que de la piquette. Et je prendrai un cuisinier qui sache préparer un gravlax correct !... Je l'aurais flingué la dernière fois, avec toutes les arêtes qu'il y avait...
- Un grav quoi ?
- Un gravlax, ignare. Du saumon cuit dans le sel trois jours, en fines tranches. Du persil, du citron, tu sers très frais. Un plat de roi ! Les barons de Kargarl se gavent de ça le jour du solstice !
- Tu m'en diras tant !
Ils mettaient leurs gros impers, leurs chapeaux et sortaient les valises pleines d'armes démontées et de grenades des armoires.
- On a de quoi tenir un siège ! ricana Bosj.
- Seulement, on ne devra pas en arriver là, trancha Kassan.
- Ok, ok...
En quelques minutes, ils furent prêts. Ils fumèrent une dernière cigarette pendant que la réception faisait venir une voiture.
- Et sinon, demanda timidement Kaspre, le plus jeune de la bande, un spécialiste du couteau, vous "voyez" quoi pour ce casse ?
- Je vois la brigade des rues nous tomber dessus les enfants... si nous ne faisons pas vite.
Chacun portait deux valises à bout de bras et un sac rempli de matériel pour les coffres. Une voiture attendait les six hommes, qui firent lourdement pencher le véhicule en y montant et en se posant sur les banquettes.
- J'espère qu'ils n'ont pas inventé de nouveaux systèmes de sécurité.
- Les mèches du Perce-Pierre sont les meilleures, affirma Kassan. Nous allons entrer dans leur acier comme dans du beurre... Fouette, cocher !...
Le gros homme claqua sa lanière en cuir au-dessus de ses bêtes et la voiture partit en bringuebalant sur les vieux pavés.
- J'aime bien ces "quatre-chevaux", c'est vraiment confortable, dit Kapre.
- Au fait, on paye comment la course ? En liquide ou on propose au gars une participation au butin ?
Kassan n'écoutait pas. Il passa la tête par la fenêtre. Ils passaient à proximité du Klob. Le quartier était calmé. Il devait être vidé de la moitié de sa population. La voiture franchit ensuite l'aqueduc Montrancy, réputé être la passerelle la moins brumeuse de la Cité. La vue était en effet magnifique sur les batiments d'acier scintillant et les façades luisantes des réverbères au gaz que des mitiers venaient allumer et éteindre en descendant en rappel. Des anges maigres, à la peau violacée, passèrent au-dessus du véhicule, stationnèrent dans les airs et repartirent vers les hauteurs. Ce fut ensuite la descente de l'avenue Grand-Air, qui avait à son extrémité un point de vue imprenable sur le port de la Vague Noire, 1500 mètres en-dessous.
- Arrêtez-nous là ! cria Kassan.
Les hommes descendirent avec leur chargement. Le Somnambule paya la course et laissa un gros pourboire :
- Merci monseigneur !
- Tu le boiras à notre santé.
- Pour sûr !
La voiture repartit au trot.
- Il est 6h00, patron, dit Langtrön, le spécialiste des coffres. La banque ouvre dans une demi-heure.
- Alors on a le temps d'aller se jeter un godet ! affirma Bosj.
- Kaspre, tu vas appeler cet imbécile d'encaisseur... Carpangol.
- Bien, patron !
- Inutile de prévenir le vigile, Pamus. Il suffira qu'il nous donne les clefs des grilles du sous-sol.
Ils entrèrent dans la brasserie Rimmel, qui devait par la suite mettre une plaque commémorative au-dessus de la banquette où ils s'assirent.
- Messieurs ?
- Un café arrosé pour moi ! lança aussitôt Bosj, qui était le bon vivant de la bande.
- Pour moi aussi, fit Kaspre, en lançant des petits regards vers une jolie fille.
- Un chocolat chaud, dit Kassan.
Il faisait de la tension selon le médecin. Pas de café !
Ils burent bruyamment leurs consommations.
- Tiens, il est bon ! déclara Bosj. Un autre !
- Un petit rouge pour moi ! dit Langtrön.
- Amenez-moi un verre d'eau s'il vous plait, dit Kassan.
Les garçons, qui prenaient leur service, regardaient, un peu inquiets, cette bande de soiffards. Ils se demandaient si ce n'était pas des représentants qui venaient de vendre une grosse affaire.
Kaspre, échauffé par son café au whisky, regardait d'un air canaille la fille.
- J'ai un boulot ce matin, ma jolie. Mais quand je reviens, je t'épouse !
- Pfff ! dit la fille en allumant une cigarette.
- Combien tu crois que je pèse, hein ? Dis un prix !...
- Tu en trouveras pas beaucoup des comme lui, fit Bosj ; à son âge, ce petit dort déjà sur un tas de beaux billets.
- Vous vendez quoi ? dit la jeune femme, d'un air dédaigneux.
- On vend de l'amour et de la joie, ma mignonne. On fait rêver les gens !... On t'emmène à la pêche cette après-midi si tu veux...
- Désolé, mais faut que j'aille au taf.
- Dis-y merde à ton patron ! Tu préfères pas un beau garçon comme Kaspre, franc comme l'or, bon comme la salade !
- C'est quoi ta salade ?... fit-elle d'une voix traînante.
- Tu sais faire de la voile, ma jolie ?
- ... jamais essayé.
- Moi non plus ! dit Kaspre. On apprendra ensemble ! On ira dans les îles.
- Moi en mer, j'ai la gerbe....
- L'addition, demanda Kassan, au grand soulagement du garçon.
Il ferma les yeux, pris d'une de ses migraines coutumières. Il voyait Portzamparc courir, et la Brigade des Rues qui jaillissait du quai des Oiseleurs.
- Ca va patron ?
- Oui, oui...
- J'ai un cachet, si vous voulez, dit la fille. Spécial pour les lendemains de cuite !
- Hé, minute, à qui tu crois parler comme ça ? dit Langtrön en serrant le bras de la fille.
- Excusez-moi... Je...
Elle eut vraiment peur d'un coup.
- Arrête, dit le Somnambule, on doit y aller. Merci, mademoiselle.
Soulagée, elle retira son bras. La bande se levait.
- Attends, dit la fille au jeune homme. Moi mon nom, c'est Marina... Et toi ?
- Alfort. Alfort Kaspre ! Surineur !
- Su.. surineur ?...
- Fiiut, fiiuttt, je te découpe un bonhomme ! Hop !
- Tu es garçon-boucher ?... Tu sais, tu n'as pas à avoir honte...
Elle se serra contre lui :
- Tu as l'air d'un gars bien. Et moi, je suis seule... Je travaille chez une couturière, une vilaine femme.
- Attends-moi ici, Marina... Commande-toi un verre, et le temps de le finir, je suis à toi, et on part tous les deux...
- Sans tes amis ?
- Rien que nous deux... Garçon, une fine pour mon amie !
Les autres attendaient dehors :
- Alors, c'est pour aujourd'hui !
Kaspre arriva en courant :
- Patron, je crois que je suis amoureux !
- On avait remarqué... Allez, avance, elle va pas s'envoler !
*
Portzamparc arrivait en courant dans la banque. Un petit salut pour le vigile. Il était en nage. Pas le temps de prévenir le directeur. Il ne fallait de toute façon pas donner l'alarme...
- Vous connaissez Carpangol ? demanda-t-il au vigile.
- Oui, il est dans le bureau que vous voyez là-haut, il classe des...
- Merci, je vais aller le voir.
- Parce que lui aussi, il ?...
Portzamparc ne répondit pas. Le bureau était une sorte de perchoir, au bout d'une galerie d'où l'on dominait le hall d'accueil en pierre grise veinée de blanc. Portzamparc monta le maigre escalier d'un pas alerte, ce qui devait être inhabituel dans cet endroit où les gestes étaient lents et mesurés. L'air était clair, il y avait un perpétuel écho de fond, les murmures des clients et des guichetiers, les tables roulantes pour déplacer des documents, les pas des gens sur le sol carrelé.
Portzamparc entra sans frapper dans le bureau, qui ressemblait à une étude de notaire. Carpangol était coincé derrière un bureau, entre des piles de dossiers qu'il tamponnait.
- Alors, on fait du travail de bureau aujourd'hui ? Pas de course à faire dehors ?
Le garçon tremblait. Il était au bord des larmes.
- Le directeur a vu que je n'étais pas bien... Il n'y a pas de client à voir aujourd'hui, et comme mon collègue est malade...
Il se justifiait inutilement. Portzamparc s'assit d'une jambe sur le bureau :
- Vous êtes sûr qu"'il" arrive bientôt ?
- Sûr, oui oui, sûr...
La porte s'ouvrit. Un homme sévère, la cinquantaine, de petites lunettes, un air indigné, une décoration à la poitrine, se tenait sur le seuil :
- Puis-je savoir ?...
Carpangol s'était levé d'un coup, comme à l'armée :
- Oh, monsieur Venaissieux, monsieur, je...
- Détective de Portzamparc, coupa notre héros. Permettez-moi de vous mettre au courant en deux mots... Nous avons vu des individus suspects rôder autour de votre banque. Je suis venu surveiller de l'intérieur et ce bureau me paraissait un observatoire idéal.
- Comment, mais comment ?...
- Mes collègues de la Brigade Urbaine seront bientôt ici... Je vous conseille de vous retirer pour le moment dans votre bureau. Nous allons faire au mieux. Nous avons la maîtrise de la situation.
L'homme blêmit et se retira en claquant la porte. On le devinait courir à son coffre personnel et cacher le contenu ailleurs !
- Bien, dit le policier. Carpangol, vous avez du travail. Moi aussi. Et vous avez là une fort belle armoire, comme ma femme rêverait d'en avoir...
- Quoi, mais ?
Portzamparc en déménageait le contenu comme dans une descente.
- Tenez, vous voyez, avec le désordre d'ici, on ne voit pas la différence.
Il flanquait littéralement les cartons par terre, les dossiers soigneusement classés, et enlevait les étagères.
- Mettez ça sous le bureau, entre vos jambes, et personne n'y verra rien.
Le policier prenait son pistolet et entrait dans l'armoire :
- Et maintenant, garçon, du cran !
Portzamparc referma la porte. Carpangol était pris de tremblements, les larmes coulaient librement. Il ne put retenir un cri quand cinq hommes forts entrèrent en courant, cagoulés, des fusils à la main. Deux vigiles se précipitèrent. Ils ne purent mettre en joue : ils furent frappés d'un coup de crosse et plaqués à terre. Carpangol se jeta sous sa chaise en voyant une de ces forces de la nature gravir les escaliers.
- Il monte !
- Silence, fit Portzamparc depuis l'armoire, en armant le chien de son révolver.
La porte du bureau s'ouvrit à la volée. Un des Scoviens braqua Carpangol, dont les cheveux dépassait de derrière le bureau.
- Montre-toi !
Deux yeux en larmes apparurent. Le Scovien le braqua, on entendit sa respiration de taureau. Il repartit en claquant la porte et traversa la galerie. Carpangol s'adossa au mur, le souffle coupé.
- Bien joué, petit, dit Portzamparc en souriant, il a vraiment cru que tu avais peur de lui...
De la fumée lacrymogène envahissait le hall, les clients hurlaient, un coup de fusil partit.
- Décris-moi ce que tu vois, souffla le policier.
- Un... un type tout grand, maigre, vient d'arriver...
- Je te présente ton maître-chanteur.
Le Somnambule arrivait, théâtral, son fusil sur l'épaule. Il ne portait aucune cagoule :
- L'argent des guichets ne nous intéresse pas ! Nous voulons les coffres ! La grosse épargne !
Une petite vieille en robe rose délavée tendait sa montre et son collier :
- Gardez ça pour votre héritage, grand-mère !
Les vigiles étaient traînés près des comptoirs, les employés à genoux au milieu de la pièce. Les Scoviens récupéraient les armes. L'un d'eux avait verrouillé la porte et surveillait la rue.
Kaspre ressortait du bureau du directeur avec ce dernier en joue. Il le menaçait avec la dernière vulgarité, sa voix encore jeune rendue plus virile par la cagoule.
- Tu vas au coffre avec lui ! lança le Somnambule.
- Allez, tu viens !
Ils disparurent dans l'escalier qui menait au sous-sol.
- Faites quelque chose, gémit Carpangol.
- Pas tout seul, pas tout de suite...
Une petite minute de flottement. Le silence dans le hall. Le bruit étouffé des gros mécanismes du coffre qui jouaient à l'étage en-dessous, des supplications du directeur, des injures de Kaspre. Le Somnambule sifflotait.
Un vigile remua, il prit un coup de crosse. Gémissement collectif.
- Vous êtes les figurants, dit Kassan. Vous ne bougez pas, vous n'avez pas de texte ! Le premier rôle aujourd'hui, c'est le directeur de la banque !
Un coup de feu partit. Le Scovien qui gardait la porte partit en arrière et s'affala contre l'escalier, un gros trou rouge dans la poitrine.
Une dizaine de policiers arrivaient dans la rue en roulant des poubelles devant eux. Deux voitures arrivaient en même temps, avec cinq flics cachés dedans et autant derrière. Une volée de coups de feu retentit. Le Scovien mort en reçut encore une dizaine.
Lanvin montrait qu'il ne venait pas pour prendre le thé !
Sa voix résonna :
- Vous êtes cernés ! Sortez maintenant !...
Portzamparc savait que les ordres venaient de haut. Le Somnambule était devenu intolérable moralement (et nerveusement !

Les policiers approchaient doucement.
Le Somnambule sortit une grenade de sa poche, la dégoupilla et la lança rageusement. Elle explosa dans l'entrée. Une colonne en pierre s'effondra, la vitre partit en éclat et fit une grêle tranchante qui frappa de plein fouet les cinq premiers policiers. Une autre colonne menaçait de crouler.
Deux Scoviens tirèrent vers l'entrée.
- Cessez ! Cessez ! hurla le Somnambule.
Les gens venaient de comprendre que la police ne négocierait pas leur vie.
Le directeur arrivait par la galerie, poussé par Kaspre :
- Les bons au porteur, fumier ! Vite !
Carpangol gémit de plus belle : les précieux bons n'étaient pas dans les coffres, mais cachés parmi des factures, dans son bureau ! Portzamparc tendit ses muscles. La porte s'ouvrit en grand. Le policier avait laissé l'armoire entrouverte. Le directeur fut jeté et tomba à genoux devant le bureau. Portzamparc tira. Kaspre partit en arrière. Portzamparc jaillit et vit le braqueur, touché au bras. Kaspre fit un croc-en-jambe à Portzamparc, qui trébucha, envoya un direct à Kaspre. Du bas, un Scovien ouvrit le feu : la mitraille de son fusil frappa Kaspre dans le dos. Portzamparc répliqua, le canon de son arme juste à côté de l'oreille de Kaspre et abattit le Scovien en bas.
Le Somnambule, les yeux exorbités, regarda Portzamparc. Ce dernier lui tira dessus : Kassan s'était jeté derrière une colonne. Un Scovien lançait une autre lacrymogène.
Notre héros dégagea Kaspre du passage et descendit l'escalier en glissant assis sur la rampe. Lanvin ordonnait l'assaut. Les policiers enjambaient les colonnes effondrés, ouvraient un déluge de feu dans un vacarme assourdissant. Trois Scoviens firent front et terminèrent abattus par une dizaine de fusils enragés.
Lanvin arrivait et braquait la salle. Portzamparc vint à ses côtés :
- Il en reste deux. Ils vont en bas, les couloirs sont étroits.
- On y va tous les deux alors ! Vous autres, vous restez ici !
Les gens pleuraient, hurlaient. Les policiers les relevaient et se les passaient à la chaîne pour les mettre dehors, d'où des Pandores les évacuaient de la rue. Portzamparc et Lanvin traversaient les couloirs avec de la belle moquette rouge et des tableaux de maître, puis entraient dans un escalier de pierre, entre des murs froids. On entendait le Somnambule et son dernier complice qui tiraient dans le verrou d'une grille.
On devait être dans une grotte aménagée. Dans des niches, plusieurs chromatographes ronronnaient. Certains imprimaient en permanence des listes avec des indications chiffrées. Deux grilles étaient ouvertes devant les deux policiers. Des gouttes de sang sur le sol propre. Encore un coup de feu. Une grille qui s'ouvre, puis une porte qui grince sur ses gonds.
Ils avancent. Par terre, un sac débordant de billets, des instruments de perceur. Une respiration forte. Un homme les attend à quelques pas, peut-être au prochain détour. Portzamparc avance derrière Lanvin, qui est armé de son fusil et sue sous ses protections. Sur leur gauche, une porte ronde est ouverte. Portzamparc se met brusquement face à l'ouverture : personne. Les sons ont un timbre métallique. Lanvin a de plus en plus chaud. Il entend des douilles tomber par terre, un barillet claquer.
- Dernière sommation ! crie le lieutenant.
- Tu nous connais pas encore assez bien, toi...
C'est la voix du Scovien. Lanvin fait quelques gestes pour Portzamparc. Il hoche la tête, vérifie ses balles. Lanvin tourne au coin du couloir ; Portzamparc le couvre, un genou par terre. Lanvin court jusqu'au prochain coude. Le Scovien jaillit en râlant ; dans sa course, Lanvin le percute, lui cogne dans l'estomac de la crosse de son arme. Les deux hommes, sonnés, s'écartent l'un de l'autre. Le policier décharge son arme sur l'autre. Explosion, des viscères. Il n'a pas eu le temps d'épauler, le recul lui déboîte l'épaule. Il tombe en étouffant un cri. Le Scovien est à terre, le ventre ouvert. Il a des gargouillis, il saigne abondamment. Il tient à peine son révolver, il a encore la force de le tendre par le canon au policier. Lanvin prend l'arme, meurtri. L'autre grogne dans sa langue, abjure le policier... Lanvin regarde vers Portzamparc qui avance le pistolet pointé devant lui.
Le Somnambule avance lentement dans les couloirs. Nouveau coup de feu, dont le bruit emplit les couloirs.
Lanvin, pris de dégoût, jette son arme.
- Fumier ! hurle-t-il, tu les a tous sacrifiés !... Comme des bêtes !...
- Mes chiens de chasse, inspecteur ! Contre qui vous avez sonné l'hallali !
La douleur à l'épaule paralyse Lanvin.
- J'y vais, dit Portzamparc.
L'inspecteur ne peut qu'accepter. Il s'adosse au mur. Les autres policiers sont en train de descendre.
Portzamparc avance lentement. Une salle de petits coffres. Pas ceux qui intéressent le Somnambule. On peut s'entendre parfaitement, mais il y un écho qui brouille les distances.
- Il n'y a pas d'issue !
- Que tu crois !
Portzamparc ne soupçonnait pas que cet étage serait si grand. Il s'étend bien au-delà de la banque en surface. Il entend un bruit lourd. Une dalle qui tombe, quelque chose comme ça... Le Somnambule doit être en train de tirer sur une trappe. Portzamparc est de plus en plus près. Le gros coffre n'est pas ouvert. Il a continué vers une autre salle. Impossible de partir par là. Ce doit être une sorte de bureau très privé. Une simple porte en bois, que le Somnambule a ouverte.
- Allez, tu es coincé ! Jette ton arme...
Le détective s'appuie sur le dernier coude, quelques mètres avant la porte. Il entend un soupir douloureux. Puis un révolver traverse le couloir.
- C'est bon !...
- Toutes tes armes !
- Je n'en ai plus !
Portzamparc a horreur qu'on se fiche de lui. Et il a une violente envie d'en finir ! Il se précipite vers la porte, l'enfonce d'un coup de pied. Dans le bureau, le Somnambule s'est mis à terre, les mains sur la nuque. Il regarde Portzamparc, comme s'il disait "ça va comme ça ?".
Le policier inspecte le bureau. Ils ne sont que tous les deux. Il n'y croit pas que l'autre se rend ! C'est trop facile. Mais un policier n'a pas à se poser de questions inutiles.
Il passe les menottes au suspect, le relève et le fait passer devant lui. Les Pandores arrivent dans le couloir, ils braquent le Somnambule dès qu'ils le voient.
- C'est bon, messieurs, je l'ai en main.
Lanvin s'est relevé, aidé. Portzamparc passe devant lui, souriant. Et il ressort dans la banque avec sa prise, et dans la rue, où personne n'en croit ses yeux. La situation lui échappe un moment : des collègues arrivent, attrapent Kassan comme un quartier de viande et l'envoient dans une voiture. Celle-ci démarre au galop. De la grosse poussière en suspension sort lentement de la banque. Les Pandores contiennent la foule. Des infirmiers entrent avec des brancards. Lanvin tend une cigarette allumée à son détective :
- Tu as eu du cran, encore une fois...
Les infirmiers ressortent avec les corps. Ils enlèvent les cagoules, déchirent les chemises. Les derniers à sortir transportent le plus jeune de la bande. Dans la foule, un cri de femme, qui veut se précipiter. Elle est jeune, elle a l'allure d'une petite vendeuse. Un Pandore la retient :
- Alfort !
- Vous le connaissez ? demande Lanvin.
Elle redevient aussitôt farouche. Ses yeux ne sont plus que larmes. Elle hait ce policier. Elle prend peur, part dans la foule. Le Pandore est prêt à la poursuivre, mais il a devant lui une foule compacte, qui s'amuserait bien à tabasser un maréchal des logis.
- C'est bon, dit Lanvin. On a ce qu'il faut... On a tout le temps pour l'identifier.
- Ils ont des amoureuses ces salopards-là ? demande un inspecteur à la cantonade.
*
On repart au quai des Oiseleurs. Les journalistes se massent dans la cour, ils ont raté de peu l'arrivée du fameux Somnambule. D'autres Pandores sont là pour les contenir.
- Vous avez eu le Somnambule ? Inspecteur ! Inspecteur Lanvin !
Ce dernier a terriblement mal à l'épaule ; il n'est aucunement le genre à faire le beau devant les journalistes mais ils ont le droit de savoir :
- Oui, nous venons de l'arrêter. Nous sommes arrivés à temps pour l'empêcher de commettre un nouveau vol.
- Quelle banque ?
- Celle-ci vous le dira si elle désire se faire connaître... Vous m'excuserez, nous avons du travail...
- Ses complices ?...
Lanvin hésite. Ils sont avec leurs calepins, pendus à ses lèvres.
- Combien étaient-ils ?
- Cinq... Nous avons compté cinq personnes.
- Où sont-ils ?
- En route... en route vers l'hôpital.
- Vous voulez dire qu'ils sont morts ?
- Merci, ce sera tout.
Lanvin rentre dans le quai, passe sous le porche. Deux Pandores font descendre le Somnambule. Quelques journalistes ont le temps de l'apercevoir avant qu'on ne le fasse rentrer.
- Permettez, fait Lanvin, très sec.
Cassant, il ajoute :
- C'était mon opération. JE suis allé le chercher...
La douleur le rend mauvais. Il enlève une menotte au prisonnier et se l'attache au poignet.
- Merci, messieurs.
Les Pandores n'ont plus qu'à retourner boire un café !
Il monte par l'escalier inondé de lumière jaunâtre.
Tous les gens sont à la fenêtre, du rez-de-chaussée de la brigade urbaine au quatrième étage de la Financière.
Lanvin s'offre SA traversée des couloirs avec son prisonnier. Il faudrait l'emmener normalement à l'anthropométrie. Tant pis ! Il traverse les couloirs des Pandores, avec Portzamparc derrière lui. Aucune émotion ne se lit sur le visage du Somnambule, pas même le désespoir ou le mépris. Les bureaux défilent, les gens sont sur le seuil. Ils sont craintifs, admiratifs, curieux. Kassan ne fait pas un geste pour les impressionner ou faire comme s'ils existaient.
Les couloirs de la Brigade Urbaine. Les fonctionnaires sont massés contre le Somnambule. Mais Lanvin les défie bien de toucher à sa prise. Il va solennellement au grand bureau du fond, ouvre la porte. fait passer son prisonnier et Portzamparc. Il annonce, avant de refermer la porte :
- Monsieur le commissaire, voilà le chef de la bande des Scoviens !
Le commissaire regarde le prisonnier, écrase sa cigarette, dit :
- Merci, inspecteur.
Lanvin, fier et digne, ressort avec Portzamparc.
Dans le bureau, le Somnambule s'asseoit et a un soupir de détente, comme on en a après une longue marche.
Le commissaire a un flottement. Pour ne pas perdre contenance, il dit juste :
- Alors, c'est donc toi ?...
- Je peux vous demander un verre de bière bien fraîche ?
La lèvre inférieur du fonctionnaire se resserre, il a le nez qui se gonfle et il envoie une gifle retentissante en travers de la figure du suspect !
Dans les bureaux, tout le monde éclate de rire et on félicite les deux policiers. Un bouchon part, deux bouchons et les verres se remplissent de mousseux. Les collègues des autres services arrivent en courant.
Même ceux de la Financière sont là !
- Il paraît que vous payez le coup ?
Un gros rire retentit : c'est le commissaire Ménard en personne, avec sa grosse moustache de jeune grand-père débonnaire qui s'est déplacé, avec ses hommes -l'élite du quai, ceux de la Crim' !
- Alors quoi, on voudrait s'amuser sans moi !