31-07-2010, 12:00 AM
(This post was last modified: 31-07-2010, 12:05 AM by Darth Nico.)
EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
L’inspecteur Maloi, de la Crim’, entrait avec une bonne caisse de vins.
- Petit cadeau pour l’occasion, fit Ménard avec son gros air amusant et ses clins d’œil à qui en veut. De la part d’un ami des douanes… Une bien belle saisie ma foi !
On amenait d’autres verres. Ceux de la Brigade mondaine arrivaient en sifflotant.
- Hé patron, c’est l’occasion ou jamais de décréter une amnistie, non ?
C’était Vavien Ruktre, un habitué de la cellule nº9. Il donnait du travail à la brigade des rues depuis une vingtaine d’années. C’était un pickpocket expert, qui n’avait pas essayé de monter dans la hiérarchie criminelle, comme d’autres. La rue restait son terrain de jeu, voler des porte-feuilles au nez et aux moustaches des Pandores, son passe-temps favori. On venait de l’attraper la main dans le sac à main d’un aveugle.
- Un aveugle ! Tu n’as pas honte !...
- Je ne fais pas attention à la tête des gens, commissaire ! Moi je ne regarde pas plus haut que les poches !
- Tu n’as jamais pensé à t’établir ? Trouver un travail honnête ?
- Oh, j’ai bien essayé, croyez-moi, j’ai vraiment voulu. Mais je m’ennuie trop derrière un bureau ou à courir à droite à gauche pour un patron.
- Mets-toi à ton compte !
- Mais je suis à mon compte !
On s’arrangeait pour le garder un temps au chaud. Comme en plus il servait parfois d’indic, que c’était un solitaire, sans lien avec le crime organisé, on ne l’envoyait pas au Château pour bien longtemps.
- Tiens, fripouille, dit Ménard en lui tendant un verre. Trinque donc avec nous !
- Ah, merci ! Vous au moins, vous avez du cœur !... Vous n’auriez pas aussi un peu de tabac ?
- Allez, trinquons, dit Lanvin. Ce client-là ressortira moins vite de chez nous que l’ami Vavien !
On but à la santé de Lanvin et Portzamparc.
- Détective, parlophone !
Il y eut des sifflets. D’habitude, c’était sa femme…
- L’inspecteur Maréchal !
Portzamparc alla dans un bureau pendant qu’on servait une deuxième tournée.
- C’est quoi ce raffût chez vous ? demanda Maréchal. Je suis au café en face, je vous vois, on se croirait chez Titine ! [célèbre cabaret des Célestes] Vous venez d’arrêter un voleur de sac à mains ?
- On a arrêté le Somnambule !
- Un somnambule ? C’est du tapage nocturne alors !
- Viens boire un coup à ma santé !
- Je ne vais pas faire le pique-assiette… Par contre, je te rappelle que nous avons un rendez-vous. Il ne va pas tarder…
- Je refais un tour et je te rejoins.
Portzamparc reprit un verre, expliqua en quelques mots comment s’était passée l’arrestation. Le pot ne s’éternisa pas. On retournait au travail.
Portzamparc rejoignit Maréchal au café. Il était assis avec Weid sur des banquettes au fond de la salle. Portzamparc serra la main du commissaire, sentit une peau bien matérielle, bien vivante. Il n'en fut pas tellement plus à l'aise.
- Vous avez eu le Somnambule, commenta Weid, mais derrière lui, il y a le professeur Heindrich. Celui qui a « fabriqué » ce criminel, et d’autres…
- Nous sommes descendus dans son repaire, dit Maréchal, mais c’est trop dangereux de s’y attarder. Il y avait ces créatures difformes…
- Oui, j’ai eu à faire à elles, à l’époque… Pour le professeur, je ne pense pas qu’il soit encore dans le chemin souterrain des tombeaux. Heindrich se cache bien, peut-être au cœur de la Cité, comme un citoyen ordinaire. Il ressurgira au dernier moment.
- Que cherche-t-il ?
- A l’époque, bien qu’il nous ait échappé, nous avons détruit une grande partie de ses installations. Il va tenter de les reconstruire. Ses saletés de machines…
- Cela me fait penser, dit Maréchal. Il y a longtemps que je n’ai pas vu cet imbécile de Herbert… Je ne sais toujours pas bien dans quelle mesure il a été son assistant…
- Pas depuis longtemps, car je ne l’ai pas rencontré. C’est un témoin de choix, à vous en croire.
- Oui, sauf qu’il est amnésique. Ou qu’il joue l’amnésie…
- Vous aurez besoin de recruter des gens de confiance, dit Weid.
- J’ai quelques idées…
- Qu’en dites-vous, Portzamparc ?
- J’en suis, évidemment !
- J’en étais sûr, dit Weid.
- Mais avant, je vais tenir une promesse que je me suis faite : j’ai arrêté le Somnambule, je pars sur la côte !
- Vous avez raison, dit le commissaire. Reposez-vous, prenez l’air.
- Ma convalescence se termine, dit Maréchal. Je vais m’occuper des bureaux à Névise et commencer le recrutement.
- Excellent !... Si vous avez besoin d’une secrétaire, j’ai un nom à vous proposer. Je vous ferai parvenir un dossier.
- Très bien. Et pour… notre supérieur ?
- Le commissaire Ballin sera en cure pour des mois encore. Je serais étonné qu’il mette jamais les pieds dans vos bureaux. C’est vous qui aurez les tampons.
- Cela me va.
Il marchait sur les traces de Novembre : un boulot de commissaire, sans la paye ! Mais quel boulot ! La Brigade Spéciale… Les crimes dont même la Crim’ ne veut pas. Et une situation exceptionnelle : loin de l’agitation du quai, des bureaux dans un ancien palais du quartier de Névise, au bord du canal aux algues phosphorescentes et aux palais sous-marins. Autre chose qu’une vue sur les boulevards !
Weid commanda une autre tournée. Portzamparc ne comptait plus les verres ! Quand il rentra chez lui, sa femme l’attendait sur le seuil de la porte, narquoise :
- Il est beau le héros du jour. J’espère que tu ne t’es pas présenté aux journalistes dans cette tenue.
Il ressemblait, dans son costume de travers, à un étudiant en droit après la fête de son diplôme. Il préféra ne pas parler pour ne pas s’embrouiller et alla dans la douche. C’était lui le héros, la légende ne retiendrait pas son état d’ébriété sur la voie publique !
Le lendemain, ils partaient en train-couchette de luxe vers la côte et arrivaient dans un hôtel-casino flamboyant. Ils firent un tour dans les îles, mangèrent des fruits de mers qu’ils venaient de pêcher sur le ponton d’un petit village. Ils admirèrent des levers de Forge sur le vieil océan ; ils marchèrent sur les pentes de l’îlot des oiseaux, puis rentrèrent, encore euphoriques. de cette semaine.
*
L’interrogatoire
Kassan releva la tête. Il saignait du nez après la claque que lui avait administrée le commissaire Juyeau. Il avait un regard distant, froid, qui soudain devenait malsain. Le commissaire pressentait que ce serait un des interrogatoires les plus difficiles de sa carrière.
Il décida de prendre son temps. Il envoya Kassan à l’infirmerie, ordonna qu’on lui serve une soupe et à boire. Pendant ce temps, les agapes se terminaient dans les bureaux. Le commissaire fit entrer Lanvin, qui fit un premier rapport. Portzamparc, qui était parti voir Maréchal au café, ajouta quelques détails. Juyeau avait ainsi un premier aperçu de ce qui s’était passé à la Margannes.
- Il est à moi pour la nuit, déclara-t-il. Lanvin, vous prendrez le relai demain matin. Vous reverrez les horaires de tout le monde, pour qu’on ait un maximum de gars sur lui.
- Bien, monsieur le commissaire.
Quand Lanvin sortait, un planton ramenait le Somnambule, le pantalon sans ceinture, les chaussures sans lacets et la chemise défaite. Juyeau alluma une cigarette, en proposa une à son vis-à-vis, qui refusa, puis il se cala dans son siège.
- Tu t’appelles Josef Kassan… Pourquoi le Somnambule ? Il y a plus terrifiant comme nom pour un gars dans ton genre… Riri surineur, Jojo l’étrangleur, le Boucher…
- Mon seul talent est de peu dormir la nuit, commissaire. C’est tout. Je n’ai rien à voir avec un des personnages que vous me décrivez...
- Et comme tu dors mal, tu as du temps pour mettre tes attaques au point, hein ?... Les insomniaques ont le temps d'élaborer mille plans compliqués.
"Avec ta bande, tu as braqué une dizaine de banques… Onze si je compte bien. Vous n’avez commis presque aucune erreur. Et là, soudain, tu te mets à semer tes gars, tu nous les jette dans les jambes pour ainsi dire. Et tu te laisses attraper sagement, après t’être mis toi-même dans un cul-de-sac, au fond de la banque…
- J’imagine que ça devait finir par arriver...
- Comment tu as connu tes gars ?
- Ils sont de Scovie. J’ai voyagé là-bas.
- Tiens donc ? Tu as fait ton service sur Forge ?
- Non, j’ai été réformé… Problème au poumon. Pas bon pour la troupe.
- Alors que fichais-tu dans ce trou du cul du monde de Scovie ?
- Je prenais le bon air. Recommandation du médecin...
- Tu as tort de te moquer de moi, Kassan. J’étais prêt à discuter civilement avec toi. Mais si tu ne joues pas le jeu…
- J’ai l’ordonnance dans ma poche !
- C’est qui ton médecin d’abord ?... Et puis, non, peu importe : tu as recruté ces gars sur Scovie.
- Ils m’ont proposé de les rejoindre, c’est tout.
- Ils ont fait de toi leur chef.
- Non, je faisais ma part, mais sans plus. Un type comme moi, mal portant, n’aurait pas pu devenir le chef de gens comme eux.
- Ils ont été fascinés par ton intelligence, Kassan. Le médecin que tu viens de voir t’a posé des questions ? Un petit test d’intelligence, non ?...
- Oui, il voulait voir si je n’étais pas crétin. Il m'a aussi examiné le fond de l'oeil, les dents...
- Il déclare dans son rapport que tu as un esprit bien supérieur à la normale. Tu n’as jamais pensé à devenir professeur à l’université ?
- Je ne suis pas assez bavard.
- Pourquoi tu n’écris pas une thèse d’astronomie, des livres, au lieu d’emmerder le monde à braquer des banques ?
- Je peux avoir un verre de bière ?...
- Plus tard, génie. D’abord réponds : pourquoi Scovie ?
- J’avais un mentor, qui m’a conseillé d’aller là-bas.
- Son nom ?
- Hiéron Heindrich. Il est mort.
- De quoi ?
- De vieillesse.
- Qui était-ce ?
- Un Scientiste.
Le commissaire se renfrogna. Une vieille superstition disait que quiconque prononçait trop ce nom finissait par recevoir la visite des intéressés. Juyeau avait passé l’âge de croire aux monstres, mais il frémit quand même. Il avait entendu des histoires… Des disparitions, des dossiers classés. Des visites à votre domicile...
Il se dit qu’il ne gagnerait rien à creuser de ce côté.
- Bon, tu as recruté ta bande sur Scovie.
- Non, je me suis joint à eux !
- Tu oses me dire que tu n’étais pas le chef de cette bande de demeurés ! Tu me parlais de crétin, en voilà des jolis crétins les Scoviens ! J’en ai vu défiler quelques-uns dans ces bureaux, il n’y en a pas un qui soit moins épais que l’autre ! A peine s’ils se souviennent de leur nom !
- Ce sont vos préjugés, commissaire. J’ai vu d’autres choses en allant chez eux.
Juyeau regarda attentivement Kassan.
- Où est l’argent de tous vos braquages ?
- On l’a dépensé.
- Cesse de te moquer du monde, Kassan, dernier avertissement…
- On se l’est partagé après chaque coup. J’ai flambé ma part. Quant aux autres, je ne sais pas ce qu’ils en ont fait.
- Tu t’es arrangé pour les faire plomber, les uns après les autres ! Eux sont peut-être bêtes comme leurs pieds, mais toi, tu es une sale ordure ! Et une ordure intelligente !
Kassan reboutonnait sa chemise. Il avait des bras musclés, des pectoraux, mais en même temps, il était maigre. Il avait typiquement l’air du tuberculeux. Qui sait s’il en avait pour longtemps à vivre ? Même s’il était intelligent, le commissaire sut qu’il l’aurait par les nerfs. Il sentait qu'il craquerait, c'était inévitable… Il avait posé des questions sans ordre précis, pour se faire une première impression.
Il sortit. Il laissa un de ses détectives reprendre méthodiquement du début. Détective qui fit répéter trois ou quatre fois. Puis l’inspecteur Gustave Faivre prit le relais, n’obtint rien de plus sinon de fatiguer l’homme.
Juyeau revint avant l’aube pour voir où il en était. Il posa encore des questions, le harassa, stupidement, brutalement. Il attaquait le travail sur la durée, le gros oeuvre. Cela ne demandait aucun génie de venir à bout du criminel le plus intelligent, le plus retors. Même un Somnambule craquerait comme un autre, même si ce serait plus douloureux pour son orgueil de génie du braquage, que pour un imbécile qui finit par avouer sans s’en rendre compte.
Lanvin arrivait au petit matin, saluait le commissaire. L’inspecteur était frais, impatient pour tout dire de s’asseoir au bureau. Il arrivait avec un paquet de cigarette plein et une tasse de café. Kassan somnolait sur sa chaise. Il dormait rarement plus profondément. Il avait un teint encore plus gris, il semblait encore plus maigre. On avait tellement fantasmé un génie du crime qu’on était déçu de trouver un homme maladif. La seule chose qui éveillait la méfiance, c’est qu’il gardait une certaine consistance, presque une élégance, dans toute cette épreuve. Ce qui faisait dire qu’il n’était pas tant à bout qu’il le paraissait.
Lanvin tapotait sur le bureau :
- Qui a tiré sur le policier ?
Kassan ouvrit un œil.
- Je suis étonné qu’on ne me l’ait pas demandé de la nuit… Comment s’appelait-il au fait ?
- Le détective Garman… Même pas vingt-deux ans…
- Il a fait du zèle en rentrant dans le Klob.
- Qui a tiré ?
- L’homme que vous avez arrêté dans le grenier.
- Tu l’as laissé derrière toi pour le faire accuser… Où est son arme, tiens ?... J’y ai réfléchi avant de venir. Ce gros Scovien n’avait pas d’arme. Soit tu l’as emportée, mais pourquoi faire, si tu veux le faire accuser ? Soit c’est toi qui as tiré et tu as emporté l'arme. Parce qu’il n’a pas pu se débarrasser du révolver, ton ami, si tu l’as assommé et jeté dans le coffre… Tu me suis ?
- Je l’ai abandonné d’abord parce qu’il nous ralentissait. Et de fait, c’est lui qui a tiré.
- Avec quelle arme alors !
- Il l’a jetée dans la rue après s’en être servie. Alors je l’ai assommé, car j’ai vu qu’il perdait les pédales.
- Arrête tes histoires ! C’est toi qui perdais les pédales ! Pour la première fois, tu as tiré sur un flic ! D’habitude tu jouais au voleur - gendre idéal… Tu faisais pleurer dans les chaumières, on applaudissait tes exploits… Les gens rêveraient de faire partie de ta bande, de venir avec toi prendre tout le bel argent que gardent ces salauds de banquiers !... Mais tuer un flic, là, ce n’était plus la même histoire… Car dès lors que tu as commis un tel meurtre, tu sais que tu ne peux échapper à la pendaison… Tu as senti que c’était le début de la fin... Tu as quand même attaqué la Margannes… Et tu as perdu tes moyens… Tu t’es laissé piéger.
- Ce n’est pas ce que pense votre commissaire, qui juge que j’ai tout prémédité. Même mon arrestation.
- Tu t’es débarrassé de tes complices, ça c’est certain. Tu nous as laissé le soin de t’en soulagé. Comme ils étaient assez cons pour s’attaquer à nous, c’était joué d’avance… Reste ton arrestation. Là je m’interroge. D’habitude, tu connais par cœur les plans des banques. Là, tu as fait une erreur. Soit on t’a refilé des plans faux, soit… tu as vraiment fait une erreur sur le moment… Seulement –je termine –, j’ai vérifié, il n’y avait aucune issue dans ce sous-sol. En y allant, tu te coinçais à coup sûr…
- Tout le monde fait des erreurs… Même moi en me coinçant. Même vous en croyant que j’ai tiré sur Garman.
- Cela ne change rien. Tu étais à la tête de cette bande. Complice de leurs meurtres, cerveau de ces opérations. Tu n’échapperas pas à la corde.
- Ils m’ont pris avec eux. Je n’étais pas le chef…
- Tu es un pervers, un manipulateur… J’avais un camarade comme ça à l’école. On l’appelait « Faux-Cul » entre nous, mais on ne lui disait pas en face, car il avait les costauds de la classe dans sa poche. Il leur faisait faire les pires conneries, et lui ne se faisait pas prendre. Tu es de la même engeance. Les Scoviens ont eu les couilles de se battre. Toi, tu t’es planqué. Tu chiais dans ton froc… Tu as cru que tu échapperais à la corde si tu ne te battais pas. Tu as cru que soit on tuerait tes complices, soit ils finiraient à la potence… Dans les deux cas, tu était gagnant... Où tu as planqué le magot des autres casses ? Tu ferais aussi bien de nous le dire, car tu n’auras pas la chance de le dépenser.
- J’ignore ce qu’ils ont fait de leur argent. Le mien est dépensé.
- Tu as acheté quoi pour tout brûler en si peu de temps ?
- Des chemises, je suis allé au restaurant… Voir des filles.
- Je connais les chiffres de tes casses. Je divise par une dizaine de complices, grand maximum. Il n’y a pas un seul bordel dans cette Cité où tu puisses dépenser tes parts en si peu de temps !
- Je me suis offert des établissements de luxe
- J’espère que tu en as profité, parce que la vie va être moins drôle à partir de maintenant. On montera dans quelques jours ta potence.
- C’est les flics qui jugent maintenant ?
- C’est Tollin qui va s’occuper de toi ! Il ne laisse personne en réchapper !
Le juge Tollin : le plus ferme partisan de la pendaison de la Cité.
Juyeau revint soutenir Lanvin. On n’en tira rien de plus. Kassan ne changea pas ses déclarations. C’est le commissaire qui eut le mot de conclusion :
- Il y a trente personnes, au moins, qui vont défiler comme témoins à ton procès, Kassan. Les gens qui ont assisté à tes attaques de banques. Tous certifieront que tu étais le chef de cette bande. Et toi, tu ne l’assumes pas. Nous pensions avoir en face de nous un criminel de haut vol. Tu as une mentalité de second couteau. C’est pitoyable. Tu es presque sûr de finir pendu, tu pourrais essayer de sauver la face... Non, tu t’obstines dans tes déclarations timorées. D’habitude, les types dans ton genre aiment jouer les gros durs, se prouver face à nous qu’ils sont des hommes. C'est comme le sommet de leur carrière ! Crâner devant nous !... Toi, tu ruses, et on ne sait pas pourquoi. Tu espères quoi ? La clémence des jurés ? Que des complices viennent te délivrer de façon romanesque ?... Tu n’as plus personne, Kassan… Je vais te dire : avant de venir, je suis passé chez mon ami le commissaire Ménard. Il a eu au parlophone un homme d’affaires respectable, dont on sait qu’il est à la tête du trafic de drogue dans la Cité. Et cet homme lui a dit textuellement : « nous sommes tous bien contents que vous ayez attrapé cette crapule, commissaire ! ».
« Nous sommes tous bien », note !
« Nous », la pègre de la ville. Ils ont horreur de toi. Pourquoi ? Sûrement parce que tu ne fais pas affaire avec eux. Tu ne joues pas le jeu. Eux aussi veulent ta tête. Tu comprends ? Tu es seul dans cette ville… En fait, tu n’as plus que nous. C’est étrange, hein, mais cela arrive. On a des complices, une vie, des relations... Et soudain, du jour au lendemain, on n’a plus que des flics à qui se confier… Des gens qui nous supplient, du fond de leur cellule, de venir les voir... Tu es seul, tu peux parler…
« Alors, je te le redis, si tu as quelque chose à nous dire, c’est le moment ou jamais. Après, tu pars chez le juge, nous ne pourrons plus rien pour toi. Tu vas entrer dans les rouages d’une autre machine, autrement plus dure pour les individus ; une machine qui celle-ci va t’expédier à la corde sans plus t’écouter parler. A ton procès, tu n’auras pas ton mot.
- Je n’ai rien à dire, sinon que je méprise les criminels dont vous parlez. Je n’appartiens pas à leur monde.
Une étincelle de jouissance dans son regard.
Oui, lui avait réussi à être criminel parmi les criminels ! Les autres passaient pour des bourgeois trouillards en face de lui, lui qui n’avait rien à perdre, sa vie à flamber.
- Tu leurs a promis quoi à tes hommes pour les convaincre de te suivre ?...
- Les Scoviens sont des chasseurs, dit Lanvin. De gros mangeurs de viande aussi. De la viande qu’ils n’acceptent de manger que s’ils ont tué la bête.
- Tu les a emmenés à la chasse, hein, c’est ça ? dit Juyeau. Tu leur a promis une chasse plus excitante que sur Forge. Au fond, ils se fichaient de l’argent. Ce qu’ils aimaient, c’était le danger. Et toi, tu aimais tenir en laisse tes fauves et les lâcher…
- Vous devriez être gardien de zoo, commissaire, dit Kassan. Vous parlez bien des bêtes, mais pas des hommes.
- Les Scoviens sont des bêtes, dit Juyeau. Ils peuvent dépecer les enfants de leurs ennemis. Ils ne reculent devant aucune atrocité dans leurs guerres.
- Vous lisez trop de récits d’aventures… Les Scoviens ne sont pas les brutes sanguinaires que vous décrivez.
- Allez, ça suffit. Signe !... Tu reconnais ta complicité dans ces braquages. Tu maintiens que c’est l’autre qui a tiré sur Garman ! Personne ne te croira, tant pis pour toi ! Les menteurs énervent encore plus les juges et les jurés !
Kassan signa, puis remit le col de sa veste et suivit les deux plantons qui l’accompagnaient à sa cellule. Il avait passé une journée entière dans le bureau du commissaire ! On allait lui laisser quelques heures pour dormir avant de partir chez le juge. Tout n'était pas éclairci, loin de là. Restait à décortiquer les chantages qui lui avaient obtenu des complicités dans les banques. S'occuper des méfaits des gens victimes de ce chantage...
- Drôle de client, finalement, soupira Juyeau.
Il avait le sentiment pénible de ne pas être allé au bout. Mais il n'avait pas la maîtrise de la situation. Le juge s'impatientait, il fallait un procès rapide. Le Somnambule lui était passé entre les mains, avant de poursuivre son chemin dans la machine de TRIBUNAL.
- Comme vous dites, dit Lanvin, drôle de client. C’est bizarre, hein, comme on en ressort avec le sentiment de s’être fait enfiler dans les grandes largeurs.
- Je ne vois pas ce qu’il cache. Il va finir par s’apercevoir de ses erreurs. J’ai interrogé une fois un gars comme ça, un voleur qui se prenait pour un génie. Ce n’est que pendant son procès, des semaines après mon interrogatoire, qu’il a admis qu’il avait échoué. Il a chialé de ça. Il avait un tel orgueil qu’il ne pouvait pas l’accepter ! Il n'a pas versé une larme de regret ; non : d'orgueil blessé !
- Et vous ne lui avez rien dit, au Somnambule, dit Lanvin l'air de ne pas y toucher, sur ses doi-disant dons de divinations ?
- Non, merci… J’y ai pensé, évidemment. Mais je n’allais pas me rendre ridicule ! Pourquoi pas faire lire ses mains par un chiromancien !
- N’empêche qu’il y a des faits troublants, rapport à ses capacités à prédire..
- Vous n’allez pas me dire, Lanvin, que vous croyez à ces âneries ?
- Non, monsieur le commissaire… Mais, je me demandais si Kassan ne nous a pas cachés quelque chose.
- Mon avis est que ce type est fêlé. Cela va bien avec sa réputation de voyant extra-lucide. N’empêche qu’il n’a pas vu venir son arrestation ! Il doit se croire protégé par une bonne étoile. Donc il continue de croire en ses chances de s’en sortir.
J’espère qu’il se rendra compte de son erreur avant qu’on n’abaisse la trappe sous ses pieds…
- Espérons-le, soupira Lanvin.
On allait repartir dans la routine. Les malfrats habituels… Il restait la racaille du Klob à interroger. Lanvin se dit qu’il allait retarder cette corvée : il allait taper un rapport très détaillé sur l’arrestation du Somnambule !