02-08-2010, 11:00 AM
(This post was last modified: 02-08-2010, 11:10 AM by Darth Nico.)
EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
C’était le soir d’après l’arrestation du Somnambule. Les Portzamparc prenaient leur train, et Maréchal avait rendez-vous avec Nelly. Elle avait deux billets pour l’Opéra Machinique. Le grand soprano Farrini jouait le rôle principal de l’Homme de Fer, l’une des pièces les plus populaires du moment. Maréchal ne connaissait rien à ce monde-là. Il savait que depuis plusieurs années, Nelly y évoluait à l’aise. Autant par goût des mondanités que pour celui du luxe : elle profitait d’être invitée aux meilleures réceptions pour repérer les pièces qu’elle allait voler en revêtant l’armure de Penthésilée.
Maréchal se demandait ce qu’il devait faire… Pour le moment, il mettait sa conscience à l’abri en se disant que si la Brigade des Rues était trop nulle pour attraper Penthésilée, ce n’était pas à lui de… N’empêche qu’il ne voulait pas savoir ce qu’elle faisait de ces nuits, Nelly !
- On n’entend plus parler de Penthésilée ces derniers temps, glissa Maréchal alors qu’ils étaient dans la voiture.
- Tu as le talent inné de faire des remarques très déplacées, Antonin. Tiens, passe-moi du feu plutôt…
Ils s’arrêtèrent à une station de ballon-taxi de la Cité, à quelques blocs du quai des Oiseleurs. Ils y retrouvèrent Théodule Corben, le chauffeur attitré de Portzamparc durant l’enquête sur le Somnambule !
- Alors les jeunes, on sort dans le monde ? On va écouter la grande musique !
Il décolla doucement dans le ciel chargé. Quand il eut atteint la vitesse de croisière, il crut bon de chantonner un air d’opéra. L’air des chaînes de montage, le morceau de bravoure de l’Homme de Fer !
Maréchal ne le supporta pas longtemps :
- Vous allez nous faire tomber le ciel sur la tête !
Corben comprit et se contenta d’insulter les autres chauffeurs, refrain qu’il connaissait mieux !
*
L’Opéra Machinique apparaissait, ancienne usine qui avait été déplacée à grands frais du quartier Karel-Kapek, 2000 mètres plus bas, et transformée en salle de concert moderne, où se pressait les aristocrates avant-gardistes et les snobs les plus fervents. On y écoutait la musique progressiste, celle qui exaltait la marche vers les lumières et un avenir radieux et on s’y moquait des vieux corpolitains qui détestaient ces sonorités discordantes. C’était tout simplement le repaire des Modernes, alors que les Anciens se réunissaient à l’Opéra Exiléen, la salle garante de la tradition, qui jouait depuis bientôt un siècle le ballet Vagues et vapeurs, célébration de l’Exil éternelle, indestructible face aux flots.
Maréchal se moquait un peu de cette guéguerre culturelle, alors que Nelly se passionnait. Elle avait appris les manières et les intonations des cercles culturels dans le vent. Elle avait acquis le vernis intellectuel et artistique suffisant pour faire illusion, comme les autres, qui ne s’y connaissaient pas plus. Maréchal trouvait cela charmant, dérisoire et un peu agaçant que certains puissent consacrer leur temps à parasiter les soirées, discuter théâtre, quand la plupart des gens étaient rivés à un travail prosaïque et sans baratin. Nelly était insupportée par ces préjugés de fonctionnaire. Elle demanda à son ami de ne pas mentionner qu’il était policier.
- C’est ça, je vais leur dire que je suis danseur étoile.
- Ne gâche pas tout avec tes gros souliers !
- Mes gros souliers !...
C’était un peu fort ! Il allait expliquer que les gros souliers crottés de suffisance, c’était bien sûr les agents d’OBSIDIENNE qui les portaient, mais c’était inutile.
Corben les déposa place Radieuse, où se dressait la statue de la déesse Raison, qui tenait une corne d’abondance d’où sortaient du blé et des partitions de musique.
- C’est sûr que pour se consacrer à la critique musicale, ça demande du blé, nota Maréchal.
- Tu es vraiment béotien… Heureusement que tu as ce génie de la provocation… J’ai des amis qui sauront apprécier.
Des jeunes gens endimanchés buvaient un verre autour des petites places avec des fontaines. Comme l’inspecteur s’y attendait, il y eut au moins quatre types maigres comme des haricots, habillés de façon extravagante, pour saluer leur « princesse ».
- Tu es superblissime, Nel’ ! Positivement irradiante !
Maréchal alla au guichet retirer les places. Nelly le rejoignit dans l’escalier.
- Elles sont sympathiques tes copines…
- Tu es vraiment conformiste.
- J’aimerais bien les voir bosser à la chaine, eux, tiens. On aurait de quoi écrire un roman là ! De quoi rire un moment !
- Tout le monde ne se complait pas dans sa crasse de prolo !
Maréchal alluma une cigarette. Un employé en queue-de-pie s’approcha :
- Désolé, monsieur, il est interdit de fumer dans notre opéra.
- Pardon ?
C’était la meilleure ! On n’était pas dans un hôpital quand même !
- Depuis quand SANITATION…
- C’est notre règlement, monsieur, je regrette.
Le hall était bondé. Nelly alla se « repoudrer » comme disent pudiquement les femmes. L’inspecteur en profita pour aller boire un verre :
- Une bière. Vous avez de la « Maréchal » ?
La bière de son cousin. S’ils n’en avaient pas, il faisait fermer l’établissement !
- Désolé, nous ne servons pas de boisson alcoolisée.
- Mais de la bière…
Son mégot éteint lui tomba de la bouche. Un androïde ménager arriva aussitôt et l’enfourna dans son ventre, puis repartit en ronronnant.
- Nous avons des jus de fruits frais, ou des eaux parfumées…
Maréchal avait le tournis.
- Donnez-moi votre carte.
Il la lut en diagonale : des eaux parfumées à toutes les senteurs ! Rose, muguet, jasmin, d’autres fleurs inconnues ! Et les prix ! Le verre d’eau à la verveine, au prix d’un bon cru !
Nelly revenait. Maréchal l’entraîna dans un coin :
- C’est une plaisanterie cet endroit !
*
Il vit dans un coin de la salle un groupe se former et applaudir à un adolescent en transe : il gesticulait comme s’il tenait une guitare.
- Il fait quoi ?
- Il joue de la « guitare aérienne ». C’est super bath !
- Il mime un jeu de guitare ?
- Oui, et lui c’est un virtuose !
- Mais il joue de la vraie guitare parfois ?
- Bien sûr que non, pfff… La guitare aérienne, c'est un art à part entière.
La sonnerie retentit. Mais pas une sonnerie stridente comme habituellement au théâtre. Plutôt un son mélodieux, le bruit d’une fontaine avec des oiseaux qui roucoulent.
Le couple trouva sa place, dans une loge. Une des meilleures. La guigne. Maréchal n’aurait aucune excuse pour ne pas suivre.
La lumière baissa, il y eut des « chut ! », des « silence ! » et le calme se fit. Un cercle de lumière bleue se déplaça sur scène ; une silhouette y entra et il y eut des cris de pâmoison. Nelly était penchée en avant, agrippée au bord de la loge. Le grand Farrini apparaissait, dans un costume en acier avec des fils volant en tous sens. Il entonna un air saccadé, dans les graves.
- C’est la « complainte automatique », murmura Nelly, un des grands moments de la pièce, et ce n’est que l’ouverture !
Maréchal fit l’effort de se concentrer. Ce fut rapidement trop difficile. Des danses saccadées, des sons barbares...
- S’ils veulent entendre de l’acier grincer et des moteurs tourner, ils n’ont qu’à se faire embaucher comme O.S. …
- Tais-toi, voyons…
- Et tu dis qu’il s’appelle comment, ton chansonnier ?
- Farrini. Laisse-moi écouter…
Maréchal tournait dans son siège. Il ne savait pas comment se mettre. Nelly était fascinée. Entre les morceaux, on entendait des gens pleurer dans le public.
Entracte.
Maréchal court fumer une cigarette. Nelly partage son enthousiasme avec ses amis. L’un deux paye sa tournée d’orangeade progressiste. Maréchal repère un type comme lui, qui s’ennuie, son mégot éteint après une remarque d’un vigile. Ils échangent un regard de solidarité.
Reprise. Encore des moments de bravoure de danses collectives. Des hommes nouveaux, alliés à des androïdes révolutionnaires, triomphent des tyrannies du passé. Le public bat le rappel, c'est un triomphe. Maréchal est déjà dehors et allume une cigarette. Il ne retrouve pas le type de l’entracte. Il entend qu’on part pour un troisième rappel. Il va au bistrot en face :
- Une bière. Une Maréchal !
- Bien, monsieur ! Voulez-vous du feu ?
- Volontiers, j’ai fini mes allumettes !
Nelly sort enfin. Elle dit bonsoir à ses amis. Elle fait un effort d’amabilité :
- Tu vois, je ne suis pas restée trop longtemps… J’espère que tu n’as pas mangé.
- Non.
- J’ai retenu une table au Zeppelin.
Ils y vont à pied et finissent avec le ballon-taxi menant au restaurant aérien. Le transport seul vaut le prix d’un repas dans un restaurant ordinaire.
- Mademoiselle Versus, oui, si vous voulez me suivre…
Ils ont une bonne table, à côté d'un gros hublot. Le moteur ronronne doucement. Les plus privilégiés dînent dans la cabine sous l’appareil, avec les murs et le plancher transparents.
Maréchal allume une cigarette :
- Tu as entendu parler du Somnambule, j’imagine ? On vient de l’arrêter… Figure-toi qu’il est venu plusieurs fois dîner ici…
- Si tu oubliais un peu le travail… Surtout que tu es encore convalescent…
- Plus pour longtemps. Et ça va recommencer sur les chapeaux de roues. Je monte en grade !
Il lui expliqua en deux mots sa promotion.
- Tu t’installes à Névise ? C’est un beau quartier… Un peu excentré.
- Tu y as déjà « opéré » ? dit Maréchal, détaché.
- Tu ne peux pas t’en empêcher… Mais non, il n’y a plus de rupins depuis longtemps dans ces vieux palais. Plus que de la vieille pierre.
Ils parlèrent pendant tout le repas, sans un moment de creux. Nelly était plus amusée qu'énervée, au fond, que Maréchal ne supporte pas l'Opéra Machinique. Plusieurs fois, elle lui avait reproché de s'être rangé après une adolescence aventureuse ; mais elle, de son côté, devenait la coqueluche de fils de bourgeois superficiels et dilettantes...
*
Ils dégustèrent des fruits de mer qui semblaient sortir directement de l’océan.
- Nous avons un collègue assis sur le toit, plaisanta le garçon, qui pêche à la demande ! Quatre kilomètres de fil !
Le vin blanc aussi était exquis. Un petit pousse-café pour finir en beauté. La soirée se poursuivait mieux qu’elle n’avait commencé !
A la redescente, le grand air grisa Maréchal.
- Que penserais-tu d’aller s’amuser un peu au Pandémonium ?
Maréchal hoqueta. Le palais du vice ! Ses machines à sous, sa roulette, ses salles de cabaret très canailles !
- Si les collègues de la Brigade des Jeux me voient là-dedans !...
- Et alors, tu as bien le droit de t’amuser, non ?
Ils entrèrent dans ce palais de lumières criardes déversées à flots ; la fumée des cigares, l’odeur des alcools, les cliquetis et ritournelles des machines ; le bruit assourdi des danseuses et chanteuses dans les salles derrière les portes capitonnées. Les tables de Manigance avec une foule compacte observant chaque rencontre. Le bruit de fond des pièces insérées et crachées.
Maréchal alla serre la main de l’inspecteur Rostaing, qui sirotait une menthe à l'eau. C'était son tour au Pandémonium, pas la partie du boulot la plus pénible de la Mondaine !
- Salut, Maréchal, comment va ?... Tiens, en ce moment, depuis la Salle Jaune, tu entends Frégel... La grande Frégel ! Merveilleuse dans le rôle de la Môme Bossue ! Si tu veux, je te fais rentrer…
- Non merci, pas ce soir, je ne fais que passer avec une amie.
- Amuse-toi bien alors. Il y a de l’ambiance dans la salle turquoise.
- Merci, bonne nuit à toi.
Nelly avait pris la tangente. Elle retrouvait des amis de l’opéra aux tables de roues de la fortune. Et parmi eux, Farrini !
Maréchal serra les dents pour venir saluer ce petit monde. Ils restèrent un moment à regarder les jeunes avant-gardistes parier. Ils sortaient sans sourciller de grosses liasses de billets et perdirent une belle somme en un rien de temps.
- Tant pis, mes parents me redonneront la même chose la semaine prochaine !
Et ils riaient parce que c’était pareil pour tous !
Nelly joua un peu, Maréchal ne misa pas une velle ; il trouvait ce spectacle ridicule. Nelly sentit que son ami était vraiment mal à l’aise et qu’il allait finir par être désagréable. Elle l’avait présenté rapidement et on s’efforçait de ne pas faire attention à lui. Dans leur langage, Maréchal était un « papa » !
Nelly prit l’inspecteur par la main et lui dit murmura qu’elle avait une surprise pour lui. Elle dit au revoir à ses amis, vexés que Nelly préfère un vieux...
- J’espère que Corben nous aura attendus, dit Maréchal.
- Pas besoin de ballon-taxi, on ne dort pas loin.
Ils prirent une voiture qui les descendit sous les Célestes, dans Gassy-Ouest, un quartier de vieilles familles corpolitaines dont certains n’en sortaient pas, dirigeant leurs affaires par le parlophone de leurs salons immenses.
Ils marchèrent dans une avenue déserte, où le contenu de la moindre poubelle devait valoir le prix du loyer de l’appartement de Maréchal !
*
Ils entrèrent dans une petite ruelle avec des arbres et de grands massifs de fleurs. Un quatuor à cordes jouait pour une réception ; on les apercevait derrière les vitres, dans la belle lumière dorée des lustres. Des cochets en livrée astiquaient leurs roues et brossaient les magnifiques bêtes attelées.
Maréchal allait poser une question mais Nelly lui mit un doigt sur la lèvre :
- C’est une surprise, j’ai dit…
Ils ressortirent de la ruelle dans une rue des plus discrètes. Nelly ouvrit une grille surmontée d’un blason familial en or. Elle s'ouvrit sans bruit. Ils passèrent un jardin arrosé automatiquement. Un grand manoir, sans personne à l'intérieur, plongé dans le noir. Elle ouvrit la porte principale. Ils entrèrent, elle alluma et Maréchal vit une somptueuse demeure, meublée avec luxe et sans faute de goût. Un piano à queue, des sculptures, une bibliothèque de centaines de livres, une table en marbre.
- C’est chez moi, dit-elle avec un air de petite fille gourmande.
- Chez toi ?...
- Chut, ne cherche pas à comprendre… Va donc nous servir un verre. Tu trouveras des glaçons dans la cuisine…
Quand il revint avec un plateau d’alcools fins et de verres à cognac, il trouva Nelly qui avait enlevé ses chaussures, en train d’allumer un bon feu.
Ils sirotèrent un verre devant les flammes rassurantes et puissantes.
- Est-ce que tu vas enfin m’expliquer ?...
- C’est une demeure qui appartient à un vieux riche parti se faire soigner sur la côte. Il n’habite presque jamais ici. Et moi, j’ai trouvé dommage que cette maison reste inhabitée… Alors, je me suis procurée les clefs…
Ce furent les derniers mots de la soirée. Nelly avait amené son disque musical préféré, qu’elle mit à tourner sur le gramophone. C’était Tom Patience. Maréchal faillit lui dire qu’il le connaissait bien, vu que c’était le pianiste du bar Chez Emma.
Ils se déshabillèrent lentement puis de plus en plus fébrilement et glissèrent doucement sur la peau de bête devant la cheminée. Maréchal aimait mieux ce genre de chorégraphies !
Le disque tournait, crissait, et diffusait la voix grave et râpeuse du chanteur :
- Trois heures du matin, tu rentres enfin… Tu titubes, tu me dis que tu as bu du whisky… Mais moi, je te respire, et je sens bien que tu me mens, car en réalité, tu as bu du gin !!...