07-08-2010, 12:49 AM
EXIL #11<!--sizec--><!--/sizec-->
- J’ai peut-être un nom, dit Linus… Svensson. Un ingénieur au passé, hm, chargé…
- Laisse-moi voir… Tiens donc, jeunesse dans le Comité Populaire de Collectivisation…
Autrement dit, l’anarcho-syndicalisme.
Maréchal et Portzamparc montèrent le voir le surlendemain. Ils le trouvèrent à sa pause de dix heures dans une brasserie surchargée.
Il était grand, les cheveux clairs, une barbe, un profil aquilin agressif. Il était méfiant, d’un abord rebutant.
- Bonjour, messieurs. Ingénieur Lenj Svensson.
- Asseyez-vous donc, dit Maréchal. Que mange-t-on de bon ici ?
- Le midi, je prends généralement une salade, pour ne pas somnoler l’après-midi.
- Alors une salade du chef pour moi, dit Portzamparc.
Le serveur apportait les boissons.
- N’ayez crainte, monsieur Svensson, nous ne sommes pas venus pour vous interroger…
On aurait pu jurer qu’il avait des choses à se reprocher. Ce n’était pas que la méfiance habituelle du citoyen honnête, qu’on peut toujours embêter avec des broutilles.
- C’est une proposition de travail…
- Je ne sais pas si j’ai envie de changer de voie… De plus, je m’excuse, mais je ne prends pas trop de temps de pause, car nous avons un travail fou ces derniers jours…
- Rassurez-vous, nous ne serons pas longs… Nous recrutons en ce moment…
- J’ai lu un peu des choses sur vous. Je ne connaissais pas l’existence de votre Brigade… Pourtant, je sais repérer les services d’Etat. Vous devez le savoir puisque je suppose que vous avez lu mon dossier.
- Nous sommes venus en connaissance de cause, oui. Mais nous ne sommes pas les « services d’Etat », comme vous dites. Nous ne sommes pas les services secrets chargés d’infiltrer les syndicats, si c’est ce que vous pensez…
- J’ai vu dans ma jeunesse comment on pourrit de l’intérieur une grève…
- Nous n’avons rien à voir. Nous ne faisons pas de politique !
- Pas de vin, vraiment ? demanda Portzamparc.
Leur opération de séduction démarrait mal. L’autre en face était farouche.
- Nous sommes un service un peu à part… Nous nous occupons des dossiers que nos collègues du quai ne savent pas traiter. Les affaires dangereuses, qu’on ne peut traiter par des méthodes classiques. Ce n’est bien sûr pas un travail routinier que le notre, pérorait Maréchal.
- J’ai tendance à me méfier des services « spéciaux »… Après qui en avez-vous au juste ?
- Après personne. Nous défendons seulement la Cité contre les menaces que d’aucuns qualifient de « paranormales »…
- En quoi un ingénieur comme moi… ?
- Vos connaissances de la Cité. Nous savons que vous êtes l’un des meilleurs, mais que votre passé vous sera toujours reproché. Nous au contraire apprécions l’indépendance d’esprit.
Il mangeait rapidement, sans avoir l’air de goûter les aliments.
- Je ne sais pas si je suis intéressé. Mon travail me plait, je ne sais pas si je suis le mieux désigné pour vous aider. D’ailleurs, en quoi aurais-je une meilleure carrière en rejoignant TRIBUNAL ?
- Notre métier est souvent plus excitant que de rester dans un bureau.
- Ecoutez, je dois y retourner. Je vous ferai très bientôt savoir ma réponse.
Il se leva, enfila son manteau, empressé, mit la main à la poche :
- Laissez, dit Maréchal.
Il toucha sa casquette et partit sans se retourner.
- Pas commode, dit Portzamparc en finissant son assiette.
- Ce n’était qu’un premier essai. Je suis sûr que Linus peut nous trouver d’autres ingénieurs qui auront le profil.
- C’est vrai que voir un ancien anarchiste rejoindre la police…
- Pas n’importe quelle police !... Garçon, un autre demi !
Svensson, très agité intérieurement, regagna ses bureaux d’étude, partagé entre colère, envie et mépris de la police. Quand il entra dans les bureaux, ses collègues le regardaient en coin.
- Je crois que le patron voudrait te voir, Lenj… murmura un de ses collègues.
Les autres essayaient de s’absorber dans leur travail. Svensson reçut comme une gifle cette atmosphère d’hostilité latente. Il avait envie de taper du poing sur un des bureaux, de prendre un de ses collègues par le col, de le sommer de dire le fond de sa pensée. Son regard était dur, ses poings tendus. Il regarda la porte du fond, celle de ce monsieur Parlot qui avait bien l’honneur d’être son supérieur.
Il frappa, entra :
- J’entends que vous désirez me voir, monsieur ?
- Entrez et asseyez-vous.
Il referma la porte. Dans le bureau, les collègues se regardaient, inquiets. L’un d’eux, assis à la table au centre de la pièce, ricana :
- Je dirais qu’une fois de plus, ça va barder… Cette fois, le patron ne va pas le rater.
- Ca te fait rire, toi, bien sûr, dit un autre.
Dans le bureau, Svensson était rouge de honte et de fureur.
- L’avocat nous a envoyé des chromatographes de cette pauvre gamine, Svensson. Non, mais regardez-donc ce que cela fait de prendre un jet de vapeur en pleine tête ! Elle est défigurée… C’est toute la réputation de notre service qui est entachée.
- Je me permets de vous rappeler que c’est Noriarty qui a décidé, et lui seul, du parcours de ces tuyaux. J’ignorais qu’ils traverseraient cette zone résidentielle.
- Tiens donc, c’est là votre idée de la conscience professionnelle ? Accuser un autre…
Parlot cachait sa honte de dire ça sous des bravades. Parce que Noriarty était intouchable ! Le fils d’un ancien ingénieur de ce même bureau, qui avait mis au point un nouvel alliage hautement résistant aux températures et aux pressions, qui s’était mis à son compte, qui avait fait des millions !
- Quelle faute devront donc commettre certains, fit Svensson, prêt à éclater, pour se voir rappeler leurs responsabilités ? Aurait-il fallu que cette gamine y reste ?
- Cela suffit comme ça !
- Il est peut-être de votre responsabilité de défendre des privilégiés, monsieur Parlot, mais pouvez-vous assumer de me prendre une fois de plus comme bouc émissaire ?
- Mon ami, brisons là cette conversation, qui tourne au vinaigre. Pour le moment, je vais vous conseiller de prendre, de vous-même, un congé. Disons deux semaines. Le temps que les choses se tassent…
- Vous allez proposer un arrangement à l’amiable pour les parents… Le père Noriarty doit avoir de quoi « couvrir » son fils.
- Svensson, je vous prie de cesser. Sinon, en lieu et place du congé, ce sera la mise à pied, voire pire !
L’ingénieur se leva, terrible. Il mit sa casquette, ne salua pas et sortit. Il serrait les poings, décidé à supporter les regards humiliants de ses collègues… L’un d’eux le regarda avec un air de sympathie sans compassion. Svensson lui en fut gré. Il ne voulait pas être pris en pitié !
Inévitablement, il dut passer près du bureau de Noriarty junior, celui qui occupait la table centrale.
- Alors, dit ce dernier, on met les voiles ?
C’était trop ! Pareil, pour le coup, à un tuyau sous forte pression et sans soupape de sécurité, Svensson explosa : il se jeta sur ce sale fils à papa, le secoua vigoureusement, incapable d’articuler la moindre injure.
Trois collègues intervinrent pour les séparer.
- Du calme, du calme !... Ce n’est pas une salle de boxe !
Svensson dit que ça irait. Il remit sa veste, ramassa sa casquette, déglutit. L’autre n’en menait pas large. Pour la première fois, il avait senti ce que c’était que la force brute d’un homme à bout. Il avait vraiment eu peur. Il se rassit, les narines dilatées par la frousse et un début de haine. Svensson, accompagné par deux collègues, partait par l’ascenseur.
- Tu as fait une erreur, vieux… C’est évidemment ce qu’il attendait !
- Tant pis ! On m’a appris à fournir aux gens ce qu’ils demandent ! Si c’est d’une correction qu’il a besoin…
- Le chef…
- Le chef ne va rien faire ! Il doit même être content que j’aie secoué cet incapable que lui est tenu de ménager !... Alors qu’il ne sait pas tracer un cartouche droit !
- Tu prends des vacances ?
- Oui ! Et elles risquent d’être assez longues !
Ils le raccompagnèrent à la sortie et lui souhaitèrent bon courage. Ils remontèrent, pas très fiers mais soulagés de voir cette boule de nerfs loin du bureau.
Svensson traversa le jardin publique et retourna vers la brasserie. Les deux policiers en sortaient :
- Ho !...
- Monsieur l’ingénieur ? Vous avez oublié quelque chose ?
- Si vous avez un peu de temps, je vous paye un verre.
- Une limonade alors, sourit de Portzamparc, parce qu’on est quand même en service !
L’ingénieur se surprit même à sourire. La tête de Noriarty ! Et ce sentiment d’évasion !...
- Si je me joignais à vous, dit-il, serait-ce un détachement provisoire ou définitif ?
- Il peut commencer par être provisoire…
De fait, Svensson l’ignorait encore, mais il fut définitif.
*
Le soir, les deux policiers firent le point, sur leurs recrues et sur la Cité de la Mémoire. Portzamparc reprenait leurs notes :
- Nous avons Linus, qui continue de s’informer sur les fichiers de la Cité. Svensson pour les plans d’accès souterrains. Herbert…
- Herbert, dit Maréchal, pour servir de « fusible » si cette opération tourne mal !
- Tout à fait… Il va aussi nous servir pour la copie d’une carte de membre de la Cité.
- Je ne lui fais pas confiance pour réussir à mener cette tractation.
- Ca, dit Portzamparc d’un air filou, je m’en charge. Lui trouvera la bonne personne, et je l’accompagnerai pour négocier le prix.
- Bon. Reste à se procurer la carte… Et pour ça, j’ai la personne qu’il nous faut…
- Un androïde féminin adepte des promenades nocturnes dans les grands magasins ?
- Ca, c’est mon affaire. C’est pour ça que je suis « première-classe » je te rappelle.
- Ben voyons… Bon, je propose qu’on reprenne en entier le déroulement de notre « visite »…
La secrétaire s’en allait :
- Je vous ai laissé du café sur le feu.
- Merci, vous êtes adorable…
Maréchal sentait venir l’ambiance des longues heures de travail quand tout le monde dort, la fatigue qui vous pique les yeux, dans l'odeur du bon café des nuits sans fin.