15-08-2010, 06:01 PM
(This post was last modified: 24-08-2010, 05:05 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
3 – Le juge
Le maître de cérémonie Tokugawa s’inclina devant la statue de Shinsei qui ornait l’allée. Il laissa ensuite le juge Kempô s’incliner pareillement.
- Le vieux Norio ne craint pas le froid.
- Il se croit au-dessus de tout le monde, dit le juge en haussant les épaules. Il joue au sage impassible.
Les deux hommes sortirent des jardins impériaux. Ils partirent en palanquin dans leur maison de thé favorite, Le parfum céleste. Ils y retrouvèrent plusieurs hommes en vue en ce moment. C’était pratiquement une promotion sociale d’être admis dans cette maison, car c’est ici que les courtisans qui cherchaient les faveurs du Gozoku se rencontraient, formaient des alliances.
On salua Seppun Tokugawa. Il faisait en quelque sorte partie des meubles de la cour impériale itinérante. De part sa naissance, il était devenu maître de cérémonie très jeune, à dix-sept ans. Il organisait depuis longtemps le protocole de la cour. Il parlait de façon volontiers pompeuse. Il aimait le grand style, les décorations somptueuses. Lui, en revanche, savait se faire transparent. Il disparaissait dans ses décors. Nul plus que lui ne connaissait l’art de la docilité.
Les deux hommes commandèrent à manger.
Un gros Yasuki –c’était le marchand Koaratamachi – racontait à l’assistance ce qui lui était arrivé en début de matinée :
- Je me rendais chez un me des bons clients, quand ce jeune coq de conseiller impérial m’ordonne de descendre ! Et il se moque de moi, me dit que je n’ai qu’à continuer à pied ! Il m’a presque menacé de la bastonnade si je n’obtempérais pas immédiatement !... Je crois l’avoir vu donner des pièces à mes porteurs pour qu’ils s’arrêtent.
C’était scandaleux, l’assistance en convenait.
- Il se croit tout permis, car c’est un Hanteï…
- Il ne craint pas de s’attirer des inimités…
- Une réputation, ça va vite… L’infamie est une maladie qui s’attrape aisément…
- Plus aucune décence dans cet Empire…
On se regardait d’un air entendu.
- Vous êtes de bien mauvaise humeur ce matin, messeigneurs…
On se retourna vers la femme qui venait de parler. C’était la grande peintre Doji Shuzuka, dite « la femme-neige ». Elle était devant son chevalet, à peindre négligemment quelques arbres et des oiseaux.
- Vous ne trouvez pas scandaleuse cette attitude ? demanda le juge Kempô.
- Ce Hanteï a exagéré, c’est certain, concéda Shuzuka.
- Je ne vois pas pourquoi je tolérerais ce comportement, grognait le marchand, alors que je travaille dur pour faire vivre ma famille et mes employés – tandis que lui peut se prélasser toute la journée !
On approuvait.
- Vous êtes une grande artiste, dit le marchand Yasuki, alors sans doute flottez-vous au-dessus de ces réalités. Mais je peux vous dire que moi, qui ai hérité de la fabrique de tapis de mon père…
D’autres se mettaient à raconter des histoires semblables. Des cadets de famille déshérités ; d’autres, des ambitieux nés dans des familles humbles, qui avaient dilapidé leur maigre héritage pour s’acheter un kimono. Des aspirants artistes qui jalousaient les poètes de cour. De puissants marchands qui devaient s’incliner devant des nobles oisifs. Même des moines que leur indiscipline ou leur origine trop modeste condamnaient à être des inférieurs toute leur vie. Quelques protectrices de maisons de geisha qui s’inventaient des aspirations au mécénat...
La salle s’animait. On buvait dès le matin pour se réchauffer. Impassible, la peintre Shuzuka travaillait sur sa toile. Un admirateur s’approchait :
- Vos peintures sont toujours aussi magnifiques.
- Oh, ce n’est qu’une petite esquisse…
- Je cherchais votre ancienne apprentie, pour lui demander de me donner des cours, car je crois qu’elle est devenue senseï.
- C’est vrai. Dites-moi votre nom et je vous recommanderai à elle.
- Vous pouvez vous consacrer uniquement à votre peinture désormais…
- Pour le moment, mais bientôt j’aurai une nouvelle apprentie, bien plus jeune…
Plusieurs marchands s’échauffaient :
- Il faudra trouver le moyen de donner une bonne leçon à ce Tokan, dit Koroatamachi. Vous, seigneur juge, ne connaissez-vous pas un moyen ?...
- Je ne sais pas, je devrais y réfléchir, dit Otomo Kempô…
La porte s’ouvrit. Un courant d’air entra, éteignant plusieurs bougies. Cinq gardes du corps Bayushi firent irruption et s’installèrent autour de la salle.
Puis entrait le conseiller Bayushi Tangen, dans un kimono noir tenté de rouge, avec un masque carmin réhaussé de blanc. On s’inclinait très bas devant lui.
- Bonjour à vous, mes seigneurs…
Il s’assit à la meilleure table, sur une estrade. Les gardes du corps se rapprochèrent de leur maître. Les discussions ne reprirent que lorsque le conseiller porta un verre d’eau à sa bouche -mais un ton plus bas. Tout le monde voulait ressembler au seigneur Tangen, pas consciemment mais comme par mimétisme.
Il était un héros pour cette assemblée de seconds. Il incarnait la réussite du conseiller de l’ombre, dont on se dit qu’il gouverne réellement tandis que le dirigeant officiel n’est qu’une marionnette.
Les serveurs se pressaient pour rallumer les bougies. Les plus informés virent que le conseiller discutait avec un duelliste réputé, Bayushi Renshun. Ce dernier avait été l’élève d’un virtuose du sabre, Bayushi Natsu, qui avait connu la déchéance et qui était sûrement mort maintenant...
Le maître de cérémonie Tokugawa raconta au juge l’histoire de l’attaque des quatorze samuraï.
- Ils ont défié le senseï du dojo, qui s’était rebellé contre son daimyo. Ce félon a été justement puni. C’est grâce au courageux témoignage de Bayushi Renshun que cette trahison a pu être découverte. Et ils ne furent pas trop de quatorze pour abattre les conspirateurs !
- Oui, dit le juge, Bayushi Renshun a eu la loyauté de préférer son daimyo à son senseï. Ceux qui l’ont accompagné ont vu au-delà des intérêts de clans.
- En récompense, le daimyo Bayushi Atsuki a accueilli Renshun parmi sa garde.
- C’est ce qu’il convenait de faire.
La porte de la maison s’ouvrit.
- Et quand on parle du loup... dit le maître de cérémonie à voix basse.
C’était le capitaine Otomo Jukeï qui entrait.
- … car c’est bien lui qui a dirigé l’attaque !
- Maintenant que vous me le dites, je m’en souviens, dit Otomo Kempô. Et le samuraï qui avait trahi, ce Bayushi Natsu ?...
- Chut, il est interdit de dire son nom, dit Tokugawa. Il a été déchu. Tout souvenir de lui sera détruit, c’est la règle, comme vous le savez, votre excellence. Il est ressorti estropié du combat contre les samuraï. Certains prétendent l’avoir vu errer sur les chemins, en guenilles. On sait comment les gens comme lui finissent…
- Oh oui, bien sûr, dit le juge. A propos, avez-vous vu un prêtre pour votre arc ? Pour le faire purifier…
- Oh, ne m’en parlez pas ! Cette histoire m’est si douloureuse, gémit Seppun Tokugawa.
D’un ton plus haut, que tout le monde entende bien, il ajouta :
- Que ne ferais-je pas pour me venger de cet insolent de Matsu Mitsurugi qui m’a joué un si mauvais tour au concours de tir à l’arc…
Otomo Jukeï s’était assis à sa table. On le regardait avec déférence ici, car c’était un courageux soldat, qui osait s’occuper de cette racaille de rônins.

Bayushi Renshun se leva et tapa sur son bol :
- Nobles seigneurs et amis…
Les conversations et les repas s’arrêtèrent :
- Je tenais à vous annoncer une excellente nouvelle. Certains d’entre vous étaient certainement au courant qu’il reviendrait parmi nous. Ainsi, au nom du clan du Scorpion et de son excellence Bayushi Atsuki, je me permets de saluer l’honorable capitaine Otomo Jukeï…
Tout le monde s’inclina.
- Vous le savez, une disgrâce très exagérée s’était abattue sur lui, à cause de mauvais conseillers impériaux…
Ricanements haineux. S’en prendre aux « conseillers » (fielleux, mesquins, mal informés) était toujours une façon détournée de s’attaquer au maître. Dans ce cas, l’Empereur lui-même... Il n’y aurait personne dans cette assemblée pour en vouloir à Renshun !
Jukeï était parti rouge de honte, on s’en souvient, après être arrivé devant l’Empereur avec Maya à son bras, sans savoir qu’elle allait rater de la plus belle façon sa révérence devant le Fils du Ciel. Jukeï était alors parti chasser les rônins de la région, le temps de se faire oublier. [voir épisode #16]
- Bien heureusement, continua Renshun, le seigneur Bayushi Atsuki, ému de ce sort injuste, est intervenu en haut lieu. Et la sentence a été adoucie. Or, je dois vous apprendre, messeigneurs, que c’est le conseiller Bayushi Tangen, qui a fait cette suggestion le premier à son maître.
Tangen fit un petit signe modeste, pour dire qu’il n’y était pour rien. L’assemblée leva son verre pour lui. Le marchand Koaratamachi leva le poing et dit que c’était une bien bonne chose :
- Le shinsem-gumi nous protège quand nous traversons des campagnes dangereuses. Ils ne favorisent pas systématiquement les plus nobles, mais les gens qui font vivre réellement cet Empire. Il ne s’attaque qu’à ceux qui sont un danger pour les gens honnêtes. Tous ces rônins, surtout…
- Oui, c’est vrai, c’est vrai…
Le juge Kempô dit qu'il ne devait pas tarder.
- Pour en revenir à ce que vous disiez, dit-il au seigneur Tokugawa quand ils furent dans la rue, moi aussi je n’aime guère ce Mitsurugi…
- Quand je pense qu’il était, il y a quelques jours encore, dans la maison impériale.
- Pardon ?
Le juge avait blêmi.
- Mais si, souvenez-vous, nous nous promenions dans le jardin, comme aujourd’hui. Et nous l’avons vu…
- Je ne m’en souviens pas.
- Je ne vous l’ai pas fait remarquer sur le moment, car je voulais l’ignorer. Il était pourtant bien là…
- A la maison impériale ?
- Mais oui, comme je vous le dis.
Le juge était agité de tremblements nerveux :
- Que faisait-il là ?
- Je l’ignore. Je pourrai l’apprendre facilement. Il était avec sa "fiancée". Hum, vous voyez ce que je veux dire...
- Je l’avais revu il y a peu de temps, dans une réception. Mais voilà qu’il a ses entrées chez nous ! Oh, mais je ne peux pas laisser faire ! Je ne peux pas !
- Vous le connaissez donc ?
- Un peu, un petit peu…
Kempô n’avait jamais parlé à Mitsurugi. Il n’avait fait que le condamner ! C’était lui qui avait dégradé les trois samuraï Shiba Mitsurugi, Isawa Sasuke et Hiruma Yojiro au rang de rônins [voir épisode #1] ! Ils remontèrent la rue, agacés qu’il n’y ait pas de palanquin prêt pour eux. Ils croisèrent trois hommes à la propreté douteuse, dont les manteaux cachaient mal les daisho. Des rônins !
Le maître de cérémonie et le juge se mirent bien de l’autre côté de la rue, effarouchés.
- Je pue mais je ne suis pas contagieux, monseigneur !
Les autres rigolèrent.
Kempô, indigné, passa son chemin.
- J’ai bien envie d’appeler le capitaine Jukeï pour faire enfermer cette racaille.
- Ma foi, dit Tokugawa, ce n’est pas à nous de faire la police dans cette Cité. Par contre, soyez sûr qu’avant peu, ces gueux auront été chassés !
Les deux importants personnages trouvèrent un palanquin plus haut dans la rue. Ils étaient rouges d’avoir monté cette côte.
A suivre...
