26-08-2010, 06:46 PM
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
10 - Le saint
Ils échangèrent quelques mots, puis le Dragon se hissa sur la rambarde de la terrasse et plongea dans le vide. Une corneille, aux yeux entièrement verts, traversa la cour du palais en criaillant.
Elle descendit sur la ville, se posa dans une petite rue, près du palais de l’Empereur, où les courtisans arrivaient pour la grande réception. Trois samuraï du clan de la Grue montaient à pied, contrairement à bien d’autres qui ne se déplaçaient qu’en palanquins : Doji Onegano et ses deux enfants, Doji Suzume et Doji Ikue.
- Encore une riche idée que tu as eue, disait Ikue, de nous faire venir comme des paysans. Nous allons arriver tout crottés.
- Regarde où tu marches…
Ikue devait faire des petits pas à cause de ses sandales hautes et de son bas de kimono très serré.
- Ton frère est un ascète, sourit Onegano. Ceci dit, nous allons gagner du temps, car les palanquins sont sévèrement contrôlés. Ils doivent faire la queue à l’entrée des palais. Nous passerons plus vite.
Une vieille mendiante faisait trébucher des pièces dans sa main.
- Mon joli garçon, pense donc à une vieille femme…
Suzume avait immanquablement de la pitié pour les mendiants. Son père s’y était habitué. Il mit la main à la poche et tendit la pièce à son fils.
- Vas-y, fais-nous encore perdre du temps, dit Ikue, qui craignait pour son maquillage à cause de la sueur.
Elle rageait d’être dans cette vilaine rue, alors qu’elle avait passé la journée à se faire belle.
Suzume s’approcha pour donner à la vieille.
- Tu as une jolie main… Très belles lignes…
Onegano remarqua les yeux de la vieille, qui étaient très verts, luisants comme des yeux de chat. Intrigué, il s’approcha pour écouter.
- Laisse-moi les lire… Je ne te demanderai pas plus de pièce, c’est promis.
- Tes promesses n’ont aucune valeur, dit Onegano.
- Juste deux mots…
Elle leva son long doigt, qui semblait avoir trop de phalanges. Elle suivait les lignes de la paume :
- On s’est moqué de toi… Tu as défendu ton honneur. Tu as combattu et vaincu… [voir épisodes #13-14]. C’était un Scorpion.
- Ce duel n’avait rien de secret. N’importe qui a pu en entendre parler, dit Onegano.
Ikue trépignait.
La vieille ne s’adressait qu’à Suzume :
- Cette cour d’hiver sera décisive pour toi… Tu auras encore à défendre ton honneur. Sois prêt à cela, sois bien prêt… Tu pourras devenir un grand personnage, mais pas quelqu’un de puissant. Un chef, mais pas riche…
- Que veux-tu dire ?
- Ton destin est d’être changé en…
Elle se concentrait, sa voix grinçait.
- Changé, en quoi ?
Suzume voulut enlever sa main. La vieille serrait. Onegano mit la main sur son sabre.
- Tu seras changé (ses yeux brillaient plus forts), en moineau !...
- Qu’est-ce que c’est que ces idioties ?
Onegano s’approcha :
- Il suffit ! Nous allons être en retard ! Toi, la vieille, dégage le chemin ! Que tu n’ailles pas importuner d’autres passants !
Elle se leva, replia sa natte en vitesse et disparut dans une ruelle. Onegano et ses enfants continuèrent leur chemin. Ils entrèrent dans la maison impériale en doublant la file de palanquins.
La corneille aux yeux verts volait au-dessus de Kyuden Hida. Elle prenait son envol pour le nord. Elle s’éleva au-dessus des nuages, laissa loin derrière elle les terres du Crabe, passa le col de Benten, survola les terres des Lions et remonta dans les airs en profitant des courants ascendants lorsqu'elle arriva face aux montagnes éternelles du nord. Elle redescendit vers la terre, le toit du monde, une étendue de pierres vertes au milieu de laquelle méditait le maître du clan du Dragon.

11 – Le senseï
Quand la corneille s’était envolée du balcon de Shiba Gaijushiko, elle avait survolé le mur d’enceinte de Kyuden Hida. Elle avait criaillé au moment où elle passait au-dessus de Yatsume, toute de noir vêtue, qui escaladait le premier mur, puis sautait dans la cour et entamait l’escalade du deuxième. Elle s’était posée un instant sur ce mur. Yatsume lançait sa corde, commençait l’escalade. Puis elle s’adossait au mur, reprenait le plan tracé par Juro, trouvait une porte pour les serviteurs et s’engageaient dans l’intérieur du mur de ronde. La corneille avait crié et s’était envolée.
Un peu plus tôt, alors que Shiba Gaijushiko fumait sa pipe, il avait vu, sur le pont au pied de la falaise qui touche la lune, cinq hommes qui traversaient la rivière sous la pluie, vêtus de gros manteaux d’hiver et de chapeaux coniques.
Sazen marchait en tête, appuyé sur une canne. Il avait refusé encore une fois que Juro l’accompagne.
- Tu dois rester le chef des Loups. Sans toi, ils se disperseront. Toi seul sait les tenir ensemble.
Il avait demandé quatre volontaires. Il en avait obtenu huit.
- Pourquoi voulez-vous tous venir ? leur avait-il dit. Croyez-vous racheter vos fautes grâce à moi ? Je vais me venger, c’est tout. J’attends ce moment depuis presque trois ans. Mais cette affaire ne vous concerne pas. Vous n'y gagnerez aucun honneur.
Deux avaient hésité. Sazen en avait encore refusé deux autres, trop jeunes. Il s’était montré dur, cassant, exprès. Pour qu’ils ne regrettent pas de rester, qu’ils en veulent à Sazen et qu’ils ne se fassent pas un souvenir doré.
Les quatre autres n’avaient plus rien à perdre. Sazen avait senti en eux des fanatiques, comme certains dirigeants Scorpions les aiment. Des guerriers ayant perdu tout sens de leur individualité, impassibles, impersonnels. L’un d’eux avait tué son père. Deux étaient amants. Ils avaient été déchus ensemble, car leur passion les avait détournés de l’obéissance. Ils voulaient cette mort comme un dernier acte d’amour.
Le quatrième ne parlait pas. Il était passé par trop de choses. Il disait qu’il se dégoutait lui-même. On l’appelait Dégoût, et il ne l’avait jamais empêché.
Le bois rouge du pont craquait. La pluie tombait. Un pecheur lançait une dernière fois sa ligne avant la nuit. Le fil montait haut, décrivait une immense courbe pleine de grâce. Elle redescendait. Le bouchon tombait dans l’eau avec un bruit discret.
- L’hiver est dure, dit-il aux cinq passants, mais le printemps sera beau. Les bourgeons sont bien au chaud sous la neige.
Sazen le regarda pendant qu’il tirait. Le pécheur finit par ramener sa ligne, déçu. Il soupira, sourit. Il rangea son matériel et serra son baluchon.
- Tu n’as rien pris aujourd’hui ? dit Sazen.
- Je n’en vis pas. Je viens pécher le soir parce que ça me plait.
Les rônins regardèrent l’étrange bonhomme s’éloigner. Ils sourirent entre eux, comme on sourit d’un original sympathique. Un vent glacé venu de la baie souffla sur eux. Ils se remirent en route.
Ils avancèrent dans la neige épaisse et sale du pied du mur. Des hurlements lointains provenaient de la Muraille. Des bruits de fête du palais.
Ils longèrent le mur, la neige au-dessus des chevilles. Ils ignoraient où exactement se trouvait l’entrée. Ils trouvèrent une petite porte presque recouverte.
- Le mécanisme est coincé, il doit être givré, dit l'un des amants.
- Écarte-toi…
Dégoût enfonça la porte d’un coup de pied. A quatre, ils finirent d’ouvrir la porte à coup de sabres.
- Passez, senseï…
Sazen enjamba les débris. Ils entraient dans un vieux passage. Quelques chauves-souris s’envolèrent en criant. Des poutres de bois moisis avaient été posées pour soutenir les murs et le plafond. Plusieurs étaient effondrées. Des échos de chute de gouttes d’eau.
Ils avancèrent dans un couloir de plus en plus sombre. Quelques meurtrières, certaines bouchées par des nids. Leurs pas résonnaient de plus en plus fort. Ils finirent par ne plus voir la fin du couloir. La nuit était tombée. Ils arrivèrent au bout du couloir. A tâtons, ils découvrirent une porte. Comme prévu, ils ne pourraient pas l’ouvrir d’eux-mêmes. Il leur aurait fallu des instruments, et ils auraient fait un tel tintamarre que tout le palais aurait entendu.
Ils s’assirent sur leurs chevilles. Impossible d’entendre au travers du bois épais. Ils ne savaient pas si Yatsume serait là.
- Frappez un coup, dit Sazen.
Un rônin tapa. Ce fut le silence de nouveau. Puis un mécanisme joua. Quelqu’un enlevait la barre de l’autre côté. La porte grinça. L’ouverture fut douloureuse. Les cinq rônins s’étaient mis en garde. La porte s’ouvrit encore :
- Senseï…
Sazen s’avança.
- C’est Yatsume, vous pouvez sortir…
Le senseï sortit : elle était seule. Les autres vinrent à leur tour.
La bise soufflait dans la cour, chargée de neige.
- Bien, je pense qu’il ne nous reste qu’à te remercier, dit Sazen.
- Je paye ma dette envers vous.
- Je crois que j’étais prêt à finir mes jours sur cette île… Je me faisais vieux. J’aurais pu oublier tous ces traîtres… Mais c’est moi que j’aurais trahi…
- J’ai été heureuse de…
Elle ne savait quoi dire.
- Prends bien soin de toi, Yatsume. J’ai entendu que tu as une fille.
- Oui, elle s’appelle Yutsuko.
- Je suis heureux pour vous deux, alors.
- Le couloir est là-bas… La réception a déjà commencé je pense… Et la garde impériale doit veiller.
- Ne t’inquiète plus pour nous. Nous sommes prêts.
Yatsume salua. Elle lança sa corde, remonta le mur. Perchée en haut, elle regarda Sazen et ses fidèles entrer par une petite porte, puis elle devina ce qui se passait : ils passaient près des cuisines. Des cris de servantes, bousculade. Des coups. La porte des cuisines refermée, bloquée. Les rônins prennent des lanternes, courent. Yatsume voit au travers des fenêtres de papier les lumières qui se déplacent, qui remontent. Trois silhouettes armées courent vers les intrus. Les sabres jaillissent. Du sang sur le papier. Des cris. Des lumières s’allument. D’autres soldats accourent.
Yatsume suivait cela comme un théâtre d’ombres.
Les rônins montent encore un étage ; d’autres coups de sabre. Un homme passe par la fenêtre. Puis les rônins prennent un couloir qui les éloigne de Yatsume. Celle-ci ne peut plus les voir. La salle de réception est de l’autre côté du palais par rapport à elle, au troisième étage. Des milliers de lumières y scintillent.
Elle voit les rônins courir le long d’une corniche, poursuivis par des hommes en armes. Puis elle les perd. Elle devine quand ils rentrent. Des cris, à peine audibles.
Elle descend le mur, passe l’enceinte extérieure, puis quitte le palais.
Les rues sont noires, et la nuit est vide.
A suivre...
