30-08-2010, 08:02 PM
(This post was last modified: 29-01-2011, 01:16 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
11 – Le senseï (suite)
Une tête roule lentement sur le parquet.
Un silence de mort tombe sur la grande salle de fête. L’Empereur est assis avec son épouse, à quinze pas du courtisan le plus proche de lui. Il a deux pages à ses côtés, dix gardes du corps, cinq par cinq, adossés au mur. Ceux-ci viennent d’ouvrir les yeux.
Les rônins ne sont plus que quatre. Dégoût est mort au détour d’un couloir. Il a emporté dans la mort deux soldats du shinsen-gumi. Tange Sazen a donné des instructions précises : épargner autant que possible les uniformes impériaux, mais aucune pitié pour la milice du Gozoku.
Les habitués du Parfum céleste voient entrer leur cauchemar, le seul, l’unique ! Il n’a qu’un œil et qu’un bras. Pour plusieurs, il est la preuve vivante de leurs trahisons et de leurs crimes. Il est repoussant ; il paraît sans âge, comme un échappé du royaume des morts.
Les gardes du corps ont mis la main sur leurs sabres et sont prêts à jaillir. L’Empereur fait un petit geste, ils attendent. Personne d’autre qu’eux n’est armé dans la pièce, à part le Champion d’Emeraude, Doji Raigu.
Certains doivent reconnaître les deux amants qui suivent Sazen, ainsi que l’autre qui est parricide. Les courtisans se sont figés. La fumée désagréable des bougies qui brûlent mal dans l’air humide bleuit l’air et leur donne à tous un teint cireux. Le vieux senseï a l’air d’avancer au milieu d’un jardin de statues.
Entre les rônins et les gardes du corps, il y a une grande partie de l’assemblée. De même, le Champion d’Emeraude qui est dans un coin de la salle. On ne pourrait donc empêcher les samuraï déchus de faire un massacre avant qu'on ne leur mette la main dessus.
Lentement, les courtisans s’écartent. Les étoffes font un froufrou doux. Sazen les regarde de son œil furieux. Le vide se fait entre lui et l’Empereur. Les gardes du corps changent de position pour former un mur devant le couple impérial. Les deux amants rabattent la lourde barre en bois qui ferme la porte de la salle.
Plus une respiration. Sazen ne regarde personne, il regarde le sol.
- Seigneur, dit le Champion d’Emeraude, un geste de ta part et j’abats sur le champ cet individu.
L’Empereur réfléchit. Les trois dirigeants du Gozoku sont dans la pièce. Il dit :
- Qu’on le laisse parler.
- Merci, seigneur, dit Sazen.
Les courtisans reculent encore d’un pas.
- Voici donc… Il y a trois ans, je me suis vu défier en duel par quatorze samuraï. Ce jour-là, j’en ai affronté cinq. Puis, quoique laissé pour mort, je me suis lancé à la recherche des suivants. J’en ai encore retrouvé six… Il en reste donc trois. Ils sont dans cette pièce.
Matsu Kokatsu fait deux pas en avant.
- Je suis ton homme.
- Je reconnais la bravoure des Lions, général, mais tu n'es pas le seul.
- Il suffit ! crie Doji Raigu.
D’un geste, l’Empereur lui intime l’ordre de se taire.
Mirumoto Robun, le jeune duelliste du clan du Dragon, avance à son tour.
- Je suis ton homme.
- Je me nommais alors Bayushi Natsu, poursuit Sazen. J’étais senseï du Dojo du Scorpion d’Obsidienne. Ce titre m’avait été décerné par mon daimyo, Bayushi Gensshin. A sa mort de ce dernier, un groupe s’est formé, composé de ces quatorze samuraï qui estimaient que je leur devais réparation. Ils étaient menés par un capitaine du shinsen-gumi. J’ai ordonné à mes douze disciples de pratiquer le seppuku. Ils l’ont fait, à l’exception d’un seul, qui m’avait quitté peu avant, pour aller vendre les secrets de mon enseignement à la milice du Gozoku.
L’insulte est volontairement mortelle. Otomo Jukeï s’avance le dernier. C’est un soulagement, car tout le monde ou presque savait, et le capitaine tardait à s’annoncer.
- Je suis ton homme.
- J’ai mauvaise vue, dit Sazen. Le disciple qui m’a trahi est-il dans cette pièce ?...
Personne ne dit mot. Personne ne veut se retourner vers Bayushi Renshun ni même risquer de regarder vers lui.
Matsu Mitsurugi sait qu’il n’a plus le choix. Il sait que c’est lui qui devra tuer Renshun, le disciple félon, car il est devenu le dernier disciple de Sazen. Il vient à côté de son maître, le général Kokatsu, et crie :
- Seigneur, ne salissez pas votre lame ! Laissez-moi prendre votre place !
Le général lui fait signe qu’il accepte. Mitsurugi avance encore d’un pas.
Tout le monde sauf les protagonistes recule contre le mur. Sazen est concentré. On le sent entrer en transe.
Seppun Tokugawa, le maître de cérémonie voit l’Empereur le regarder. Il s’incline, puis ordonne d’ouvrir un grand présentoir situé au fond de la pièce. A l’intérieur, un coffre verrouillé, que Seppun Tokugawa ouvre avec sa clef personnelle. Deux serviteurs viennent prendre le coffre et l’amènent au milieu de la pièce, tout de même à distance respectable du vieux rônin. Le maître de cérémonie s’agenouille devant le coffre. Il en sort trois sabres de cérémonie, dans de beaux fourreaux de la famille Seppun. Ce sont normalement des armes pour des démonstrations. Elles seules sont admises dans l’enceinte d’une cour impériale. Les trois duellistes s’approchent et prennent les armes qu'on leur présente. Ils l’accrochent à leur ceinture, à côté de leur wakisashi, qu’ils eu le droit de garder.
Doji Raigu se met en position d’arbitrer la rencontre. Les autres courtisans ne remuent presque pas. L’Empereur s’appuie sur son genou, curieux.
Mitsurugi, Robun et Jukeï ont mis leurs sabres. Sazen, qui regardait le sol depuis un moment, lève l’œil vers eux. Il a mis la main sur son sabre. Il regarde ses trois adversaires. Il jauge, il prévoit.
Il fait brusquement trois pas de course, dégaine et dans le même mouvement frappe Jukeï au visage. Le capitaine part en arrière. Il ne tombe pas mais se tient l’œil, que Sazen vient de lui arracher. Robun a eu le temps de se mettre en garde avec ses deux sabres. Sazen rengaine, court, Robun lui entaille le bras de son wakisashi, Sazen retient un cri, dégaine et lui tranche le bras. Il rengaine à nouveau, se présente face à Mitsurugi, tire son sabre, évite l’attaque du Lion et réplique en lui entaillant le bras gauche.
Plusieurs personnes ont à peine eut le temps de crier.
Robun tombe à genoux, exsangue, Jukeï sort un mouchoir, fou de rage. Mitsurugi serre les dents. L'entaille est très douloureuse mais peu profonde.
C’est terminé, Sazen a gagné ses trois derniers duels, il s’est vengé. Il respire.
Le Champion d’Emeraude ne consulte pas l’Empereur. Il dégaine son sabre, s’approche de Sazen. Ce dernier sort doucement son sabre, alors que le sang lui coule sur le bras. Il se met en garde. Il attaque le premier ; le seigneur Raigu a juste reculé un peu, une mèche de cheveux tombe, et il réplique d’un coup parfait, qui tranche la tête du vieux rônin.
Raigu nettoie son sabre et se retourne vers les complices. Ceux-ci se sont mis à genoux, les yeux fermés. Le Champion d’Emeraude ouvre en grand la porte, furieux. Des soldats impériaux entrent. Ils voient les rônins et les abattent coup sur coup. Le parricide tombe seul, les deux amants meurent dans les bras l’un de l’autre.

Robun gémissait à terre en tenant son bras mutilé. Jukeï avait sorti un mouchoir et quitta la pièce le visage en sang. Mitsurugi s’inclina face à Kokatsu pour s’excuser d’avoir perdu son duel.
- Donne ton sabre, fit le général, de mauvaise humeur.
Kokatsu prit l’arme et s’entailla le bras de la même façon que son duelliste. Il grogna et se fit apporter un mouchoir.
Il regardait le corps décapité du vieux Natsu. Il rit pour lui-même. Il revoyait le combat.
Le senseï attaque Jukeï en premier, car lui, il ne veut pas le rater. Il aurait pu le tuer mais il préfère le laisser défiguré à vie. C’est bien une vengeance de Scorpion !
Ensuite, il attaque Robun. Il connaît parfaitement la technique du Nitten, le combat à deux sabres des Dragons. Il se présente donc face au Mirumoto de façon à ce que l’autre puisse facilement lui entailler le bras. Mais en réponse, Sazen tranche l’autre bras du duelliste, pour empêcher une seconde attaque.
Sazen a le bras affaibli. Il a donc une excuse pour paraître moins vaillant face à Mitsurugi. Il se contente donc de le blesser légèrement : il frappe sur son bras faible, le gauche.
Enfin, face au Champion d’Emeraude, Sazen n’essaie plus de se battre. Il lui fait seulement une belle frayeur en lui coupant une mèche. Il lui montre qu’il ne le craint pas.
Le général Kokatsu sortit de la salle. Mitsurugi le suivit, ainsi que Sasuke. De nombreux autres courtisans s’en allèrent de même. Robun partait sur une civière, accompagné par ceux de son clan. On emportait en vitesse les corps des rônins.

12 – Le poète
Mitsurugi ordonna au médecin de lui faire un bandage bien serré.
- Que comptez-vous faire ?
- Je vais au concours de poésie.
- Voyons, c’est de la folie…
- Je n’ai qu’un haïku à réciter, ce ne sera pas long…
Il a dû se passer deux heures depuis l’irruption des rônins.
- Serrez plus fort.
Mitsurugi se lave, se rhabille, passe une autre tenue de soirée. Il ne sent presque plus son bras blessé.
Les participants au concours de poésie se sont réunis dans une grande salle au premier étage. Il y a moins de monde que prévu, à cause de ce qui s’est passé... Le maître de cérémonie doit tenir pourtant son rôle. Il nomme les participants.
On est content de se consacrer à la poésie pour oublier ce qui vient d’arriver. Ikoma Noyuki salue l’assistance. Le juge Otomo Kempô est là. Il est venu avec le conseiller Bayushi Tangen. Le Scribe aussi est là. Le moine Shingon et plusieurs élèves. Bayushi Renshun, qui ne s’est pas avancé face à son ancien maître, est venu se fondre dans le public. Otomo Jukeï fait une entrée discrète, avec un bandeau sur l’œil. La douleur le tenaille mais il se doit aussi d’être présent. Il y a plein de jeunes mondains, plusieurs poètes comiques, trois auteurs de pièces épiques.
La porte s’ouvre : un serviteur annonce Matsu Mitsurugi. Il entre avec son bras raide dissimulé sous son kimono. Tous les courtisans les plus salauds sont là. Certains, à bout de nerfs depuis l’attaque de Sazen, ont envie de prendre leurs jambes à leur cou. L’ambassadeur est plus blanc que d’habitude, à cause de la douleur, mais il arrive, pas à pas, fermement.
Le concours commence. Personne n’arrive à y mettre du cœur. L’ambiance est trop lourde, l’atmosphère sordide. Mitsurugi est un reproche vivant pour la moitié des présents, c'est à son tour d'être leur cauchemar. Tokugawa va au plus pressé, ne fait pas de longs discours. Mitsurugi s’est assis autour du tatami. Vient son tour, dans les derniers. On ne ricane plus tellement de le voir. On pensait déjà que, s’étant inscrit à moitié ivre à ce concours, il se désisterait entre temps. Non, il vient.
Il se lève. Son bras le tire. Il s’efforce de sourire. Il s’éponge le front et récite, en regardant brusquement Otomo Jukeï dans les yeux :
Un vol de corbeaux
Les semences sous la neige
Le Loup attend
Il se rassoit. La haine devient pratiquement palpable, comme de la bruine en suspension. Les courtisans voudraient se jeter sur Mitsurugi et le dépecer vif. Tokugawa se hâte de faire passer les derniers. Puis le jury se retire rapidement pour délibérer. Ils reviennent et annoncent que le gagnant est, sans surprise, un Asahina, maître du haïku. Prétexte retenu : le poème de Mitsurugi manque d'une syllabe au troisième vers (quatre au lieu des cinq attendus). Son irrégularité le disqualifie.
Personne n’aura vraiment d’intérêt pour le vainqueur. En revanche, Mitsurugi sent les regards pointer sur lui comme des flèches quand il sort de la salle, dans un silence qui a le tout le poids menaçant de cette syllabe manquante.

