25-09-2010, 12:02 PM
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DOSSIER #14<!--/sizec-->
LE SORTILÈGE DU PAON<!--/sizec-->
SHC 2 - RUS 2 - IEI 2 - ATL 1
LE SORTILÈGE DU PAON<!--/sizec-->
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Maréchal mit ses lunettes.
Il referma la petite boîte. Il se regarda dans la glace. Il prit un air très sérieux puis sourit.
Il les baissa sur son nez et se regarda comme un clerc de notaire rabat-joie.
La secrétaire entra, le courrier et une tasse de café à la main.
- Cela vous va très bien, vous savez... Moi-même je porte des lunettes depuis que je suis toute petite...
- J'ai peur que ce maudit soleil de Forge m'ait abîmé les yeux.
- Cela finit de toute façon par se produire, avec l'âge.
Ils n'étaient que deux dans les bureaux. Maréchal essuya la buée de la vitre. Les cent reflets des réverbères flottaient, mous, sur le canal. Des mitiers avançaient sur leur barque. Ils brandissaient leurs lampes pour étudier les fissures des palais. Un grand oiseau noir passait en hurlant. Quelques anges bleus, accrochés à une hampe, observaient depuis les toits.
Maréchal mit son manteau. C'était l'heure du déjeuner. Il passa voir la secrétaire dans son bureau, qui tapait avec régularité sur son chromato.
- Que faites-vous ce soir ?
L'annonce de l'armistice devait tomber d'ici quelques heures. La Cité se préparait depuis des jours à une fête monstre. Un gigantesque feu d'artifice était prêt à partir depuis le toit du casino Pandémonium.
- Ma foi, inspecteur, je vais au restaurant avec des amies.
Peut-être crut-elle que Maréchal allait l'inviter en tête à tête. Il alla au devant de toute méprise :
- Moi, je vais au cabaret avec Nelly. Nous avons retenu une table au Charlotte Dodue.
C'était en réalité Nelly qui avait eu la table, grâce à il ne savait quelle relation mondaine...
- Nous irons certainement danser vers vingt heures, dit la secrétaire. A ce propos, figurez-vous qu'une de mes camarades d'internat est dans la revue du Charlotte.
Maréchal sourit, faussement moqueur :
- Vous, mademoiselle, vous fréquentez ce monde-là ?
- Nous n'avons pas eu le même parcours, elle et moi, voilà tout.
Cette jeune et digne veuve, avec son chignon très serré, ancienne secrétaire de l'amirauté. Elle était la seule à rester de la Brigade d'avant-guerre.
- Il faudra que je songe à recruter du monde. Il fait bien vide quand même. Nous ne sommes pas débordés de travail mais une brigade avec seulement un inspecteur-chef faisant office de commissaire, et une secrétaire, c'est maigre.
- Le contribuable n'aimerait pas apprendre qu'il nous paye à nous raconter nos sorties nocturnes.
Maréchal mit son chapeau et sortit. Une fine neige tombait. Il entra dans le bistrot du bout du quai, où il dut se serrer entre la dizaine de clients qui suffisait à remplir l'endroit à craquer.
Le patron, Gronski, s'essuya sur son tablier avant de lui serrer la main.
- J'ai de la soupe de poisson avec des croûtons et un petit cru de la baie d'Ortnic.
Maréchal enfila sa serviette à carreau et lut le journal d'un air important. On n'y parlait presque que de l'armistice, des conditions de reddition d'Autrelles. Venait ensuite le programme des festivités.
La patronne arrivait avec la soupe :
- Vous faites quoi ce soir, vous inspecteur ?
- Je sors avec une amie. Nous irons au Charlotte Dodue.
Il avait dit un ton plus haut le nom du cabaret. Quelques clients sifflèrent d'admiration. Il enfonça un peu plus sa serviette dans son col et plongea la grosse cuillère dans l'épaisse soupe rouille.
¤
Au quai des Oiseleurs, la brigade des rues ne dormait pas depuis des jours. Tout le monde avait les traits tirés, les nerfs tendus. L'inspecteur Lanvin reprenait pour la énième fois le plan d'attaque pour le soir. Les postes radiophoniques crachotaient les dernières informations sur l'arrivée de la délégation Autrellienne dans la Cité.
L'inspecteur Faivre faisait partie de ceux qui ne comptaient plus leurs heures d'astreinte, leurs heures supplémentaires et leurs heures gratuites. La guerre contre Autrelles avait duré dix-huit mois, durant lesquels le marché noir s'était développé dans des proportions inquiétantes. ADMINISTRATION avait laissé faire, pour soutenir le moral de la population et des troupes. Avec la signature de la paix, la Cité allait être mise au régime sec. On avait parlé à un moment de la prohibition de l'alcool, afin d'assainir les moeurs et l'hygiène public. Un grondement populaire soudain avait fait craindre l'anarchie. La décision avait été oubliée, et l'opprobre jetée sur les avocats de cette interdiction.
La police judiciaire préparait en ce moment le plus gros coup de filet de son histoire. Tout le monde sentait que le marché noir touchait à sa fin. Personne parmi ceux qui y participait ne pensait qu'il serait démantelé le soir même de l'armistice. Personne, à part les mieux informés -industriels, magistrats, hauts fonctionnaires, notables- et qui avaient commencé à informer généreusement TRIBUNAL sur les pontes du trafic. On ne comptait plus le nombre de gros marchands engraissés dans la vente de vin et d'alcools. Certains allaient payer, les plus influents ; les plus conciliants seraient épargnés. Certains finiraient même à des postes importants d'ADMINISTRATION pour services rendus à la Concorde Sociale. En somme, le moment était critique, qui allait trancher à vif entre les coupables et les bienfaiteurs, parmi autant de profiteurs, magouilleurs et débrouillards qui avaient fait le même commerce pendant qu'on se battait au front.
Un de ceux qui finirait au Château se nommait Ruppert Winclaz. Ce n'était pas le pire des profiteurs, mais il avait une fierté de Kargarlien qui lui venait de sa mère. Ces deux défauts, être un météque et être fier, allait faire de lui la cible principale de SÛRETÉ. D'autres plus gros trafiquants, de pure souche exiléenne ou d'un grade trop élevé dans ADMINISTRATION ou une corpole, allaient faire payer Winclaz pour eux. A l'heure actuelle, le fils de Kargarlienne ignorait qu'il était dénoncé de toutes parts. Il s'apprêtait à passer la soirée entre amis au cabaret Charlotte Dodue.
Une longue file s'était formé devant la vitrine éclairé de lumières criardes rose et bleu. L'enseigne de la danseuse aux grosses cuisses était la plus moderne d'Exil, avec ses animations clignotantes rendues possibles par l'électricité. La plupart de ceux qui se serraient sur le trottoir pour échapper à la pluie allait rester sur le pavé. Maréchal arrivait au bras de Nelly, en s'efforçant de boîter. Il avait mis des lunettes trop grosses et arborait sa médaille de prisonnier de guerre.
- Laissez passer, laissez passer, disait Nelly.
La sécurité du cabaret ouvrit le cordon pour l'invalide de guerre.
- Pousse-toi, bourgeois, faisait Nelly à un homme qui protestait, où étais-tu pendant que lui défendait not' Cité ?
S'ils avaient su que Maréchal avait passé sa captivité à fumer des cigares le chef du camp...
La salle était comble. Le maître d'hôtel trouva une bonne petite table pour le couple. Les danseurs se déhanchaient sur scène. C'était la valse mondaine des serveurs qui suaient pour passer avec leurs énormes plateaux, la valse des costumes, des chapeaux à plumes des grandes dames et des dames habillées outrageusement. Il y avait les notables près de la scène, avec la grosse Léonie qui chantait en marchant sur leurs tables. Il y avait les numéros burlesques sur scène, des trapézistes, des ivrognes au comptoir. De gros joueurs qui allaient discrètement vers une salle privée. Les danseuses déboulaient sur scène dans une explosion de confettis.
Maréchal fit sauter un premier bouchon, et ils burent à leurs retrouvailles. Une bande de permissionnaires déjà éméchés entrait avec des filles à leurs bras. L'un d'eux vit la médaille à la poitrine de Maréchal :
- Oh, camarade de la 47e ! Viens boire à la santé d'Autrelles !
L'inspecteur ne put refuser. Il alla à leurs tables, échangea quelques banalités, but et rit en vitesse. Ils parlèrent de leur stalag, du froid, échangèrent quelques anecdotes, se souvinrent du jeune capitaine, burent à sa santé.
- Allons, soldats, garde-à-vous, je dois vous laisser ! Mon amie m'attend.
- Nos salutations à la dame !
Monsieur Loyal entrait. Il demanda le silence :
- Voilà, mes chers concitoyens, c'est à moi que revient l'honneur de vous l'annoncer, car la nouvelle vient juste de nous parvenir : Autrelles a signé l'armistice ! Pour fêter cela, tournée générale !
Tout le monde se leva pour applaudir. L'orchestre entonnait aussi fort qu'il pouvait l'hymne lunaire. Plusieurs clients montèrent sur scène pour embrasser les danseuses. L'enthousiasme devint délirant. Un vieil homme pleurait, trois grosses dames entraînaient dans une bourrée du diable des financiers. Le tintamarre couvrait l'arrivée, dehors, des voitures de la brigade des rues, qui achevaient de cerner la salle. Les Pandores se chargeaient de fermer les rues.
C'était au tour de Nelly de faire sauter un bouchon, quand les grandes portes s'ouvrirent à la volée. Les policiers se déversèrent dans la salle, l'orchestre mit un temps à s'en apercevoir ; les notes moururent d'un coup alors que la salle était cernée et que la fête tournait à la foire d'empoigne.
Ce fut une cohue inextricable. Des bagarres dans les coins, des charges de policiers et des contre-charges de patriotes fêtards, de soldats en permissions qui allaient en découdre et se venger sur la brigade des rues des attaques de la cavalerie d'Autrelles.
Maréchal entraînait Nelly dans un coin de la salle, pour lui éviter de prendre un mauvais coup.
- Saletés de cognes ! criait-elle.
Maréchal devait la retenir, elle serait allée à l'avant de la mêlée, comme une figure de proue populaire !
Faivre arrivait à la tête d'une bande de Pandores costauds. Maréchal alla au devant pour protester, dire qu'il était de la maison. L'inspecteur de la brigade des rues ne voulait rien entendre :
- Toi l'éclopé, tu la fermes, tu viens comme tout le monde !
- Non mais attends, cria Nelly écarlate.
Les Pandores embarquèrent le couple et les tassèrent, avec vingt autres personnes, dans une grosse charrette à foin.
Maréchal dit à Nelly de se calmer. Il devait lui-même se contenir, et ne pas montrer le mauvais exemple à son amie.
¤
C'était du jamais vu ! Une centaine de personnes arrêtées ! Un quai des Oiseleurs plein à craquer, des Pandores épuisés, des inspecteurs de SÛRETÉ à bout de nerfs, après ces jours de tension et la brutalité soudaine de cette arrestation. Les hommes de la Financière, accoudés à la fenêtre pour regarder les collègues de l'Urbaine se débattre avec les fêtards imbibés.
Des Pandores plus frais accueillaient les prévenus, pour trier entre hommes et femmes, avant la visite aux services anthropométriques.
Maréchal dut se déshabiller et faire la queue comme tout le monde. Nelly n'était plus là, donc il n'avait plus à retenir son aigreur et sa colère. Il savait que les hommes de la brigade des rues étaient des bas du front, mais ça dépassait toutes ses prévisions les plus pessimistes !
Ils étaient dans le couloir en vieux bois décoloré, entre des vitres fumées, dans la chaleur humaine poisseuse. Maréchal arrivait enfin devant le comptoir pour l'identification.
- Nom, prénom, qualité, demandait l'employé, ennuyé.
- Maréchal, Antonin, dit-il en grinçant des dents, police judiciaire, inspecteur 1ère classe.
L'employé se pinça les lèvres et leva la tête :
- C'est une plaisanterie ?
- Tu vas voir si c'est une plaisanterie. Va demander à l'inspecteur Lanvin.
Le secrétaire, pas rassuré, fit signe au planton de garder l'ordre dans les rangs et courut au bureau de son supérieur. Celui-ci buvait un verre bien mérité avec ceux de sa patrouille :
- Allez, messieurs, à l'armistice !
Le secrétaire frappa et n'attendit pas pour entrer :
- Chef, il y a un suspect qui dit qu'il est de la maison.
- Quoi ?
- Maréchal, inspecteur, ça vous dit quelque chose ?
- Oh merde...
Lanvin enfila sa veste et courut à l'anthropométrie. Il regarda par la vitre embuée l'homme que le secrétaire lui désignait.
- Allez me le chercher, soupira Lanvin. Qu'on lui rende ses affaires.
Il retrouva Maréchal en caleçon dans le vestiaire. Notre héros prit son temps pour reboutonner sa chemise, dédaigneux.
- Bon écoutez, voilà...
A l'école de SÛRETÉ, on n'avait pas appris à Lanvin à s'excuser.
- Bon, je m'excuse au nom de mes hommes... Je le signalerai aussi aux Pandores.
Lanvin avait fait un gros effort, il n'était pas décidé à en dire plus, donc il fit sentir que Maréchal abuserait de continuer à faire la tête.
- J'étais avec mon amie à cette soirée.
- On va aller la chercher.
Lanvin passa sa colère sur le secrétaire :
- Sors là tout de suite !
Maréchal en avait assez de faire enrager ce pauvre Lanvin. Il ne se retint plus de sourire :
- Vous allez au moins m'offrir un verre... Ce ne sera pas aussi agréable qu'au cabaret, mais bon...
- Venez... Je vais demander à l'inspecteur Faivre de danser sur la table. C'est lui qui vous a embarqué...
Maréchal eut à ce moment comme une vision ; il imagina avec une netteté parfaite, Nelly en train d'ajouter :
- Et pourquoi pas une plume dans le cul, tant qu'on y est, pour les poulets ?
Les deux inspecteurs entrèrent dans le bureau de Lanvin.
- Faivre, je vous présente l'inspecteur Maréchal, de la brigade spéciale, que vous venez brillamment de coffrer.
Les autres collègues s'efforcèrent de rire du pauvre Faivre. Pas revanchard, Maréchal lui serra la main. Faivre se souvint alors vaguement de cet inspecteur.
Ils bavardèrent autour d'un verre :
- Vous n'étiez pas au Stalag-IX, vous ?
- Bien sûr, dit Maréchal. Ah mais je me souviens, vous faisiez partie de ceux qui ont voulu s'évader, n'est-ce pas ?
- Oui, tout à fait.
On ne pouvait en dire autant de Maréchal, loin de là, qui avait passé du temps au chaud dans le bureau de Portzamparc.
- Alors buvons à notre capitaine, dit Faivre.
Faivre but au jeune capitaine, Maréchal, sans le dire, but à la santé de son ancien collègue.
On se quitta bons amis. Lanvin raccompagna Maréchal :
- Et encore désolé, hein, mais si on avait su que vous seriez là, on vous aurait averti...
- Pas grave, Lanvin, on va finir la nuit ailleurs. La poussière de l'anthropométrie m'a donné soif.
- Allez, bonne nuit inspecteur.
Lanvin, énervé, retourna dans son bureau. Maréchal partait s'amuser avec sa copine tandis que sa brigade en avait pour toute la nuit. Et au petit matin commencerait l'interrogatoire du trafiquant Winclaz, arrêté lui aussi au cabaret.
Maréchal retrouva Nelly dans la cour :
- Y en avait une, dit-elle, je suis sûre qu'elle était gouinasse jusqu'aux oreilles, elle arrêtait pas de me reluquer le derrière...
Ils passèrent chez Nelly pour qu'elle puisse se changer. Ils voulaient repartir dans un bal du quartier. Quand Nelly ressortit de la salle de bains, Maréchal s'était profondément endormi. Attendrie, elle le rejoignit et rabattit les couvertures sur eux.
¤
Faivre dormait, mal, sur le lit de camp du bureau des détectives.
Il ignorait qu'à ce moment des intelligences-mécaniques s'activaient autour de son dossier. Dossier, qui était ensuite transmis par des canaux électriques des centres supérieurs d'ADMINISTRATION vers le quai des Oiseleurs. Le télécopieur sonna pour annoncer l'arrivée d'un papier. Faivre se réveilla, la tête en papier mâché. Il bâilla puis passa sous la douche brûlante. Lanvin sortait de son bureau pour aller dormir à son tour. L'interrogatoire de Winclaz avait duré la deuxième partie de la nuit, et allait se prolonger toute la journée.
- Il en a déjà lâché, mais il n'a pas fini, dit Lanvin. Encore un peu de patience et il nous donnera tout le réseau.
L'inspecteur avisa la feuille qui venait de sortir du télécopieur. Il l'arracha et la lut, les yeux lourds, en avalant son café à petites gorgées.
- C'est arrivé quand ? demanda-t-il au secrétaire.
- J'étais au petit coin à l'instant, dit-il. Donc ça vient d'arriver.
Lanvin relut attentivement le papier.
- Faivre, tu peux passer dans mon bureau ?
- J'arrive...
Il était loin de se douter de ce qui l'attendait. Il croyait que Lanvin allait lui faire un point détaillé sur Winclaz, pour qu'il prenne la suite.
- Assieds-toi.
Faivre ferma la porte. Il sentait déjà quelque chose d'anormal.
Lanvin finit son café en relisant le papier.
- Tu as demandé une mutation, vieux ?
- J'avais demandé un poste à la brigade criminelle, oui, dit Faivre, pris à froid. Mais je vous en avais parlé, je veux dire...
Il se doutait bien que Lanvin allait de toute façon lui en vouloir.
- Tiens, lis, ça vient d'arriver.
Faivre prit le papier, en cachant sa joie. Il lut le papier, dut se frotter les yeux et relire. Il déglutit. Il réprima un tremblement. C'était bien son nom, c'était daté du jour.
Affectation : la Brigade Spéciale.
- Pardon, euh, mais c'est quoi la Brigade Spéciale au juste ?...
- Tu avais demandé la Crim', hein ? dit Lanvin.
- Bien sûr, je vous avais dit...
- Hé bien, on dirait qu'ADMINISTRATION a jugé bon de t'envoyer ailleurs.
Lanvin l'avait dit objectivement. Il n'aimait pas cela, mais il faisait à Faivre le reproche de quitter l'Urbaine, qui était toujours en sous-effectif. Il ne comprenait pas que les inspecteurs soient obnubilés par le prestige de la brigade criminelle. La Crim', toujours la Crim' !
Faivre ne se préocuppait déjà plus des reproches de Lanvin. Il alla au secrétariat :
- Dites, il n'y a pas d'erreur par hasard ?
Le secrétaire examina le papier par-dessus ses lunettes :
- Non, cela m'a l'air en règle. Vous êtes affecté à la... "Brigade Spéciale".
Merci, Faivre avait bien besoin qu'on lui répète !
Il alla s'asseoir, ému, agité. Il s'étonnait que la mutation soit arrivée si vite. Il retourna voir Lanvin, se donnant une contenance en paraissant énervé :
- C'est quoi la Brigade Spéciale ?
Lanvin prenait sur son temps de sommeil pour lui expliquer.
- Ecoute, je n'en sais pas tellement sur eux. On l'appelle parfois la brigade fantôme... Si tu veux mon avis, c'est du flan... Je pense que c'est un service complémentaire de la Crim'. C'est pour cela qu'"ils" t'ont mis là, si ça se trouve. Bon, eux ne logent pas au quai comme nous. Ils sont dans le quartier d'en-dessous. Je n'y suis jamais allé, pour tout te dire.
- Vous pensez qu'ils sont rattachés à la Crim' ?...
- Possible, faudra que tu vois...
Lanvin s'alluma une cigarette.
- Au fait, merde...
Il se mit à rire franchement ! C'était trop beau, tant pis pour la susceptibilité du pauvre Faivre. Il rit à pleines dents, sans s'excuser :
- Tu te souviens de Maréchal ? L'inspecteur que tu as coffré...
- Oui, oui...
- Je peux me tromper mais je crois qu'il y travaille, à la Spéciale !... Mon pauvre Faivre, tu vas bosser sous ses ordres !
- C'est une blague ?
- Ah, non...
Lanvin rit de plus belle. Faivre quitta le bureau et demanda le parlophone.
- Passez-moi ADMINISTRATION !
- Quel service ? fit le secrétaire, intimidé.
- Je ne sais pas moi, le service du personnel ! Dites-leur qu'il doit y avoir erreur...
Le secrétaire appela un service de direction du quai, qui le renvoya vers le bureau des affectations. Et ainsi de suite, en passant par les services contentieux.
- Passez-moi ce combiné...
Faivre passa la matinée au bout du fil. L'interrogatoire de Winclaz continuait pendant ce temps. Faivre n'en démordait pas :
- Je veux un rendez-vous avec le bureau des mutations !
- Adressez-vous au service central du personnel.
- Je les ai déjà appelés, ils m'ont renvoyé vers vous...
- Appelez la branche du contentieux.
- Mais je l'ai fait !
- Adressez dans ce cas une requête motivée aux bureaux du quai des Oiseleurs, qui transmettront. Je dois vous prévenir que la procédure peut être longue.
- Je vais l'écourter, croyez-moi.
Faivre prit du papier, fit une demande dans les règles, l'envoya aussitôt. Lanvin se réveillait :
- Dis, puisque tu es encore là aujourd'hui, tu pourrais nous filer un coup de main ?
- Oui, patron.
Faivre se sentit bête. Il avait agi comme s'il n'appartenait déjà plus à la Brigade. Il avait pris sur son temps de travail pour régler ses dossiers.
Il relut le papier : son affectation était pour... le lendemain.
- On peut dire qu'ils n'ont pas perdu de temps, ajouta Lanvin.
Ils finirent la journée avec Winclaz. Le trafiquant, épuisé, comprenait qu'il payait pour tout le monde.
- Vous faites un sale boulot, dit-il. Parce que moi je prends, mais vous en laissez échapper de bien plus gros.
- Tu vas pas nous apprendre le boulot, dis ? fit Lanvin, rageur.
Ils étaient quatre avec le trafiquant, tous à jouer les mauvais flics.
Faivre partit tard, accablé. Dès le lendemain ! Qu'avait-il fait à ADMINISTRATION pour subir cette décision ! Lui un héros de guerre, médaillé pour avoir mené une évasion ! Et il allait bosser pour un inspecteur plus jeune et moins médaillé que lui !
Il se rattachait au maigre espoir que cette brigade fantôme soit une dépendance de la Crim'.