06-10-2010, 04:03 PM
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DOSSIER #15<!--/sizec-->
LA CONSTELLATION DE LA VEUVE<!--/sizec-->
SHC 1 - RUS 2 - IEI 5 - ATL 3
LA CONSTELLATION DE LA VEUVE<!--/sizec-->
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Les étendues d'Autrelles sous le soleil à l'agonie, ces terres glauques, boueuses, brumeuses, froides... Elles n'avaient, au yeux des soldats, qu'un seul charme, celui d'être de temps en temps à l'ombre d'Exil. Cette lumière noire projetée par la Lune était comme l'ange gardien des enfants de la Cité.
Il n'avait pas fait nuit depuis une semaine. Le soleil disparaissait enfin derrière les montagnes boursouflées. L'arrivée de ce soir tant attendu était un soulagement pour les prisonniers harassés du Stalag-IX.
Une partie de Manigance se jouait depuis des heures, sur un plateau habilement reconstitué, tout en bois, par les soins d'un ébéniste du 4e régiment. Les deux adversaires étaient du même grade, sergents. Dans le civil, ils étaient respectivement ingénieur et instituteur. Une vingtaine de soldats se pressaient debout autour de la table. Les trois soldats Autrellois qui surveillaient le bloc fumaient leur pipe. Ils ne comprenaient ce jeu, mais se prenaient à l'ambiance bon enfant.
Maréchal était dans son lit, fatigué par ces sept jours sans obscurité. Il essayait de trouver le sommeil.
La porte s'ouvrit, pour laisser entrer l'officier en charge de la surveillance des Exiléens, le lieutenant Anaeuzer :
- Bientôt heure couvre-feu !
- Oh, lieutenant, soyez bons ! La partie est presque finie !
Les deux joueurs étaient plus concentrés que jamais. Ils jouaient pour l'honneur d'Exil et pour l'honneur de leur corps de métier respectif.
Le lieutenant, qui connaissait un peu le jeu, jeta un regard vaguement curieux. Les Exiléens lui laissèrent de la place :
- Regardez, mon lieutenant... On joue à ça chez nous. On vous explique les règles si vous voulez...
- Je connaître un peu.
Il examina le plateau :
- Pions carrés pas bonne posture, déclara-t-il.
Tout le monde rit. L'ingénieur, qui avait les carrés, s'efforça de sourire.
- Le lieutenant est expert, hein les gars ? dit le soldat Kreuzfon, forgeron en temps de paix.
- Pour sûr, répondit le caporal Kourbary, ferrailleur de son état.
L'instituteur nettoyait ses petites lunettes. Lui et son adversaire avaient le menton dans les mains. Ils étaient profondément absorbés dans le jeu.
Il ne fallait pas laisser paraître qu'une tentative d'évasion venait de commencer, depuis l'autre bout du bâtiment.
Le major Faivre, lieutenant à la Brigade des Rues dans le civil, rampait dans la boue, avec cinq hommes épris de liberté.
Maréchal soupirait de son lit en pensant à eux. Où iraient-ils ? Ils ne trouveraient pas les troupes avant d'arriver sur la côte, située à trois jours de marche au minimum. Le 2e classe Garnain, célèbre monte-en-l'air, habitué des bureaux de SÛRETÉ, s'attaquait aux barbelés avec une lime à ongles, pendant qu'un complice creusait à la louche en bois, deux autres à la main. Faivre, accroupi, faisait le guet avec le sergent Calmont.
- Pressez, pressez...
- On fait au mieux, mais parole, dit Garnain, quand je me suis évadé du Château, j'avais mieux qu'une lime !
Deux soldats passaient en sifflotant l'hymne Autrellois.
Le lieutenant Anaeuzer consulta sa montre :
- Heure éteindre ! Hop !
Les Autrellois de garde s'approchèrent. Les prisonniers protestèrent :
- Oh, mon lieutenant !...
- Pas être votre lieutenant ! Etre votre vigile ! Éteindre lumières.
Les deux joueurs, déçus, soupirèrent. Ils se serrèrent la main. Tout le monde essaya d'enregistrer mentalement la disposition du jeu. On quitta la table. Il fallut regagner les chambrées rapidement, souffler les bougies jusqu'à la dernière.
Les Exiléens avaient une grande enclave pour eux, où les Autrellois venaient assez peu patrouiller la journée, se contentant de faire respecter le couvre-feu et les heures de repas. Le ferrailleur Kourbary vint s'allonger sur le lit au-dessus de Maréchal :
- Hé, vous croyez qu'ils ont réussi ?...
- C'est un baroud d'honneur au mieux...
- Ce sont de sacrés héros !
- Sûrement...
Maréchal s'enroula dans ses draps, incapable de trouver le sommeil à cause de ses yeux irrités.
Garnain s'allongea ; il finit de soulever les barbelés et put passer la tête.
- Si la tête passe, tout passe, souffla le sergent Calmont.
Les hommes se faufilèrent, le major Faivre passa en dernier. Ils coururent, coururent à en perdre haleine. Garnain fit un bras d'honneur au Stalag, maigre bâtisse qui se détachait à peine sur le ciel gris froid. Ils coururent, exaltés par cette liberté retrouvée, sur la plaine vide.
Le sergent ordonna une pause :
- Ne gaspillons pas nos forces. Au pas !
Ils voulurent se repérer aux étoiles :
- Je ne les reconnais pas ! dit Garnain. Ce ne sont pas les mêmes que chez nous !
- On se débrouillera sans elles, dit Calmont.
Les évadés connaissaient le petit bois proche du camp. Ils y étaient allés en patrouille surveillée, ramasser des branches pour le feu. Ils y trouvèrent quelques habits de rechange dans un tronc creux et du petit matériel de survie : allumettes, couteaux, du fil.
- Bon, ne perdons pas de temps, dit le sergent. Nous devons partir vers le sud-ouest. L'Espérance IV mouille là-bas.
Ils retrouvèrent le sentier de chasse dessiné il y a deux semaines par leur passage.
- Et nous irons danser à la côte aux oiseaux, hissez haut !...
- Boucle-là, Garnain, il va pleuvoir !
- Il pleut jamais dans ce pays pourri... Il neige... La bonne pluie de chez nous, ils connaissent pas ici. Ce que t'envoie le ciel ici, c'est de la neige et des grêlons. C'est juste fait pour rendre les sols stériles. Être sûr que rien ne pousse.
Ils faisaient très sombre. Ils avancèrent le long d'un marécage.
- Chut, vous avez entendu ? dit Calmont.
- Quoi donc ?
- Un appel...
Ils tendirent l'oreille. Quelqu'un appelait à l'aide, en Exiléen. Un soldat craqua une allumette.
- Éteignez ça, dit le sergent.
Les plaintes venaient d'en bas, des mares gluantes.
- A l'aide, par ici !
Ils discernèrent un homme, dans l'eau puante, enfoncé jusqu'aux épaules. Il tentait de s'appuyer sur la carcasse de son véhicule.
- Par ici la compagnie !
- On arrive, dit Faivre.
Une carcasse de char descendait lentement dans la mare. C'était un des premiers engins à chenilles, sorti fraîchement des usines de la Lune. Il n'en existait que quelques dizaines d'exemplaires.
- Par ici !
Garlain prit une grosse branche. Faivre s'y accrocha d'un bras, entra dans l'eau et tendit l'autre bras.
- Encore un peu, gémit le soldat prisonnier de la carcasse de métal.
Faivre prit le risque de lâcher la branche. Il avança jusqu'à être jusqu'à la ceinture dans l'eau et tendit les deux bras au pilote du char. Garlain entra dans l'eau pour tendre la branche, pendant que le sergent tirait Garlain par la ceinture. Le pilote du char se jeta dans l'eau, Faivre l'attrapa, prit son bras autour du cou et revint en arrière, prenant la branche tendus. Les deux autres soldats vinrent aider Faivre. Des insectes nocturnes crissaient, des oiseaux croassaient.
- Il y a encore mon copain là-dedans... Le co-pilote...
Garlain et Faivre virent l'homme inanimé, dans la carcasse à moitié submergée. Le char continuait de s'enfoncer peu à peu. Faivre retourna à l'eau, aidé de la même façon par Garlain et Calmont. Il fallut de longs efforts pour l'attraper et le tirer. Les deux soldats vinrent porter avec Faivre. L'homme, grand et fort fut enfin allongé sur la berge. Il reprenait connaissance.
Les cinq évadés s'assirent pour reprendre leur souffle.
- Il nous a donné du mal celui-là...
- Comment vous vous êtes retrouvés là ? demanda le sergent au pilote.
- Une mine... On a roulé dessus... Pas de gros dégâts mais les chenilles se sont bloquées. Impossible de freiner, de tourner. On a terminé là-dedans...
Faivre faisait recracher son eau au soldat inanimé.
- Je suis médecin et vous allez m'aider, vous autres...
Faivre appuya sur sa poitrine, lui fit de la respiration artificielle.
- Pauvre vieux Andreï, il en a bavé, dit le pilote.
Ledit Andreï reprit connaissance. Il recracha encore de l'eau, toussa plusieurs fois et se rallongea, épuisé.
- Nous voici tirés d'affaire, mon gars ! Au fait, je me présente : Tincle Gerenit, troisième DB ! Et vous, comment êtes-vous là ?
- On en a eu marre du Stalag, dit Garlain, alors on s'est dit qu'on allait prendre le bon air...
- Vous êtes des héros alors !... En promenade dans cette saleté de pays !
- On rejoint la côte...
Le copilote Andreï se réveillé, endolori.
- Et lui ? demanda le sergent.
- Caporal Andreï Turov, dit Gerenit. Mon copilote.
- Tu vas pouvoir marcher ? demanda Calmont.
- Il va bien falloir... gémit Turov.
- Qu'en dites-vous, Major ?
- J'en dis que malheureusement, nous n'avons pas le choix, répondit Faivre. Il va falloir le porter.
- En avant alors !
Faivre et le pilote supportèrent Turov, puis Garnain et un autre soldat prirent leur tour. La marche était éreintante. Le sol mou, boueux, le froid...
- Pas question de s'arrêter, on va geler sur place, répétait Calmont.
L'aube orangée ne tarda pas. Ils étaient sortis de la forêt, ils traversaient une plaine désolée. Ils avaient le sentiment d'avoir franchi plusieurs l'horizons, et c'était toujours le même ciel, le même paysage informe, inlassablement. Ils trouvèrent une route plus sèche, où ils virent des pas de montures. Ils firent une pause.
Ils ignoraient que l'alerte venait d'être donné au Stalag. Ils n'avaient pas entendu le hurlement de l'alarme, qui s'était perdu dans les bourrasques mugissantes.
- Ils y auront mis le temps, dit Maréchal.
- C'est bon pour nos gars ça, dit le ferrailleur. Ils ont beaucoup d'avance. Ces imbéciles ne les rattraperont jamais.
Le lieutenant Anaeuzer entra, furieux, accompagné de trois soldats.
- Vous vous êtes bien fichus moi ! gronda-t-il.
Les prisonniers se retenaient de rire.
- Très mauvais pour vous, très très mal !
Les estomacs des évadés gargouillaient. Ils burent le peu d'eau qu'ils avaient pu emporter. Il ne fallait surtout pas, dans ces moments, se mettre à cogiter, hésiter, penser combien leurs espoirs étaient maigres. Ils étaient engagés dans cette course contre toutes les patrouilles de la région, sur une terre inconnue, ingrate, hostile.
Ils reprirent leur marche. Ils avaient les jambes lourdes. Personne n'osait se plaindre. Les deux pilotes de char devaient la vie aux évadés, et ceux-ci l'avaient bien choisi. Ils commençaient seulement à comprendre la témérité de leur projet. En un sens, ils ne l'avaient pas tenté en mesurant leurs chances de réussite.
- C'est juste qu'il fallait le faire, répétait Calmont.
Ils arrivèrent devant un autre petit bois.
- Sergent, vous ne pensez pas que ?... commença Garlain.
- Si, on fera étape là-bas... Tout le monde en a bien besoin. Nous continuerons notre marche pendant les quelques heures d'obscurité.
Ils avaient choisi le plus mauvais moment pour partir : la saison des nuits les plus courtes. Ils le savaient, ils savaient aussi qu'ils ne pouvaient plus rester au Stalag. La captivité leur pesait trop.
Ils approchèrent du bois, impatients de s'y trouver un coin pour dormir.
- On va être comme des princes, s'exclama Garlain.
Turov arrivait presque à marcher normalement. Ils n'étaient plus qu'à quelques pas des arbres, quand des branches craquèrent. Cinq uniformes de la compagnie de l'est Autrellois en sortirent, puis encore cinq.
- Oh merde, soupira Garlain.
La troupe de soldats Autrellois posèrent un genou à terre et mirent les évadés en joue. Leur officier gueula quelques ordres dans sa langue. Il ne fut pas difficile de comprendre ses ordres.
- Nous devons avancer mains sur la tête, traduisit Calmont.
Ce dernier se présenta devant le lieutenant ennemi et le salua la main sur le front. Il lui dit quelques mots en Autrellois, qui firent rire l'officier.
- Il a le sens de l'humour cet Autrellois, dit Gerenit le pilote. Je parle un peu la langue du pays. Le sergent lui a dit qu'il avait l'honneur de mener les évadés du Stalag-IX. L'autre a dit qu'il était honoré de nous capturer !
- Tout le monde est jovial en ce pays ! dit Garlain.
On ligota les Exiléens aux poignets et ils furent attachés par une corde aux selles des cavaliers. La troupe se mit en marche, les montures au petit trot, les prisonniers forcés de courir. Ils contournèrent le bois et arrivèrent en vue d'un village.
Turov avait donné tout ce qu'il pouvait. Il tituba quelques pas et tomba.
- Arrêtez ! Arrêtez ! cria Faivre.
Le cavalier se retourna et jura.
- Le porter ! cria-t-il.
- Turov, debout, dit Faivre en lui mettant des petites claques.
Il le releva, et deux soldats le posèrent sur leurs épaules.
Le lieutenant cria quelques mots :
- Il dit que puisqu'on aime la marche, traduisit Calmont, on va y avoir droit...
Ils durent avancer d'un pas soutenu. Ils arrivèrent dans le village, épuisés. La population, des paysans vivant dans des huttes en bois, sortirent, effrayés. Les soldats mirent les prisonniers dans une des baraques et partirent à la taverne.
Les Exiléens, inquiets, usés nerveusement, ne purent veiller. Ils s'endormirent, déçus mais heureux d'avoir fait ce qu'ils avaient à faire. La nuit était tombée pour quelques heures quand les premiers se réveillèrent. Les femmes du village apportaient des linges et de l'eau pour nettoyer les contusions de Turov et Gérénit. Faivre les remercia et dit qu'il allait s'en occuper.
L'officier du village vint annoncer le lendemain que le lieutenant Azaneuer arrivait pour eux.
- C'est une victoire pour nous, dit Calmont. Ce n'est pas lui qui nous a eus !
Les hommes rirent et se serrèrent la main.
- Merci major d'avoir été avec nous, dit le sergent. Les deux pilotes vous doivent beaucoup et nous aussi.
- Si c'était à refaire, répondit Faivre, et d'ailleurs nous le ferons !
- Sûr, dit Garlain. Maintenant que j'ai pris le coup pour les barbelés !
Le lieutenant Anazeuer entrait, humilié, en compagnie de l'autre lieutenant, qui lui faisait bien sentir que c'était lui qui les avait capturés.
Les prisonniers furent de retour dans leur cher Stalag-IX deux jours plus tard. Ils entrèrent au pas, en sifflotant l'hymne de la Lune, repris en choeur par leurs compatriotes.
- Vive les héros !
Tout le monde lança sa casquette et les applaudit.
Le lieutenant sortit son pistolet et tira trois coups en l'air :
- Fini rigoler à présent ! Vous avez trahi hospitalité ! Désormais, bien plus de surveillance !
Ils comprirent qu'ils n'auraient plus un camp à part. On allait les surveiller de bien plus près.
Des renforts arrivèrent le lendemain dans le Stalag pour renforcer les clôtures.
- On repart à la première occasion, ne cessait de se répéter Faivre.
- Bien sûr, disait Garlain.
Turov en serait aussi. Et Gérénit et Calmont et les autres.
Le régiment affecté à la surveillance du camp arriva une semaine après.
- Il paraît qu'on va avoir droit aux chasseurs polaires, dit un des soldats. La crème de la crème...
Ce fut ce jour, qui resta dans les mémoires, où tout le monde fut aligné dans la cour, et où un régiment de l'élite d'Autrelles fit son entrée dans le camp. Ces soldats impeccables, inflexibles. Le capitaine de Portzamparc qui explique les nouvelles règles du camp, Maréchal qui baisse la tête, Faivre qui n'en croit pas ses yeux.
Des mois dans ce pays désolant. Faivre qui jure de repartir. Puis l'annonce d'une armistice pour bientôt, et le Stalag-IX qui commence à se vider.
Maréchal partit avec un des derniers convois. Faivre et Turov avaient sympathisé pendant cette captivité : ils retournèrent en Exil à bord du même navire. Ce fut le voyage de retour, sur des flots agités.
La porte d'Airain, le retour sur l'océan noir, cette divinité admirée et crainte. Les îles, et les pêcheries, le ciel toujours plus noir, plus orageux ; les fumées, la vapeur, le grondement continu et sourd des machines et enfin la masse monstrueuse, difforme de la Cité qui se dessine, ses mille gueules qui mastiquent les habitants.