09-10-2010, 10:41 AM
(This post was last modified: 19-12-2010, 12:41 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #15<!--sizec--><!--/sizec-->
Des dockers installaient des tables au milieu du quai. D'autres arrivaient avec des banderoles et distribuaient des tracts de mobilisation. Faivre passa de l'autre côté du quai sans se faire remarquer. Il entra dans le grand hangar du quai 31, où une équipe s'efforçait de colmater des brèches dans la coque d'une vedette de DOUANES.
L'inspecteur vit Turov, en haut d'une grande échelle, qui revissait des plaques sur la coque. Le rescapé des marécages descendit de l'échelle et dit à un de ses hommes de continuer. Il retira ses gants et alla voir les plans du navire. Faivre approcha :
- Oh, soldat !
Turov se retourna. Il sourit et s'approcha :
- Comment vas-tu, Major ?
Ils se serrèrent chaleureusement la main. A ce moment, un groupe de dockers entra dans le hangar et cria :
- Camarades, l'intersyndicale vient d'en décider, c'est la grève immédiate -et reconductible !
Les sirènes se mirent à retentir partout sur les quais. Des centaines d'hommes abandonnaient d'un coup le travail. Ceux du hangar de Turov ne firent pas exception. Ils posèrent leur matériel, remirent leur casquette et sortirent rejoindre le piquet de grève.
- Fin du travail, fin du travail !
Les sirènes gémissaient de plus belle.
Turov soupira et invita Faivre à s'asseoir :
- On va avoir le temps de causer, dit l'inspecteur.
- Comme tu dis...
- Je vois que tu as une belle situation.
- Ouais, fit Turov, mi-figue mi-raisin.
- Chef de chantier quand même ! Belle promotion.
- Oui, bien sûr... Et toi, que deviens-tu ?
- Toujours dans la Maison... Je viens de changer de service... Tu te souviens de Maréchal ? Il était au Stalag avec nous. Maintenant, je travaille avec lui.
- Oui, son nom me dit quelque chose.
- C'est souvent les grèves par ici ?
- En ce moment, ça n'arrête pas... On accumule un retard... On a trois jours de calfatage à rattraper, et ça empire.
- Je venais te faire une proposition.
Les ouvriers étaient de plus en plus nombreux sur les quais. Certains discutaient haut et forts, d'autres murmuraient. Certains criaient des mots d'ordre. D'autres arrivaient avec des nouvelles qui mettaient tout le monde encore plus en colère. Des groupes s'assemblaient, entonnaient des chants révolutionnaires. Du brouhaha des conversations se détachaient des sentences à l'emporte-pièce.
- Cette fois, on est partis pour plus d'une semaine d'arrêt de travail.
- On ferme les frontières le temps de tout régler.
- Tant mieux, ça fera toujours moins de Forgiens chez nous.
- Et si on nous envoie la troupe ?
- La troupe, c'est nous je te rappelle. DOUANES. Si on bosse plus, la Cité est fermée, c'est tout.
Faivre et Turov discutaient au fond du hangar silencieux. Le mécanicien écoutait attentivement son collègue, autour de cette table minuscule dans ce décor pour géants, avec son rail pour navires, sa poulie, son treuil et tout l'atelier de réparation et ses précieuses machines-outils.
Nouveau coup de sirène dehors.
- Camarades, la grève est suspendue... Les négociations reprennent. Et nous, on reprend le travail.
- C'est de la trahison !
Les plus énervés menaçaient d'en venir aux mains avec les "jean-foutre" aux ordres des bureaucrates. Un groupe de chauffeurs de trains de marchandise arrivait en courant :
- Contre-ordre, camarades ! Grève reconduite ! Arrêtez tout !
- Il faudrait savoir !
- C'est une ruse pour casser le mouvement...
Le ton montait encore d'un cran. Deux métallurgistes s'empoignaient, avec une poigne qui aurait cassé les épaules d'un homme ordinaire.
- Répète un peu !
- Où tu étais quand nous avons cessé deux semaines le travail avant-guerre ?
- Tu m'accuses de me coucher devant les planqués des bureaux, c'est ça ?
- C'est pas moi qui l'ai dit...
Quelqu'un interpella Turov :
- Oh, chef ! Vous venez ou quoi !
- Qui c'est celui-là ? dit un autre en pointant Faivre.
Tout le monde soupçonna aussitôt l'inspecteur d'être un "jaune", un casseur de grève.
Il y avait du lynchage dans l'air. Turov intervint :
- Les gars, je vous présente un homme qui m'a sauvé la vie... Je conduisais un char sur Autrelles. On a sauté sur une mine, on a fini dans un marécage. Et j'y serais encore si Gustave Faivre, ici présent, ne m'en avait tiré.
- Et ensuite, on a fait le Stalag, ajouta l'inspecteur.
Les ouvriers étaient rassurés. Un autre chef mécano préféra calmer le jeu et encouragea les applaudissements.
- On aime toujours recevoir des patriotes par chez nous, monsieur.
Turov s'épongea la front :
- On va boire un verre, dit-il en parlant pour lui et Faivre.
- Bonne idée, tiens, dirent les grévistes en choeur.
- Hé, comme on sait plus s'il y a grève ou non, on va passer le temps au chaud.
Le bistrot du port fut vite plein. Ceux qui restaient sur le carreau allèrent consommer dans le zinc suivant. Faivre et Turov burent plusieurs pots. Le bistrot ne désemplissait pas. On allait, on venait. Les mots d'ordres circulaient, venus des quatre coins de la cité portuaire. Des opérations de blocage s'organisaient peu à peu. On votait des résolutions, on prévoyait un trésor de guerre pour tenir longtemps.
Entre deux verres, Turov dit à Faivre :
- Bon, j'accepte... Vous avez l'air fendards vous autres...
Ensuite, ce fut l'ivresse sans retour. Faivre lâcha le comptoir et s'écroula. Deux hommes le relevèrent. Faivre marcha jusqu'à une table, mit du temps à prendre la chaise, et s'assit. Turov, pris du fou rire, le rejoignit et lui resservit un verre. Il faisait très chaud dans le bistrot bondé depuis des heures.
¤
Quatre heures sonnaient alors que Faivre vomissait dans le canal de Névise. Il ne se souvint jamais comment il était remonté du port. Il entra chez Gronski, les yeux tissés de toiles d'araignées rouges, hagard, une mauvaise barbe qui poussait drue. Il s'assit, la tête dans les mains :
- Il va me falloir un gros café.
Gronski ne fit pas de commentaire. Il lui versa un bol de bon café brûlant. Faivre se brûla la langue. Il éternua. Il avait pris froid en traversant la Cité de nuit, avec le brouillard du port, et le vent du large... Il était "noir" comme son café.
Il arriva dans un état tragique à la porte de la Brigade. La montée de l'escalier fut cauchemardesque. Il dut s'asseoir plusieurs fois. Il réussit à mettre sa clef dans la serrure. Clarine le trouva dans la cuisine, pâteux, à moitié assoupi devant la cuisinière.
- Bonjour, inspecteur. Vous n'arrivez pas à... Oh ! vous ! Vous !...
Réalisant son état, elle l'empoigna avec une force que Faivre ne lui connaissait pas et l'envoya habillé sous la douche.
Elle claqua la porte et alla aérer la cuisine, qui sentait la vinasse.
- Clarine, épousez-moi ! gémissait Faivre en se déshabillant maladroitement.
La douche lui fit du bien. Il passa juste une serviette et sortit, les idées plus claires. Il alla dans le bureau de la secrétaire :
- Vous n'avez pas une chemise, Clarine ?
- Veuillez vous habiller avant d'entrer dans mon bureau, monsieur le satyre ! Ouste !
Faivre alla passer son pantalon :
- J'ai besoin d'une chemise, je ne plaisante pas... La mienne est tâchée.
- Non je n'ai pas de chemise pour homme, je regrette.
- Alors, je suis vraiment dans la m-
- Ah, chut ! Pas de grossièretés par-dessus le marché ! Venez...
Elle entra dans le bureau de Maréchal :
- Je sais qu'il a quelques affaires de rechange...
Elle ouvrit l'armoire :
- Voilà, je vais vous donner sa plus grande... Vous devez faire deux tailles de plus que lui... Tenez, inspecteur !
Elle lui plaqua la chemise sur la poitrine.
- Que ceci reste entre nous !
- Vous êtes une chic fille, Clarine.
- Merci, fit-elle, pas aussi sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.
Elle sortit. Faivre essaya la chemise. Il la fit craquer aux coudes.
- Merde...
Il regarda l'heure : presque cinq heures. Maréchal arriverait dans deux bonnes heures, il n'avait jamais été là plus tôt. Faivre déplia son lit et s'y allongea. L'atroce mal de crâne revenait à la charge.
Faivre ignorait hélas que, dès qu'une enquête démarrait, Maréchal devenait tout à fait ponctuel. Il arriva sur les coups de six heures, le courrier en mains, rasé, parfumé.
- Bonjour, Clarine.
- Ah, bonjour... Cela fait plaisir de voir un homme présentable. Si vous avez le coeur bien accroché de si bon matin, je vous conseille de jeter un oeil chez Faivre.
Maréchal ouvrit la porte, intrigué. Il y eut tout de suite les relents d'alcool, puis la vision de Faivre allongé en chien de fusil, ronflant tout son saoul. Maréchal referma la porte, en regardant, très serein, la secrétaire.
- Quoi d'étonnant ? Il a passé la soirée avec des marins...
Morand arrivait.
- Vous allez avoir la paix aujourd'hui, lui souffla la secrétaire. Dans l'état où est Faivre...
Le Scientiste ouvrit la porte et la referma, satisfait.
- Venez dans mon bureau, lui dit Maréchal. Je vais regarder un peu vos dossiers.
C'était tout de même un stagiaire sous sa responsabilité. Il devait s'occuper de lui.
Faivre se réveilla vers huit heures. Il bondit de son lit en voyant l'heure. Il se précipita devant le miroir, s'aspergea d'eau précipitamment. Il entendait des discussions dans le couloir, ses collègues occupés, la frappe au chromatographe de Clarine. Il se mit du parfum, enfila son veston par-dessus la chemise craquée de Maréchal. Il ouvrit la porte doucement, fit ses premiers pas, avec une fragile dignité, comme s'il renaissait au monde. La secrétaire l'ignora, trop occupée à ses documents.
- Ils sont...
- Dans le bureau de Maréchal, oui, dit-elle.
Faivre resserra sa cravate, toussota et frappa :
- 'trez...
Morand et Turov se retournèrent, tandis que Maréchal fouillait dans ses dossiers.
- Bonjour, messieurs, dit Faivre, avec le sentiment d'être un épouvantail ridicule face à ses collègues au travail.
C'est alors qu'il réalisa que Turov était arrivé, avait fait connaissance...
- J'expliquais justement à l'ex-douanier Turov notre affaire du moment, dit Maréchal, qui était d'autant plus un reproche vivant pour Faivre qu'il ne faisait aucun commentaire sur son allure.
Faivre s'assit, en essayant de garder contenance.
C'est Turov qui brisa la glace. Il lui tapa dans le dos de son sauveur et recruteur :
- Tu as pris une sacrée cuite hier soir, dis-moi !
Tout le monde rit en choeur. Faivre devait accepter, c'était normal. Même Morand ne se priva pas. Il était un peu vengé des misères que Faivre lui avait fait subir.
- Bien, ceci étant dit, déclara Maréchal, nous avons du travail. Comme je l'expliquais au détective Turov...
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