17-12-2010, 03:04 PM
(This post was last modified: 18-12-2010, 11:12 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #16<!--sizec--><!--/sizec-->
C'était le calme plat sur l'eau. Des milliers de clapotis monotones, comme si on était sur un canal de la Cité. Turov descendit à l'échelle et se laissa tomber du troisième échelon. Il s'accrocha au filin d'acier tandis qu'un marin mettait à tourner la grosse bobine. Le scaphandrier toucha bientôt le fond.
- Je touche, dit-il dans son casque. Vous m'entendez ?
- Parfaitement, dit Faivre dans le gros parlophone portable.
Turov alluma sa lampe frontale. Des crabes s'enfuirent devant lui, plusieurs méduses et des raies dissimulées sous une fine couche de sable. Son faisceau lumineux frappa la carcasse du Tempêtueux, renversée sur son bâbord. Sur le navire, la pompe à oxygène ronronnait doucement. Les marins la regardaient fonctionner avec satisfaction.
- Parlez-lui, c'est important, dit le second. Personne n'aime être dans le noir complet.
- D'accord, dit Faivre. Allô, Turov, tu m'entends ? Décris-nous ce que tu vois...
Turov n'était pas connu pour être bavard. Il se contenta de quelques indications laconiques. Faivre alimentait artificiellement la conversation.
- J'approche de l'épave, j'y suis presque.
Le scaphandrier avait à peine le sentiment d'avancer. Il ne sentait pas la résistance de l'eau. Il se retournait tous les dix pas pour vérifier son câble à oxygène. Il devinait le gros soulèvement de sable derrière lui. Il contourna le navire par tribord, trouva l'échelle et monta.
- Je suis sur le pont.
Des poissons s'enfuyaient encore devant lui. La végétation aquatique avait fait son royaume de cette carcasse. Des algues s'enroulaient sur la rambarde, grimpaient sur les murs. Plusieurs poissons sortirent par la porte précipitamment quand Turov ouvrit l'accès aux cales.
- Je rentre, vous m'entendez toujours ?
- Oui, dit Faivre. Tu vois quelque chose ?
- Non, pas encore.
Faivre sentait qu'il gênait Turov plus qu'autre chose. Le scaphandrier fit passer son câble par la porte et en enroula une partie autour de sa ceinture. Il dut forcer pour ouvrir une porte gondolée par le choc. Il avait plusieurs outils dans une petite caisse accrochée à sa cuisse. Il prit un marteau pour débloquer une ouverture. Le coup retentit, lourd et profond. Il venait d'effrayer toutes les colonies de bêtes à cent pieds à la ronde !
- C'était quoi ce bruit ? dit Faivre.
- Je viens d'ouvrir une porte. Je continue.
L'inspecteur avait craint le pire.
- Pas d'inquiétude pour son câble à air, dit un marin. Même à coups de haches, vous n'en viendriez pas à bout.
- Tant mieux, tant mieux...
Plusieurs poulpes s'enfuyaient, brusquement réveillés par la lumière. Turov entrait dans les soutes. Il percevait de minuscules algues en suspension dans l'eau noire. Parfois, il réveillait des poissons endormis les yeux ouverts.
- Je vois les frigos.
Les containers massifs avaient l'air de dormir comme des divinités marines.
Turov se retourna, vérifia encore son câble, qui traçait le chemin parcouru, tortueux, au milieu du navire penché.
Il promena sa lumière :
- Les frigos sont tous là. Il y en a quatre.
- Alors ce n'est pas le bon navire, dit Faivre.
- Je vais en ouvrir un quand même.
Il avançait sur le sol en pente. Il fallait tourner un gros volant, rongé par le sel. Turov assura ses appuis et mit toute sa poigne. Le volant tournait, mais il ne put qu'entrouvrir la porte.
- Les gonds sont rouillés.
Turov prit une lame et gratta.
- Je réessaie.
Il perça au couteau la ventouse hermétique sur quelques centimètres, ce qui lui permit de décoller le reste et d'ouvrir complètement le frigo. Des kilos de restes émiettés de poissons lui tombèrent mollement dessus. Turov les écarta. Les poissons auraient droit à un gros festin dès qu'il serait parti !
Il examina l'intérieur de l'armoire :
- Je ne vois rien d'anormal.
Les rayons étaient vidées de leur contenu. L'indicateur de température était éteint, il ne restait que des déchets.
- Si les frigos sont tous là, inutile de te fatiguer avec les autres. Remonte.
- Oui, c'est ce que je vais faire.
Faivre était bien plus inquiet que Turov. Il entendit ce dernier siffloter machinalement.
- Je ressors de la carcasse, indiqua-t-il.
Il lâchait l'échelle et tombait sous le fond mou de l'océan. Il voyait des bancs de poissons affluer vers la carcasse, attirés par les restes qui s'écoulaient du frigo. Turov retrouva le filin et s'y accrocha. Il remonta à la force des bras, tandis qu'on enroulait mécaniquement le filin.
- Le voilà ! s'exclama Faivre en voyant la tête de Turov dans son bocal.
Il fit sourire les marins qui, eux, ne s'inquiétaient pas.
- Il a fait ça toute sa vie, dit le second.
Faivre alluma une cigarette pour se remettre de ses émotions. Turov remontait posément à bord, sorte de monstre d'acier et d'algues échappé des profondeurs. On venait lui retirer son casque.
- Tout va bien ?
- Très bien, dit Turov, la tête à l'air libre, un début de sourire aux lèvres. Je boirais bien un petit verre.
- Dès que tu seras sorti de là-dedans, dit le second, on va voir ce que le chef t'a préparé. Et j'offre le coup à tout le monde. On trinque au "voisin des fonds" !
L'équipage ne se le fit pas dire deux fois. On se retrouva autour de la table du capitaine, à déguster un vieil alcool des îles.
- En repartant, dit Turov, je suis monté à la cabine du capitaine. Mais je n'ai pas trouvé le journal de bord.
- Après cinq ans sous l'eau ou plus, dit Faivre, il ne doit plus rien en rester.
Faivre sirota son verre.
- Au fait, c'est quoi un "voisin des fonds" ?
Tout le monde sourit et échangea des regards. L'un des hommes se décida :
- Vieille histoire... On parle d'une civilisation sous-marine. On les appelle nos "voisins des fonds". On s'imagine que ce sont tous des scaphandriers ! Et on se demande si Turov ne vient pas de chez eux.
Tout le monde rit et le capitaine remplit les verres.
Turov but et mangea, puis il alla dormir.
Le bateau reprit sa route, lança ses filets. Les hommes travaillèrent avec acharnement pendant des heures. Faivre les observait, au chaud dans le poste de pilotage. Il essayait d'obtenir une communication avec la Cité. La houle reprenait. On annonçait un fort vent de nord-est.
- On vous fait perdre beaucoup de temps sur votre parcours, dit Faivre.
Le radio retira son casque, fatigué, et alluma une cigarette.
- On risque d'être en retard par rapport aux autres compagnies, c'est sûr, dit-il. Vous savez, c'est la course... On se connaît tous, mais c'est quand même à qui sera rentré le premier les cales pleines pour vendre la marchandise la plus fraîche.
- Votre compagnie va demander des dédommagements ?
- ADMINISTRATION nous remboursera le manque à gagner, oui.
- Tant mieux.
- Vous cherchez au quoi au juste dans ces épaves ? Un trésor ?
- Si seulement, soupira Faivre. Non, c'est une enquête et c'est une vieille histoire... On cherche une cargaison illégale, disons...
- C'est ce que je disais, dit le radio avec un clin d'oeil, un trésor.
Faivre ne répondit pas. Tacitement, ils se mirent d'accord sur cette version. C'était plus beau de rêver...
Le radio s'acharnait sur son poste.
- Bon, c'est pas rare non plus, hein... Une fois sur trois, les communications sont bloquées... Si seulement on avait du matériel neuf... Tout ça date d'il y a presque vingt ans. Sur les Léviathan, ils communiquent sans problème avec la Cité depuis les portes d'Airain, vous imaginez ! Ils sont cinq fois plus loin que la Cité que nous et ils se parlent comme au parlophone... Je vous jure. Les compagnies rognent de plus en plus sur les budgets... Ceux qui sont bien équipés, c'est ceux qui ont fait du transport de troupes. Là, l'armée leur a payé du matos flambant neuf... Vous avez fait la guerre, vous ?
- J'ai surtout fait le stalag, soupira Faivre.
- Comme un peu tout le monde, non ? Enfin, il paraît qu'on a gagné, c'est l'essentiel, hein...
Ils ne dirent plus rien pendant longtemps. Faivre s'assit et s'assoupit, bercé par le roulis et le grondement. Le radio le réveilla au bout d'un temps indéfini.
- Ça y est, ça passe enfin...
Le jeune gars était content de lui.
- Si je ne suis pas un as du bricolage ! J'ai un cousin, Linus, c'est les chromatos ! Moi c'est les communications !
L'inspecteur se frotta les yeux et prit un casque. Le radio réglait la fréquence.
- Névise, c'est bien votre quartier ?
- Oui, c'est ça...
Il y avait beaucoup de fritures sur la ligne, mais la voix de Maréchal passa au travers de la "crasse".
- Pas trop le mal de mer ?
- Nous avons inspecté l'épave du premier navire, vous m'entendez ?
Il fallut de part et d'autre répéter à plusieurs reprises.
- Bien compris, dit Maréchal. Vous serez bientôt à la seconde épave ?
"Dans trois heures" fit le radio d'un signe de main.
- Dans trois heures, dit Faivre en remerciant le jeune homme.
- J'ai une piste de mon côté...
La communication coupa.
Maréchal n'arrivait pas à contacter Continus. La journée de travail se terminait. Il eut un responsable qui lui dit que Continus était de l'équipe de nuit.
- Vous voulez que j'y aille ? demanda Morand.
- Pas pour le moment... Je préfère ne pas éveiller de soupçons. On va parler à ce Continus gentiment. Ne pas effrayer les braves employés de VOIRIE.
Sous quelle prétexte la police se déplacerait-elle ? Parce que le nom de Continus était dans un livre d'occultisme bon marché ?
La radio grésilla.
- Inspecteur ?...
- Faivre, je vais vous rappeler dès que je pourrai, cria Maréchal... Faivre, vous m'entendez ?
Plus de bruit. L'inspecteur n'insista pas.
¤
La bouée du Chevauche-Cyclone fut annoncée vers 3 heures du matin. Turov avait réussi à dormir, Faivre accusait la fatigue. Le roulis permanent, le souffle de l'océan et les machines vrombissantes, c'était assommant. Il ne pouvait rien avaler et buvait du gros alcool pour se tenir chaud. Il sentait à peine l'ivresse dans cet air froid, humide. Turov fit quelques exercices. Il était quand même courbaturé. Les hommes avaient lancé une deuxième fois les filets. La seconde équipe prenait la relève et les autres allaient s'endormir, abrutis par l'effort.
Les icebergs avaient disparu.
- Il fait quand même encore plus froid, grommela Faivre. Il descendit du perchoir-radio.
Turov enfilait sa combinaison.
- J'ai parlé à Maréchal, dit l'inspecteur. Il est sur un gros coup, il a dit.
La Cité semblait si loin, la voix de Maréchal avait paru tellement irréelle. L'acier, la vapeur, ce n'était plus que le navire, une cité miniature sur cette eau noire écoeurante.
Turov était prêt. Derniers essais de radio, puis il put descendre.
Faivre le salua, plus confiant.
Turov disparut peu à peu dans l'eau et se retrouva dans le grand silence. Il suivit le filin, toucha le sol mou, vaporeux. Il vit quelques méduses danser et s'enfuir. L'épave du Chevauche-Cyclone était enfoncée par l'avant dans le sable. Elle était bien plus abîmée que celle du Tempêtueux. Les lourds pas de Turov résonnaient dans son casque, peut-être directement dans son crâne.
- Le vent se lève, dit Faivre par radio. On ne va pas pouvoir rester aussi longtemps.
- D'accord, je vais faire vite.
Turov ne se rendait compte de rien. Il était dans le calme plat, tout était épais, vivait au ralenti. Il approchait de l'épave, il avait le sentiment drôle qu'il allait se présenter à la cousine de l'épave précédente. Les deux se ressemblaient, non ?... Il rendait une petite visite amicale.
Il grimpa sur le pont et le remonta. La pente était forte, il progressa en s'agrippant aux trous des hublots. Il parvint à une porte arrachée par le choc. Il entra dans le couloir, en apesanteur, se tenant à la main courante. Il n'entendait plus le grésillement de la radio, que sa respiration régulière. Il entra dans les soutes, qui lui parurent très grandes. L'eau était légèrement phosphorescente.
- J'approche des frigos.
Il entendait Faivre très indistinctement.
L'inspecteur vit le radio qui gesticulait depuis son poste.
- Turov, ça doit être Maréchal, je reviens.
Faivre courut sur le second pont. Il s'assit maladroitement, il ne s'apercevait pas qu'il titubait. Il mit le casque et cria :
- Allô ?
Maréchal éloigna le combiné de son oreille.
- Vous me crevez les tympans, Faivre ! Allô ?...
- Je vous écoute !
- Vous m'entendez ?
- Mais oui !
- Ecoutez moi ! Où est Turov ?
- Il est dans l'épave !
- Faivre, dites-lui de remonter immédiatement ! Immédiatement !
- Quoi ?
- Pas de discussion ! Dites-lui de remonter !
Morand et Clarine étaient derrière Maréchal et ils avaient aussi peur que lui.
A Névise, l'inspecteur-chef avait réussi à obtenir le poste de Continus et lui avait parlé par chromato.
- Monsieur Continus ?
- ...
- ...
- ... Etes-vous allé sur bateau ?
- Non, mes collègues y sont.
- ... Votre numéro Lixe ?
- N'en ai pas...
- Danger !! Pas aller sur bateau ! Annuler immédiatement !
- Quel danger ?
- ...
- Extra-lunaire ?
- ...
- Quel danger ?
- Les temporites !
- Communication coupée.
Maréchal avait bondi sur la radio, l'avait suppliée de fonctionner. Par chance, la communication était passée tout de suite.
Faivre s'était relevé. Il trébucha, cogna la porte. Le radio se leva, Faivre grogna qu'il n'avait pas besoin d'aide. Il dégringola l'échelle, courut sur le pont. Une vague l'aspergea, il la maudit, injurieux, descendit l'autre échelle et attrapa la radio du scaphandre :
- Turov ? Remontez... Je vous expliquerai... Turov ?
Pas de réponse.
Mort de peur, Faivre attrapa un marin par le col et lui dit, d'un ton d'ivrogne mauvais :
- Dites-lui de remonter, vous m'entendez !
- S'il ne vous entend pas, il ne m'entendra pas !
- J'ai dit : dites de remonter ! C'est un... ordre, oui compris ?
Deux marins s'interposèrent.
- Du calme, la mer n'est pas dangereuse. Pas de risque pour nous.
- ... pour lui, imbéciles...
Faivre titubait, il cherchait son arme... Il l'avait laissée dans sa cabine. Il reprit la radio et hurla à Turov de remonter.
- Remontez-le ! Vite !
Faivre alla sur la bobine et la fit tourner à la main, ce qui était dérisoire. Un marin actionna le mécanisme. Le filin du scaphandre se renroulait.
- Il se renroule vite, non ? murmura un des hommes.
- Plus vite ! cria Faivre.
Le fil remontait de plus en plus vite. Faivre se pencha par-dessus la rambarde et hurla à Turov de revenir.
Le scaphandrier avançait dans la soute, vit de la lumière dans un des frigos.
- J'en vois un qui est éclairé de l'intérieur. Je vais ouvrir...
Il ne se rendait pas compte que Faivre n'entendait plus. Il prit le volant en main, le fit tourner.
Il n'avait pas vu que son câble radio venait de se rompre. Il tourna. Ce fut difficile pour les deux premiers tours, puis le mécanisme se derrouilla au troisième.
- Ca vient, ça vient, dit Turov, de plus en plus excité.
Il donna un dernier coup. Il sentit les protection hermétiques se relâcher. Il agrippa la porte et tira. Il n'avait pas vu que son fil à air avait cassé au détour d'un couloir.
A la surface, le filin achevait de remonter. On arriva au bout, et il n'y avait personne au bout du câble. Ce fut une vision d'horreur.
Les marins restèrent immobiles, voyant le pire se réaliser -une fois de plus. Faivre mit plus de temps à l'admettre. Il fut paralysé et d'un coup, voulut se jeter à l'eau pour obliger l'eau à recracher son collègue. Les marins le ceinturèrent. Faivre voulut cogner, mais ses jambes l'abandonnèrent.
- Vous avez trop bu, lui souffla-t-on alors qu'on le tenait par les épaules.
Le filin était complètement remonté. Tout l'équipage arrivait sur le pont comme un seul homme, affolé. On appelait le capitaine. Celui-ci avança, sans un mot, vit la bobine, n'ajouta rien. Il regarda, les yeux vitreux, l'étendue noire, impitoyable. Il le maudit, cet océan, ce dévoreur...
Lentement, il retira sa casquette, imité par tout le monde.
Faivre hurlait, se débattait.
Le trompette arrivait, raide. Il fixa l'océan, le capitaine lui fit signe. Tout le monde baissa la tête et le musicien joua la sonnerie aux morts. On emmenait Faivre, hors de lui, dans sa cabine. On observa une minute de silence, la porte des cabines se referma. Faivre fut jeté sur son lit. Il se releva, courut à la porte, qu'on venait de bloquer. Il tambourina, désespéré, frappa à s'en saigner les poings et s'abattit, de pesantes gouttes lui sortaient des yeux, coulaient, irrésistibles.
Sur le pont, le capitaine remit sa casquette.
- Il savait les dangers qu'il encourait en y allant. L'eau a encore fait une prise, messieurs. Nous savons que c'est le destin des travailleurs de l'océan.
Les marins observèrent encore un moment de silence, puis il fallut se remettre au travail, la mort dans l'âme. Dans sa cabine, de rage, Faivre s'était à moitié assommé en se tapant contre la porte. Il s'abattit sur son lit, prostré, pressé de dormir pour échapper à ce cauchemar.
¤
La porte du frigo s'ouvrit en entier. Une lumière éblouissante jaillit. Aveuglé, Turov recula. Il perdit l'équilibre. Il tomba à la renverse. La tête lui tournait. Mille lucioles s'échappaient dans l'atmosphère. Il se releva péniblement. Une sonnerie de trompette lui parvenait. Il distingua la sonnerie aux morts... Il se rassit, vaincu par le poids de son scaphandre. Ses yeux s'habituaient à la lumière. Les lucioles voletaient.
La pièce était éclairée par la lumière, qui venait de se rétablir dans les soutes. Turov ouvrit grand les yeux, pour s'apercevoir qu'il n'y avait plus d'eau.
La soute paraissait immense et elle était à sec.
Des gouttelettes se détachaient du plafond. Elles rendaient un beau son cristallin. Turov vit son câble d'air brisé. Le frigo devant lui était vide, tout blanc. Turov se releva. Les autres frigos étaient grand ouverts. Il avait très chaud, il haletait. Il agrippa son casque et le retira.
Il absorba des bouffées d'air frais. Il pouvait à peine marcher dans son scaphandre. Il se rassit, s'adossa à un mur et retira déjà ses semelles de plomb puis dut s'extraire de son armure de métal. Il y parvint maladroitement, accablé par ce poids, par l'épuisement.
Le navire grinçait, tremblait ; dans cette chambre vide, l'écho était extraordinaire.
Le capitaine frappait à la porte de Faivre :
- Ecoutez-moi...
- Je voulais plonger ! hurla l'inspecteur.
- Le temps de vous équiper, vous ou n'importe qui, et de plonger, il vous aurait fallu une demi-heure ! Personne ne peut tenir tout ce temps sans air !
On avait laissé à Faivre une bouteille d'alcool. Il prit une dernière gorgée et la lança sur la porte. Elle se fracassa, Faivre regarda les morceaux de verre s'écraser, les gouttes collantes couler lentement.
Les grincements avaient cessé. Un grand silence se fit, serein. L'air était irisé.
Turov finit d'enlever les pièces de son scaphandre. Il lui restait sa combinaison en caoutchouc. Il prit son couteau de chasse et avança vers la porte de la soute. Il se mit en garde, écouta. Il percevait un murmure lointain. Il passa dans le couloir, arriva dans "l'usine", la pièce où on descendait les filets après la prise. Il chercha la sortie vers le pont. Il tourna en rond.
Il entendait des violons, un orchestre, comme une musique diffusée par une radio en sourdine. Il traversa un autre couloir, très long, arriva devant un sas. Il l'ouvrit doucement. Il ouvrit l'autre porte hermétique.
Derrière, il faisait sombre. Il fit quelques pas.
Il marchait sur une épaisse moquette. Ça sentait le vernis. Il entendit un grondement derrière lui. Il n'eut que le temps de se retourner, une vague déferla, violemment l'emporta. Il coula, se débattit et quand il sortit la tête de l'eau, il arrivait au pied de la scène d'un grand opéra. Le public se levait. L'enthousiasme était délirant, mille ombres applaudissaient. La salle était en fait vide ; Turov se hissa sur la scène pour échapper à l'eau. D'autres vagues venaient s'écraser contre les sièges. Le niveau montait rapidement. Des morceaux de planches tombaient, les sièges se décrochaient. Le perchoir craquelait, l'eau jaillissait, furieuse entre les planches du sol. Turov dut reculer contre le rideau. Des brèches parcouraient les murs, les deux balcons supérieurs venaient de s'effondrer. Des cascades dégringolaient du plafond, deux puis cinq et dix. Turov s'accrocha au cordon ; il dut grimper quand la scène fut submergée par des vagues qui ressemblaient à des gueules.
La scène était cassée en morceaux, l'orchestre invisible partait à la dérive sur un radeau de fortune et entamait le dernier mouvement d'une symphonie héroïque. La coupole chuta et fit se gondoler l'eau énormément, tandis que les sièges s'en allaient en une farandole dispersée. Turov venait d'attraper une loge, il s'y hissa ; l'eau le rattrapait déjà. L'opéra pencha et il fut rejeté dans l'eau ; affolé, dans ce bain grondant, il nagea pour attraper un siège, s'accrocha, et alla frapper contre la scène. Le grand rideau se décrochait dans un crissement déchirant, s'effondrait, tortueux puis partait à son tour, aspiré vers le dehors. Le plafond éclata, l'opéra se disloquait. Turov, à plat ventre sur un siège, vit une falaise de glace immense, pure et scintillante. C'était un iceberg gigantesque ou peut-être un continental glacial. L'eau avait creusé un fjord qui aspirait à lui les débris énormes d'opéra. Turov y était emporté par un courant de plus en plus puissant. Il but la tasse plusieurs fois, son siège craqua et fut submergé. Il attrapa quelques planches, se maintint sur le dos. Une vague le renversa et au fond du fjord, il vit une forêt, même une jungle luxuriante où retentissait des cris d'oiseaux et de primates. Les falaises de glace vibraient, craquaient à leur tour, d'énormes blocs se fracassaient sur les arbres. L'eau devenait tiède et même chaude, les falaises fondaient et partaient aussitôt en de gigantesques nuages de vapeur.