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23e Episode : Les fantômes
#5
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE


Mitsurugi rendit visite le lendemain à Doji Onegano. Ils ne parlèrent pas d'Ikue, alors que l'envie leur en brûlait les lèvres à eux deux. Suzume était sorti du temple de Shingon et passait ses journées en prières. Mitsurugi lui rendit visite dans le petit temple où il s'était isolé.
Ils n'échangèrent que quelques mots. Le jeune homme se sentait apaisé. Il disait ne plus craindre les hommes et avoir réussi à se mettre en accord avec lui-même. Il était dans l'état de ceux qui vont prendre une décision grave. Mitsurugi ignorait de quoi était capable Suzume mais il le sentait plus que jamais prêt à faire quelque chose d'extrême, d'irréfléchi. Il ignorait en fait s'il avait en face de lui quelqu'un qui a trouvé la sagesse ou bien un fanatique.

Le soir, l'ambassadeur dîna avec Matsu Kokatsu, qui recevait le moine Shingon. Le général s'était apparemment entiché du maître de la confrérie de Shinsei, dont l'enseignement le passionnait. Shingon prêchait que l'illumination pouvait être atteinte en cette vie, qu'il ne fallait pas nécessairement en passer par d'innombrables et douloureux cycles de réincarnations.
- Les Dieux, dans leur bonté et leur compassion, n'ont pu vouloir un destin aussi cruel pour les hommes. Nous pouvons bientôt être auprès de nos ancêtres bienheureux.
Ce qui étonnait le plus Mitsurugi, ce n'était pas l'apparition d'une nouvelle religion (c'était bien de cela dont il s'agissait non ?), mais que le général Kokatsu -lui si traditionaliste - y adhère. Les idées de Shingon étaient bien de leur temps, de cette époque de relâchement du poids des Ancêtres, de recherche du plaisir et du bonheur. Elles ne faisaient pourtant pas l'unanimité, surtout chez les plus âgés des Phénix et des Grues. Les Crabes y trouvaient en revanche de l'espoir. Quant aux Dragons, ils répondaient à toute question sur Shingon par un sourire et une autre question. Le shingonisme était la religion d'un temps qui se veut moderne, vivant, ouvert à la jeunesse et aux artistes.
Mitsurugi, lui aussi, malgré son opposition au Gozoku, appartenait à ce temps : en une autre époque, il n'aurait jamais pu se relever de sa dégradation au rang de rônin. Shingon, quant à lui, se défendait d'encourager la licence, la décadence : il restait un ascète sévère, exigeant la même discipline de ses coreligionnaires.
- Je désire vous inviter à séjourner dans la Cité des Apparences au printemps, déclara le général au milieu du repas.
Shingon fut surpris de cette invitation, et assez gêné. Kokatsu parlait en homme d'action, discours qui ne convenait pas à un moine à l'idéal de vie contemplatif. Le général avait décidé d'inviter la confrérie de Shinsei chez lui, comme on décide de déplacer des troupes ou de partir en campagne !
- Nous sommes flattés de cette invitation, bien sûr, dit Shingon.
- Qu'en penses-tu, Mitsurugi ? demanda le général.
Notre héros prit son air le plus bravache pour déclarer :
- C'est une excellente idée, seigneur !
Rien que pour voir l'air contrit du pauvre Shingon !
- La Cité des Apparences est prospère, pleine d'érudits et de sages, dit Kokatsu.
Mitsurugi approuva du chef. En son for intérieur, il savait bien à quoi ressembler cette Cité : à un gigantesque camp militaire, perpétuellement en état d'alerte, assiégée tous les printemps !
- Quand j'apprendrai cette nouvelle à Matsu Sasuke, je suis certain qu'il sera ravi ! dit Mitsurugi. Lui qui est si passionné par l'étude du Tao, il sera impatient d'en discuter avec les élèves de Shingon !
- Merveilleux, dit Kokatsu, qui se serait réjoui de n'importe quel argument allant dans son sens.
Il fallut boire à cette invitation, et le pauvre Shingon consentit à tremper les lèvres dans le saké. Quand il alla se coucher, Mitsurugi n'avait toujours pas compris pourquoi le général s'était toqué de cette religion réformée ! Était-il donc soudain si inquiet de son salut ?... Voulait-il faire moderne, ne pas passer pour une vieille baderne ? Ou bien était-ce une histoire de femme ? Voulait-il séduire une adepte du shingonisme ? Mitsurugi le souhaitait, car il se serait inquiété de voir le général se préocupper de sujets trop religieux. Il s'endormit avec le vin et le saké sur l'estomac.

A son réveil, l'ambassadeur apprit que Doji Suzume requérait l'honneur de déjeuner avec lui.
- Il entre dans ce palais comme dans un moulin, s'exclama Mitsurugi. Faites-le attendre pendant que je vais prendre mon bain !
Et il allait prendre son temps !
Quand il ressortit de la salle d'eau, bien habillé et parfumé, il trouva Suzume dans une antichambre, en train de lire le Tao.
- Vous lisez les écrits de Shingon ?
- Euh oui, bien sûr, dit Suzume en refermant le rouleau, comme si Mitsurugi l'avait surpris en train de regarder des estampes érotiques.
- Je dirai à mon conseiller Sasuke de venir vous écouter parler du shingonisme, je suis certain qu'il sera très intéressé !
- Mais très volontiers, Mitsurugi-sama.
On apportait un petit chaudron, les bols, le riz et des légumes.
- Alors, dit l'ambassadeur, êtes-vous venus me prêcher cette nouvelle religion, comme ça, au saut du lit ?
- En réalité, je suis envoyé par l'honorable Hanteï Norio.
Surpris, Mitsurugi oublia de se servir dans le chaudron de soupe, et garda le couvercle en main :
- C'est vous qu'il charge de ses messages à présent ?
- J'ai eu l'honneur de pouvoir m'entretenir avec lui plusieurs fois.
Mitsurugi touilla et se servit de plusieurs gros légumes.
- Comment va-t-il au fait ?
- Mieux, je pense. Hanteï Tokan-sama est rassuré sur son état de santé. Les médecins lui ont prescrit du repos.
- Et vous, vous allez quand même le déranger ? Tss...
- A vrai dire, j'ignorais au début que...
- Voilà ce que c'est que de rester enfermé dans un temple, pendant que cet honorable vieillard monte au créneau pour unir l'Empire face aux démons, bravant le froid et les boulets de catapulte !
Mitsurugi ne résistait pas au plaisir d'embêter le jeune homme.
- En réalité, Hanteï Norio m'a chargé de vous inviter.
- M'inviter ?
Un navet retomba dans la soupe.

Là, c'était plus sérieux. Une invitation d'un si haut personnage vaut convocation sur l'heure. Le cousin de l'ancien Empereur !
- Il vous a dit à quel sujet ?
Mitsurugi priait que ce en soit pas pour parler du shingonisme !
- Je ne sais pas mais cela paraissait important.
Ce ne devait donc pas être ça !
- Vous auriez dû le dire dès votre arrivée, je ne vous aurais pas fait attendre !
Mitsurugi s'était prélassé une heure dans son bain chaud en se faisant frotter le dos par les plus jolies servantes du palais !
Il ne finit pas son bol et alla s'habiller en vitesse. Il retrouva Suzume dans la cour et se dirigea avec lui vers l'aile impériale, empressé. (L'aile où -peut-être- Ikue était retenue prisonnière. Il n'en souffla mot à Suzume, et ne sut si le jeune homme y pensait. Avait-il entendu des rumeurs à ce sujet ? Onegano était-il au courant ?
Mitsurugi soupçonnait une manoeuvre du capitaine Jukeï pour le faire enrager. C'était peut-être faux mais Mitsurugi était néanmoins sur des charbons. S'il ne s'était pas retenu, il aurait donné l'assaut sur la chambre où, selon Geki, on retenait sa fiancée !)

Hanteï Norio n'était plus alité. Il jouait au go avec Tokan dans une antichambre bien chauffée. Mitsurugi se mit à genoux devant lui et attendit d'avoir l'autorisation de relever la tête. Ce ne fut pas long.
- Nous sommes contents que vous ayez répondu promptement à notre invitation, dit le conseiller Tokan. Je vous remercie également, Doji Suzume, d'avoir bien voulu transmettre le message. En récompense, nous avons pensé vous montrer certains parchemins anciens relatifs à l'enseignement de Shinsei, qui vous passionneront, j'en suis certain.
- Mais bien sûr, dit Suzume, surpris.
Les deux hommes sortirent. Mitsurugi se retrouva seul face au vieux Norio, impressionné par la majesté austère qui émanait du personnage.
- Jouez-vous ? dit le vieil homme en désignant le plateau.
- Si peu, dit Mitsurugi.
- Vous ne jouez pas au go sur un plateau mais dans la vie, déclara sentencieusement le vieil homme.
L'ambassadeur ne put s'empêcher de sourire, tout à fait flatté de cette remarque très juste !
- Je joue contre plusieurs adversaires à la fois. Ils peuvent m'attaquer de tout côté. Je peux vite me retrouver cerné.
Ils jouèrent trois coups, concentrés.
- Vous avez heureusement quelques alliés.
- Je ne l'oublie pas, Norio-sama.
- Savez-vous contre qui vous jouez ?
- J'en apprends un peu plus chaque jour.
Ils jouèrent plusieurs coups. Mitsurugi ne connaissait que quelques rudiments du jeu. Il sentait bien que le vieux Norio jouait avec plusieurs coups d'adversaires.
- Vous n'avez pas démasqué votre adversaire. Vos adversaires, devrais-je dire.
- J'ignore combien ils sont en tout, dit Mitsurugi, qui découvrait soudain que le vieil homme avait bien caché son jeu -et que son combat remontait d'un coup dans les hautes sphères du pouvoir.
Ils jouèrent encore quelques coups. Norio fit la moue et dit :
- Vous êtes indéniablement meilleur dans la vie que sur le plateau.
- L'un me permettra d'apprendre l'autre plus tard.
- Sauf que dans la vie, nous sommes tous des pions. Le tout est de savoir qui vous entoure.
A ce moment, le vieux Norio emprisonnait un des pions stratégiques de Mitsurugi.
- Mon conseiller Tokan n'est pas non plus féru de ce jeu. Quel dommage... De mon temps, on ne méprisait ni la guerre ni le go... Aujourd'hui...
Mitsurugi finit de perdre en quelques coups.

- Nous savons, dit Norio, que bien des gens peuvent abuser des prérogatives que s'est octroyées le Gozoku.
- Le Gozoku est en soi une usurpation.
- Vous en avez après des gens qui veulent aller plus loin que le Gozoku...
- J'ignorais que vous saviez, murmura Mitsurugi.
- Je ne peux pas être seulement un vieux nostalgique, monsieur l'ambassadeur. Ma position m'oblige à regarder courageusement la réalité en face. A admettre donc qu'une cabale d'individus sans scrupule s'est formée pour s'attaquer à l'Empereur. Les Ancêtres ont voulu que vous deveniez l'adversaire direct de ces gens-là. J'aurais préféré ne pas vous en parler, mais plusieurs raisons m'y poussent. D'abord, la cour d'hiver se termine bientôt et l'occasion est trop belle pour eux de tenter une attaque directe. Et ensuite, moi, je ne suis qu'un vieil homme. Je peux mourir demain, n'importe quelle maladie bénigne m'emporterait. Il est de mon devoir de vous aider.

Depuis combien de temps le vieux Norio savait-il pour la conspiration ? Mitsurugi était presque sûr qu'il n'avait rien dit à son conseiller Tokan. C'était donc à un passage de flambeau qu'il l'avait invité. .
- A quoi êtes-vous prêt pour combattre ces conspirateurs, Mitsurugi ?
Sans même cligner des yeux, notre héros répondit :
- Je donnerais ma vie.
- Ce qui est difficile, ce n'est pas de donner sa vie. C'est de ne pas la donner en vain. De ne pas la sacrifier bêtement.
- Je ne mourrai pas sans emporter ces conspirateurs avec moi.
- Savez-vous qui ils sont ?
Mitsurugi ne répondit pas tout de suite. Devant n'importe qui d'autre, il aurait menti. Pas devant le vieux Norio, qui était comme une statue de la vertu, froide et hiératique.
- J'en... j'en connais quelques-uns, avoua Mitsurugi.
Le vieil homme ramassait les pions et les redisposait pour une nouvelle partie. Il attendait que notre héros parle.
- L'un d'eux vient d'être tué. Ce démon, Akuma... Quand il s'appelait encore Yasuki Kuma...
Il raconta en quelques mots l'histoire lamentable du prestigieux capitaine.
- Ses comparses lui ont sûrement déjà trouvé un remplaçant. Pour avoir fréquenté la famille Yasuki, je suis assez au courant du degré de corruption de cette famille...
- Racontez-moi.
Mitsurugi soupira :
- Ils sont comme une gangrène qui s'est logée dans le clan du Crabe, là où personne n'aurait idée d'aller chercher un vaste réseau de financement d'un coup d'Etat contre le trône d’Émeraude.
- Que pouvons-nous faire contre cela ?
- J'ai déjà pensé au moyen de s'attaquer à eux.
"Mais ce n'est pas comme s'attaquer à une forteresse, même bien gardée. L'ennemi n'est pas retranchée derrière des remparts. L'ennemi, ce sont quelques milliers de marchands présents dans toutes les villes, tous les quartiers, toutes les rues des terres du Crabe. Des gens du peuple, des anonymes, présents jusque dans les plus basses castes de la société. Un monde que nous les samurai ne connaissons pas. Un monde de manigances, de corruption lente et insidieuse. Ces gens sont comme des araignées tissant patiemment leur toile. Je l'ai bien vu quand j'étais à l'ambassade de la Cité de la Pieuvre.
"Ils s'appuient sur un pouvoir que nous ne connaissons pas : celui de l'argent. Un pouvoir qui achète des hommes armés, des familles, des témoins, qui corrode l'honneur comme la rouille sur le métal. Un pouvoir contre lequel, termina Mitsurugi, accablé par son propre récit, nos katanas ne peuvent rien.

Il était sincèrement désolé de l'avoir dit, mais c'était la vérité. Il leva les yeux vers Norio, qui avait une moue de dégoût mais n'avait pas tressailli. Lui qui ne fréquentait que les beaux jardins et les réceptions impériales, avait-il la moindre idée de la vie du peuple, des marchands, des mendiants, des rônins, des joueurs, que lui Mitsurugi avait connue ?

- Vous me peignez un tableau bien sombre, dit seulement le vieil homme. Mais continuez.
- Je vous ai dit ce que je savais.
- Vous m'avez parlé de la base de cette conspiration, de ses moyens d'approvisionnement et de financement. Mais pour tuer une hydre, il faut s'attaquer à la tête. A qui va cet argent ?
- Je l'ignore.
Le regard de Norio se fit plus dur :
- Vous savez des choses, Mitsurugi, j'en suis certain. Vous m'avez dit connaître plusieurs de ces conspirateurs. Est-ce que je me trompe ?
Notre héros se retrouvait comme le mauvais élève devant le maître.

- Mais je comprends votre réticence, Mitsurugi. Pour vous, je ne suis qu'un vieil homme. Comment pourrais-je bien vous aider dans votre combat ?
- Il ne s'agit absolument pas de cela, seigneur, je...
- Je crois savoir ce que vous pensez, monsieur l'ambassadeur. Depuis plusieurs mois, vous avez appris à vous méfier de tout le monde. Et plus la cour d'hiver avance, et plus vous comprenez que le cercle des gens honnêtes et loyaux est minuscule. Vous avez appris à vivre dans un monde de secrets et de trahisons. Vous n'avez jamais eu froid aux yeux -vous l'avez prouvé à de nombreuses reprises - mais vous comprenez de mieux en mieux que vous êtes seul face à des forces anonymes, des gens tapis dans des alcôves. Des gens contre qui le sabre, la plume ou la forfanterie ne peuvent rien.
"En somme, vous qui n'avez jamais fait un pas en arrière face à un monstre sorti de l'Outremonde, vous avez -à force de fréquenter la cour d'hiver- commencé à vous méfier de tout le monde. En un mot, vous avez appris à avoir peur.

Que répondre à cela ? Ce n'était de toute façon pas une question mais une affirmation. Mitsurugi ne dit rien. Il préféra encaisser le coup. Il avait déjà subi bien des choses mais jamais un coup comme celui-ci, dans le défaut de la cuirasse. Ce vieillard à la peau mince, aux mains fragiles, révélait l'équivalent chez les courtisans d'un vétéran de la Muraille.
- En ce moment-même, vous n'avez pu vous empêcher de concevoir ce soupçon, Mitsurugi : et si, moi aussi, je faisais partie de cette conspiration ?...

Mitsurugi déglutit :
- Voyons, c'est ridicule, seigneur jamais je n'aurais...
- Je n'ai pas de moyen de dissiper vos soupçons, je le sais bien. L'honnêteté n'est écrite sur le visage de personne. Et bien des crapules se composent des visages de vertueux dévôts.
"Du reste, je n'ai pas d'autorité en la matière pour vous contraindre à parler, et je ne veux pas user de contrainte sur vous. Cependant, je dois vous demander de me suivre, car cette conversation doit se poursuivre ailleurs.
De plus en plus interdit, Mitsurugi dit seulement :
- Où cela ?
- Au jardin d'hiver, monsieur l'ambassadeur. C'est l'Empereur en personne qui désire vous parler.
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23e Episode : Les fantômes - by Darth Nico - 28-07-2011, 02:51 PM
RE: 23e Episode : Théâtre d'ombres - by sdm - 31-07-2011, 03:46 PM
RE: 23e Episode : Théâtre d'ombres - by Darth Nico - 03-08-2011, 07:32 PM
RE: 23e Episode : Les fantômes - by sdm - 06-08-2011, 03:23 PM
RE: 23e Episode : Les fantômes - by Darth Nico - 06-08-2011, 04:19 PM
RE: 23e Episode : Les fantômes - by sdm - 06-08-2011, 05:10 PM
RE: 23e Episode : Les fantômes - by Darth Nico - 06-08-2011, 05:26 PM

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