05-09-2011, 10:52 AM
(This post was last modified: 06-09-2011, 10:41 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #18
L'évasion de Turov et Faivre fut remarquablement aisée. Ils montèrent dans le conduit d'aération grâce à une maigre échelle, puis passèrent entre les systèmes de chauffage et de ventilation. Ils s'aidaient chacun leur tour à grimper. Ils enjambaient les énormes tuyaux, trouvaient un autre conduit vertical, et remontaient étage après étage. Ils marchaient sur des grilles, sous lesquelles ils voyaient un couloir, les cellules, les matons occupés à leur ronde. Ils passèrent sous une cantine puis au-dessus de la salle des douches. Après une dernière cheminée, ils sentirent l'air frais, ouvrirent un sas et arrivèrent sur le toit. La tempête était partie : la nuit, le ciel, la cité, l'océan, tout paraissait apaisé, purifié, calme comme après une terrible colère. Les deux policiers se tapèrent dans les mains et s'enfuirent, hilares, comme deux larrons. Faivre envoya un bras d'honneur à un gardien qui faisait sa ronde, de l'autre côté du bâtiment noir.
- Allez, tirons-nous, Andréï !... On en aura fait de belles tous les deux, hein ! La guerre, la prison !...
- Attention ! murmure Turov.
Ils se plaquent au sol. Ils sont au bord du toit, près d'un tuyau de gouttière. Ce que Turov vient de voir, ce sont deux Scientistes, dans le jardin juste en-dessous. Ils attendent qu'ils passent. Ils les voient entrer dans le bâtiment du directeur. Puis ils envoient deux autres sur le toit d'en face.
- Que font-ils là, ces faces de croque-mort ? grogne Faivre.
- Des Scientistes à la Recouvrance, ça ne présage rien de bon, inspecteur.
- J'ai bien envie de les boucler... Viens, on va déjà les suivre...
Ce ne sont que deux silhouettes sur les toits en tôle ondulée ; les policiers les suivent à la lumière iodée des réverbères qui se diffuse dans la nuit. Les toits sont humides de brumes, les Scientistes avancent, et les deux policiers n'arrivent pas à gagner sur eux. Ils restent distants, ne se retournent jamais, montent et descendent sans arrêt.
- Ils ont de l'endurance pour des cadavres ambulants, geint Faivre.
- Je me demande où ils vont...
Faivre se retourne, il a cru entendre quelqu'un... Son pied dérape, il glisse. Turov le rattrape, juste avant qu'il ne se cogne contre une cheminée.
- Merde, merde, merde...
Faivre dit à Turov de le lâcher doucement, et il se laisse descendre contre la cheminée. Il s'y adosse pour se relever.
- Ils vont regretter de me faire faire des cascades, les deux trompe-la-mort...
Faivre vérifie son arme. Le brouillard s'épaissit, les halos des réverbères sont lointains, irréels. Il fait de plus en plus froid.
- On les a perdus, murmure Turov, d'un murmure qui se perd dans la brume.
- Quoi ?
Faivre remonte en vitesse le toit : il a juste le temps de voir deux tâches noirs absorbés dans un nuage.
L'inspecteur court, vise.
- Non, non ! lui crie Turov à voix basse.
Faivre, rageur, abaisse son arme.
- Pas la peine de faire un carton ! D'ailleurs, à cette distance impossible...
Faivre se résigne à ranger son arme. C'est le calme plat, pas un grain de vent. Les nuages stagnent sur la Cité. Viennent s'y mélanger les lourdes fumées d'usine, l'humidité des rues, la puanteur refoulée des profondeurs.
Faivre maugrée tandis qu'ils marchent au hasard dans les rues.
- On a l'air de quoi, maintenant ?
- Filons au quai !
- On est sur le chemin, mon vieux... On y va, à la Maison. J'ai juste les nerfs d'avoir laissé échapper les deux cousins de Morand...
Ils arrivèrent au quai après une marche dans des rues glacées. Le brouillard stagnait aussi autour du quai. Les rares cafés encore ouverts étaient noyées dans le flou.
Une voiture à cheval arrivait avec un commissaire et deux inspecteurs, suivis d'un fourgon blindé. Faivre et Turov passèrent derrière eux, pas très fiers. Turov éternua.
- On est trempés comme des soupes, dirent-ils au planton.
Celui-ci les salua, las et fatigué, engoncé dans son uniforme gorgé comme une éponge. Ils montèrent l'escalier vert-de-gris, retrouvèrent la lumière maladive des couloirs de la brigade des rues. Lanvin braquait une lampe sur le visage d'un suspect. On lui avait enlevé sa cravate, ses lacets. Peut-être allait-il finir tout nu face aux inspecteurs, dans le vilain bureau au parquet en bois plein de mégots et de chiures de mouches...
Faivre fit signe à son ancien collègue.
- Je suis occupé, mon vieux... En pleine nuit, je pensais pas être dérangé...
- C'est extrêmement grave...
Lanvin soupira, laissa son suspect à ses deux détectives et servit un café dans son bureau.
- Dites voir, vous avez fait la java toute la nuit ? Vous êtes trempés comme des soupes...
- On va t'expliquer, dit Faivre, mais le malheur, c'est qu'on n'a pas trop le temps !
- C'est urgent ! dit Turov. Maréchal a besoin de nous !
- Non ? Le grand Maréchal aurait besoin de deux toquards de première comme vous ? J'ai du mal à le croire !
- C'est pas des craques, insista Faivre. On revient de la Recouvrance.
Lanvin versa le café. Il tiqua au nom de Recouvrance.
- Vous vous êtes échappés de l'asile de dingues où on vous avait enfin enfermés ?
Faivre s'assit sur une des chaises raides de Lanvin. Ce dernier se mit d'une jambe sur le bureau.
- Je vous écoute.
Les deux policiers ne savaient plus trop par où commencer.
¤
Maréchal et Phonos arrivaient au premier étage.
- Et toi, tu n'es pas armé ? murmura le policier.
- Je n'ai pas besoin d'armes pour neutraliser mes adversaires...
- Les Scientistes ne vont pas sagement attendre que tu les hypnotises... Ils peuvent nous tomber dessus à n'importe quel moment...
Il n'y avait que quelques éclairages au premier sous-sol. Deux rangées de cellules dans un couloir nu. Elles étaient vides mais un panneau à l'entrée indiquait : "Orphelins, enfants abandonnés".
- Il n'y a personne ici. Ni patients, ni personnel.
- Cet asile n'a pas encore ouvert, souffla Antiphon. Mais il sera organisé bien plus rationnellement, par étage.
- SANITATION modernise ses institutions...
Un panneau indiquait que l'accueil général des patients se faisait à l'étage d'en-dessous. La cage d'ascenseur béante descendait encore trois étages. Maréchal regarda, sans trouver d'échelle ou de câble pour descendre plus vite.
Ils reprirent l'escalier et arrivèrent devant une grande cage de verre dans laquelle était aménagé l'accueil. Ils firent le tour de l'étage, découvrirent une salle de traitement pour les "débauchés et lubriques". Les installations n'étaient pas encore fonctionnels mais on devinait de quoi il s'agissait : de grandes cuves et des systèmes de jets d'eau, pour soigner les malades à l'eau froide. De grandes souffleries pourraient bientôt envoyer de l'air très frais.
- S'il faut soigner ici tous les alcooliques, les accros et les obsédés sexuels de la Cité, dit Antiphon, ils vont vite refuser du monde.
- Ils feraient mieux d'interner tout le monde, ricana Maréchal.
L'étage suivant était prévu pour soigner anorexies et boulimies. Pour les premiers, des sièges où les patients seraient attachés et mécaniquement nourris ; également des bains nutritifs ; pour les seconds, des cellules isolées avec un régime drastique et des injections destinées à les dégoûter de certaines nourritures sélectionnées.
Le quatrième étage était réservé aux pathologies liées à l'argent, pingrerie et acheteurs frénétiques. Le panneau derrière l'accueil précisait : "Surendettement, joueurs compulsifs, avarices nuisant à l'intérêt des familles, des commerces et de l'industrie".
Les deux hommes jetèrent un oeil aux installations, fascinés de découvrir les outils de la science de demain, celle de la thérapie rationalisée et précisément adaptée aux patients. Un chromatographe indiquait le fonctionnement de l'étage.
Il s'agissait de mettre en relations pingres et dispendieux, en les obligeant à modérer leurs dépenses et leurs recettes, de manière à pouvoir s'acheter collectivement de quoi manger. Ceux qui ne parvenaient pas à l'équilibre ne seraient pas nourris correctement.
- Dites, c'est presque une cité socialiste ici, dit Antiphon. Gestion collective de l'économie !
Maréchal, d'abord intéressé, se sentait maintenant rebuté par ces systèmes de guérison trop bien pensés. Il prit l'escalier en disant à Antiphon de se dépêcher.
- -5, souffla le policier, dont la voix trouvait de l'écho.
Il entendit des ricanements venus d'une cellule. Antiphon sortait de l'escalier :
- Vous avez entendu ?
- Il doit y avoir déjà des patients ici.
Ils étaient au niveau réservé aux violents et aux meurtriers irresponsables de leurs actes. Les installations ressemblaient à celle du -2, avec des cuves, des jets d'eaux et souffleries, mais il y avait en plus des installations électriques reliées à de lourds sièges, avec des casques métalliques et divers instruments qui pouvaient évoquer autant une séance de dentiste que de torture. Le bout du couloir était un quartier de haute sécurité, avec des portes et des cloisons renforcées. Plusieurs chromatographes contenaient des enregistrements de sons apaisants et de voix monotones, pour inculquer des idées lénifiantes aux patients.
- C'est ici qu'il faudrait vous mettre, Antiphon... Ce casque vous irait à ravir...
- Et les flics, on les met où, hein ? Il faut quelle pathologie pour devenir un bon chienchien des bourgeois ?...
- Bien dit, mon pote...
Les deux hommes se retournèrent. Un vieillard était enfermé derrière les barreaux.
- Hé, entre nous, on n'a pas souvent de la visite... Vous n'avez pas des tronches de médecins, alors vous êtes qui ?
- On vient te sortir de là, dit Antiphon.
- Tu t'avances un peu, dit Maréchal. Moi, je viens juste chercher mes hommes, pas ouvrir la porte à tous ceux qu'on a enfermés ici.
- Vous ne voyez pas que cet endroit est juste un bâtiment pour la torture sous toutes ses formes ?
- Aux dernières nouvelles, on y guérit des malades...
- Ton pote a raison, ricana le vieux. Moi je ferai plus de vieux os. Après des années passées dans le vieux bâtiment - peut-être bien vingt ans - ils m'ont mis dans les premiers ici. Je suis un privilégié, je découvre avant tout le monde !... Mais c'est vrai que les mecs qui nous gardent sont aussi frappadingues que nous, tu vois...
- Ce sont les Scientistes ?
- Certains, ouais, viennent, mais pas que... Beaucoup sont juste des mecs normaux, comme toi et moi, tu vois... Sauf qu'ils aiment bien entendre hurler les gens. Moi, depuis le temps, je sens plus bien grand'chose...
- Tu as fait quoi pour arriver ici ? demanda Antiphon.
- Paraîtrait que j'ai tué un juge...
- Bon débarras !
- Bon, c'est fini ? dit Maréchal.
- Il serait pas des cognes, ton copain ?
- Ouais...
- Pourquoi que tu traînes avec lui alors ?
- Parce qu'il est du bon côté du flingue...
- Ah bon, dit le vieillard, sans trop comprendre, mais en ricanant pour le cacher. Ecoute, un bon tuyau : il y a du monde aux étages en-dessous, à ce que j'ai compris. Et du joli monde, hein ! Vous allez pas être déçus, va ! Nous autres, des premiers étages, on est juste des marioles, des types qui savent pas se contrôler... Tu vois, des types qui cognent pour un oui ou pour un non... Est-ce que j'ai voulu le tuer ce juge, moi ? Je sais pas... Eux disent que non... Faut croire que c'est une raison de me garder ici pendant vingt ans, hein...
- Bon, abrège, dit Maréchal. Qui se trouve en-dessous ?
- Les vrais durs, mon poulet... Les coriaces, les vrais cinglés. Ceux qui tuent et qui aiment ça. Ceux qui font ça exprès, tu vois... Les mecs qui aiment tripoter les gosses, tu vois. Et puis aussi ceux qui n'ont pas été trop d'accord avec leur percepteur ou leur patron. Les réfractaires, les syndicalistes, quoi...
- Ces salopards enferment les dissidents politiques comme si c'était des aliénés...
- Ah, parce qu'il y a une différence ? fit Maréchal.
- On va aller y voir, dit Antiphon. Et demain, je réunirai des camarades pour prendre d'assaut ce bâtiment, et enfermer les vrais criminels, les dirigeants et le personnel !
- Ben voyons ! dit Maréchal. Et vous les ferez garder par qui ? Par les patients actuels ?
- Pourquoi pas ? Au moins, on remettrait les choses à l'endroit ! Et ensuite, on mettrait les patrons au turbin, pendant que les ouvriers iraient se la couler douce au casino !
- Bon, je suis passionné par la politique, comme tu t'en doutes, dit Maréchal, mais là, j'ai des collègues à aider. Alors on va se dépêcher !
- Pas de chance, mon pote, dit le vieillard, d'être tombé sur un gars comme ça...
- Tout le monde peut changer... Lui aussi...
Maréchal s'engagea dans le couloir en répétant : "c'est ça, c'est ça..."
- Que je t'explique, dit le vieillard, il faut aller au bout du couloir. Là tu verras, il y a un canal qui traverse... Une évacuation d’égouts. Normalement, après, il faudra un gardien, mais pour le moment, tu peux utiliser le levier toi-même pour abaisser une passerelle. Tu traverses et ensuite, tu peux continuer vers le sixième.
- Merci. Je reviens te sortir de là en remontant, promis.
- Ouais, ouais, c'est ça...
Maréchal avait déjà trouvé le mécanisme. Il vit que le couloir continuait, jusqu'à une baie vitrée, s'ouvrant sur une plateforme à ciel ouvert. Un ballon-taxi pouvait s'y poser. La tempête était encore violente, aussi Maréchal ne mit pas le nez dehors. A l'entrée de l'escalier, un nouveau plan général, détaillant l'organisation des sous-sols suivants. Il y avait également un chromatographe. Maréchal le consulta.
- A tous les coups, ils ont mis Turov et Faivre au -9, dit l'inspecteur.
Antiphon lut à l'écran et comprit pourquoi :
"-6 : Réhabilitation sociale. Prisonniers repentis en phase de réhabilitation, prisonniers du Château en fin de peine.
Micro-cité pour retour progressif à une vie normale : commerces, logements. Endroit sévèrement gardé de l'extérieur, car les occupants y jouissent d'une certaine liberté. (Suivaient les consignes particulières de sécurité liées à l'endroit).
Egalement : penseurs et idéologues, enfermés pour déviation vis-à-vis de la Concorde Sociale. Programmes innovateurs pour réinculquer les règles de base de la vie sociale.
-7 : Prévention criminelle. Meurtriers en puissance, candidats au suicide, citoyens ayant exprimé leur mécontentement de la Concorde Sociale, écrivains et artistes condamnés pour des oeuvres pornographiques, appelant au meurtre, à l'inceste etc.
-8 : Parasites sociaux. Gourous, charlatans, cartomanciens, pique-assiettes, escrocs mondains etc. Egalement : délateurs, menteurs, maîtres chanteurs. etc.
Tous ceux qui ont dévié de la raison et introduisent l'irrationnel dans la Cité.
Grand étage circulaire, divisé en dix sections concentriques. Les occupants sont enfermés en isolement dans des culs-de-basse-fosse, pour réfléchir à leur parasitisme social.
-9 : Réfractaires graves envers la Concorde Sociale. Patients des autres étages refusant de se laisser soigner. Traitement en isolation complète."
- On dirait que le huitième a été fait pour vous, dit Maréchal.
- Quand on aura pris ce bâtiment, on le détruira, et on ne laissera qu'un étage pour les flics, les juges et les patrons...
- Bon, on va se presser un peu, hein... On file directement au neuvième, plus le temps de jouer les touristes !