09-09-2011, 06:25 PM
(This post was last modified: 10-09-2011, 03:58 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #18
Morand reprit conscience. Il était allongé dans une cellule, avec comme seule vue la mauvaise ampoule au plafond et des murs matelassés. Il se leva, surpris. Pas effrayé, car un Scientiste ne peut se permettre une réaction physiologique et musculaire si indigne, mais tout de même mal à l'aise.
Il était parti chercher un café pour l'inspecteur Maréchal, en mettant d'ailleurs de côté les critiques qu'il aurait pu faire contre cette boisson excitante, assimilable à une drogue.
Il trouva la porte, tapa. Il poussa : elle s'ouvrit. Il entra dans une pièce exiguë, avec quatre Docteurs classe Kta, de la branche de l'esprit.
- Vous êtes réveillé, Morand ?
C'était son père, le professeur Vinsler, qui surveillait avec ses confrères un écran de surveillance chromatographique. Morand craignait toujours, à son âge, cet homme qui avait choisi d'engendrer. C'était rare et pas toujours bien approuvé par la Fondation. Morand savait qu'il serait toujours en position d'infériorité face à son géniteur, qu'il ne pourrait pas parler en sa présence sans en avoir l'autorisation, qu'il serait toujours moins considéré que son vrai rang par les autres frères.
- Êtes-vous parfaitement lucide ?
- Oui, je crois, dit Morand, qui voyait encore trouble.
Les quatre frères regardaient le chromatographe.
- Venez voir...
On lui laissa de la place. Il vit à l'écran Maréchal qui descendait le dernier escalier.
- Qui est avec lui ?
- Antisthène Phonos.
- Le, le Prince Paon ?
- Oui, dit son père.
- Que font-ils ?
- Ils vont au neuvième.
- Mais où sommes-nous ici ?
- Dans le poste de surveillance du nouvel asile. C'est nous qui sommes en charge des traitements spécialisés, étage par étage.
- Je l'ignorais complètement.
- Ce n'était pas à votre niveau d'initiation que vous pouviez le savoir, Morand. Sachez que votre supérieur s'est allié à ce dégénéré des Phonos. Ils ont pénétré dans la nouvelle Recouvrance sans autorisation. Ils ont vu nos installations et vont percer à jour le secret du dernier sous-sol.
- Pourquoi ne pas les avoir empêchés ?
Les quatre frères toisèrent Morand avec sévérité. Le jeune détective baissa les yeux.
- Nous allons les arrêter au moment où ils pénétreront au neuvième. Suite à quoi, nous effacerons de leur mémoire ce qu'ils ont vu.
- Je crois que l'inspecteur cherche à arrêter Phonos.
- Pourquoi ne l'a-t-il pas déjà fait alors ?...
- Où sont Turov et Faivre ?
- Vous les nommez bien familièrement, Morand. Auriez-vous commencé à vous attacher à eux ?
- Non, bien sûr que non. Ce sont juste des collègues.
- Vous avez été affecté à la Brigade Spéciale pour y collecter des renseignements, pas pour vous prendre pour un véritable policier, Morand.
- Bien sûr que non.
- Vous êtes beaucoup en empathie.
- Je vous promets de refouler bien vite ces marques de sympathies.
- Cela vaudrait mieux, et au plus vite. Il sera peut-être bon de vous mettre en traitement Löerg-Vanstra pendant quelques temps.
- Non, non, je vous assure que ce ne sera pas nécessaire. Je m'enquérais du sort des policiers par curiosité.
- Il est clair, dit Vinsler, qu'ils ne peuvent pas ressortir de la nouvelle Recouvrance. Ils seront confinés au neuvième, le temps d'oublier. Maréchal surtout, dont les connaissances et l'intelligence sont bien supérieures à ce qui est requis pour un simple fonctionnaire de grade B. Il n'est pas normal qu'il ait développé une telle autonomie de jugement.
- Non, bien sûr que non, admit Morand. Il est trop malin pour son grade, c'est vrai.
- ADMINISTRATION n'a pas besoin de génies, mais de fonctionnaires dévoués et efficaces. Or, le génie, vous le savez Morand, nuit à l'activité mécanique. Le surdéveloppement du cortex finit par produire des individus trop fiers, trop ironiques envers les règles de la vie en société. Des individus tantôt paresseux, tantôt zélés, selon leurs caprices.
- Oui, bien sûr, c'est tout à fait l'inspecteur Maréchal.
- Et vos rapports sur l'inspecteur Faivre ne nous ont pas non plus rassurés sur l'état de cette branche de SÛRETÉ.
- L'inspecteur Faivre souffre de tares très graves.
- D'où excès de souffrances, glapit un des Docteurs. D'où excès de conscience ! D'où excès de réflexion ! D'où les doutes, les hésitations ! Et l'individu devient trop autonome ! Il se pose des questions sur lui, sur la vie...
- C'est inacceptable, finit un autre.
- Ah oui, c'est tout à fait l'inspecteur Faivre. Il boit trop, parle, pense trop, agit trop.
- Suractivité émotionnelle, musculaire et affective ! L'individu s'épuise et perd toute discipline, dit un troisième Docteur.
- De même, dit le professeur Vinsler, le détective Turov a été exposé à un taux de temporite absolument terrifiant. Il faut y remédier très vite ! Très vite !
- Ou bien c'est la dégénérescence assurée, dit le deuxième docteur. La contagion, la pandémie !
- Ah oui, bien sûr, dit Morand.
Le jeune homme transpirait. Il avait approuvé tout ce qui s'était dit mais le malaise ne se dissipait pas. Il trouvait cruel de voir enfermés tous ses collègues. Ils étaient venus dans la Recouvrance pour l'enquête ! Pour arrêter les Phonos !
- C'est injuste ! s'exclama Morand. Injuste !
C'était sorti tout seul ! Comme un cri longtemps retenu et qui s'échappait enfin !
Il vit les quatre Docteurs se retourner comme des statues de marbre pivotant sur leur socle. Ils lui parurent démesurés, écrasants.
- Que dites-vous, jeune homme ?
- Je dis que c'est injuste ! Vous ne pouvez pas ! Non, vous ne pouvez pas !
Morand prit la première porte venu et s'enfuit, courant comme il n'avait jamais couru, fou de peur, de liberté, respirant pour la première fois de sa vie ! Il allait trouver Maréchal et les autres, les aider à sortir ! Se comporter non seulement comme un policier courageux mais comme un vrai membre de choc de la Brigade Spéciale !
Etre à la hauteur des autres ! Montrer qu'il n'avait peur de rien !
Il se demandait si on le poursuivait.
Apparemment, non.
Il poussa une autre porte, courut, haleta et se cogna contre une colonne.
Des gens qui lui faisaient sévèrement :
- Chut !
Il entendait un orchestre à corde lointain. Il était dans un couloir du musée de peintures de la Cité, en haut du grand escalier, au deuxième étage. De vieilles dames avec des lunettes roses et de grands cheveux mauves vaporeux observaient l'entrejambe de statues d'athlètes.
- Celui-ci me rappelle mon premier mari, qui était vigoureux mais a fini par se gâter la santé à force de boire.
- Entre nous, il me rappelle mon deuxième amant, qui était un étalon inépuisable. Ce cochon en avait des trois ou quatre fois d'affilée...
- Ce sont les hommes, ma chère.
Morand s'approcha poliment :
- Pardon, mesdames...
- Chut, nous sommes occupées. Vous ne voyez pas, jeune homme ?
Le gardien s'approchait. Il était dans la force de l'âge, arborait de gros favoris et des lunettes à double foyer :
- Un problème, mesdames ?
- C'est ce jeune homme qui veut s'inviter chez nous à prendre le thé.
- Mais pas du tout, dit Morand.
- Allons, allons, jeune homme, vous êtes un peu jeune pour accompagner les vieilles dames, non ?
Morand partit en courant. Il traversa le département des peintures d'écorchés, puis la galerie des miroirs rococo. Il entra dans l'exposition d'art antique, avec les motifs délirants d'avant l'ouverture des Portes d'Airain, des bas-reliefs sculptés par les survivants d'une expédition polaire ayant affirmé avoir rencontré une race supérieure dans une île arctique.
Le sol était ciré ; par la grande verrière du toit tombait une lumière blafarde, venue d'une serre tropicale -dont Morand ne se souvenait pas qu'elle était au-dessus du musée. Un conférencier dissertait sur les techniques mises au point par le peintre Karski pendant sa période grise.
Un autre guide poursuivait, d'une voix monotone, traînant derrière lui un groupe de retraités :
- Et voici maintenant de superbes poteries domestiques du siècle dernier... Admirez en particulier...
- Je déteste la poterie ! cria Morand.
Il prit les vases anciens et entreprit de les jeter par terre ! Le groupe hurla en choeur et s'éparpilla comme une bande d'oies affolées.
Les vigiles se précipitèrent sur lui, alors qu'il en avait brisé trois et qu'il piétinait les restes du dernier.
- Tiens, tiens et tiens !...
Il reprit sa course folle, dans la galerie des mannequins de cabaret, section des travestis. Les vigiles lui criaient d'arrêter. Morand dit que c'était injuste. Il vit des flammes au bout du couloir, puis le sol se déroba sous ses pieds, et il tomba dans une eau glacée.
Il se sentit enserré dans une combinaison de caoutchouc. Ses cris étaient étouffés par un masque intégrale, ses mouvements empêchés par une armature métallique. Morand demandait pardon à son père, mais il n'était déjà plus sûr d'avoir vu son père.
¤
Après bien des explications, Lanvin accepta de prendre d'assaut la Recouvrance. Il alla chercher des renforts chez les Pandores. Les hommes mirent leurs gilets renforcés, leurs gros manteaux, passèrent prendre fusils, grenades lacrymogènes et matraques.
- Trois voitures, dit Lanvin, c'est tout ce que je peux faire.
Trois voitures, soit dix-huit hommes, à six bien serrés par voiture. Faivre approuva.
- On va démonter cet asile pierre par pierre. Je suis sûr que Maréchal et Morand sont prisonniers à l'intérieur. Maréchal, je ne m'inquiète pas trop, mais Morand, avec sa constitution fragile, il ne pourra rien faire seul.
Les cochers claquèrent du fouet. Les hommes se serraient sur les mauvais sièges, dans ces voitures puantes et humides, où on n'avait pas la place de laisser dépasser sa moustache !
- J'espère que tu es sûr de ton coup, dit Lanvin.
- C'est des dingues, là-dedans ! dit Faivre. Et en plus, on tient les Phonos et les Obre-Ignisses.
Faivre raconta une seconde fois l'histoire du sosie de Phonos.
- C'est sûr que certains manigancent des trucs pas clairs, admit Lanvin.
Ils arrivaient à la Recouvrance.
- On a de la chance que la tempête se soit rapidement arrêtée, dit Lanvin. Sans quoi, on en aurait bavé ce soir.
- Ouais, c'est sûr, dit Turov.
Les voitures s'arrêtèrent brusquement devant le grand parc de la Recouvrance ; les hommes s'alignèrent devant la grille. Lanvin prit son sifflet et lança le signal de l'assaut.
- On n'a pas le temps de faire dans le détail, hein...
Les Pandores piétinèrent le jardin de leurs gros godillots. Ils entrèrent dans le bâtiment d'accueil, virent aussitôt la porte entrouverte du bureau du directeur, et constatèrent les dégâts à l'intérieur : tout le mobilier retourné et renversé. Ils trouvèrent le passage secret ouvert.
Faivre s'y précipita avec Turov. Lanvin donna l'ordre de suivre. Ils virent le panneau, la cage d'ascenseur béante. Faivre, de plus en plus fébrile, prit l'escalier.
- Tu sais où tu vas ? lui cria Lanvin.
- Il faut fouiller partout !
Faivre et Turov traversèrent les étages. Lanvin rechigna mais ordonna à ses hommes, finalement, de suivre le mouvement.
Faivre transpirait. Les murs se rapprochaient de lui à chaque étage et les couloirs étaient de plus en plus penchés, autant selon l'horizontale que la verticale.
- Par ici ! Par ici !
- Faivre, où es-tu ?
- Je suis au 6e ! C'est horrible... Toutes ces cuves ! Ces machines...
- On descend mais attends-nous ! criait Lanvin.
Les Pandores traversaient le canal d’égout à pied.
Faivre courait, attiré vers le bas.
- J'arrive, j'arrive...
Turov le suivait, docile, mais ne comprenait pas où cela menait.
- Nous y sommes, nous y sommes...
Ils passaient le huitième et descendaient vers le dernier étage, avec une grille au bout du couloir, des cris de patients. Le couloir était inondé, on en avait jusqu'aux chevilles, et le niveau montait !
- Vite, Turov, vite !
Faivre courait tant qu'il pouvait mais l'eau montait ; il trébucha, s'étala dans l'eau, et se sentit d'un coup aspiré vers le fond. Incapable de remonter, il fut soudain pris à la gorge. Il n'entendit plus qu'un long silence, ses cris étouffés, enserré dans une combinaison de caoutchouc. Des câbles et des bras mécaniques le tenaient immobiles. Il hurla de désespoir. On descendait deux personnes autour de lui, dans les mêmes combinaisons étanches. On les plongeait de force dans une cuve. Asphyxié, Faivre eut le temps de réaliser, avant de perdre connaissance, qu'il n'était jamais sorti de l'asile. La rencontre avec le faux Antiphon n'était qu'une hallucination, de même que l'évasion. Il n'y avait personne, ni Lanvin, ni aucun Pandore, juste l'écho du fond de la Recouvrance, répercutant le bruit des moteurs et verrins qui les manoeuvraient, lui et les deux autres.
¤
Maréchal prit son temps pour descendre le dernier escalier. Il entendait des grondements de moteurs, de l'eau qui éclabousse. Il arma son revolver, fit passer Antiphon devant lui.
- Que craignez-vous, inspecteur ? C'est tout vide...
- Pas si vide que ça, non... Il y a du monde à cet étage.
Maréchal épiait, pris d'un pressentiment oppressant.
- Je ne comprends pas votre méfiance...
- Je ne sais pas à quoi tu joues, Phonos, mais je vais vite le découvrir. Avance un peu plus vite. Ouvre cette grille.
- D'accord, d'accord... Vous voulez que je lève les mains aussi ?
- Laisse-les bien en vue.
L'illusionniste ouvrit la grille, qui n'était pas cadenassée. Elle pivota en silence dans ses gonds.
- Tout est neuf ici, bien huilé.
Ils arrivèrent dans une pièce circulaire, éclairée par la verrière du plafond, par où pénétrait la lumière bleue du clair de Forge. Douze bassins étaient disposés autour de la pièce, avec pour chacun un système de treuillage.
- Reste bien en vue au milieu de la pièce, dit Maréchal. Qu'est-ce qu'il y a dans ces cuves ?
- Est-ce que je le sais, moi ?
Maréchal se souvint du descriptif de ce niveau :
"-9 : Réfractaires graves envers la Concorde Sociale. Patients des autres étages refusant de se laisser soigner. Traitement en isolation complète."
Il vit des systèmes mécaniques et informatiques près de chaque bassin. Il s'approcha du plus proche de l'entrée : un chromatographe affichait plusieurs données vitales. Maréchal frémit : il y avait un corps dans ce bassin !
Le pouls, la respiration, la circulation sanguine étaient réguliers.
- Où sommes-nous ? demanda Maréchal.
- Où il fallait aller, inspecteur... Au fond des choses...
- Où sont les Scientistes dans ce cas ?
Maréchal regarda les bassins suivants, en jetant régulièrement un oeil à Phonos. Il restait bien au centre de la pièce, pendant que l'inspecteur faisait le tour de la pièce. Il eut un sursaut de répulsion en voyant un panneau au-dessus du cinquième bassin en partant de l'entrée : Morand Vinsler !
Maréchal se tourna brusquement vers Antiphon et cria :
- Que passe-t-il ici, Phonos ?
Il vit que l'autre ne pouvait retenir un sourire.
- Je ne sais pas, inspecteur, c'est vous le policier...
Maréchal se pencha sur le bassin : il ne distinguait qu'une silhouette en combinaison intégrale, maintenue dans l'eau par une cage. L'inspecteur passa aux deux suivantes, et vit les noms de Faivre et Turov.
- Salopard, murmura Maréchal.
Il pointa fermement Antiphon :
- A genoux, à genoux !
Phonos obéit.
- Les mains sur la tête !...
Maréchal, haineux, lui ordonna de s'expliquer.
- Sinon je te coule moi-même dans un des bassins !
- La douleur vous égare, inspecteur...
Maréchal fit allonger Phonos et retourna voir les bassins. Les systèmes de survie de ses trois collègues étaient réguliers.
Phonos était pris d'un rire irrépressible. Il était pris de convulsions. Maréchal courut à lui et lui pointa le revolver sur la tempe :
- Parle...
- Vos collègues ont cru sortir d'ici ! Ils se sont crus libres ! Mais ils sont comme nous tous, emprisonnés !
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- La Cité n'est qu'un gigantesque asile de fous !
- Ne prends pas ton cas pour une généralité, Phonos... C'est toi qui les a hypnotisés ?...
- Trop facile, trop facile, inspecteur ! Je les ai surpris au neuvième étage de l'ancien asile, quand vous étiez sur le chromato de la 219. Et j'ai surpris votre Scientiste quand il est parti vous chercher du café ! Et quand vous êtes parti, je vous ai assommé ! Trop facile !
- Comment connais-tu si bien cet établissement ?
- Confessions de plusieurs infirmiers d'abord ! Et le travail de Continus aussi, qui m'a beaucoup renseigné, et m'a aidé à découvrir la nouvelle Recouvrance ! Fabuleux, non ?
- Fabuleux plan, oui... Mais pas autant que les gens qui ont fabriqué cet asile...
Maréchal entendit des pas venus du couloir. Il pointa son arme vers la grille, se releva lentement.
- Sortez de là !
Phonos se releva et lui sauta dessus. Il l'attrapa à la gorge, les deux hommes roulèrent à a terre. Maréchal eut le dessous. Antiphon le plaquait à la terre en lui tenant la gorge sous le bras.
- Je te hais ! Je te hais ! hurla Phonos.
Maréchal ne pouvait pas articuler ; il luttait pour respirer.
- Tous tes collègues, et Mélian, et les filles, et les autres, ils ont tous cédé ! Même les plus récalcitrants ont été conquis par mes visions !... Et toi, rien, rien !... Tu n'as jamais cédé ! C'est à peine si tu as senti que j'essayais de t'hypnotiser.
Maréchal ne put quand même retenir un sourire. Pour un peu, il aurait remercié les mânes de Heindrich, pour être allé à bonne école.
- Tes tours de passe-passe ne peuvent rien sur moi !
- Qui es-tu ? Qui es-tu pour me résister !
Phonos desserra son étreinte.
- Il n'y a pas de Scientistes, hein, Antiphon... Tes Stalytes, ce sont des craques bien sûr... Des chimères...
- Non, c'est faux ! Les Stalytes sont parmi nous !
- Tu as eu du culot de m'amener ici, d'utiliser cet asile pas encore ouvert, d'apprendre à utiliser les machines...
- Les infirmiers m'ont tout appris docilement ! Trop facile !
La grille s'ouvrit et un coup de feu retentit. De peur, Phonos lâcha le revolver. Un homme en pardessus de fourrure entrait, un petit chapeau melon sur la tête. Des moustaches raides, un gros pistolet à la main :
- Relève-toi donc, Phonos...
Il obéit. Maréchal desserra sa cravate et attendit un peu pour se relever :
- Monsieur Jonson, quel plaisir...
L'agent d'OBSIDIENNE avançait doucement :
- J'attendais depuis quelques minutes à la grille, sûr que monsieur Phonos avouerait avant peu.
- Vous ne vous êtes pas dit qu'il pourrait aussi m'abattre, Jonson ?
- Ce sont les risques du métier... Allons, Phonos, à genoux maintenant. Vous allez gentiment passer ces menottes et me renvoyer la clef.
Il lui envoya les fers. Phonos, humilié, haineux, obtempéra :
- Voilà un citoyen bien coopératif, approuva Jonson.
- Je peux savoir ce que vous faites ici ? demanda Maréchal.
- Je passe les menottes à un criminel, inspecteur. Idée qui ne vous est pas venue, apparemment...
Maréchal se massait la gorge et les épaules.
- Qu'est-ce que c'est que tout cela, Jonson ?... Ces installations ?...
Maréchal le regardait avec un mélange de peur, de dégoût, de mépris.
- OBSIDIENNE est au courant de ces traitements ? Isolation complète ?... Privations de sens ?...
- Il faut ce qu'il faut pour réprimer l'insubordination, inspecteur. Pour remettre les récalcitrants dans le droit chemin.
- C'est cela la justice et la liberté, pour vous ?... C'est quoi votre définition de récalcitrant au juste ? C'est toute personne qui vous déplaît ?
- Vous raisonnez beaucoup trop pour un fonctionnaire de grade B, inspecteur. Vous semblez oublier une chose, c'est que vous et moi ne sommes que des rouages d'ADMINISTRATION, la machine la plus complexe et la plus intelligente de l'Univers. Nous sommes des exécutants, pas des instances de direction.
- Parlez pour moi, Jonson. Vous, vous m'avez l'air de tirer bien des ficelles. C'est quoi au juste les attributions d'OBSIDIENNE ?...
- Je me demande s'il est bon de continuer à faire exister cette Brigade Spéciale. Le contact avec les phénomènes anormaux de notre Cité ont fini par vous déstabiliser.
- Vous suggérez quoi ? Un petit traitement-maison ?
- Je me pose la question. Mais cela me regarde. Moi, pour le moment, je suis venu chercher Antiphon, pour qu'il soit jugé. Que Mélian ait droit à un procès équitable...
Des infirmiers arrivaient.
- Messieurs, dit Jonson, toujours en pointant Antiphon, nous vous confions la charge d'un nouveau patient.
- Je veux qu'on fasse sortir mes hommes immédiatement ! fit Maréchal.
Il récupéra son arme à terre et la mit dans sa poche.
- Ça va, dit Jonson, on va s'occuper d'eux.
- Non, tout de suite.
L'inspecteur sortit sa plaque, la montra aux infirmiers :
- SÛRETÉ, cet homme, Phonos, s'est emparé de vos installations et a emprisonné mes collègues...
Les infirmiers préférèrent obéir. On fit remonter avec les treuils les trois policiers, emprisonnés dans les combinaisons étanches. On les allongea, on les débrancha et on ouvrit leurs combinaisons.
- Poussez-vous, dit Maréchal, furieux.
Il finit d'arracher complètement les masques et les cagoules. Faivre, Turov et Vinsler dormaient encore. C'est Faivre qui se réveilla le premier, pris d'une violente quinte de toux. Il se tordit en deux, se mit à genoux, et se releva d'un coup, encore titubant, secoué par un mauvais hoquet.
Puis il se rassit. Turov et Vinsler sortaient du "coltard" à leur tour.
Deux nouveaux infirmiers arrivaient au pas de course avec une trousse de secours et des civières repliées.
- On va leur faire une prise de sang et leur injecter un remontant...
- Faites-leur avant tout un café bien noir, dit Maréchal.
Antiphon avait été ceinturé et placé d'office dans une camisole. Il était résigné, silencieux. Jonson rangea son arme et alluma une cigarette.
- Tout va pour le mieux, donc ? dit Maréchal.
- Exactement, inspecteur. Pensez à Mélian. C'est pour lui que nous travaillons.
L'inspecteur s'étonnait d'entendre le fonctionnaire d'OBSIDIENNE si soucieux d'assurer à un individu lambda un procès équitable. Il ne fit pas de remarques, plus occupé par l'état de santé de ses hommes. Turov fut vite sur pied :
- J'ai l'impression d'avoir rêvé pendant un mois, dit-il, encore étourdi.
Morand restait assis sur le bord de son bassin, mélancolique.
- Vous allez bien, détective ?
- Oui, oui, dit-il tristement.
Il avait voulu voler au secours de ses collègues ! Il s'était enfui héroïquement ! Il s'était rebellé ! Et c'était du flan !
- Vous avez bien travaillé, Vinsler.
- Merci...
Faivre se tenait la tête entre les mains :
- C'est pas possible, c'est pas possible... J'ai vu le sosie, il existe vraiment... Je l'ai vu, je lui ai parlé... Les Phonos sont coupables.
- On les aura un jour, dit Maréchal. Mais pour le moment, nous n'avons pas de preuve.
- Et s'ils étaient, murmura Faivre, de mèche avec "lui" ?
Il désignait Jonson. Maréchal fit un petit hochement de tête d'approbation. Il y pensait aussi. Il signifia à Faivre qu'il fallait être patient.
L'inspecteur approcha de Phonos, agenouillé, enserré dans sa camisole.
- Tu as des choses à nous dire, toi...
- Tiens donc... Et si je préfère me taire ?
- Cela ne change rien. Nous avons toutes les charges contre toi.
Maréchal vit alors que la camisole n'était pas attachée. Il n'eut pas le temps de réagir que Phonos l'attrapait, prenait son arme dans sa poche et lui pointait sur la tempe.
- Personne ne bouge !
Jonson allait sortir son arme, mais Phonos tira. La balle frappa devant les pieds du fonctionnaire :
- A genoux, ordure ! Mains sur la tête ! Les autres aussi !
Jonson obéit et dit aux policiers et infirmiers de faire de même.
- Tiens, tiens ! J'aime mieux comme ça !
Maréchal comprit que Phonos avait réussi à hypnotiser un infirmier, qui avait mal attaché la camisole.
- Tu espères quoi ? lui souffla-t-il.
- Tais-toi ! Toi et moi on va se promener !
- Tu n'as aucune chance, cria Jonson.
Phonos lui tira dessus. L'agent d'OBSIDIENNE partit à la renverse.
- Ah, j'aime ça ! Oui j'aime ça ! Me payer une pourriture comme lui ! Tu n'aimes pas Maréchal !
- Tu comptes aller où ?
Phonos entraînait Maréchal vers la grille.
- Personne ne bouge ! Je tire ! Je vous abats tous comme du gibier !
Faivre, écumant, rageait. Morand aussi, d'être impuissant.
La grille passée, Antiphon frappa Maréchal et s'enfuit seul. L'inspecteur tomba mais garda conscience.
- Oh ! Venez !
Les policiers accoururent, Jonson aussi, seulement égratigné au bras.
- Trouvez-le, dit Jonson en confiant son arme à l'inspecteur.
Turov et Faivre partirent sans attendre. Morand aida son supérieur à se relever.
- Vous irez loin, Vinsler...
¤
Phonos remontait les marches quatre à quatre, respirant pour la dernière fois peut-être comme un homme libre. Il savait que la Recouvrance allait se refermer sur lui, alors il aspirait tant qu'il pouvait, respirait libre, libre, libre !
Il put aller jusqu'au cinquième étage, au niveau du canal et courir à la plateforme pour les ballons-taxis. La tempête retombait enfin, le brouillard reprenait ses droits. Il entendit un bourdonnement dans le ciel, lourd, profond, vit un engin volant plus gros qu'une voiture qui expulsait des jets de vapeur et projetait une aura rosâtre dans l'épais surchargé de gouttes en suspension. Il arrêta sa course, arrivé au bord du vide.
- Emmenez-moi ! Emmenez-moi !
Il buta sur un corps, recula, effrayé et repartit vers le bâtiment. Faivre bondit et le plaqua au sol. Il lui appuya le canon de son arme sur la nuque :
- Ordure...
Les autres policiers arrivaient, suivis de Jonson.
- Ça va aller, cria Maréchal. Menottez-le !
- Je le bute !
Faivre ne se contenait plus. Il appuyait encore plus fort. Phonos regardait de ses yeux exorbités le vaisseau qui repartait, la douce lumière rose se dissiper dans la grisaille.
- Je le bute !
- Inspecteur, je vous ordonne de le menottez !
- Vas-y ! cria Phonos. Au point où j'en suis.
Faivre appuyait de toutes ses forces. La sueur de son front gouttait sur ses yeux et se mêlait à quelques larmes. Il considéra ce soi-disant Prince Paon, avec dégoût et pitié, et il eut honte, ou il eut peur...
Il relâcha la pression, rangea son arme et le menotta. Puis il s'éloigna, épuisé. Les policiers accouraient.
- C'est bien, Faivre, dit Maréchal.
Turov s'assit sur Phonos :
- Tu ne bouges plus, toi.
Maréchal, qui était aussi à bout de forces, alla au bout de la passerelle. Il poussa un long juron d'étonnement, en découvrant les corps de trois Scientistes, morts les yeux grands ouverts, la main tendue vers le vide.