29-10-2011, 05:10 PM
(This post was last modified: 30-10-2011, 08:44 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #19
Maréchal avait dit : « Pour demain, tout le monde sur le pont, première heure ! »
L’ordre fut respecté. La brigade spéciale était au grand complet, chez Gronski, bien avant le passage de l’extincteur de réverbères. Un brouillard glacé stagnait sur les quais. Le patron amenait une soupe épaisse, que les policiers avalaient avec de forts bruits de succion, chacun occupé à son assiette. Gronski sentait l’électricité dans l’air ; il n’osait rien dire, proposait juste à mi-voix un peu plus de café et de pain.
Maréchal ne voulait pas une protestation ! Pas une plainte !... Faivre jouait profil bas ; Turov mastiquait machinalement ; Morand avait mis proprement sa serviette à son cou et soufflait bien sur sa cuillérée brûlante avant d’avaler. Et Maréchal surveillait sa tribu du coin de l’œil ! Le premier qui bougeait !...
- Il va être l’heure, dit-il en consultant sa montre. Le prochain funiculaire est dans quatre minutes…
Il neigeait sur le quai des Oiseleurs. Une neige épaisse, qui tombait sans ordre ; une neige de souvenirs d’enfance, d’hivers aux pensionnats, d’un monde immémorial, figé dans quelques images pour Maréchal, une cour gelée, la queue pour la cantine, les chambres froides… Ces flocons qui dansaient dans le brouillard étaient si ensorcelants, si propres à une rêverie profonde...
Un brusque coup de vent, qui remontait du quai, chassa ces spectres brumeux. La masse noire des locaux de la Police Judiciaire apparut, avec ses lourds bâtiments et ses flèches qui meurtrissaient le ciel. On entendait des bruits de chevaux au trot dans le lointain, et d'un coup, les attelages apparaissaient, comme recrachés hors de la brume. Il passait une ronde de Pandores, identifiable au déplacement de trois lueurs de lampes-tempête. Une péniche s’amarrait et cinq porteurs, chargés de sacs de charbon, partaient livrer le palais de justice attenant.
Après avoir traversé la cour, tête baissée contre le vent, la Brigade Spéciale fit son entrée dans le bâtiment, sans tambour ni trompettes. Personne ne les remarqua.
Il n’y avait qu’une lampe d’allumée à la Brigades des Rues. Pas de bruit derrière les portes des Mœurs et des Jeux. Les bureaux de la Financière, au quatrième, n’ouvriraient pas avant deux heures, bien après tout le monde. Enfin, à la Crim’, c’était presque désert. Le bois du parquet et du plafond était durci par le froid. Il restait de fortes odeurs de soupes, de charbon et de tabac, que les courants d’air chuintant dispersaient. Les quelques pauvres hères assis dans la salle d’attente, certains depuis le début de la nuit, grelottant dans cette cage en verre, faisaient peur à voir. Le planton qui s’était endormi se réveilla à peine quand Maréchal et ses hommes passèrent, presque silencieux. Il eut un ronflement de travers, puis repartit dans un lourd sommeil. La femme de ménage qui sortait des toilettes vit passer ces inconnus d’un mauvais œil. Le seul occupant d’une cellule, un mendiant crasseux qui avait encore du sang sur les mains, sursauta en voyant du monde de si bon matin. Il écarquilla les yeux en voyant le plus grand de la bande, qui avait une tête de mari assassin ; le plus costaud, qui ressemblait à un bagnard ; le Scientiste mal réveillé, encore plus inquiétant ! Et l’homme assez jeune et l’air ordinaire qui marchait en tête, comment pouvait-il mener une telle troupe !
Maréchal frappa à la porte du commissaire.
- … ‘trez...
La grosse porte grinça.
- Asseyez-vous, messieurs…
Ménard était à son bureau, Lehors et Petitdieu assis derrière une table sur le côté. Il faisait tiède, c'était bien éclairé.
Maréchal s’assit le premier et intima à Faivre l’ordre de faire de même.
- Bien, nous allons prendre vos dépositions.
C’était officiellement pour cette raison que Ménard les faisait venir. Faivre et Turov passèrent devant leurs deux collègues, et redirent ce qu’ils avaient vu. Ils n’eurent pas à reparler de la nuit précédente ; Maréchal savait qu’instructions avaient été données pour passer sous silence ces faits peu glorieux, les policiers fréquentant des prostituées de bas-étage. Il avait parlé entre quatre z-yeux à Faivre pour que celui-ci dépose sans faire de vagues. Quand Lehors et Petitdieu enlevèrent le rouleau de la machine à écrire, et que les deux policiers eurent signé, le commissaire parut tout à fait rassuré : ses traits se détendirent, il retrouva sa grosse attitude bonhomme, paisible et paternaliste.
Il vit venir tout le monde à sa table et dit, sur le ton de la confidence :
- Bon, les enfants, nous jouons gros jeu…
Maréchal et ses hommes seraient de la partie. En quelque sorte, ils mettaient un pied à la Crim’ ! Maréchal comprenait déjà qu’il aurait à rendre des comptes à Ménard, qu'il n'avait pas le choix, et il n'aimait pas se retrouver au service d'une autre Brigade. C'était l'indépendance de Névise qui était menacée !
- Les Vicari sont des dangereux, messieurs. Des truands du genre ambitieux. Des nouveaux riches du monde de la pègre, si vous voulez. Les filles bien sûr, mais aussi le monde des jeux, la boxe, et le marché de l'art. Ils cherchent tout azimuths de nouveaux territoires. Avec ce double meurtre, qui leur est imputable sans aucun doute possible, nous avons l’occasion de frapper un grand coup, nous ne devons pas la perdre. Car au-delà de cette sordide affaire, il y a bien plus encore.
- J’aimerais tout de suite dire que nous ne devons pas oublier ces deux prostituées. L’une est morte, l’autre a un diagnostic vital incertain…
Maréchal venait de parler au nom de Faivre. En le soutenant, il récompensait ce dernier d’avoir témoigné sans rechigner.
- Bien sûr, bien sûr, vous vous doutez bien que ces deux filles ne seront pas oubliées…
Ménard venait de parler avec un air de bourgmestre en campagne électorale. Il voulait arrondir les angles, mettre du moelleux dans cette affaire. Maréchal savait ce que cela cachait : que la partie serait dure.
- Laissez-nous quarante heures, conclut Ménard.
Les policiers se levèrent. Lehors et Petitdieu souriaient, très confiants. Ceux de la Brigade Spéciale étaient mi-figue mi-raisin. Ils sentaient qu'on ne leur disait pas tout.
- Allez, je paye une tournée, dit Lehors.
- Je ne dis pas non, murmura Faivre, qui avait juré de bien se tenir.
Le commissaire échangea quelques mots seul à seul avec Maréchal :
- Quarante heures, inspecteur. D’ici là, je compte sur vous pour tenir vos troupes, hein…
- Je ne suis pas sûr de comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire. Ni le rôle que ma Brigade va jouer dedans.
- Vous serez le premier à tirer le mérite de cette histoire, inspecteur. Renseignez-vous, les Vicari sont du gros gibier. De magnifiques additions à votre tableau de chasse - qui est déjà bien garni, mais qui n'a pas été enrichi depuis un moment !
Maréchal serra la main de Ménard et partit, agacé, tracassé.
Lehors paya sa tournée dans la brasserie la plus bruyante du quartier. Les clients affluaient pour le repas, les serveurs voltigeaient entre les groupes, criaient "pardon !" et s'interpellaient à tout bout de champ.
- Le commissaire veut un coup d’éclat, dit Lehors, dans le brouhaha des discussions, de la caisse enregistreuse, du percolateur et des plats. Il prend bientôt sa retraite, il veut finir en beauté. Il serait content de vous associer à l’arrestation des Vicari.
- Cette histoire sent mauvais, inspecteur, dit Maréchal. Je vais voir qui sont ces truands, pour me faire un avis et on en reparlera...
- Qu’est-ce qui vous inquiète ? On va mettre tous le paquet pour aider le Patron…
- Vous me paraissez tous bien optimistes… Vous considérez comme acquis ce gros coup de filet. Seulement, en face, si j’ai bien compris, ce sont des tueurs armés.
- On va les surprendre tellement bien qu’ils n’auront pas le temps de respirer !
Maréchal finit son verre, pas plus convaincu. Faivre et Turov recommandaient à boire, Lehors dit qu’il payerait. Maréchal redescendit à Névise avec Morand.
- Au point où on en est, je leur laisse leur journée...
- Ils vont encore boire comme des tonneaux, dit le Scientiste. La désinhibion provoquée par l’alcool va encore les conduire à des extrémités !
- Ils n’ont même pas besoin de boire pour faire n’importe quoi, c’est bien ça le pire !
L’inspecteur avait envie de bien terminer la journée : il proposa son aide à Morand pour avancer son rapport de stage. Il s’efforçait de vaincre sa répugnance pour les Scientistes en général.
Même avec de la bonne volonté, il dut se frotter les yeux pour lire le rapport du détective :
- Vous écrivez un rapport de police, Vinsler, pas une thèse de psychologie !... Les gens qui vous liront ne sont pas professeur des universités !... Alors, des phrases simples. Sujet, verbe, complément. Ne faites pas de littérature ! Si vous voulez dire qu’il pleut, dites qu’il pleut ! Et n’infligez pas des considérations personnelles à vos malheureux lecteurs. Décrivez ce qui se passe, et ce sera bien suffisant. N’interprétez pas ! De la psychologie, d’accord, il est important qu’il y en ait, mais pas de considérations générales…
¤
Lehors croyait, à tort, que Faivre et Turov seraient plus faciles à se mettre dans la poche. Il les trouvait moins individualistes que Maréchal -c'était vrai ! - et moins têtus - c'était faux !
Les deux policiers se laissèrent régaler par leur collègue de la Crim'. Ils parurent faciles à convaincre ; Lehors partit confiant. Il avait à peine franchi la porte de la brasserie que Faivre l'avait déjà oublié.
- Écoute, Andréï, on ne va pas se croiser les bras pendant deux jours. On ne peut pas laisser ces tueurs impunis, tu comprends...
Turov approuvait d'un hochement de tête, très sérieux.
Les deux policiers passèrent à la morgue : le médecin avait fini de recoudre Judith.
- Les salopards...
Ils allèrent à l'hôpital, où Sélène respirait grâce à un tuyau relié à une grosse machine inquiétante.
- Tu vois, tu vois ça ?...
Faivre n'avait plus les idées claires. La rage, l'amertume, la rancœur, c'était comme un cocktail... Il ne voulait plus écouter personne que lui-même. Il savait que Turov le suivrait. Il était content d'avoir trouvé un compagnon capable de le comprendre. Il l'aiderait à aller au bout ; ensemble, ils ne flancheraient pas.
Ils prirent un verre dans un bistrot en face de l'hôpital :
- Écoute, Andréï, si tu veux me suivre, ce ne sera pas sans risque...
- Je m'en doute.
- J'ai une piste, figure-toi. Regarde ça...
Faivre sortit de son manteau un gros chiffon imbibé de sang. Il le mit sous le comptoir :
- Regarde un peu...
Il entrouvrit le chiffon, révélant un poignard.
- C'est ça qu'"ils" ont utilisé, tu vois...
Turov siffla :
- Tu l'as caché à la Crim' ?
- Je l'ai trouvée sous le canapé, pendant la bagarre. J'ai failli m'en servir... Maintenant, c'est notre arme, Andréï... Elle doit revenir au coupable de la mort de Sélène et Judith, tu comprends ?... Lui revenir en plein coeur...
Faivre se resservit à boire.
- C'est dangereux, ça, dit Turov en regardant dans le vague.
- Tu veux venger Judith oui ou merde ?...
- Oui, oui...
- Bon, parce que si je te mets dans la confidence, j'ai besoin d'un partenaire à qui je peux me fier, hein.
- Oui, évidemment.
- On est à nouveau comme sur Forge, Andréï : jusqu'au cou dans le marécage !
- Tu as raison.
- Je savais que je pouvais compter sur toi.
- Et Maréchal ? Et Morand ?
- Morand est trop jeune, pas fiable et trop repérable... Maréchal non. Pas avec ses responsabilités. Il ne ferait que nous freiner
- C'est vrai.
- Je ne t'ai pas tout dit... J'ai l'arme, et j'ai aussi un contact.
- Ah bon ?
- Un informateur, qui connaît les Vicari. C'est Marisa, la patronne, qui me l'a dit. C'est un certain Taverni. C'était un client régulier des filles. Il nous ménera jusqu'aux coupables, tu peux me croire.
- Le couteau, il doit être plein d'empreintes...
- Evidemment. Je n'ai pas perdu mon temps, figure-toi. J'ai appelé un ami à moi aux Dossiers. Je monte le voir tout à l'heure,
- Tu es efficace.
- Plus que je n'en ai l'air habituellement. Tu vas voir, on aura vite réglé cette affaire. Et comme ça, Maréchal pourra boucler le dossier et on n'aura pas à jouer les lèche-bottes de Ménard !
- C'est très fort...
- On va tous les prendre de court, tu vas voir...
Turov accompagna Faivre voir Ponthieu, de l'anthropométrie. Le département se trouvait dans un sous-sol discret. Il fallait traverser des couloirs humides, mal éclairés, puis on débouchait dans une grande pièce aux étagères surchargées de dossiers. avec des lampes basses et des petites tables. L'air était sec. Un fonctionnaire en blouse blanche, jeune mais le crâne déjà dégarni, se penchait sur un dossier avec une loupe.
- Salut, Ponthieu...
- Salut, Faivre...
Il n'était pas ravi de voir le policier.
- Je ne te dérange pas ?
- On va faire vite, Faivre. Tu comprends que ce que tu me demandes n'est pas trop régulier...
- En souvenir du bon vieux temps, Pierrot...
Il lui donna une bonne tape amicale sur l'épaule, trop forte trop amicale.
- Ouais, ouais...
Le fonctionnaire s'exécuta. Il déposa le poignard sur une table, répandit de la poudre dessus, le recouvrit d'un papier-filtre, puis déposa ce dernier sur un tampon encreur. Il tamponna ensuite un papier formaté qu'il déposa sur un lecteur à aiguilles relié à un chromatographe. La machine se mit à vibrer, les aiguilles à s'agiter comme des pattes d'araignées.
- Il y en a pour un peu de temps...
- On t'invite à casser la croûte, Pierrot.
- Non, je préfère ne pas m'éloigner... Normalement, ce soir je suis seul, mais on ne sait jamais...
- Comme tu voudras...
Ponthieu était de complexion faible. C'était un timide, facilement impressionnable. Il se remit à son travail, préférant ignorer les deux policiers qui roulaient des mécaniques. Ils le regardaient, comme s'il était sous leur surveillance. Quel sombre chantage Faivre exerçait-il sur cet homme pour obtenir un tel service ?
La machine finit par émettre un cliquetis très rapide puis s'arrêta :
- Voilà, les résultats vont s'afficher.
Ponthieu était trop pressé de les voir partir. Il consulta le cadre affiché à l'écran.
- Ah, désolé... Ces empreintes ne sont pas dans les dossiers.
Ponthieu regarda les policiers d'un air désolé.
- Comment ça ? fit Faivre, qui ne voulait pas y croire.
Le fonctionnaire avait horreur de ça. Les deux policiers étaient plus qu'à moitié ivres. Ils étaient stupides et brutaux comme les mâles peuvent l'être ; dans cet état, ils ne toléreraient pas d'être contrariés.
- Désolé, Gustave. Personne dans les dossiers...
Ponthieu craignit le pire, que Faivre casse la machine, qu'il exige un nouvel essai et encore un, toute la nuit...
- Bon, tant pis, dit l'inspecteur, qui ne tenait plus bien debout.
- Je t'appelle une voiture ?
- Tu plaisantes, Pierrot ! Je suis largement en état de rentrer chez moi ! Qu'est-ce que tu crois !
Il lui serra la main, sans le regarder bien dans les yeux, comme s'il était aveugle. Son haleine était irrespirable.
- On y va, dit Turov d'un ton solennel, on vous remercie d'avoir essayé.
Ils claquèrent la porte. Ponthieu enleva ses lunettes et s'essuya le front. Il se remit à sa besogne de classement, non sans craindre, pendant une partie de la nuit, de voir les deux policiers revenir, encore plus ivres.