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Dossier #19 : Les truands
#10
DOSSIER #19


L’envers du décor était le seul café dans le quartier de Miraflore. C’était une grosse salle grise, avec des tables et des chaises usées, disposées anarchiquement. Autour, le quartier était désert.
La clientèle était exclusivement masculine ; il y avait tellement de monde que le clients en débordait sur la rue. Un groupe compact de citoyens de toutes les couches de la société, qui venaient pour la plupart avec de grosses vestes cachant des gilets de corps sans manche. Les corps se frôlaient, des couples s’embrassaient, on se touchait et surtout, on buvait franchement. Certains dansaient sur les tables. Il y avait toujours dans la salle un ou deux agents de Pandores, choisis parmi ceux qui en étaient.

Faivre et Turov jouèrent des coudes pour entrer dans la salle, s'imposer face aux armoires à glace qui servaient officieusement de service d’ordre. Les deux policiers étaient dévisagés, observés sous toutes les coutures. Rien qu’en claquant des doigts, ils auraient pu repartir avec quatre ou cinq hommes.
Faivre aperçut le gros Tavörn, qui animait une tablée de douze joyeux buveurs au fond de la salle, un groupe de grandes folles, aux perruques et au maquillage exubérant dont il était le chef charismatique.
Fenker Tavörn était le second fils d’un industriel du textile. Il avait refusé d’entrer dans l’entreprise familiale, et préférait dilapider son héritage dans une vie dissolue. Il menait une vie de débauché, se moquait des bourgeois, prônait de temps en temps la révolution, et entretenait une cour d’admirateurs et de parasites. Il faisait aussi le gigolo pour le premier qui pouvait payer, C’est lui qu’on pouvait apercevoir, dans les endroits les plus sordides de la Cité, au petit jour, rentrer chez lui avec ses talons hauts et ses bas résilles, meurtri par sa nuit, expiant dans des bouges innommables sa culpabilité de raté.
C’était un « bon client » de la Brigade des Mœurs et de l’Urbaine. Voies de faits, conduites indécentes, provocations contraires à la Concorde Sociale… Il ne comptait plus les plaintes et réglait ses procès à chaque fois avec une bonne valise de billets. Les familles des jeunes gens à qui il avait fait découvrir la vie s’en tenaient à ces arrangements discrets.
Faivre l’avait connu à l’Urbaine, une fois que Tavörn avait vraiment failli y rester. Il s’était acoquiné à l’époque avec le fils d’un grand procureur de la Cité et l’avait emmené dans une virée mémorable. Le fils était rentré chez lui littéralement en caleçon, dépouillé de son précieux porte-monnaie et de ses beaux habits pour passer le concours du Barreau. Deux jours après, trois Scoviens, à peine sortis de prisons –plus tôt que leur terme – avaient rendu visite à Tavörn. Ils l’avaient attaché au chandelier de la garçonnière où il logeait. Ils l’auraient saigné comme un cochon si les cris du gros,, qu’on n’avait pas encore touché, n’avait alerté le voisinage.
Cette fois-ci, le Prince de l’Élégance masculine avait vraiment eu la frousse. On n’avait jamais pu établir que ses agresseurs étaient envoyés par le procureur. L’affaire en était resté là. C'était mieux pour tout le monde. Les trois Scoviens furent de toute façon condamnés peu après, renvoyés à vie au bagne.
Faivre se souvenait de Tavörn pleurant comme un gosse dans les locaux de l’Urbaine, avec Lanvin et ses hommes qui l’avaient insulté pendant des heures et des heures, et le gros Fenker qui pleurait, qui disait qu’ils avaient raison, qu’il était un moins que rien. Il avait dormi deux heures et à son réveil, autour d’un bon café, il avait raconté son histoire. Il avait en fait déballé toute sa vie de vaurien. De là, il en était venu aux secrets les plus inavouables qu’il avait surpris, aux anecdotes les plus croustillantes sur les dignitaires les plus en vue de la Cité.
- Je ne dirai pas son nom, mais vous voyez de qui je veux parler (il a encore eu son nom en couverture des journaux il y a une semaine), et lui, sachez-le bien, se fait rosser jusqu’au sang, pour cent velles de l’heure, par une bande de déménageurs près de la Vague Noire… Je ne peux en dire plus…
Il était vicieux, lâche, savait exciter chez ses interlocuteurs la curiosité la plus vile. Pendant des heures, il avait raconté tout ce qu'il savait, devant des agents de SÛRETÉ hilares, qui avaient fait venir les collègues des autres services. Le gigolo amuseur et débauché n’avait jamais eu autant de public.
- Cette actrice, qui organise chaque année des galas de charité, est en réalité une ignoble vipère, en procès depuis des années avec sa fille, qu’elle est prête à mettre sur la paille, alors que celle-ci se débat avec trois enfants, une maigre pension et quelques ménages chez des particuliers. Et vous ai-je parlé des plaisirs secrets de ce professeur d'université, qui a publié trois gros volumes d'un système complet de morale ?

A l’aube, on était devenus les meilleurs amis du monde, autour d'une bonne soupe à l'oignon. Les policiers l’avaient relâché, faute de preuves ; ils lui avaient dit de faire attention, que la prochaine fois, ils ne pourraient rien pour lui. Le gros Tavörn était parti, les épaules basses. On l’avait vu entrer dans le premier bistrot, où il avait passé la journée.


¤


Faivre le regardait, au milieu de ses admirateurs. Il devait leur resservir les mêmes ragots, déformés au gré de son imagination, avant d’emmener quelques-uns de ses mignons dans la salle du fond. Comme il avait écouté Tavörn pendant des heures, Faivre connaissait les signes de reconnaissance entre pédérastes. Il réussit à se faire voir de Tavörn, qui continua son récit sans paraître le remarquer. Les deux policiers ressortirent. Ils étaient en nage. Dix autres clients arrivaient, le patron demandait aux musiciens de jouer plus fort. Une patrouille de Pandores terminait son tour de quartier.
- Viens, dit Faivre.
Ils attendirent dans une impasse, à l’arrière d’une usine d’empaquetage. Plusieurs clients hagards s’échangeaient des sachets. Tavörn arriva après quelques minutes. Faivre refit le signe de reconnaissance :
- Qu’est-ce que tu me proposes ? Le grand jeu, sinon pas la peine de me déranger…
- Le grand jeu, ouais, dit Faivre.
Turov surgit de derrière une pile de cartons, fit une clef de bras au gros et lui mit un coup de pied derrière le genou. Il serra fort. Tavörn parut juste surpris :
- On commence de suite ? Ici ?...
Turov appuya un couteau entre ses omoplates.
- Écoute-moi, je vais faire bref, murmura Faivre. Je sais que les Vicari traînent par ici… Toi, tu les connais forcément… Je veux savoir qui c’est…
- Quoi ? C’est tout ? Pas la peine de faire toute cette mise en scène…
- Je t’écoute…
Turov lui tordait le bras, prêt à le briser.
- Vous êtes des rapides, vous… On y met pas les formes à ce que je vois…
- Dépêche !
- Fabio Vicari… Je vais vous le montrer. Il vient juste là pour affaires. Je vais le saluer en revenant là-bas.
- A la bonne heure. On reste ici, on t’observe.
Faivre et Turov sortirent de l’impasse.
- Alors quoi, leur dit Tavörn, on s’arrête là ? Je pensais qu’on s’amuserait un peu ensemble.
- Grouille-toi.
- D’accord, d’accord…
Ils le regardèrent pendant qu’il rentrait et criait à qui voulait l’entendre qu’il venait de se faire poser un lapin !
- Je vous jure, les gens n’ont plus aucune décence de nos jours !... Oh, je suis fou de rage.
On lui ouvrit le chemin vers sa table. Il prit un verre au comptoir et salua tout haut un jeune homme propre sur lui, aux cheveux gominés.
- C’est lui, murmura Faivre.
- Vu, dit Turov.
Ils attendirent de voir le Vicari sortir. Ils devaient taper du pied pour se réchauffeur. Les Pandores passaient régulièrement.

Ils devaient repousser les vendeurs du coin :
- On a ce qu’il faut, merci…
C’était vrai ! En tant que médecin de guerre, Faivre avait accès à toutes sortes de stupéfiants, bien plus variés que ce que le quartier pouvait lui offrir !
- Le voilà qui sort, dit Turov.
Fabio Vicari serrait encore quelques mains et partait, entouré de quatre gardes du corps.
- Pas bon ça, dit Turov avec un claquement de langue.
- On ne recule plus, Andréï…
Faivre sortit le poignard.
- Tu les bouscules, tu les attires sur toi, et moi, pendant ce temps…
Les deux hommes emboîtèrent le pas aux Vicari. Le clair de Forge se couvrait de nuages. La flamme du seul réverbère de la rue vacillait. Un chien renversait une boîte de conserve et partait en jappant. Les bruits de l’Envers du décor étaient étouffés par les bourrasques.

Faivre l’avait déjà fait une fois. Ce n’était pas si dur, en s’y prenant bien, d’enfoncer un poignard dans un homme. Le premier coup était le plus dur, les autres suivaient naturellement, agrandissaient la plaie... Les deux policiers cessèrent de respirer, comme si la Cité s’était vidée de tout son air. Ils accélèrent le pas. Un des gardes du corps se retourna. Faivre le regarda droit dans les yeux, sa main crispé dans sa poche sur l’arme. Turov serra les poings, se raidit. Faivre eut un léger hoquet, ne ralentit pas.
Comme il allait se lancer, un ordre sec tomba :
- Vous là, papiers !
Les deux policiers restèrent suspendus.
- J’ai dit : arrêtez-vous ! Papiers !
Quatre Pandores sortaient d’un immeuble aux fenêtres murées.
- On vous tient mes gaillards !
Les agents étaient sur eux, matraques brandies. Fabio Vicari et ses gardes du corps sourirent.

- Les voilà nos marchands de petits sachets magiques, hein…
Un Pandore plaqua Faivre sur le mur et lui intima l’ordre de ne rien dire. Il lui fit les poches et en retira tout le contenu. Les trois autres entouraient Turov.
- On les emmène.
Faivre allait parler ; le Pandore lui mit un coup dans le dos, qui lui coupa le souffle. Turov eut droit au même traitement. Avant qu’ils n’aient repris leur respiration, ils étaient menottés. Ils furent emmenés au pas de course au poste de nuit du coin de la rue. On les assit sur une chaise, menottés au radiateur. Les Pandores enlevèrent leurs casquettes et respirèrent, soulagés.

Le sergent observa les papiers de Faivre, se fit apporter ceux de Turov :
- C’est bien ce que je pensais…
Les Pandores allumèrent une cigarette, souriants, comme des condamnés graciés au dernier moment.
- C’est quoi la Brigade Spéciale ? Les clowns pour les enfants à l’hôpital ? Les joyeux lurons des soirées du nouvel an ? Vous vous croyez où ici ?...
Faivre ne comprenait plus rien. La tête lui tournait. Il voyait encore Fabio s’en aller avec un haussement d’épaules moqueur. Il était encore dans la rue, encore le poignard dans la poche !
- C’est quoi ? Un gage ? C’est carnaval chez vous ?...
Le sergent n’en revenait pas.
- Vous êtes lassés de l’existence ? Vous cherchez le martyr ?... votre étoile sur le mur de la police ?
Les policiers servaient du café.
- Bon, quel que soit vos raisons pour jouer les mariolles ici, ça ne me regarde pas… Je ne suis pas le mauvais bougre, je n’ai pas de curiosité mal placée. Si vous voulez faire des rencontres insolites à l’Envers du décor, ce n’est pas à moi de juger. Il y a juste une chose…
Le sergent s’éclaircit la voix, puis le nez collé à Faivre et Turov, hurla :
- Personne ne s’en prend aux Vicari dans ce quartier !
Il lâcha quelques injures bien senties, puis ordonna qu’on flanque dehors ces deux abrutis. C'était à la fois effrayant et comique. Les Pandores riaient après avoir eu vraiment peur ; voir deux policiers s'attaquer aux Vicari ! Imaginer le bain de sang qui en aurait suivi !
- Vous irez passer vos nuits ailleurs ! Ne remettez pas un pied dans le quartier !
Le sergent était aussi ahuri que Faivre et Turov par ce qui venait de se passer. Il n'alerterait personne, sans quoi on découvrirait inévitablement ses compromissions avec les Vicari.

- Allez ouste ! Débarrassez-moi le plancher de ces deux échappés de l’asile !
Les Pandores ceinturèrent les deux vaillants héros, les accompagnèrent au pas de charge à la sortie du quartier et leur souhaitèrent bonne nuit avec un bon coup de pied au derrière. Ils repartirent en se tapant les mains.

Faivre et Turov n’avaient plus que le caniveau pour pleurer.
Ils regardaient leurs reflets dans l’eau trouble. Ils mirent du temps à oser se relever, ne dirent pas un mot sur le trajet et se quittèrent, incapables d’articuler un mot. Turov s’affala sur son lit, en se répétant qu’ils avaient drôlement fait les cons. Faivre fracassa une partie de son mobilier et répliqua de son vocabulaire le plus ordurier aux voisins qui tapaient au mur, au plafond et au sol !
Il resta prostré sur son lit sans dormir, en proie à une rage noire et froide.

¤


Les deux complices se retrouvèrent trois heures plus tard, dans le matin noirâtre du quai de Névise. Ils s’arrêtèrent chez Gronski, mangèrent sans y penser.
- Pas un mot à Maréchal, dit Faivre.
Rien qu’à le dire, ce mot lui parut dérisoire, grotesque et humiliant. Dire quoi exactement à Maréchal ?
Celui-ci sortait de chez lui, le nez dans le journal.
- Vous êtes bien matinaux, dites-moi.
- On est à cran, chef, dit Turov.
- Vous avez encore une journée à poireauter. L’occasion ou jamais de classer quelques dossiers en retard.
Turov passa la journée dans le bureau vide qui devait servir au commissaire. Il fit du rangement, sans cesser de se répéter qu’ils avaient drôlement fait les cons. Faivre resta de longs moments la tête entre les mains. Il n’en revenait simplement pas ! Il n’avait pas pu échouer à ce point ! C’était indescriptible… Une rage froide...
Maréchal recevait quelques lunatiques dans son bureau, avec Morand qui faisait la sténo. Une vieille femme, à moitié sourde, jurait que son appartement était hanté :
- Vous croyez que les meubles changent de place en votre absence ?
Maréchal devait répéter et crier pour se faire comprendre. Il parvint à la mettre dehors avant le déjeuner. Dans l’après-midi, une secte (cinq hommes en robes oranges, qui avaient fit voeu de ne jamais se couper les cheveux ni la barbe) vint les avertir de la fin des temps. Maréchal, excédé, les boucla pour « obstruction au travail de la police » (chef d’accusation imaginaire, mais qui marchait toujours très bien). Comme ils continuaient à marmonner leurs prières dans leur cellule, il préféra les mettre dehors eux aussi.

- Et si c’était vraiment la fin des temps ? murmura Turov, inspiré.
- Alors je compte sur vous pour me terminer ce rangement avant !
Il ne serait pas dit, au jour du dernier jour, que la Brigade Spéciale serait la branche pourrie d’ADMINISTRATION !
Maréchal décida que c’était fini des cinglés pour la journée. Il s’enferma dans son bureau, avec le troisième volume du Cadastre complet, qu’il allait passer au peigne fin pour y dénicher les moindres erreurs. En sourdine, la radio diffusait des chansons d’avant-guerre. J’attendrrrai, le jour et la nuit…
Il imaginait à cette heure-ci sa tante Myrtille, elle aussi à côté de son poste, occupée à sa couture avec la voisine.

Le commissaire Ménard l’appela en fin de journée, pour un nouveau rendez-vous.
- J’ai du nouveau pour vous ! Du très bon !
Ménard avait retrouvé sa bonne voix truculente, rocailleuse. La Brigade Spéciale se présenta au Quai au petit matin.
Il avait gelé pendant la nuit ; le brouillard s’était complètement dissipé, l’air était vivifiant. Les gamins glissaient sur les trottoirs. Les petits vieux marchaient prudemment. Les voitures à cheval avançaient au pas.

- Belle journée les enfants.
Ménard était tout sourire. Il goûtait sa première pipe du bureau, la meilleure, celle qui donnerait du goût à son travail pour la journée.

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Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 14-10-2011, 05:34 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 14-10-2011, 06:53 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by vengeur77 - 15-10-2011, 12:41 AM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 16-10-2011, 01:57 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by vengeur77 - 16-10-2011, 10:34 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 26-10-2011, 10:03 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 29-10-2011, 05:10 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 30-10-2011, 09:00 AM
RE: Dossier #19 : Les truands - by sdm - 31-10-2011, 02:56 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 01-11-2011, 12:58 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by sdm - 01-11-2011, 09:50 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by vengeur77 - 03-11-2011, 10:26 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 04-11-2011, 01:10 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by sdm - 05-11-2011, 12:34 AM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 08-11-2011, 12:07 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 15-11-2011, 05:03 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 16-11-2011, 02:05 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by Darth Nico - 16-11-2011, 04:42 PM
RE: Dossier #19 : Les truands - by sdm - 18-11-2011, 11:27 PM

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