08-11-2011, 12:07 PM
(This post was last modified: 08-11-2011, 08:19 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #19
Ménard était tout sourire. Il goûtait sa première pipe du bureau, la meilleure, celle qui donnerait du goût à son travail pour la journée.
- Une belle journée, les enfants...
Maréchal et ses collègues s'assirent, le temps que le commissaire en ait fini avec les considérations météorologiques.
- Je vous avais demandé quarante heures. Nous les avons mises à profit.
Faivre et Turov étaient dans leurs petits souliers. Maréchal ne pouvait savoir à quel point ils étaient mal à l'aise.
- Nous allons nous concentrer sur les Vicari. Nos collègues de la brigade Urbaine sont persuadés que ceux-ci ont amassé un trésor de guerre grâce au marché noir.
- Toujours l'affaire Winclaz, dit Petitdieu.
C'est ce trafiquant qui avait été arrêté le soir de l'armistice, dans le cabaret où Maréchal faisait la fête avec Nelly.
- Il parle, lui ? demanda Maréchal.
- Il en a gros sur la patate, oui, dit Lehors. Le juge d'instruction l'a reçu plusieurs fois. On va démanteler sous peu tout le trafic qui a sévi pendant la guerre...
Ménard et ses deux hommes affichaient un triomphalisme qui n'était pas habituel. Les ordres pour mettre fin au marché noir devaient venir de haut, ce qui expliquait peut-être cet enthousiasme factice.
- Un des lieux de rendez-vous favoris des Vicari est une salle de boxe dans le quartier de Miraflore. Vous connaissez ?
Maréchal fit signe que non. Il ne fréquentait pas ce genre d'endroits. Faivre et Turov firent profil bas, dirent qu'ils ne connaissaient pas non plus.
- C'est le meilleur endroit pour les rencontrer. Mes hommes sont relativement connus, hélas, dit Ménard, qui s'était assis d'une jambe sur son bureau. Comme nous comptions vous associer à l'enquête, nous avons pensé à l'un de vous.
Ménard alluma sa pipe, très concentré.
Lehors prit la suite :
- Le détective Turov est le dernier arrivé à la Brigade Spéciale. Il a tout à fait l'allure d'un boxeur. Peut-être que vous avez déjà pratiqué ?
- Sur les quais, on pratique tous un peu la boxe, hein, surtout en fin de semaine.
Ménard et ses deux hommes rirent de bon coeur. C'était parfait ! Turov avait le profil idéal !
- Je vous laisse, dit le commissaire, je dois passer au Palais. Vous verrez les détails avec l'inspecteur Lehors...
- Commissaire, dit Maréchal.
Quand le gros Ménard fut sorti, la réunion perdit de sa solennité. On était maintenant entre collègues, entre hommes de terrain. Les policiers se serrèrent autour du bureau.
- C'est moi qui superviserai cette opération, dit Lehors. Je ne veux pas embarrasser outre mesure le patron avec cette histoire. Ce sera notre cadeau de départ à la retraite. On va lui servir la tête des Vicari sur un plateau d'argent.
- Il faut que ces salopards payent, murmura Faivre.
- Ce n'est plus une affaire personnelle, dit Lehors. On travaille ensemble à partir de maintenant. Je vais vous expliquer...
"Les Vicari s'intéressent à la boxe. Ils ont plusieurs champions à eux, et pas mal d'arbitres à leur solde. Le détective Turov pourrait facilement intégrer leur écurie, puis obtenir des renseignements sur leurs trafics.
- C'est dangereux, dit Maréchal. Turov, vous vous sentez capables de faire ça ?
D'expérience, Maréchal savait que l'infiltration d'un policier dans une bande de criminels ne se finissait pas toujours bien...
- Oui, dit Turov.
Tout le monde regarda le détective, qui garda son air résolu.
- Alors, c'est parfait ! dit Lehors.
Tout semblait trop facile, trop lisse. Maréchal attendait de savoir quel était le pot aux roses. Il était sûr que Lehors leur cachait des informations.
- Rien d'autre à nous dire ? lui demanda t-il. C'est tout de même un coup risqué. J'aimerais autant être bien au courant de tout avant d'autoriser le détective Turov à se jeter à l'eau.
- Si nous savions tout, nous n'aurions pas besoin d'infiltrer quelqu'un !
C'était imparable. La Brigade Spéciale déjeuna dans la brasserie en face du quai.
- Je préfère vous le dire dès maintenant, dit Maréchal, il y a quelque chose de pourri dans cette affaire... Faites bien attention à vous, Turov. Les Vicari ne vous rateront pas, et je ne sais pas pourquoi, je ne veux pas attendre trop d'aide de la part de nos chers collègues.
Faivre n'avait pas les idées assez claires pour juger. Il ne voyait que la vengeance à venir contre Fabio. Quand il entendit Maréchal dire que Turov se mettait en danger, la première idée qui lui vint fut de s'infiltrer lui aussi ! Oui, il se fabriquerait une identité d'emprunt, connue de personne sinon de lui, en cas de coup dur. Il approcherait Fabio et le frapperait au moment où il s'y attendrait le moins !
- Ça va ? dit Maréchal.
Faivre sortit de ses pensées :
- Oui, oui... Je pense comme vous, chef... Il y a du pas clair là-dessous...
¤
Turov eut des faux papiers le surlendemain. Il s'appellerait Zakaïev Kovach, docker, boxeur, avec un petit casier judiciaire et un palmarès conséquent dans les rixes et les combats clandestins des salles de la Vague Noire et de Galippe.
La salle était installée dans une ancienne usine d'empaquetage de viande qui avait périclité. Turov y fit sa première apparition, discrète, le surlendemain soir de la réunion avec Ménard. C'était un lieu informel, très grand, poussiéreux, qui paraissait encore plus immense dans la pénombre grise, entrecoupée de raies de lumières. Des filles traînaient. Il y avait un coin bistrot, avec un comptoir qui paraissait interminable, comme si des milliers de personnes avaient pu s'y accouder. Il n'y avait qu'un serveur, qui servait en silence les rares clients. Il y avait quatre grands rings, très éloignées les uns des autres, deux plus petits dans un coin.
Un petit trapu défaisait les bandes de sa main, fatigué.
- Tu cherches quelque chose ? demanda t-il en voyant Turov.
- Je cherche un partenaire...
- On n'est pas dans la même catégorie on dirait. Toi, tu es poids haltère au moins... Attends, je vais voir, j'ai un ami... Tu t'appelles comment ?
- Kovach.
- Attends-moi au zinc.
Il y avait quelques bourgeois, qui venaient surveiller leurs champions, dont un, très vulgaire, avec de grosses bagues et un manteau en fourrure tapageur.
Kovach paya quelques coups, on lui dit de revenir le lendemain soir, qu'il aurait quelques rencontres de réservées.
- Je vais faire le tour de la salle...
Turov tapa dans quelques sacs, soupesa les haltères.
Il y avait plus de monde qui arrivait, des parieurs petits ou gros, des journalistes qui venaient à la pêche à la rumeur. Une faune incertaine, de gens qui ne venaient pas du même monde. Des adolescents entraient, certains même pas majeurs à coups sûrs. Turov vit même quelques gamins, cachés en haut de la coursive, à l'étage. Personne ne s'occupait d'eux. Il y avait aussi des Pandores en civils, sûrement un homme des Moeurs.
Kovach fit quelques rencontres, serra des mains, se renseigna sur les rencontres. Il ne partit pas tard.
Il n'avait pas remarqué Faivre, déguisé en dandy, avec un chapeau melon et une fausse moustache, qui avait lui aussi pris ses marques dans la salle.
Turov fit son rapport à Maréchal le lendemain matin :
- Bon, allez-y doucement, dit l'inspecteur. Ne brusquez rien. Nos amis de la Crim' m'ont l'air bien pressés. Or, Ménard ne part pas encore à la retraite avant quelques semaines. Allez vous reposer, et ce soir, continuez à faire votre trou là-bas.
Faivre reprit son déguisement le soir-même. Il venait avec une des prostituées de Galippe, Inès, qu'il ferait passer pour sa part. Turov était à la corde à sauter, serrait des mains, se fondait parfaitement dans le décor. Il avait retrouvé des dockers. Faivre jouait celui qui contrefait une fausse assurance. Il s'était mis avec Inès au comptoir et faisait le coq devant le serveur, qui écoutait, indifférent.
Le lendemain soir, Kovach avait un petit match, suivi par quelques visiteurs qui l'encouragèrent mollement. Des filles attendaient les combattants au pied des cordes. C'était la fin de semaine. La salle se remplissait doucement, d'un peuple mélangé dans cette lumière grise et crue. Faivre serrait la main à plusieurs indics potentiels, faisait passer quelques billets. Turov tapait dans un sac, riait avec d'anciens collègues des quais. Une grosse rencontre commençait, le coup de cloche retentissait entre les murs de pierre. La foule se massait, des mains tendaient des billets. Du comptoir, Faivre voyait deux corps ruisselants, des éclats de bave, des éclairs de gants rouges, on criait. Un homme partait dans les cordes. Des coups de cloches, des coups frappés sur le sol, une clameur, un homme partait sur une civière, puis le public se dispersait aussi vite, affairé.
Une femme revenait pour parler à Faivre :
- Comment tu t'appelles ? murmurait-elle.
- Eugène de Mouplin, ma douce...
- De quoi ?... Un aristo, quoi...
- Eugène de Mouplin. Vicari veut-il me recevoir ?
- C'est ton soir de chance...
D'autres coups de cloches. Turov était en sueur. Deux poids légers montaient sur le ring n°3. Des assoiffés arrivaient au comptoir. Une bagarre éclatait devant les vestiaires. Trois vigiles accouraient, séparaient les deux lutteurs, en emportait un dans les douches et au passage le cognait contre un des casiers.
La fille conduisait Faivre parmi la foule. Les serveurs se pressaient avec des plateaux de bière. Les vigiles finissaient de flanquer deux vendeurs de drogue dehors. Faivre tournait brusquement la tête : il venait de voir Tavörn avec ses mignons, qui applaudissait comme un hystérique les deux boxeurs.
Ouf ! La fille l'amenait dans un coin de la salle, où trois tables étaient dressés. Une dizaine d'homme étaient assis, trois en habits voyants, avec de grands cols, des chaussures reluisantes, les autres bâtis comme des armoires. Faivre reconnut celui du milieu : Fabio Vicari.
La rencontre prenait un tournant imprévu : le favori tombait au sol, l'arbitre commençait à frapper le sol en cadence, les parieurs se déchaînaient.
Fabio fumait négligemment sa cigarette, faisant mine de ne pas s'intéresser au nouvel arrivant.
Turov s'épongeait le visage et offrait sa tournée.
- Fabio, c'est l'homme dont je t'ai parlé...
- Asseyez-vous, disait Fabio en applaudissant.
Il gardait son fume-cigarettes entre les dents. La foule acclamait le champion inattendu.
- Merveilleux, merveilleux... Je savais qu'on pouvait compter sur lui...
- Il parle du perdant, dit le voisin de Fabio à l'adresse de Faivre.
Il fit un petit clin d'oeil.
- Magnifique tout cela.
Fabio dit au serveur de remettre une tournée.
- Alors, monsieur...
- De Mouplin.
- De Mouplin... On me dit que vous appréciez la boxe et les belles choses.
- C'est vrai, ma foi. J'aime toutes sortes de belles choses.
- A commencer par cette femme qui vous accompagne. Belle pièce.
- Il s'agit de ma soeur.
Faivre l'avait dit en prenant un air si naïvement indigné que tout le monde éclata de rire.
- Il n'y a pas d'offense, voyons ! Je m'en excuse ! Vous noterez que ce n'est pas marqué sur son front !
- Non, bien sûr...
- Vous êtes amusant, monsieur de Mouplin. C'est déjà une qualité appréciable. Que buvez-vous ?
- La même chose que vous...
- Alors juste une bière pour le moment, il commence à faire chaud.
Faivre aurait voulu sauter à la gorge du Vicari ; il devait se contenir et, en plus, jouer le dandy stupide.
- Il faudra que vous me présentiez votre soeur. Ce serait criminel de votre part de nous la cacher.
- Bien évidemment, elle serait ravie de faire votre connaissance. Elle est juste un peu timide...
Faivre vit qu'il avait réussi : Fabio voulait sa soeur. C'était si évident !... Implicitement, il finirait par la demander en échange ! C'était couru ! Faivre s'écoeurait, d'imaginer qu'il pourrait être en train de vendre sa soeur, et de se dire qu'il jouait à cela avec une amie de Sélène. Il tint le coup, ce soir-là, mais passa la journée suivante, prostrée dans son bureau.
Maréchal ne lui fit pas de remarques. A peine si, à un moment, Faivre grogna qu'il était passé voir Sélène à l'hôpital, qu'elle n'allait pas mieux.
Les jours passaient. Turov se faisait des relations dans le milieu, entendait parler des trafics des uns et des autres.
- Ils me jaugent encore. Ils veulent savoir si je suis fiable.
- Ne les brusquez pas, répéta Maréchal. Tout au plus, demandez un service, mais ne proposez rien vous-mêmes. Faites-leur comprendre que vous avez besoin d'eux, pour de la poudre, de l'alcool, ce que vous voudrez. Montrez que vous êtes disponible, un peu paumé...
Dans la journée, Faivre était plus Faivre que jamais, renfrogné, irritable, comme pour mieux être Mouplin le soir, dandy naïf qui s'intéressait au "marché de l'art". C'était rageant, il ne pouvait rien dire à Maréchal, alors qu'il avait drôlement bien hameçonné Fabio Vicari ! Il travaillait plus vite que Turov !
- Tiens, je vous invite chez Gronski, décida Maréchal. Il y a longtemps.