15-11-2011, 05:03 PM
(This post was last modified: 16-11-2011, 01:38 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #19
Gronski, qui était à la cuisine depuis le matin, avait les mains pleines de sauce ; il salua les policiers en leur tendant le poignet :
- Salut patron, vous nous servez quoi aujourd'hui ?
- Asseyez-vous, on est presque prêts.
C'était un jour calme. Il n'y avait que les employés du funiculaire qui prenaient leur pause. Maréchal mit sa serviette à carreaux et consulta le menu avec attention.
Le patron offrit les apéritifs.
- Je vous mets le menu du jour ? J'ai de la soupe et du hareng en sauce.
- C'est parfait, dit Maréchal.
- Pas trop de poisson pour le détective, dit Faivre en désignant Morand, ça rend intelligent, et il l'est déjà trop pour être policier. Pas vrai, Morand ?...
- Comme vous dites, dit le Scientiste.
Les policiers trinquèrent.
Maréchal venait chez Gronski depuis avant la guerre. Il s'était habitué à ce restaurant, qui était devenu un second quartier général -surtout depuis qu'il soupçonnait OBSIDIENNE d'avoir mis leurs locaux sur écoute. Il aimait bien ces murs en brique, avec leur gros crépis, le plancher recouvert de sciure, le comptoir cabossé. L'inspecteur laissait traîner son regard, rêveur, sur la salle, quand son oeil fut attiré par les chromatographies accrochées au mur. Elles devaient être là depuis des années et il n'y avait jamais prêté attention. C'était des images de boxeurs en grand format, dont plusieurs étaient dédicacées.
La patronne arrivait avec son chaudron de soupe.
- Chaud devant !
Elle posa le gros récipient en fonte, qui devait venir d'un fonds de cantine militaire :
- Approchez les gamelles !
Elle était plus âgée que le patron et avait encore de la poigne pour son âge. Elle devait approcher de la retraite, mais on l'imaginait mal cesser de travailler. Elle était trop bien dans son restaurant, avec ses habitués et sa popote comme à la maison.
- Dites, fit Maréchal, c'est le patron sur le chromato, là ?
- Je veux, inspecteur ! C'était pendant les championnats de 191 ou 192...
C'était surprenant. Maréchal, dont le métier était de tout noter, n'avait jamais fait attention à ces portraits. Ils faisaient partie du décor.
- Je ne les avais jamais vus, dit Maréchal, rêveur et attendri.
- C'est normal, dit Morand, si vous venez ici depuis longtemps, votre cerveau s'habitue à l'environnement et les informations envoyées par les nerfs optiques ne plus aussi bien prises en compte...
- Il en sait des choses, lui ! dit la patronne, qui remportait son chaudron.
Elle traînait dans ses vieilles savattes, avec sa grosse robe à carreaux blancs et bleus. A peine si elle avait enlevé ses bigoudis. Elle rentra dans la cuisine et on l'entendit reposer le chaudron sur le plan de travail. D'autres clients arrivaient, entraient dans la salle à l'atmosphère épaissie par les émanations de la cuisine.
- Gronski boxeur, ça alors, répéta Maréchal.
Morand décida ne plus rien dire. Il but sa soupe brûlante avec application. Turov avait déjà fini l'assiette et grattait le plat.
- Faut pas lui en promettre, dit Gronski avec un clin d'oeil, tandis qu'il apportait les verres à la table d'à côté.
La patronne, Annabelle, dite Annie, apporta les harengs grillés.
- Régalez-vous !
Maréchal commanda une bouteille. Il s'attira un regard de travers du Scientiste, mais Faivre servit d'autorité tout le monde.
- On obéit aux ordres, détective ! Si le chef boit, on boit.
- Ouais, fit Turov, qui terminait une assiette en rab'.
Il y eut encore la tarte de la patronne, puis le petit dijo offert par la maison.
- C'était délicieux tout ça !
Il n'y avait plus que les policiers dans la salle surchauffée. Gronski rangeait la cuisine. Maréchal dit à sa femme de venir s'asseoir avec eux :
- Alors comme ça, le chef était boxeur dans le temps ?
- Un peu, oui ! Championnat intercité de 190, médaille d'argent ! Argent encore en 191 et médaille d'or au tournoi des îles.
Maréchal siffla :
- Hé bien, quel palmarès !... Dites, patron !
On devinait Gronski, qui faisait semblant de ne pas entendre.
- C'est un timide dans le fond, dit Annie. Allez, viens donc, papa ! Te fais pas désirer, va...
Gronski sortit de sa tanière, sous les applaudissements. Il but un verre avec les policiers, fit le modeste.
- Tiens, va donc chercher l'album chromato...
- Tu crois ? Ces messieurs ont peut-être du travail plus sérieux que de...
- Cela pourrait au contraire grandement nous aider dans notre enquête, dit Maréchal.
Gronski monta à l'étage, dans leur petit appartement et en ramena un gros volume en cuir.
- Ah, parfait, dit l'inspecteur en mettant ses lunettes. Voyons cela...
Il y avait plusieurs images de Gronski en jeune premier du ring, des clichés pris pendant des matchs, d'autres à la fin, où il levait le bras avec l'arbitre.
- Dites-donc, vous fréquentiez le beau linge.
On reconnaissait à ses côtés, sur le ring, l'actrice Mariselle Jabert, le dramaturge Vivien Novachevski, d'autres vedettes de la fin du siècle dernier. Gronski dans un grand restaurant, avec des amis. A une table au fond, on reconnaissait quelques cadors de la pègre. Des gens depuis envoyés au Château ou morts à la guerre.
- C'était des sacrés gaillards, ceux-là, hein, dit Gronski, gêné.
- Je ne vous le fais pas dire ! Mais SÛRETÉ a eu raison d'eux !...
L'ancien boxeur tournait les pages :
- Tenez, là, vous avez quelques grands... Jonas Mslka, dit "trois reprises" ; Paulus Turniet, dit "Octo-Paul" ; Malidan "Le Levier" Futber ; et puis, Karl Rosen...
- Et là, c'est vous... Avec eux, dit Maréchal.
- Oh oui, on était comme une bande, quoi, des copains... Lui, c'était Xiev Polupso, un ancien de la foire, un tordeur de fer... Parfois, il y avait des vedettes qui venaient nous voir. Mademoiselle Jabert était toujours très distinguée par exemple.
Il rougissait comme un écolier amoureux de sa maîtresse.
- C'est merveilleux, dites-moi, hein...
Maréchal sollicitait l'approbation de ses collègues, qui hochèrent la tête, convaincus.
![[Image: julian33.gif]](http://forum-images.hardware.fr/images/perso/4/julian33.gif)
L'inspecteur-chef finit son verre et dit :
- Dites-moi, Gronski, vous n'avez jamais été entraîneur ?
- Moi ? Ah non, pourquoi ?... C'est fini tout ça... Maintenant, je sers à boire et à manger et j'écoute ce que disent les clients.
Maréchal le fixa avec un regard aigu :
- Et si je vous demandais, comme un service, d'entraîner un ami à moi ?
- Pardon ?
Gronski partit d'un gros rire, qui masquait sa gêne.
- Boxer, c'est une chose, mais entraîner quelqu'un...
- Je suis sûr que vous seriez tout à fait compétent. Un grand champion comme vous !
- Je lui ai toujours dit, cria Annie depuis la cuisine, où elle avait les mains dans la vaisselle, qu'il faudrait qu'il passe le flambeau. Mais monsieur préfère faire la tambouille... La cantinière du régiment, c'est moi, que je lui dis...
Elle revenait, en s'essuyant avec un énorme chiffon.
- Il pourrait faire une petite salle d'entraînement. Au sous-sol, on a largement la place. Mais il n'écoute pas. Monsieur est bien dans ses pantoufles.
- Oh, écoute Annie !
Les policiers éclatèrent de rire.
Maréchal roulait une cigarette :
- Vous faites quoi ce soir, monsieur Gronski ?
- Moi ? Oh ben, je fais les comptes et puis, j'ai des commandes à préparer et puis...
Il se cherchait des occupations. Annie croisa le regard de l'inspecteur-chef, comprit et dit :
- Mais arrête donc de raconter des craques, hein ! Ce soir, tu vas sortir avec tes clients, voilà. Et la compta, je m'en occupe. Tu crois qu'une femme ne sait pas additionner deux et deux, hein !
- Pas du tout, je ne dis pas ça, mais d'habitude...
- Tu vas me laisser m'en occuper, voilà. Toi, tu vas sortir un peu de ta piaule, aller prendre l'air. Des semaines qu'il ne sort plus d'ici. A peine s'il se souvient qu'il y a des quais dehors et le funiculaire.
- Tu exagères toujours...
Ils partirent dans la cuisine, où Gronski essaya de négocier à voix basse, sans s'énerver. Annie baissait à peine la voix :
- Espèce de grosse bête ! Un excellent client, Maréchal, presque un ami, te demande de l'aide ! Et toi, tu vas te défiler. Non, Aldovar Gronski ! Tu vas y aller, un point c'est tout. On va ressortir ton beau costume et tes chaussures...
- Oh non...
Maréchal, qui lui-même pouffait de rire, dit à ses hommes de se contenir.
Le couple ressortit. Repenti, et assez fier de lui, Gronski dit :
- Bon, on se retrouve à quelle heure alors ?
- A la bonne heure ! Dix huit heures ce soir, je passe vous prendre. Ne cirez pas trop vos chaussures, on ne va pas dans le grand monde.
¤
Gronski se souvenait de Miraflore, bien sûr.
- C'était déjà une grande salle à l'époque, évidemment.
Il avait son gros pardessus, une casquette, ce qui le changeait complètement par rapport au Gronski au crâne dénudé, en tablier de cuisine.
- Il y avait des tournois, ici, pas toujours très réguliers, hein...
- Rassurez-vous, dit Maréchal, ça n'a pas trop changé de ce point de vue...
Ils entrèrent dans l'entrepôt. Il y avait déjà du monde. Gronski se sentait tout de suite à l'aise, comme chez lui. Il n'avait pas mis les pieds dans une salle depuis plus de dix ans mais c'était comme hier. Il regardait d'un oeil expert les équipements, les gens, les seaux d'eau, le comptoir.
Maréchal lui offrit une bière :
- Une bière Maréchal, alors, dit Gronski, à la fois à l'aise dans ce milieu et gêné d'y revenir.
L'inspecteur-chef lui laissait le temps de se réacclimater. Gronski vida son verre :
- Hé bien non, ça n'a pas changé tant que ça.
Il était l'heure d'en venir au fait :
- Je voudrais que vous entraîniez mon détective... Turov, s'empressa d'ajouter Maréchal.
- Ah bon ! rit Gronski, qui avait imaginé, un instant, le Scientiste affichant ses mollets de jeune fille et ses bras frêles.
- Oui, Turov.
- Il a la carrure, dit Gronski qui allumait une cigarette, mais a t-il l'entraînement ?
- Il était sur les quais, vous savez. Là-bas, c'est une question de survie...
- Boxer n'est pas cogner, dit Gronski. Il faut encore savoir placer des coups...
- Il s'agira surtout de faire illusion, je ne vous le cache pas... Mais je crois Turov capable de faire mieux qu'illusion.
- Sûr, il a le bon gabarit.
- Ce ne sera pas pour longtemps. Nous préparons un coup de filet important. J'ai besoin d'un homme dans la place.
- Ici ? murmura Gronski.
Maréchal répondit d'un hochement de tête.
Gronski se leva de son siège, s'approcha d'un ring, regarda ses successeurs. Deux d'entre eux montaient, applaudis par quelques mauvais garçons des environs.
Maréchal lui laissait le temps d'observer.
- Il faut voir ce qu'il donne, oui, dit Gronski.
- Je vous l'enverrai demain matin.
- Annie espérait depuis des lustres que je m'y remette. Je ne pensais pas que ça arriverait si vite.
- Ce n'est pas un engagement très long...
- Bien sûr, bien sûr...
Il hésitait encore mais au fond, il avait déjà dit oui.
Maréchal lui proposa un autre verre :
- Non, merci. J'aime mieux être frais demain, si la journée commence tôt !
Ils redescendirent à Névise. Maréchal n'avait pas vu Faivre, sous l'ami d'Eugène de Mouplin, qui continuait à discuter avec les uns et les autres dans la salle.
Turov commença l'entraînement tôt le matin, dans le sous-sol de Gronski. Annie, trop heureuse, tenait la cuisine seule. Maréchal passa après le coup de feu du midi. Gronski n'était pas convaincu :
- Il manque de technique, de régularité... C'est bon pour le baston sur les quais, ça, mais sur un ring, il ne tiendra pas la distance...
- Je vous propose d'y retourner ce soir. Il y a une grosse rencontre. Vous verrez un peu le gabarit des concurrents.
- Pourquoi pas ?
Gronski passa la fin d'après-midi allongé sur son lit, à fixer le plafond. Annie vint le rejoindre après sa vaisselle :
- A quoi tu penses ?
- A rien, je me repose. On ressort ce soir.
- Tu vas l'entraîner ?
- Mais oui, mais oui...
- Oh, tu n'es pas à prendre avec des pincettes, dis...
Elle se releva. Gronski l'en empêcha, la prit dans ses bras.
- Je ne m'attendais pas à remettre les pieds dans une salle de boxe de sitôt, c'est tout...
- Tu n'allais pas continuer à faire du gras jusqu'à la retraite, Gronski. Il fallait bien que tu t'y remettes...
- Seulement, la boxe, ce n'est pas que les beaux clichés avec les vedettes, les copains, faire la bringue, hein... Tu n'as pas connu ce monde. Il y a des salauds dedans...
- Et des policiers pour les arrêter.
Gronski se leva, alla à la fenêtre, regarda les quais : les algues qui dérivaient, sur les silhouettes blanches des palais immergés, les lumières molles sur l'eau, un mitier qui passait en barque, les lumières qui s'éteignaient dans les bureaux de la Brigade Spéciale.