21-03-2012, 11:15 AM
(This post was last modified: 21-03-2012, 12:13 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Depuis qu'il avait décidé de rester à la Cité des Mensonges, Sasuke avait fait l'objet d'une surveillance constante. Domestiques, cuisiniers, soldats, artisans, marchands, etas : tous avaient reçu des instructions. Il aurait en réalité bien difficile de trouver un habitant de la capitale ignorant la présence du shugenja. C'en était à tel point que sa personne occupait plus de monde que l'encadrement de la délégation du Lion.
Les conseillers du palais Bayushi passaient leur journée à venir et aller pour transmettre des instructions à leurs serviteurs immondes, puis retourner se prosterner à genoux devant le trône du gouverneur Bayushi Tangen ! Et ce dernier passait sa journée à taper du point sur les accoudoirs.
- Doublez, triplez la surveillance ! Qu'à chacun de ses pas il ait dix paires d'yeux sur lui !
On avait même payé les enfants pour suivre le palanquin lors de sa sortie au quartier des temples !
- Mettez quinze hommes en surveillance sur les toits de la plus haute pagode du quartier !
Il se trouvait que c'était la pagode de la déesse du Silence. Poster des espions dans son lieu consacré était une manière de prier pour elle !
La Cité des Mensonges était une fourmilière d'espions. Il en grouillait de partout. On avait même essayé d'aménager une cache sous les lattes du plancher de la chambre de Sasuke. Au grand dam de Tangen, on avait dû y renoncer : l'homme aurait rapidement suffoqué.
- Qu'il étouffe mais qu'il nous ramène des informations !
- Seigneur, il ne tiendra pas longtemps.
- Alors mettez-en au plafond !
- D'accord.
- Derrière un faux mur.
- Ce sera fait.
- Je veux savoir ce que Sasuke va faire avant même que lui ne le sache !
Les conseillers s'étourdissaient à se frapper le front à terre et se cassaient le dos à se plier en quatre pour exécuter les volontés de leur seigneur.
Tangen, sur son trône, rageait. Sasuke s'attaquait directement à lui ! Il venait le provoquer ! Seul !
Il se désinterressait presque des trois prétendants. Trois incapables conseillés par les pieux imbéciles de la famille Kitsu ! Il avait réussi, à force de ruse, à les enserrer... Il les tenait entre ses pinces, il n'avait qu'à serrer pour décapiter durablement le clan du Lion. On lui apportait chaque jour un compte-rendu précis de ce qui s'était dit entre les trois Akodo. Tangen prenait le rapport, le lisait, impatient, puis le jetait, agacé :
- Du bavardage inconsistant, comme hier... Et avec Sasuke, où en est-on ?
- Son rônin lui a acheté un cadeau chez un gaijin...
- Un cadeau ?
- Une pierre de roche du désert.
- Bon, il va nous offrir ce caillou exotique pour avoir son droit d'entrée dans la bibliothèque.
- C'est probable, seigneur... Acceptons-nous ?
- Oui, bien sûr.
- Si nous signons l'autorisation, il pourra y entrer dès demain soir.
- Alors je vous laisse jusqu'à demain soir pour enduire de mort noire chacune des pages de parchemins de cette bibliothèque !
- De la mort noire, seigneur ?
C'était tout simplement le pire poison connu au monde. Le suc d'une plante rare créée par bouture par les botanistes de la famille Shosuro. Le chef d'oeuvre en matière de mort douloureuse : la victime voyait apparaître partout sur son corps des pustules noirâtres, puis étouffait petit à petit. Les botanistes avaient appris à doser le temps de l'agonie.
Le clan ne devait disposer en tout et pour tout que d'une dizaine de bouteilles de ce fléau liquide. Pour enduire tous les parchemins, il en aurait fallu des tonneaux... Bien sûr, Bayushi Tangen plaisantait... Ses meilleurs conseillers reconnaissaient son goût pour l'humour cruel et outrancier. C'est aussi que Tangen avait sa revanche à prendre sur la cour d'hiver... Il y a deux mois de cela à peine... Mais il aimait aussi bien manger sa vengeance chaude !
Tangen congédia ses conseillers et s'enferma dans son cabinet pour écrire un rapport à son maître -Bayushi Atsuki, bien sûr, daimyo du clan.
"Vénéré maître, nous continuons à envenimer les discussions entre les prétendants au trône du Lion. L'impuissance de la famille Kitsu est avérée. Ils sont la dernière famille à qui confier un clan, d'autant plus en période de guerre larvée de succession. Je pense pouvoir les retenir sans difficulté pendant deux bonnes semaines, peut-être plus si les circonstances jouent pour nous."
Il cacheta le pli et le fit partir de nuit, pour que son maître le trouve à son réveil. Il alla prendre un bain aromatisé, puis sortit, seul sur sa terrasse, humer l'air du soir. Il contemplait la Cité où scintillaient des lumières qu'on n'éteignait jamais -cette Cité qu'il menait d'une main de fer comme un maquereau avec sa meilleure fille. Alors qu'il était accoudé à la balustrade, il glissa doucement sa main vers sa poche, pour y saisir un poignard. Il avait bien entendu des pas derrière lui... Un homme, prêt à le saisir. Tangen s'écarta, ce qui déséquilibra son adversaire, qui plongea en avant. Tangen pivota et lui planta son poignard dans le bras droit. L'homme recula, lâchant un cri silencieux. Il resta immobile, raide comme une statue, les bras tendus vers la nuit. Lui-même pétrifié par la surprise, Tangen recula : quel était ce prodige ? Brusquement, l'assassin voulut l'agripper mais Tangen lui tordit le bras puis le fit passer prestement par-dessus lui et le jeta sur la balustrade. Celle-ci craqua et l'homme partit dans le vide.
Tangen s'approcha du bord, l'arme à la main, pour voir l'homme disparaître sans un cri.
Il tremblait. Il remit son kimono en ordre et regarda sa lame : elle dégoulinait de sang blanchâtre, presque translucide. Il rentra dans sa chambre : trois silhouettes l'attendaient autour du feu. Il reconnut son ancien conseiller, Kokamoru... Trois fois le même visage, comme trois triplés parfaits.
- Je suis un avertissement, dit une des silhouettes.
- Je n'en prends de personne, des avertissements.
- Je suis juste là pour te donner un conseil, dit le deuxième.
- Je suis celui qui donne des conseils aux autres.
- Je suis une menace pour toi, dit le troisième.
- Je n'en crains aucune, gronda Tangen.
Tangen brandit son arme mais quand la lame allait frapper, les trois Kokamoru avaient disparu, comme soufflés par l'air de la nuit.
En proie au vertige, Tangen alla se coucher. Il s'était à peine glissé dans son lit qu'on frappait à sa porte.
- Seigneur, murmura sa servante de sa voix chuintante, le shugenja désire rentrer dans la bibliothèque cette nuit...
Tangen rejeta ses couvertures :
- Fais-moi chauffer du thé, je vais en avoir pour longtemps... Qu'on réveille les scribes. ..
Le conseiller Scorpion serra sa ceinture et sortit de sa chambre, pressé, aussitôt suivi de quatre gardes du corps. Il traversa les couloirs, mains dans le dos, entra par l'entrée dérobée de la bibliothèque.
- Attendez à cette porte.
Il rentrait dans le "jigoku" [l'enfer] de la bibliothèque, c'est-à-dire la partie interdite, celle contenant toutes sortes d'hérésies, de prophéties diaboliques et d'écrits de déments ayant voyagé aux approches de l'Outremonde ou d'autres parages malsains. Cette bibliothèque étaient imbriquée à l'intérieur de l'autre, selon des plans élaborés par un prédécesseur de Tangen comme conspirateur : le terrible Maître Nuit, qui était aux yeux de tous un banal petit architecte de la Cité des Mensonges et qui, après le coucher du soleil, devenait le créateur acharné des labyrinthes les plus monstrueux, des Cités-cloaques les plus ahurissantes et dont les écrits étaient rassemblée dans un volume de mille parchemins nommé Les déambulations d'un bâtisseur de mondes. Sur ordre de Tangen, chaque page avait été enduite de mort noire.
- Mettez-en assez pour que même un lecteur portant des gants soit frappé !
Tangen avait un temps envisagé un système pratique pour lire ce livre : prendre à chaque fois un assistant pour lui tourner les pages ! Mais comme Tangen avait trop souvent envie de le lire, ses conseillers avaient prudemment suggéré qu'à ce rythme, il aurait dépeuplé la Cité avant la fin de la saison. Tangen s'était renfrogné, disant qu'on pourrait acheter des etas ailleurs... Puis il s'était fait une raison et avait trouvé un autre moyen : commencer à s'immuniser à la mort noire !
- Mais seigneur, seul Celui-Dont-Le-Nom-Doit-Être-Tu serait capable de résister à la mort noire !
Il en fallait plus pour vaincre la détermination de Tangen. Il avait commencé à avaler de petites doses du poison. Cent fois, il avait failli mourir mais au bout de trois ans d'ingestions à intervalles réguliers, les médecins du clan s'étaient rendus à l'évidence : il pouvait résister à une dose de mort noire qui aurait ravagé un village. Pour fêter cela, Tangen avait alors déclaré la guerre à ses vantards fainéants de Doji, qui traînaient leurs kimonos parfumés sans vergogne dans son palais. Il s'était servi de quelques chantages qu'il avait sur des Daidoji pour s'assurer que les solides guerriers ne viendraient pas en aide à leurs frères de clan !
Au chaud dans son enfer de livres, Tangen pouvait observer à loisir Sasuke, soit au travers de miroirs sans tain ou d'oeilletons dans les rayons de parchemins.

Sasuke, suivi par quatre assistants, découvrait les rayonnages bien ordonnés de la plus réputée bibliothèque de l'Empire après celle de la Cité Interdite. Le conservateur l'accueillit à cette heure tardive et lui proposa de lui faire visiter. Sasuke dut se plier au rituel. Il eut droit à une visite courtoise, de la part d'un homme âgé qu'on avait fait relever au milieu de la nuit. Le shugenja ne voulut pas le retenir. Le pauvre conservateur, qui se savait observé par Tangen, ne pouvait pas partir trop vite. Il y consentit enfin quand Sasuke ouvrit quelques parchemins consacrés aux arts de guérison de la famille Soshi. Notre impétueux shugenja commença ses recherches dès que le vieil homme importun fut retourné dans ses appartements.
Il lui fallait rapidement trouvé les informations qu'il était venu chercher : hélas, par où commencer ? Il voulait retrouver l'arbre généalogique de Bayushi Tangen, ainsi que tout ce qu'il pouvait à propos des conspirateurs. Il était persuadé que Tangen était bien le maître Cristal, complice de Nuage, donc coupable de tous les crimes commis par la conspiration, de la destruction du clan du Serpent à l'assassinat du vieux Hanteï Norio. Des informations sur ce complot, il n'en trouverait pas dans la bibliothèque d'un autre clan ! Seuls les Scorpions pouvaient savoir -en imaginant qu'ils n'étaient pas eux-mêmes à la tête de cette conspiration. Ce dont, à vrai dire, Sasuke doutait. Les Scorpions restaient des sujets de l'Empereur, accomplissant un certain sale travail nécessaire. En revanche, quelqu'un de supérieurement intelligent et manipulateur comme Bayushi Tangen avait très bien pu en vouloir davantage. Ne plus se contenter de servir dans l'ombre du divin Empereur... La revanche des éminences grises sur les beaux et lumineux seigneurs... Tangen se déplaçait dans la bibliothèque en même temps que Sasuke, à quelques pas de lui derrière une cloison ou un rayon. Il aurait pu lui tendre des parchemins !
Un des derniers indices que Sasuke avait recueillis, dans la bibliothèque des inquisiteurs Kunis, c'était l'existence d'une "hydre à dix têtes" ayant étendu son emprise sur la Cité de la Pieuvre et les instances dirigeantes de la famille Yasuki...
Tangen vit une nouvelle silhouette approcher de Sasuke... Il reprit son poignard et s'approcha d'un panneau décoré, qui pivotait facilement.
Sasuke avait rassemblé un tas d'ouvrages concernant les relations diplomatiques entre la Cité des Mensonges et la famille Yasuki. Il épluchait les diverses missives échangées par les ambassadeurs.
- Cherche toujours, mon ami...
Il se retourna :
- Kokamoru...
Tangen faisait tourner doucement le panneau bien huilé.
- Tu cherches en vain dans ce lieu de quoi étancher ta soif de connaissance...
- Je n'ai pas besoin de toi...
L'ancien conseiller Scorpion se tenait près de la flamme d'une bougie. Par moments, il passait sa main au-dessus de la flamme, qui ne le brûlait pas, et passait même les doigts au travers du papier, sans déchirer celui-ci.
- Regarde ce que tu es devenu, un spectre.
- Je suis immortel, Sasuke... J'ai vaincu la mort.
- Tu n'es plus qu'un ombre...
- Tes yeux habitués à la lumière ne savent plus voir dans le noir.
Tangen ne perdait pas un mot de cet échange.
Kokamoru souffla la flamme. Sasuke en fit surgir une dans sa main :
- Ne crois pas éteindre toute lumière tant que je suis là.
- Je serai ton guide vers la vérité, Sasuke... Pour te faire découvrir les temps à venir, immenses, te montrer la venue de l'inéluctable...
Tangen n'entendait presque plus rien : un voile de silence enveloppait Sasuke et Kokamoru. Il ne pouvait ouvrir plus le panneau sans se trahir.
- La seule chose inéluctable est la volonté de l'Empereur, Kokamoru. Le reste doit plier devant.
- Ignorant ! Ton Empereur est une marionnette qui s'agite dans un théâtre vide, comme nous tous ! Moi, j'ai vu cela : qu'il n'y a que la noirceur de la nuit derrière vos beaux décors... Cette bibliothèque elle-même n'est qu'illusion... Je connais la vraie bibliothèque, moi... Le reflet de celle-ci, donc la vraie...
- Tu cherches à m'embrouiller mais je suis quelqu'un qui a les idées claires et des convictions. Je ne fais pas confiance aux beaux parleurs trop habiles comme toi.
- Tu es aussi fanatique que moi... Aussi acharné ! Peut-être bien plus !... C'est pour cela que tu trouveras la bibliothèque immergée... Au fond de la baie, au pont du Dragon... Si tu n'as pas peur de mourir noyé, tu plongeras dans ces eaux calmes qui cachent la Cité engloutie...
- Je suis prêt à aller loin, tu as raison, mais je ne finirai pas comme toi, Kokamoru.
- Tout le monde croit être capable de s'arrêter à temps... Toi aussi tu perdras ton visage...
- Nous les Phénix régénérons de nos cendres. Toi, tu n'es plus que de la poussière... Un fantôme.
- Le monde est insondable, Sasuke. Plus tu cherches et moins tu comprendras... Toi aussi tu plongeras dans des ténèbres sans fin, qui te dévoreront.
- C'est un défi ?
- Une prédiction...
La lumière de la lampe se ranima et Kokamoru disparut.
Sasuke hésita. Il continua à chercher dans les parchemins. Il ne trouvait rien. Il demanda aux assistants de les ranger et dit qu'il était fatigué. Il allait retourner sur le champ au palais et réveiller Yojiro ! La nuit n'était pas finie !