20-07-2012, 03:57 PM
(This post was last modified: 21-07-2012, 04:40 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
- Dites, on dort pas mal chez Gronski...
- Ah ça, la maison est bonne.
Maréchal et Lanvin montaient en tramway au quai des Oiseleurs. Ils passèrent aux bureaux de la brigade spéciale, assez calme ce matin. Une attaque dans les entrepôts des saisies n'était pas une affaire exceptionnelle. Les deux inspecteurs n'avaient pas parlé de Faivre.
- Un règlement de compte sordide, chef, dit un détective. Personne ne regrettera Fabio Vicari.
- C'est sûr, dit Lanvin, qui alla régler quelques affaires dans son bureau.
Maréchal, qui avait une tête de papier mâché après une nuit presque blanche, s'était assis dans un coin. La fatigue calmait un peu sa colère. Il dut s'assoupir un moment car il sursauta quand Lanvin lui dit qu'il était prêt. Il se regarda dans une glace : il avait à peu près la tête des "invités" de la brigade, qui, pour certains, avaient mariné toute la nuit dans "l'aquarium". Il avait accepté un mauvais café des rues amené par un grouillot. Pour s'en passe le goût, il alla au café d'en face, où il en prit un qui n'était guère meilleur. Était-ce la boisson elle-même ou sa propre amertume ? Il se sentait comme une éponge gorgée d'eaux stagnantes du port.
Ils prirent le nouveau tramway D bis, qui les monta au grand hôpital, largement rénové après guerre. Il ressemblait moins à une prison. Les deux policiers entrèrent, se renseignèrent auprès de la même dame d'accueil qui était là depuis trente ans, qui ne vieillissait pas et ressemblait, elle, à une matrone. Ils demandèrent la chambre de Sélène.
C'était une aile pratiquement consacrée aux patients de dernière catégorie. Que des marginaux, des citoyens sans conditions, soignés à peu de frais. On y voyait de temps en temps traîner des Scientistes, qui proposaient, presque sans détour, de soigner des gens gratuitement. Certains étaient miraculeusement guéris, d'autres pas.
- Finalement, comme dans l'hôpital lui-même, dit Lanvin.
Ils trouvèrent Sélène dans une chambre collective d'une vingtaine de lits. Elle avait encore des bandages partout sur le corps et une minerve.
- Vous devez éteindre votre cigarette, dit une infirmière, revêche, qui portait un bac d'eau.
- Ça va, c'est bon...
A la Brigade des Rues, on avait peine à comprendre cette nouvelle vogue de l'hygiénisme.
- A la morgue, les médecins clopent pendant leur travail, c'est antiseptique.
- Vous oubliez qu'ici, les patients sont un peu en meilleur état.
Lanvin écrasa son mégot par terre. Maréchal amenait deux choses. La fille somnolait. Lanvin aurait été capable de la réveiller à la façon "corps de garde". Maréchal lui dit qu'il allait le faire.
Elle ouvrit les yeux.
- Sélène, je suis l'inspecteur Maréchal.
- Maréchal, dit-elle d'une voix sublime, enfantine. Gus m'a souvent parlé de vous...
- Merveilleux, cela va écourter les présentations. Je suis avec l'inspecteur Lanvin, un collègue également.
Elle ouvrait à peine les yeux, n'avait sans doute qu'une conscience très flottante du monde environnant. Tout baignait pour elle dans la lumière bleutée qui passait par la grande vitre fumée en face d'elle.
- Où est Gus ?
- Gus... Faivre n'est pas là, Sélène...
Maréchal réussit à la faire un peu parler. Elle n'était quand même pas si inconsciente, car elle commença à se méfier et Maréchal dut avouer que Faivre avait disparu.
- Vous êtes celle qui le connaît le mieux, Sélène.
- Qu'a-t-il fait ?
- Je ne sais pas. J'essaie de le découvrir.
Elle n'avait pas tellement ouvert les yeux mais elle était bien réveillée. L'infirmière approcha. Lanvin s'interposa :
- Qu'est-ce que c'est ?
- Courrier pour cette patiente.
- Donnez... C'est bon, police.
Lanvin lui prit l'enveloppe des mains et l'ouvrit. Maréchal lui jeta, inutilement, un regard de reproche. Lanvin sortit du papier une bague, gravée du symbole de l'ordre des médecins et les initiales GF. Maréchal la regarda et eut un air encore plus sinistre. Il la mit dans la main de Sélène :
- Ouvrez les yeux et regardez cette bague.
Les deux policiers sortirent fumer une cigarette dans la cour.
- Il largue les amarres, dit Lanvin.
- Il est capable de tout.
- Il est au bout du rouleau, oui. Dans l'état où il est, je le verrais bien partir en faisant un carton sur les Vicari, dit Lanvin.
- Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi il en a après ses truands.
- Moi j'ai mon idée, dit Lanvin. On va demander à la fille.
Ils écrasèrent leurs mégots. Ils remontèrent, pour trouver Sélène en pleurs. Elle était secouée par les sanglots. Les infirmières voulaient lui faire une piqûre :
- Vous allez lui faire quoi ?
- Un simple calmant.
- Pas maintenant, dit Lanvin.
Maréchal ramena les deux chaises en fer près du lit :
- Sélène, vous avez compris maintenant en voyant cette bague que Faivre ne veut plus revenir.
- Gus !
Elle repartit de plus belle en larmes. Deux infirmières, une vieille et une plus jeune, attendaient impatiemment.
- Il faut nous dire ce que vous savez.
- Sinon, on finira par le savoir, dit Lanvin, mais trop tard pour sauver Faivre. Nous sommes déjà en train de consulter votre fichier aux Moeurs, ma petite.
Il savait parler aux femmes !
- Sélène, comment avez-vous connu Faivre ?
On lui passa un mouchoir. Entre deux hoquets, elle parvint à raconter en quelques mots son histoire. Elle n'avait été qu'une fille pour Faivre, avant-guerre. Puis il s'était entiché d'elle et s'était mis en tête de la sortir du trottoir. Seulement, son souteneur de l'époque avait compris le manège de Faivre.
- C'était lui ou Gus, dit Sélène.
- Et ça a été lui, dit Maréchal.
- Un soir, Faivre est arrivé et l'a abattu. Comme les maques rôdaient, il fallait qu'il cache le corps.
"Maque" était le surnom des policiers des Moeurs.
- Il l'a mis dans une poubelle et l'a jeté aux égouts, près des broyeuses de Rotor12.
- Faivre a toujours eu le souci du détail, dit Maréchal.
- Qu'est-ce que tu crois, dit Lanvin, on ne recrute pas n'importe qui chez nous.
- J'étais bien content qu'il ait fait ça, dit Sélène. Une grosse ordure comme Pépé ne méritait que de finir comme ça
- Pépé est lié aux Vicari ?
- Il avait un cousin chez eux. C'est lui qui a organisé la vendetta contre nous.
- A ce moment, Faivre vous protégeait ? demanda Maréchal.
Il était inutile d'attendre la réponse.
Les deux policiers laissèrent les infirmières faire leur piqûre.
- On en aura, hein, des belles histoires à raconter à nos petits enfants.
Ils partirent les mains dans les poches, accablés en pensant à Faivre. Lanvin ajouta :
- Donc on a recel, proxénétisme, assassinat... Non, rien à dire, on est bons, on est très bons !
Les deux policiers s'arrêtèrent pour déjeuner. Ils ne savaient pas bien que faire. Faivre pouvait s'attaquer à n'importe quel moment aux Vicari. Quelques hommes de confiance, discrets, ratissaient la Cité à la recherche de Faivre. Et on n'allait pas appeler les truands pour les prévenir !
Maréchal se leva dès qu'il eut fini son plat :
- Prends un café en m'attendant, j'ai un collègue à voir à la Crim'. Je me dépêche.
- Maréchal, je ne peux pas me distraire trop longtemps de mes autres tâches. Le chef est prévenu mais j'ai quand même la laisse au cou.
- Si on fait vite, on a une chance de sauver Faivre et d'empêcher le bain de sang.
Maréchal se dit que réussir un de ces deux objectifs serait déjà beau.
Il y a des journées comme ça où rien ne sera beau, ni propre, ni agréable. Une de ces journées où le mieux qu'on ait à faire est de taper à la porte du bureau du plus sinistre inspecteur de la Crim', peut-être du quai. L'âme damnée du commissaire Ménard, l'exécutant des basses oeuvres...
- Bonjour, Petitdieu.
- Maréchal...
Il souriait, d'un sourire d'enfant malade. Son bureau, poussiéreux, tenu comme un appartement de vieux célibataire négligent, était considéré comme tabou. Il n'y recevait aucun suspect, n'y faisait pas entrer de détectives. Il y avait des restes de nourriture, un cendrier renversé dans un coin de la pièce. On disait que seul le patron, Ménard, venait de temps en temps lui rendre visite, et tout le monde détournait le regard quand la porte s'ouvrait.
- Je te dérange en plein repas.
Il finissait de manger, son assiette au milieu de sa paperasse. Il s'était fait cuire des oeufs sur son réchaud et en avait plein la serviette à carreaux qu'il s'était noué au cou.
- Non, assieds-toi... Tu veux à boire ?
Il avait du vin, un tonneau de bière.
- Non, merci.
Maréchal était pressé de sortir.
- J'imagine que tu as entendu parler de la fusillade aux entrepôts de saisies.
- Oui, bien sûr... Je lis les journaux, dit-il de ses grands yeux tristes.
C'était pénible, pathétique.
- Fabio Vicari...
- Ecoute, notre surveillance est en train de mal tourner, dit Maréchal. Nous avions infiltré la salle de boxe mais un de mes hommes s'est senti pousser des ailes et va sous peu raccourcir considérablement la durée de l'enquête.
- C'est celui qui a refroidi Vicari ?
- Oui. Faivre.
- Bon...
On avait l'impression d'être dans un confessionnal. Maréchal remarqua les deux lignes de chromatographe qui arrivaient dans le bureau, et qui ne devaient arriver que de là.
- Tu sais, dit Petitdieu en aspirant ses oeufs, je voudrais juste offrir la tête des Vicari à Ménard, en cadeau de retraite. Une belle arrestation, comme on apprend à l'école de la police.
- Tu n'as pas dû connaître ça depuis longtemps.
- Vous non plus à la Brigade Spéciale, j'imagine, hein...
Il jeta ses restes à la poubelle, s'essuya et rangea sa serviette dans son tiroir. Il ouvrit une bouteille.
- Tu sais, Maréchal, si ce n'est pas nous qui arrêtons les Vicari, la Chimère va s'en charger. Et ce ne sera pas beau à voir...
- Qui c'est, cette Chimère ?
Petitdieu regarda Maréchal, très triste, un peu ironique, un peu déçu que Maréchal n'ait pas compris, comme le professeur avec son meilleur élève.
- Pendant la guerre, il fallait bien divertir le bon peuple. Donc, ADMINISTRATION a quelque peu relâché la législation sur les spiritueux, les lieux de plaisir...
- Oui, l'âge d'or du marché noir.
- Bien, tu vois de quoi je parle. Alors la Chimère est née de cela. D'honorables corpolitains -mais pas seulement- qui ont assumé la lourde charge d'encadrer les activités nocturnes et les divers trafics. Tu comprends, c'est une vraie responsabilité.
- Oh oui, je comprends que chapeauter le crime organisé n'est pas une mince affaire.
- Bon sang, Antonin, ne soit pas naïf. Si cela n'avait pas été encadré, ça aurait été l'anarchie au bout de deux semaines !
- Et les corpolitains qui critiquent toujours ADMINISTRATION, hein... Tu parles que là-haut, ça s'entend comme larrons en foire.
- Ne sois pas cynique. Tout cela a été fait avec les meilleures intentions du monde. Pour assumer cette tâche, il fallait des gens fiables, les épaules solides, disposant de gros moyens. ADMINISTRATION ne pouvait pourvoir seule à la régulation en cette période si particulière. Aujourd'hui, évidemment, malgré la fin des mesures de temps de guerre, la Chimère n'a pas l'intention de disparaître. Donc un beau jour, vois-tu, peu après l'armistice, un petit homme gris, anonyme mais dévoué, travaillant dans un bureau très anonyme dans les hauteurs de la Cité, a pris son chromatographe et a demandé à parler au chef de la Brigade Spéciale. Il lui a très gentiment passé plusieurs consignes venues de plus haut encore que lui, concernant le maintien de la Concorde Sociale. Et c'est au nom de l'harmonie dans notre belle Cité que le commissaire Ménard a pris sur lui de rencontrer les dirigeants de la Chimère et de convenir de certaines règles pour que tout se passe sereinement, dans la confiance réciproque. Et qui mieux que moi pouvait assumer la lourde tâche d'être l'interlocuteur privilégié de...
- C'est bon, j'ai compris, merci.
- Heureusement, il y a le bon inspecteur Lehors, pour la façade respectable, qui lui est chargé d'emballer le cadeau, c'est à dire de diriger l'infiltration des Vicari. Pendant que moi, chaque jour, je supplie, très humblement, mes interlocuteurs de bien vouloir patienter un petit peu, de faire confiance à la police pour que tout se règle sans effusion de sang. Et toi, Maréchal, tu viens me voir aujourd'hui et tu me dis qu'un de tes hommes va déclencher un carnage... Tu ne préfères pas que je décroche un de mes parlophones et que je dise que la police est impuissante ? Au moins, ton inspecteur n'aura pas à se salir les mains.
- Non, Petitdieu. Je ne veux pas de cette hypocrisie. Si les Vicari sont des truands, ils seront arrêtés et traduits en justice.
Petitdieu sourit et regarda par la fenêtre, songeur.
- Si tu veux, Maréchal, si tu veux... Mais ne viens pas m'accuser ensuite. C'est toi qui me dis que ta brigade est en train de tout foutre en l'air. Tu en as parlé à Lehors ? Et au commissaire ? Tu veux qu'on aille les voir ensemble ?
Maréchal aurait tenu plus longtemps en apnée que dans ce bureau. Il était arrivé aux limites de ce qui lui était physiquement possible d'endurer, sans envoyer son poing dans la figure du répugnant Petitdieu.
- Tu as dit quoi dans ton rapport ?
Maréchal allait se lever. Il comprit qu'il devait se rasseoir.
- Pour le moment, je n'ai pas dit que Faivre...
Maréchal se mordit la langue.
- J'avais compris que c'était lui, dit Petitdieu avec un regard par en-dessous. Qui d'autre serait-ce, hein ?
- Bon, je n'ai pas mentionné Faivre. Maintenant que j'y pense, je crois voir une solution pour arrêter les Vicari. Je vais parler de Faivre, dire qu'il était infiltré à notre demande, qu'il était en possession de bijoux pour approcher Fabio...
- Comment expliqueras-tu la mort de Fabio ?
- J'espère que Faivre me racontera de manière convaincante qu'il n'a fait que se défendre.
- Quel chef d'oeuvre ! Tu devrais écrire des pièces de théâtre.
La vérité, c'est que Petitdieu était rassuré.
- Cela nous donne, il est vrai, un bon motif pour perquisitionner chez les Vicari, dit Petitdieu, en décrochant son parlophone.
- Et une fois sur place, dit Maréchal à mi-voix, nous trouverons ce que nous trouverons.
Petitdieu sourit complice. Maréchal ne le lui rendit pas. Il sortit dans le couloir le temps que l'inspecteur téléphone. Il fuma une cigarette sur le banc. Il y avait peu de passage. On était au fond d'un couloir où la seule autre porte donnait sur une pièce de rangement où plus personne n'allait depuis des années. Petitdieu le rappela. Ils appelèrent ensemble le juge, qui accepta la version de Maréchal.
- Cela me paraît cohérent, oui. Mais arrêtez-les vite.
Maréchal était sûr que ce magistrat "en" était.
Rassuré, Petitdieu s'accorda une cigarette.
- Je vais retourner voir Lanvin, qui doit s'impatienter. On va partir au commissariat de quartier, à côté de chez les Vicari.
L'inspecteur de l'Urbaine attendait Maréchal à son bureau.
- Tu y as mis le temps ?
- Je viens de sauver la tête des Vicari, Lanvin. C'est-y pas beau ça ?
- Et la tête de Faivre ?
Maréchal ne répondit pas.