21-07-2012, 04:40 PM
(This post was last modified: 21-07-2012, 05:27 PM by Darth Nico.)
DOSSIER #21
Faivre avait trouvé refuge au coeur de Fristadenh. C'était une ancienne base de l'armée, désaffectée après l'armistice et qui avait aussitôt été envahie par les squatteurs. Un vide législatif avait empêché ADMINISTRATION d'en reprendre le contrôle. C'était donc actuellement une zone de non-droit, soigneusement passée sous silence mais dont on entendait parler, de temps à autre, dans les petites annonces des journaux, pour la vente de produits illicites. Fristadenh grouillait de migrants en situations irrégulières, de criminels en fuite, de divers paumés enfin, qui avaient renoncé à toute vie sociale normale et préféraient ce monde interlope.
Faivre se demanda s'il n'était pas arrivé en une sorte de paradis, du moins ce qui pouvait le plus s'en rapprocher dans Exil. Ici, on voyait renaître divers cultes religieux interdits par la doctrine administrative officielle ("raison, ordre et progrès"). Des prêcheurs de rues, montés sur des caisses, haranguaient les passants. Les vendeurs étaient tous des vendeurs à la sauvette. On rencontrait aussi des anarchistes, violents ou pacifiques ; des évadés, bref toute la lie rejetée par la Cité d'Acier et qui auraient fini au Château ou à la Récouvrance s'ils avaient franchi la passerelle.
Les Pandores avaient beau surveiller les trois passerelles menant à Fristadenh, le marché noir fleurissait. On disait qu'ils touchaient plus que leur part pour fermer les yeux la plupart du temps. Faivre n'y croyait pas non plus, en voyant toutes les femmes qui étaient là. On lui disait déjà qu'elles étaient toutes à vendre, sauf celles qui se donnaient gratuitement !
Comment avait-il pu ignorer aussi longtemps un endroit pareil ? Dès que Sélène serait guérie, il l’emmènerait ici. Ils vivraient à moitié comme des clochards, dans une quelconque piaule qu'ils s'approprieraient, à moitié comme les rois du monde !
Il y avait même quelques parlophones, utilisables avec la monnaie du quartier (une velle = 150 frista). Un vétéran unijambiste, qui faisait visiter Faivre, lui dit qu'ils avaient même une machine absurde, située au sous-sol de l'ancienne poudrière de la caserne, qui faisait l'objet d'une vénération de la part de la secte locale.
- On ne manque de rien ici !
Faivre prit un combiné, dans une salle publique, grouillante, qui devait être l'ancienne cantine.
- Je voudrais parler à Athanosio Vicari... Dites-lui que c'est au sujet de son fils.
C'était le patriarche du clan.
Le clan ! Une bande de truands qui se donnaient des airs de grands seigneurs, alors qu'ils étaient de vulgaires surineurs avec des goûts de nouveaux riches. Faivre ne supportait plus de baigner dans cette médiocrité. Il ne voulait pas finir en minable flic qui fait honte à SÛRETÉ. Il ne voulait plus fréquenter des prostituées qu'il regarderait chaque jour s'enfoncer un peu plus. Il ne voulait pas que Sélène finisse en pauvre fille dont on fait les chansons larmoyantes. Il voulait qu'elle devienne ce qu'elle méritait, c'est à dire une brave fille, qui fait la popote, élève des enfants, se plaint du prix de la vie et qui est tout amour pour son petit mari !
- Athanosio Vicari... Mon nom est Eugène de Mouplin... Du moins c'est sous ce nom que me connaissait votre fils.
Il entendait une voix éraillée :
- Qui es-tu ? Qui es-tu ?
Il devinait parfaitement à qui il avait affaire. Un vieux salaud, endurci par une vie de crimes et de trahisons, qui allait jouer les grands-pères inquiets.
- Monsieur Vicari, je ne plaisante pas... Sachez juste que je m'appelle Mouplin. Et que votre fils est mort.... Oui, mort, et c'est moi qui l'ai tué. Oui, ce fut un soulagement pour moi, après l'avoir fréquenté pendant des mois. C'est un personnage frustre, vulgaire, comme vous tous... Je me suis écoeuré de devoir lui parler poliment, de ne pas répondre à ses provocations, d'avoir fait semblant d'être peureux... Ce petit caïd a cru qu'il me dominait, alors que j'aurais pu lui le tuer n'importe quand... Eugène de Mouplin. Parfaitement. L'assassin de votre fils... Oui. Assassinat, c'est-à-dire devant les tribunaux : meurtre avec préméditation. Fabio ne pouvait pas me dire qui a assassiné la femme que j'aime. Vous aimez votre femme, vieux salaud ?... Je pourrais la tuer, elle aussi. Oui, pour la punir d'avoir mis au monde un Fabio, d'avoir donné le sein à cette fripouille... Je veux maintenant la tête de celui qui a tué Sélène. J'ai demandé à Fabio, il ne savait pas, voyez ce qui lui est arrivé. Je vous envoie sa bague. Je l'ai en main. Je vous l'envoie... Adieu.
Le vieil homme hurlait qu'il mentait, que Fabio avait été arrêté par la police, qu'il allait envoyer ses avocats au quai des Oiseleurs, qu'il lui ferait subir mille morts.
Les nerfs à vif une fois de plus, la tension plus grande que jamais, prête en quelque sorte à le disloquer de l'intérieur, Faivre sortit, ramassa la première fille venue et alla s'enfermer avec elle dans un cabanon. Il fut dérangé par des gamins crasseux qui jouaient à la guerre et lançaient des pierres sur la porte.
Quand il ressortit, comme un ours de sa caverne, il les fit s'enfuir. Il traîna dans le quartier, acheta de l'herbe à une vieille dame qui tenait une roulotte. Il s'assit sur une pierre et fuma en compagnie d'une gamine aux grands yeux froids et de son grand-père à moitié abruti.
Il se sentait flotter, c'était assez délicieux. Il espérait que ce moment durerait, que même lorsqu'il reviendrait à la réalité, il garderait toujours le goût suave de ce moment irréel. Il savait aussi qu'il ne vivrait sans doute plus longtemps, donc à quoi bon sortir du rêve ?... Il rappela Athanosio :
- Vous avez envoyé vos avocats ?... Ah, les policiers n'ont rien dit... Haha, mais Fabio est à la morgue ! Vous voulez l'adresse ? Je connais même sûrement le médecin qui l'a autopsié. Un bon ami à moi ! Je lui ai déjà envoyé quelques clients ! Vous ne regretterez pas trop les bijoux, non ?... Vous vous en foutez ? Ne criez pas mon vieux !... Non, ne criez pas !... Vous voulez ma peau ? Je vous l'offre, mais pas gratuite ! Nous allons tous partir ensemble... Vous, surtout... Moi, après, je pars... Avec mon ange, Sélène, dont je suis l'ange gardien ! Comprenez-vous ?... Dans les Filets, Athanosio... Vous connaissez les lieux ? Ce grand quartier en rénovation, où VOIRIE fait du si bon travail... Il y a des gens, voyez-vous, qui sont des bâtisseurs... Et des gens, comme nous, qui sont des destructeurs. Moi, je détruis, salis, corrompt tout ce que je touche. Nous irons dans ces ruines, d'homme à hommes ! Adieu, Athanosio, adieu...
Il ressortit dans la rue envahie d'une humanité hallucinée, prête à vivre tranquillement la fin des temps pourvu qu'elle ait de l'herbe, et il se roula une autre cigarette, allongé sur le pavé. Il resta dans les vapeurs une bonne demi-heure, puis, ayant recouvré un minimum de lucidité, il se dit qu'il fallait appeler Névise. Il revint dans la cantine. Une bonne pauvre femme était pendue au parlophone depuis des heures. Elle était piquée de partout. Ses mains aux longues trop longs étaient serrées dans de mauvaises mitaines. Sa chevelure hirsute achevait de lui donner un air de folle. Elle parlait dans le vide, croyant qu'à l'autre bout du fil se trouvait feu son mari, sa grand-mère, son percepteur ou une quelconque divinité des bas-fonds.
- Répondez-moi, répondez-moi...
Un type sans dents la regardait et riait nerveusement.
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