26-07-2013, 12:27 PM
(This post was last modified: 26-07-2013, 01:00 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Trois jours avaient passé et Sasuke ne voyait toujours pas Geki revenir. L’armée du Lion avait continué son avancée vers l’est. Les trois cités stratégiques étaient en vue. Et on devinait les armées de la Grue, du Phénix et du Scorpion qui se massaient pour barrer la route à Kokatsu.
Dans la tente du général, l’euphorie avait laissé place à l’inquiétude. Certains aides de camp disaient que c’était une folie, et le déshonneur assuré, d’attaquer la coalition du Gozoku. Ce serait une véritable déclaration de guerre à l’Empereur.
- Le Gozoku n’est pas l’Empereur, martelait Kokatsu. Ces poltrons doivent se mettre à trois clans pour nous tenir tête. Nous tenons l’occasion inespérée de mettre à bas ce gouvernement de fantoches. Je veux me présenter victorieux devant l’Empereur et lui dire que l’ordre a été rétabli dans toutes ses terres. Que voudriez-vous faire à présent, conseillers pusillanimes ? Que nous nous en retournions bien gentiment dans nos murs ?...
- La démonstration de force a été suffisante, général. La victoire à la Cité des Apparences, la destruction de Bakufu… Nous avons montré qui nous sommes. Si nous faisons un pas de plus, nous deviendrons une armée d’insurgés.
- Un Lion ne recule pas.
- Obtenons au moins une audience avec un conseiller impérial. Je suis sûr que nous pouvons en faire venir un. Mettons-nous au clair et chacun y gagnera.
- Tergiversations ! Pendant que nous attendons, le triumvirat nous encercle peu à peu.
- Contentons-nous d’attaquer le shinsen-gumi. Si nous détruisons cette bande de mercenaires, l’Empereur devra bien rétablir le corps des samuraï d’Émeraude. Les jours du Gozoku seront comptés.
- Attaquer le shinsen-gumi, c’est de toute façon s'attaquer aux trois clans, soupira Kokatsu. Toi, Sasuke, que proposes-tu ?
- Je propose la voie diplomatique, dit le shugenja, à la surprise générale. Faisons face au Gozoku en demandant l’avis de l’Empereur. Envoyons une délégation à la capitale. Pour cela, il nous faut récupérer Mitsurugi. Il connait le conseiller impérial Tokan, qui nous soutiendra.
- Où est Mitsurugi ?
- Il est détenu dans une des cités stratégiques gardées par le shinsen-gumi ?
- Alors nous tournons en rond !
- Moi j’irai le délivrer.
- Seul face au shinsen-gumi ?
- Je les ferai brûler comme des fétus de paille.
Kokatsu resta silencieux un temps, puis il dit :
- Je te laisse deux jours. Nous pouvons attendre jusque là. Mais dans deux jours, si tu n'es pas revenu, je prendrai une décision, Mitsurugi ou pas Mitsurugi.
- Je serai de retour.
Sasuke sortit et s’isola dans sa tente. Il se concentra sur l’arcane de l’Œil de l’Oni. De nouveau, les visions affluèrent en désordre. Il lança son regard vers les trois forteresses qui gardaient la capitale. Il se concentra intensément et acquit la certitude que Mitsurugi était à la cité sud. Si Geki avait échoué, comme c’était probable, il devait également s’y trouver.
Le shugenja quitta le camp sans escorte. Kokatsu ordonna qu’on bâtisse un camp fortifié, pour faire patienter les hommes. La pluie se mit à tomber, menaçant de transformer la grande prairie en bourbier. Les armées du Gozoku s’installaient elles aussi devant les trois cités, impatientes de voir ce que la masse fauve de Kokatsu allait faire.

Mitsurugi avait été jeté dans une fosse profonde, où des squelettes finissaient de se décomposer. On lui faisait descendre sa nourriture par un seau. Jukeï était venu le narguer, lui disant qu’il réfléchissait encore au sort qu’il lui réservait, mais que cela serait évidemment exceptionnel. Comme le Griffon avait retrouvé, malgré la puanteur repoussante des lieux, l’envie de dormir, il partit dans une nuit sans rêve, dont il fut tiré quand on lui cria d’attraper une corde. Affaibli, car il refusait de goûter la nourriture infâme donnée par Jukeï, il repoussa la corde mais il crut reconnaître la voix qui lui parlait. Il consentit à se l’attacher autour de la taille et il fut hissé promptement. Il s’attendait au pire mais il sentit juste qu’on l’allongeait sur une planche, puis qu’on le montait dans un palanquin. Quand il rouvrit vraiment l’œil, il était dans un lit chauffé par une pierre bouillante enveloppée dans des linges. On lui avait rasé sa barbe et soigné complètement ses plaies. Une servante, le voyant réveillée, lui apporta des vêtements et à manger. Mitsurugi hésita encore à prendre cette nourriture. Le panneau de bois de la riche demeure s’ouvrit : c’était le conseiller Tokan.
- Vous pouvez y aller, lui dit-il. Mangez avec appétit, vous en aurez besoin.
- Tiens donc et pourquoi ? dit notre héros, ironique.
- J’ai fait mon possible pour vous, mon ami, pour vous sortir de votre fosse. Néanmoins, votre sort a été fixé.
- Ils m’ont condamné à mort, bien sûr, dit notre héros en s'asseyant.
- Oui. Je dois vous dire que c’est là votre dernier repas.
- Alors, pour vous, j’y ferai honneur.
Tokan prit une inspiration et dit :
- J’ai fait ce que j’ai pu pour que vous puissiez en finir dans l’honneur, étant donné tout ce que vous avez fait pour le trône d’Émeraude. Mais l'Empereur ne peut pas intervenir à votre sujet. J'ai fait appel à vos amis et soutiens. Ainsi, l’Inquisiteur Tadao a immédiatement envoyé une missive pour vous soutenir.
- L’Inquisiteur est un brave homme, mais que vaut la parole d’un Crabe ?
- Je le sais bien. Sans le soutien du Fils du Ciel en personne, le Gozok ne fléchira pas.
Aucun des deux hommes n'osa ajouter que le Gozoku se serait de toute façon assis sur la volonté de l'Empereur !
- Vous n’aurez pas le droit au seppuku, Mitsurugi-san. Le Gozoku vous condamne à la falaise de l’oubli.
Cette fois, notre héros accusa le coup. La falaise en question était une roche à pic au-dessus du grand océan, à quelques jets de pierre de la Cité Interdite. On jetait du haut de cette falaise les samuraï condamnés pour rébellion contre le trône d’Émeraude ou offense contre une famille impériale.
- Inutile de vous dire que votre jugement a été une parodie. Je me suis fait votre avocat mais c’est à peine s’ils m’ont laissé la parole.
- Je n’en attendais pas moins du Gozoku.
- J’ai voulu croire un temps que le général Kokatsu pourrait quelque chose pour renverser le triumvirat, mais ses ambitions m’effraient. Elles ne sont pas claires. Sans vous pour le guider, je crains qu’ils ne se fassent des idées complètement démesurées.
- L’essentiel est que le Gozoku ne se croit pas en paix. Qu’il sache que tôt ou tard, quelqu’un viendra à son tour les jeter de la falaise où ils m’envoient.
- Ils vous calomnieront, Mitsurugi. Ou pire : ils feront oublier votre nom. Mais moi, je ne l’oublierai pas. Mon ami Ikoma Noyuki et moi veilleront à garder intact le souvenir du Griffon qui fit trembler ses usurpateurs.
- Il n’y a pas que le Gozoku, Tokan-sama. Il y a la conspiration qui veut abattre pour de bon la lignée impériale. Ils sont dix, voués à la destruction de l’Ordre Céleste. Le Maître du Vide et le gouverneur Tangen sont les plus dangereux.
- Je ferai tout pour contrecarrer leurs plans, Mitsurugi-san. J’en fais le serment.
- Leur jour viendra, inévitablement. Plus tôt qu’ils ne le croient. J’ai montré aux samuraï qu’ils ne sont pas invincibles et qu’il est possible de se lever contre eux. J'ai percé une brèche. D’autres que moi viendront, plus nombreux, mieux armés, mieux préparés… D’ici là, je fais confiance à Sasuke pour leur en faire baver jusqu’à son dernier souffle.
- Les Ancêtres vous entendent, Mitsurugi-san, j’en suis certain.
- Une dernière chose, Tokan-sama…
- Oui.
- Ikue.
Si jusqu’ici, Mitsurugi avait parlé d’une voix ferme, exprimant une certitude parfaite, il n’avait pu dire ce nom sans un tressaillement dans la voie.
- Je la protégerai. Ils ne pourront toucher un seul de ses cheveux.
Rassuré, Mitsurugi dit :
- Alors, c’est bien.
- Au moment de faire vos derniers pas, souvenez-vous qu’il n’y a pas de déshonneur à être condamnés par des personnages infâmes.
- Je vais leur indiquer le chemin qu’ils suivront tous très bientôt.

Le soir, dans les jardins de la Cité interdite, sur une terrasse d’où l’on surplombait la sinistre falaise, le gouverneur Tangen regardait le soleil couchant. Son garde du corps, le traître Bayushi Renshun se tenait à une dizaine de pas. Le terrible conseiller Scorpion se dirigea vers le jardin des statues, où l’attendait l’un des personnages les moins soupçonnables de la Cité, le maître de cérémonie Seppun Tokugawa, qui organisait depuis bientôt vingt toute les réceptions impériales, y compris lors des cours d’hiver. Il regardait autour de lui et sursauta quand Bayushi Tangen arriva près de lui.
- Chrysanthème… Vous semblez bien nerveux.
- Cristal, vous voilà…
- De mauvaises nouvelles ?
- Au contraire, excellentes. Je parviens à peine à y croire.
Depuis tout ce temps qu’il était introduit dans les plus hautes sphères, le maître de cérémonie s’était crée un réseau de relations inégalables dans la Cité interdite, raison pour laquelle, au sein du conseil des Dix, il était en charge d’espionner toute l’activité de la cour impériale. Personne ne se méfiait de ce personnage vaniteux, mondain, responsable d’intrigues qui tournait, pour l’essentiel, autour des amants et maîtresses des uns et des autres. En somme, il passait pour n’être que le premier domestique du palais.
- Mitsurugi sera amené à la falaise après-demain. Le capitaine Jukeï a fait accélérer les choses comme vous le voyez.
- Il n’aime pas perdre de temps
- De plus, nous avons la certitude, dit-il, que le conseiller Tokan ne défendra pas le général Kokatsu. Les Lions sont perdus.
- Bien, dit Tangen.
- Vous ne paraissez pas ravis de cette nouvelle. Pas plus que par la capture de Mitsurugi. Enfin nous le tenons !
- C’est vrai, je devrais me réjouir. Des gens comme nous n’ont pas le luxe des états d’âme. Cependant, n’oubliez pas que Mitsurugi et ses amis ont été des adversaires formidables. Nuage et moi avons été démasqués par eux. Mais il y a plus : c’est que ce sont des hommes indépendants d’esprit, inébranlables dans leurs convictions et capables de s’adapter à toutes les situations.
- De sorte que, si je suis votre pensée, ils auraient pu être des nôtres.
- Oui, c’est une preuve de plus de l’injustice foncière du système des castes qu’ils soient nos ennemis plutôt que nos agents.
- Vous ne serez tout de même pas fâchés de voir Mitsurugi sauter de la falaise.
- Certes non ! Le gaillard nous en a fait baver !
- Et le général Kokatsu ?
- Même réponse cher ami. Il aurait eu la carrure pour conquérir le trône d’Émeraude. Mais je ne suis même pas certain qu’il soit prêt. Et même s’il nourrissait cette ambition, le Gozoku ne le laisserait pas faire. Nous pensions que le triumvirat nous aiderait à avancer dans notre conquête. Ce fut le cas. Mais aujourd’hui, ils sont un obstacle. Ils préfèrent un Empereur faible, mais de sang impérial.
- N’est-ce pas mieux pour nous ? Avec un Lion sur le trône, ce serait le rétablissement d’un ordre encore plus dur qu’actuellement. La loi d’airain des privilèges de droit divin, comme sous les Hanteï précédents.
- Vous avez raison. Il est encore trop tôt. Mais le jour viendra, le jour viendra…

C’est au crépuscule que Sasuke arriva en vue de la cité stratégique sud. Il laissa son poney dans la campagne et, revêtu d’habits de paysans, approcha de la forteresse. Il trouva une entrée mal gardée, grâce aux conseils pris auprès des tacticiens de la famille Ikoma. Il passa une poterne et traversa une cour où s’entassait du matériel de chantier. Grâce à la magie de l’Air, il endormit un garde qui surveillait l’accès au second mur d’enceinte. Derrière, une autre cour. Il commençait à faire très sombre. Il se faufila derrière des charrettes et des tonneaux, échappant à la vigilance d’une patrouille. Enfin, il entrait dans la forteresse proprement dite. Il fallait qu’il trouve où les prisonniers étaient retenus.
Deux fois, il se plaqua au mur en écoutant passer des domestiques au coin du couloir. Il avait une flamme dans la main, prête à jaillir. Il trouva un escalier ouvert. Deux officiers du shinsen-gumi venaient d’y monter, à la suite de deux soldats qui traînaient un prisonnier. Il grimpa les marches à leur suite, dans l’intention d’arriver aux dirigeants. Privés de chef, les soldats seraient complètement désordonnés. S’il pouvait au passage faire un sort à Jukeï, ce serait encore mieux.
Du coin de l’escalier, il vit dans quelle pièce rentrait l’escorte. Il vit une autre porte dans laquelle allaient et venaient plusieurs serviteurs. Il eut la certitude que c’est là qu’il pourrait surprendre tout l’état-major de toute cette troupe de faux samuraï.
Le dernier serviteur parti, il se précipita vers le panneau et l’ouvrit en grand.
Derrière, une grande salle de réception. Isawa Masaakira se levait de son tatami :
- Sasuke… Nous serions honorés que tu te joignes à nous.
De rage, le tensai projeta une boule de feu. Le maître du Vide tendit la main et dispersa les flammes dans l’air. A ses côtés, se tenait Ichibei, le tensaï de la Terre et Mizu, de l’Eau.
- Mitsurugi est déjà en route pour la falaise de l’oubli, dit Masaakira.
Les deux tensaï étaient prêts au combat.
- Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? lança Sasuke, dont la colère était maintenant froide comme la mort. Le maître que vous servez conspire contre l’Empereur. Il a détruit le clan du Serpent et organisé l’attentat contre le Fils du Ciel. Nobuyoshi a dû se sacrifier pour l’empêcher.
- Tes élucubrations ne convaincront personne, Sasuke, dit Mizu. Nous savons que c’est toi qui a voulu tuer l’Empereur. C’est toi qui a tué Nobuyoshi.
Sasuke comprit que la partie était perdue.
- Prie le pardon des Ancêtres, dit Ichibei, et ta mort sera plus douce.
Le tensaï vit que Mizu allait invoquer sur lui une prison d’eau qui l’immobiliserait. Il invoqua son katana de feu et le lança sur elle. Frappée à la poitrine, Mizu s’écroula. Mais Ichibei était déjà sur lui, ses poings changés en pierre. Sasuke ne put éviter le coup fracassant et roula au sol. Il se retrouva les jambes et les bras pétrifiés. Lentement, Masaakira s’approcha de lui :
- Ton châtiment doit être à la hauteur de ta félonie.
Il appuya sa main sur son visage, ce qui endormit notre héros.
Quand il rouvrit les yeux, Sasuke était attaché sur un autel, solidement ligoté, entouré de plusieurs runes qui repoussaient les esprits du feu. Les tensaï étaient là, avec d’autres shugenjas et des soldats Shiba.
- La mort serait une punition bien trop douce pour toi, prononçait Masaakira. Et te déchoir au rang de rônin ne te rendrait que plus dangereux. C’est pourquoi j’invoque sur toi le rituel de l’Effacement. Tous tes liens avec les esprits seront rompus et tu oublieras tout ton passé de criminel. Tu te réveilleras sans aucun souvenir de qui tu es. Tu finiras ta vie en vagabond errant. Le sort le plus rapide pour toi sera d’être tué au hasard d’un chemin. Ainsi, ton existence ne souillera plus l’Ordre Céleste, ni le clan d’où tu viens, ni la réputation de l’école de tensaï dont le nom n’est prononcé qu’avec crainte.
- Garde tes belles paroles, Nuage, cracha Sasuke. Sache que dans cette vie-ci ou la suivante, j’aurai ma revanche.
- Tes vies à venir risquent d’être douloureuses. Il te faudra du temps pour expier les crimes innommables dont tu t’es rendu coupable.
- Sache une chose, Masaakira : si tu m’abats, je reviendrai plus puissant que tu ne peux l’imaginer.
Le félon eut-il à ce moment le pressentiment que Sasuke, contre toute apparence, pouvait avoir raison ? Il lança l’invocation du rituel, alors qu’une grande ombre tombait sur le temple où se tenait la cérémonie, et que des ricanements sinistres se faisaient entendre dans les hauteurs de la bâtisse.

Alors que Hanteï Tokan ressortait du grand temple des Ancêtres, où il venait prier devant les cendres de son maître Norio, il vit venir à lui un soldat couvert de poussière, qui accompagnait un membre de la famille Ikoma. Ce dernier n’était autre que Noyuki, le poète et dramaturge.
- Toi ici ?
- Oui, je dois d’avoir la vie sauve au général Kokatsu.
- Et le général, où est-il lui ?
- Seigneur, il est mort.
- Tu reviens du champ de bataille ?
- Oui. Avant le début du combat, j’ai été envoyé te porter un message. J’ai vraiment cru que je devais te remettre une demande du général.
- Mais en réalité ?
- En réalité, le tube ne contenait aucun parchemin.
- C’est donc que tu as voulu l’ouvrir ?
- Non, ce sont les soldats de la porte qui l’ont découvert, en fouillant pour voir si je n’introduisais pas une arme dans la Cité interdite.
- A ton avis, pourquoi le général a-t-il fait cela ?
- Il voulait que je vive pour raconter ce qui s’est passé.
- Tu as assisté à la bataille ?
- De loin.
- Entrons.
Ils passèrent dans le mur d’enceinte. Noyuki découvrit alors les splendides jardins de la cité, décorés par les meilleurs artistes du clan de la Grue.
- Je pourrais me croire au paradis, mais ce soir, je me sens plutôt au séjour des âmes damnées.
- Le général compte sur toi pour que sa gloire ne soit pas oubliée.
- Est-ce seulement possible ?
- Je ne le crois pas. Mais tu vas me raconter ce qui s’est passé précisément, et nous consignerons ton récit.
Noyuki ne savait pas encore que ce serait sa grande œuvre, celle pour laquelle lui-même passerait à la postérité : La colère du lion, une grande épopée retraçant les combats et la défaite finale du général Kokatsu face à la coalition du Gozoku.

Les vagues orangées du soir léchaient la grande falaise lisse. Deux gardes avaient amené Mitsurugi au bout du promontoire. L’un d’eux coupa ses liens pendant que l’autre le gardait sous la garde de sa lance. Notre héros les ignorait complètement.
Il était ébloui par le soleil qui se couchait, très loin, là-bas, derrière les cités stratégiques, la Cité des Apparences et les étendues barbares de l’ouest.
Il y avait foule pour lui. D’abord, une ligne d’archers, genoux à terre, prêts à encocher. Derrière, il reconnut Bayushi Tangen et sa clique de courtisans, la plupart de ceux qui fréquentaient l’auberge de la cour d’hiver et qu’il avait défiés sur leur terrain. Il ne voulait pas se souvenir d’eux. Il préférait fixer ceux de ses amis qui avaient pu venir : Hanteï Tokan, Ikoma Noyuki. Mirumoto Robun, le duelliste qui avait perdu un bras contre Sazen. Shiba Takéo, son vainqueur et hôte était venu. Doji Onegano était là aussi. Et dans ses bras, Ikue. C’était elle qu’il regardait par-dessus tout. Ils s’étaient finalement si peu connus. Or, c’était le souvenir de son visage qu’il voulait emporter dans sa chute.
Il vit alors Otomo Jukeï avancer vers lui pour lire sa condamnation. Mitsurugi dut l’écouter parler. Ce fut le plus pénible, d’assister au triomphe de cette crapule. Les paroles de son ennemi juré ne lui parvenaient heureusement qu’à moitié étouffées par les bourrasques.
Alors qu’il crut l’heure venue, comme les tambours se mettaient à frapper de leurs baguettes et que les archers se tenaient prêts, il vit Hanteï Tokan s’avancer et lui crier :
- As-tu un dernier mot à dire ?
Superbe Tokan ! En l’entendant dire cela, Otomo Jukeï pâlit de rage. Laisser la parole à un condamné à la mort la plus honteuse ! Et notre héros crut même deviner le sourire ironique du conseiller Tangen qui, en rhéteur habile, dut apprécier cette intervention. Galvanisé par cette dernière occasion qui s’offrait à lui, Mitsurugi hurla à pleins poumons tout ce qu’il avait sur le cœur. Ce n’était pas tout de le désarmer, il aurait fallu lui couper la langue pour faire oublier qu’il était aussi un maître de la parole !
- Je vois ici rassemblé les usurpateurs du Gozoku qui ont osé voler les prérogatives de l’Empereur, cria t-il, alors que le vent tombait et que même l’océan, comme intimidé, parut écouter. Je vois également parmi eux ces conspirateurs plus noirs encore, cet homme de l’ombre qu'est Bayushi Tangen, dont le dessein funeste est la destruction même des Hanteï.
"Vous avez gagné cette bataille mais vous n’avez pas éteint la flamme de l’honneur qui brule dans le cœur des samurais de cet Empire, dans le clan du Lion, celui du Crabe et du Dragon et même au sein de vos propres clans. Un jour, ils se dresseront pour arrêter votre folie.
"Un jour les Fortunes et les esprits ne supporteront plus votre blasphème, cette injure à l’Ordre Celeste. Un jour l’Empereur lui-même se lèvera et brisera les chaines avec lesquelles vous l’asservissez. Et alors Sa gloire brillera comme mille soleils dans le ciel et vous vous agenouillerez devant Lui pour reprendre la place que vous n’auriez pas dû quitter.
"Je vaux bien plus que vous tous assemblés ici ; chaque samurai du Lion tombé aujourd’hui pour rétablir la dignité du divin Fils du Ciel vaut bien plus que vous tous assemblés, et quoique vous nous fassiez dans ce monde, vous ne pourrez salir nos âmes ni celles de nos Ancêtres. Vous ne pourrez pas arrêter la roue du Kharma. Je reviendrai plus fort, nous reviendrons plus forts. Bientôt une nouvelle génération se lèvera pour abattre votre Gozoku et elle n’en laissera que des cendres.
"Ne pleure pas Ikue, ajouta t-il, j’ai agi comme je devais le faire et je sais que les Dieux nous réunirons.
"Mais c’est assez, je pars.
Ikue tomba dans les bras de son père et toute l’assistance ferma les yeux, certains affligés, la plupart soulagés, de voir disparaître l’indomptable samurai. Et le vent se remit à hurler sur la falaise d'où il avait sauté, comme si sa colère dût lui survivre.

FIN
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