12-12-2003, 04:52 PM
Elégie à deux rats de cave (suite)
Et ces heures à passer furent particulièrement longues. Les gardiens se relayaient. Ils ne prononçaient aucun mot devant leurs prisonniers. On pouvait les entendre parler, mais uniquement dans les pièces adjacentes, sans que leurs paroles puissent être compréhensibles. Seulement des murmures étouffés par les parois de brique. Une ampoule, fragilement attachée à un anneau au plafond, qui se balançait aux grès des courants d’airs qui passaient par un soupirail proche, tenait lieu d’éclairage. On entendait parfois des bouchons sauter et quelques rires.
Saint-Huant avait eu tout le loisir de réfléchir. Avec son bandeau sur les yeux, il était dans le noir complet. Se trouvaient-ils bien chez la Comtesse ? Qui étaient ces types ? Des hommes de l’Inquisition anti-vampire ? Combien de temps durerait cette détention ? Que se passait-il pendant la journée, quand ils étaient plongés en torpeur ?
Fraundon ne pensait qu’à une chose : s’échapper. Il avait décidé de tourner le dos à Saint-Huant. Il peinait à concevoir un moyen de se délier. En revanche, son imagination gambergeait vivement pour ce qui était des supplices à infliger aux cagoulards ! D’ailleurs, ceci prenait le pas sur cela. Obnubilé par l’envie de déchirer de ses crocs la chair vive des humains, il était pris parfois de spasmes violents.
Plusieurs fois, quand Fraundon avait trop remué, un des hommes s’était approché, et lui avait asséné un solide coup de crosse, pendant qu’un complice pointait du fusil les deux vampires.
Une nuit se passa encore.
Le lendemain soir, on leur lança à nouveau des poches de sang : ils burent chacun la leur. Ils se regardaient parfois, sans pouvoir se dire un mot. Saint-Huant, comme beaucoup de Toréadors, savait percevoir, par une sorte d’empathie, les désirs, les sentiments et les passions qui agitaient les humains et les Caïnites.
Il connaissait les risques d’un tel flair pénétrant : à force de ressentir pour soi les sentiments des autres, on risquait fort de s’aliéner en eux.
Plusieurs Malkaviens, doués d’un tel talent, franchissaient allégrement le pas : ils fouillaient dans les désirs, et aussi dans les souvenirs, d’autrui. Ils passaient la frontière de leur individu, ils plongeaient dans les territoires sauvages d’autrui. Ils s’abîmaient dans la fascination d’un autre qu’ils prenaient pour eux-mêmes, ils étaient contaminés par d’autres personnalités ; divers instincts, à force d’absorption de la vie propre des autres, s’organisaient en personnalités cohérentes. Les fractures schizophréniques prenaient des proportions parfois affolantes. Les Toréadors connaissaient le risque de cet éclatement kaléidoscopique de la personnalité. Plusieurs Artisteux, sans doute encore plus atteints que les Malkaviens, cherchaient un moyen de maîtriser cette dispersion schizophrène par l’art, en même temps qu’une sublimation de leur sauvagerie par la beauté.
« C’est bien le moment de remuer ces idées ! » songeait Saint-Huant.
Plusieurs heures passèrent. Les gardiens se relayaient. Leur énervement montait. Devoir surveiller deux Caïnites les apeurait au fond. Ils voulaient en finir avec cette cave. Ils voulaient partir. Or, les choses prenaient du retard. Ils avaient de plus en plus de mal à obéir à leur chef.
En deux nuits, Fraundon avait appris à reconnaître la silhouette de leurs gardiens. L’un d’eux était manifestement brutal, impatient de pouvoir appuyer sur la détente et éclater le crâne des deux prisonniers.
- On va encore rester ici longtemps ?!
C’était Fraundon qui avait rugit cela. Première phrase prononcée à voix haute depuis longtemps. C’était un défi lancé contre le gardien.
- Ferme ta gueule ! aboya t-il. Je vais te bourrer de plomb ! alors t’avise pas de recommencer avec moi !
- T’as qu’à m’achever… murmura Fraundon.
- Quoi ! aboya encore plus fort le gardien. Quoi ! qu’est-ce que tu dis ? allez répète, sale merde de vampire de mes deux ! répète donc ce que t’as dis.
Saint-Huant roula vers le mur, de manière à s’éloigner de Fraundon. Celui-ci ne contiendrait plus longtemps sa colère.
- J’ai dit : t’as qu’à m’achever tout de suite sale ordure ! gueula le Gangrel.
- Attends, tu vas voir !
Le cagoulard était furieux. On ne pouvait voir son visage : on pouvait deviner, derrière le passe-montagne une fureur abominable. Il n’attendait sans doute qu’une occasion pour défouler son agressivité bouledoguienne sur Fraundon. Saint-Huant serra les dents. Il avait déjà très mal pour le Gangrel.
- Approche, espèce de fiotte ! gueula encore Fraundon. Allez approche ! ou alors vide-moi ton fusil dans la poitrine ! reste pas sans rien faire, sale ordure !
La haine entre les deux était palpable, prête à se décharger comme la foudre.
- Attends un peu ! fulmina le gardien. Il empoigna son fusil, se leva, visa Fraundon. Un cri l’arrêta net. C’était encore la voix qui venait de l’autre cave, la voix du chef de la bande, qui parvenait dans cette pièce sombre, par réverbération de écho :
- Espèce de crétin ! baisse ce fusil ! baisse ce fusil !… baisse-le ou je t’explose la tête ! baisse tout de suite !… Non mais t’es vraiment trop con ! tu vois pas que c’est ça qu’il cherche ! baisse ton arme ! assieds-toi ! je vais envoyer quelqu’un te remplacer ! et tu vas avoir de mes nouvelles !
La voix n’était pas chargée d’accents brutaux comme celle du gardien : elle était cassante, comme la glace qui fait éclater les pierres. Brusquement rabroué, toute la fureur déclenchée par le gardien seretourna contre lui. Refroidi, il se rassit, abattu par le contre-coup violent.
- La voix de l’autorité a fait son œuvre, dit tout haut Saint-Huant. Ah ! la saine fraternité entre geôliers virils et assermentés !…
Et le Toréador ne put se retenir de rire. A ce moment, Fraundon fut pris de ce qui ressemblait à une crise d’épilepsie. Il se mit à rugir abominablement, à se tordre frénétiquement. Le cagoulard s’était levé de son tabouret, il braquait à nouveau son fusil sur le Gangrel. Celui-ci se tordait comme un poisson sorti de l’eau, ou comme un pantin à la mécanique affolée. Il se recroquevilla dans une secousse violente. Le Toréador, figé d’étonnement, regardait cette danse endiablée. Le Gangrel poussa un hurlement de douleur, Saint-Huant vit toutes les cordes métalliques pénétrer la chair de Fraundon, le sang apparaître brusquement des épaules à la tête, avant que les liens ne rompent sous la pression musculaire déclenchée par le Gangrel.
Ce dernier se libéra dans un cri de rage vainqueur, se releva d’un bond. Saint-Huant roula encore sur le côté. Le cagoulard déchargea son fusil sur le Gangrel, qui reçut le coup en pleine poitrine. Il encaissa le choc, manqua tomber à genoux, fléchit les jambes, prit sa course vers le geôlier. Ce dernier rechargea son fusil, s’affola, recula, trébucha sur le tabouret. Encore une enjambée et Fraundon était sur lui. Il se jeta sur l’homme avec la férocité d’un loup-garou.
Aux volées de griffes qui frappaient et décharnaient, répondirent les bruits des crocs lacérateurs, et se mêlèrent les cris de terreur de la victime. Saint-Huant entendit un gros bruit de succion : le geôlier fut vidé par Fraundon d’une bonne partie de son sang, en quelques gorgées.
Plusieurs coups de fusils partirent. Les autres porte-flingue accouraient Fraundon plongea à terre, s’élança vers les soldats. Saint-Huant restait à l’abri derrière un muret. Décharges de fusils, rugissements bestiaux, cris de douleur, le tout amplifié par l’écho de la cave. La terreur et la fureur emplirent les lieux quelques secondes. Les corps s’abattaient par terre, Fraundon se battait comme un tourbillon de griffes et de gueules.
Puis brusquement le silence.
Couvert de sang, Fraundon revint vers le Toréador. Le Gangrel était affreux à voir : il ressemblait à une divinité sauvage à qui l’on offre des sacrifices humains. C’est à lui qu’on ferait des offrandes pour qu’il les engloutisse dans sa gueule ardente !
Il s’approcha de Saint-Huant, vit le regard apeuré de ce dernier, trancha ses liens.
- Si la bête se déchaîne, accusez-en les humains, pas les morts-vivants, souffla t-il.
- C’est horrible…
- Dites-vous qu’il reste du sang à prendre sur eux. D’ailleurs, rassasiez-vous, car on est pas sortis d’affaire.
[i]A suivre...
Et ces heures à passer furent particulièrement longues. Les gardiens se relayaient. Ils ne prononçaient aucun mot devant leurs prisonniers. On pouvait les entendre parler, mais uniquement dans les pièces adjacentes, sans que leurs paroles puissent être compréhensibles. Seulement des murmures étouffés par les parois de brique. Une ampoule, fragilement attachée à un anneau au plafond, qui se balançait aux grès des courants d’airs qui passaient par un soupirail proche, tenait lieu d’éclairage. On entendait parfois des bouchons sauter et quelques rires.

Saint-Huant avait eu tout le loisir de réfléchir. Avec son bandeau sur les yeux, il était dans le noir complet. Se trouvaient-ils bien chez la Comtesse ? Qui étaient ces types ? Des hommes de l’Inquisition anti-vampire ? Combien de temps durerait cette détention ? Que se passait-il pendant la journée, quand ils étaient plongés en torpeur ?
Fraundon ne pensait qu’à une chose : s’échapper. Il avait décidé de tourner le dos à Saint-Huant. Il peinait à concevoir un moyen de se délier. En revanche, son imagination gambergeait vivement pour ce qui était des supplices à infliger aux cagoulards ! D’ailleurs, ceci prenait le pas sur cela. Obnubilé par l’envie de déchirer de ses crocs la chair vive des humains, il était pris parfois de spasmes violents.
Plusieurs fois, quand Fraundon avait trop remué, un des hommes s’était approché, et lui avait asséné un solide coup de crosse, pendant qu’un complice pointait du fusil les deux vampires.
Une nuit se passa encore.
Le lendemain soir, on leur lança à nouveau des poches de sang : ils burent chacun la leur. Ils se regardaient parfois, sans pouvoir se dire un mot. Saint-Huant, comme beaucoup de Toréadors, savait percevoir, par une sorte d’empathie, les désirs, les sentiments et les passions qui agitaient les humains et les Caïnites.
Il connaissait les risques d’un tel flair pénétrant : à force de ressentir pour soi les sentiments des autres, on risquait fort de s’aliéner en eux.
Plusieurs Malkaviens, doués d’un tel talent, franchissaient allégrement le pas : ils fouillaient dans les désirs, et aussi dans les souvenirs, d’autrui. Ils passaient la frontière de leur individu, ils plongeaient dans les territoires sauvages d’autrui. Ils s’abîmaient dans la fascination d’un autre qu’ils prenaient pour eux-mêmes, ils étaient contaminés par d’autres personnalités ; divers instincts, à force d’absorption de la vie propre des autres, s’organisaient en personnalités cohérentes. Les fractures schizophréniques prenaient des proportions parfois affolantes. Les Toréadors connaissaient le risque de cet éclatement kaléidoscopique de la personnalité. Plusieurs Artisteux, sans doute encore plus atteints que les Malkaviens, cherchaient un moyen de maîtriser cette dispersion schizophrène par l’art, en même temps qu’une sublimation de leur sauvagerie par la beauté.
« C’est bien le moment de remuer ces idées ! » songeait Saint-Huant.
Plusieurs heures passèrent. Les gardiens se relayaient. Leur énervement montait. Devoir surveiller deux Caïnites les apeurait au fond. Ils voulaient en finir avec cette cave. Ils voulaient partir. Or, les choses prenaient du retard. Ils avaient de plus en plus de mal à obéir à leur chef.
En deux nuits, Fraundon avait appris à reconnaître la silhouette de leurs gardiens. L’un d’eux était manifestement brutal, impatient de pouvoir appuyer sur la détente et éclater le crâne des deux prisonniers.

- On va encore rester ici longtemps ?!
C’était Fraundon qui avait rugit cela. Première phrase prononcée à voix haute depuis longtemps. C’était un défi lancé contre le gardien.
- Ferme ta gueule ! aboya t-il. Je vais te bourrer de plomb ! alors t’avise pas de recommencer avec moi !
- T’as qu’à m’achever… murmura Fraundon.
- Quoi ! aboya encore plus fort le gardien. Quoi ! qu’est-ce que tu dis ? allez répète, sale merde de vampire de mes deux ! répète donc ce que t’as dis.
Saint-Huant roula vers le mur, de manière à s’éloigner de Fraundon. Celui-ci ne contiendrait plus longtemps sa colère.
- J’ai dit : t’as qu’à m’achever tout de suite sale ordure ! gueula le Gangrel.
- Attends, tu vas voir !
Le cagoulard était furieux. On ne pouvait voir son visage : on pouvait deviner, derrière le passe-montagne une fureur abominable. Il n’attendait sans doute qu’une occasion pour défouler son agressivité bouledoguienne sur Fraundon. Saint-Huant serra les dents. Il avait déjà très mal pour le Gangrel.
- Approche, espèce de fiotte ! gueula encore Fraundon. Allez approche ! ou alors vide-moi ton fusil dans la poitrine ! reste pas sans rien faire, sale ordure !
La haine entre les deux était palpable, prête à se décharger comme la foudre.
- Attends un peu ! fulmina le gardien. Il empoigna son fusil, se leva, visa Fraundon. Un cri l’arrêta net. C’était encore la voix qui venait de l’autre cave, la voix du chef de la bande, qui parvenait dans cette pièce sombre, par réverbération de écho :
- Espèce de crétin ! baisse ce fusil ! baisse ce fusil !… baisse-le ou je t’explose la tête ! baisse tout de suite !… Non mais t’es vraiment trop con ! tu vois pas que c’est ça qu’il cherche ! baisse ton arme ! assieds-toi ! je vais envoyer quelqu’un te remplacer ! et tu vas avoir de mes nouvelles !
La voix n’était pas chargée d’accents brutaux comme celle du gardien : elle était cassante, comme la glace qui fait éclater les pierres. Brusquement rabroué, toute la fureur déclenchée par le gardien seretourna contre lui. Refroidi, il se rassit, abattu par le contre-coup violent.

- La voix de l’autorité a fait son œuvre, dit tout haut Saint-Huant. Ah ! la saine fraternité entre geôliers virils et assermentés !…
Et le Toréador ne put se retenir de rire. A ce moment, Fraundon fut pris de ce qui ressemblait à une crise d’épilepsie. Il se mit à rugir abominablement, à se tordre frénétiquement. Le cagoulard s’était levé de son tabouret, il braquait à nouveau son fusil sur le Gangrel. Celui-ci se tordait comme un poisson sorti de l’eau, ou comme un pantin à la mécanique affolée. Il se recroquevilla dans une secousse violente. Le Toréador, figé d’étonnement, regardait cette danse endiablée. Le Gangrel poussa un hurlement de douleur, Saint-Huant vit toutes les cordes métalliques pénétrer la chair de Fraundon, le sang apparaître brusquement des épaules à la tête, avant que les liens ne rompent sous la pression musculaire déclenchée par le Gangrel.
Ce dernier se libéra dans un cri de rage vainqueur, se releva d’un bond. Saint-Huant roula encore sur le côté. Le cagoulard déchargea son fusil sur le Gangrel, qui reçut le coup en pleine poitrine. Il encaissa le choc, manqua tomber à genoux, fléchit les jambes, prit sa course vers le geôlier. Ce dernier rechargea son fusil, s’affola, recula, trébucha sur le tabouret. Encore une enjambée et Fraundon était sur lui. Il se jeta sur l’homme avec la férocité d’un loup-garou.
Aux volées de griffes qui frappaient et décharnaient, répondirent les bruits des crocs lacérateurs, et se mêlèrent les cris de terreur de la victime. Saint-Huant entendit un gros bruit de succion : le geôlier fut vidé par Fraundon d’une bonne partie de son sang, en quelques gorgées.
Plusieurs coups de fusils partirent. Les autres porte-flingue accouraient Fraundon plongea à terre, s’élança vers les soldats. Saint-Huant restait à l’abri derrière un muret. Décharges de fusils, rugissements bestiaux, cris de douleur, le tout amplifié par l’écho de la cave. La terreur et la fureur emplirent les lieux quelques secondes. Les corps s’abattaient par terre, Fraundon se battait comme un tourbillon de griffes et de gueules.
Puis brusquement le silence.

Couvert de sang, Fraundon revint vers le Toréador. Le Gangrel était affreux à voir : il ressemblait à une divinité sauvage à qui l’on offre des sacrifices humains. C’est à lui qu’on ferait des offrandes pour qu’il les engloutisse dans sa gueule ardente !
Il s’approcha de Saint-Huant, vit le regard apeuré de ce dernier, trancha ses liens.
- Si la bête se déchaîne, accusez-en les humains, pas les morts-vivants, souffla t-il.
- C’est horrible…
- Dites-vous qu’il reste du sang à prendre sur eux. D’ailleurs, rassasiez-vous, car on est pas sortis d’affaire.

[i]A suivre...
