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26ème Episode : La colère de Mitsurugi
#11
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE



Le général Kokatsu, accompagné par Sasuke et ses autres lieutenants, descendit sur le champ de bataille. Le soleil était haut dans le ciel. C'était une magnifique journée de printemps. L'air était vivifiant. Des petits oiseaux se posaient naïvement sur le champ de bataille, vite chassés par de hargneux corbeaux qui voulaient se nourrir des yeux et des langues des morts, encore bien chauds.
Quand le général passa à côté du corps d'Akodo Gencho, il marqua un temps de pause, parut s'incliner légèrement, puis reprit sa route.
- Les hommes de ce gunso sont tous morts après avoir montré une férocité inimitable au combat, rapportait un des lieutenants.
Ikoma Noyuki observait, écoutait, mémorisait tout ce qu'il pouvait pour sa future épopée.
- Ceux-ci n'ont pas reculé d'un pas face à des ennemis trois fois supérieurs en nombre. Ceux-ci se sont sacrifiés pour donner le temps à leurs frères d'armes de manoeuvrer.
Kokatsu, l'air grave, concentré, hochait la tête d'approbation. Il désignait parfois un officier, que lui-même avait remarqué, pour qu'il soit spécialement honoré et que sa famille reçoive une protection particulière. Quand ils arrivèrent au pied de la colline où Mitsurugi avait été capturé, le général retira son casque. Tout le monde observa une minute de silence.

Sasuke avait vu les corps des rônins Shokun et Ranto. En revanche, il n'avait pas vu Noname. Ce dernier n'avait pas dû participer à la bataille. Le shugenja s'en réjouit : il aurait encore besoin de lui...

Les soldats Scorpions, Phénix et Grues s'étaient retirés de plusieurs centaines de pas en arrière. C'était le signe qu'ils acceptaient leur défaite. Ils n'avaient pas réussi à franchir l'armée des Lions et à atteindre les murailles de la Cité des Apparences. Cette année encore, la place forte la plus disputée de l'Empire resterait aux Lions.
Kokatsu n'avait pas envie d'aller parlementer avec les généraux d'en face. C'était du reste inutile et, en tant que vainqueur, il n'avait pas à se presser. Il les recevrait dans son palais plus tard. La coutume voulait que plus la victoire soit nette, plus le vainqueur pouvait faire attendre. Kokatsu avait vraiment l'intention de les faire lanterner.
De retour à sa tente, le général remercia ses officiers et leur dit de transmettre ses félicitations à leurs troupes. Pour le moment, il allait rester seul, avant de faire son retour triomphal en ville au coucher du soleil.
- Vous décréterez trois jours de festivités en l'honneur de ma victoire, dit-il.

On sentait que le coeur n'y était pas. Il demanda à rester seul pendant une bonne heure. Ses officiers, surpris, respectèrent sa volonté. Il fit ensuite venir le moine Shingon, avec qui il s'entretint longtemps. Le soleil descendait sur les montagnes de l'ouest quand le religieux ressortit de la tente. Si Kokatsu voulait rentrer en ville avant la nuit, il ne devait plus tarder. Pourtant, Sasuke fut encore appelé pour s'entretenir seul à seul avec le général.
Le shugenja s'exécuta. En remontant vers la tente du général, il vit l'armée ennemie qui installait un campement non loin des Murailles de la Cité du Levant. Celle-ci paraissait si petite et si insignifiante. Le grand calme était revenu sur la plaine après cette matinée de fureur surhumaine.

- Entre, Sasuke. Prends à boire.
Le général lui tendait une coupe de vin. Sasuke le remercia et vida son verre avec lui. Kokatsu fit claquer sa langue sur son palais. Il oublia un instant son air grave pour dire :
- Ce n'est pas avec Shingon que j'allais déguster ce nectar !
Et il fit signe à Sasuke de resservir.
Les deux hommes restèrent un moment sans rien dire. L'absence de Mitsurugi se faisait cruellement sentir.
- Bien, regardons les choses en face : encore une victoire comme celle-ci et ce sera la catastrophe pour nous. Nos pertes sont énormes. L'ennemi a reculé mais a perdu beaucoup moins de forces que nous. Ils ne vont pas s'arrêter là, comme c'est normalement la tradition. Si cela ne tenait qu'aux Phénix, ils retourneraient à leurs études, et les Grues à leur origami. Mais ces fielleux de Scorpions nous tiennent d'une pince, pour que les chiens sans honneur du Gozoku nous prennent à la gorge.
- Ils ne font pas le poids face à nous, général.
- Sur le champ de bataille, peut-être pas. Mais dans les alcôves et les antichambres, oui. Ils vont manoeuvrer pour que nous laissions la Cité aux Grues. Ils veulent s'offrir ma tête sur un plateau d'argent, Sasuke.
- Elle me paraît encore bien accrochée sur vos épaules.
- Ils ont Mitsurugi, Sasuke. Les dieux seuls savent comment ils vont s'y prendre pour profiter de cet otage inespéré.
- Je me suis un peu renseigné : l'homme qui l'a capturé, Shiba Takéo, est une des meilleures lames de son clan.
- Il n'y a aucun déshonneur pour Mitsurugi. Au contraire ! Les Phénix devraient s'estimer honorés d'avoir un tel invité de marque !
- Ils ne le livreront pas aux Scorpions ni aux Gozoku.
- Nous ne pouvons pas le savoir, Sasuke... A vrai dire, j'aime bien savoir Mitsurugi chez ce seigneur Takéo.
- Il y est mieux qu'ailleurs.
Au moins n'était-il pas directement entre les mains d'Isawa Masaakira !
- Tu vas te mettre en campagne, Sasuke. Placer des informateurs à nous chez Takéo. Je veux que nous puissions correspondre avec Mitsurugi.
- Ce sera fait.
- Nous devons être prévenus de son lieu de captivité et si jamais ils le changent d'endroit.
- Bien.
- Nous avons fait le plus facile : remporter la victoire militaire. Il va maintenant falloir remporter la victoire stratégique. Et cela va se jouer rapidement.
- Je ferai de mon mieux, général. Nous récupérerons Mitsurugi.
Le général lui servit encore un verre et lui dit qu'il pouvait aller.
- Oublions tout cela. Occupons-nous des festivités. Cela nous distraira le temps qu'arrive notre nouveau daimyo.
Il disait cela d'un air qui marquait nettement ce qu'il pensait de celui-là.
- J'espère que le Gozoku respecte encore suffisamment les traditions pour nous laisser célébrer la victoire comme il se doit.

Quand Sasuke ressortit, il vit un groupe de Phénix quitter leur campement et s'éloigner avec un palanquin. Il était certain que c'était Mitsurugi qu'on emmenait loin de là.


Samurai


La troupe de bouffons de la Cité des Apparences eut bien du mal à dérider Matsu Kokatsu. Chacun voyait qu'il ne s'amusait pas. Il n'avait pas envie de participer à ces célébrations. Il passait de longues heures avec Shingon, dans les jardins de son palais. Il le fit même appeler en pleine nuit. Le moine refusait bien évidemment de révéler quoi que ce soit de ses conversations : aimable et accueillant pour tout un chacun, il devenait lisse, comme une statue de marbre, quand on abordait ses entretiens avec le général. Des courtisans tentèrent d'approcher de jeunes moines, plus impressionnables. L'un d'eux, grisé par le vin, aurait été en état de parler ; mais on apprit juste que Shingon n'avait rien dit, sans doute même pas à ses plus proches disciples. Après Shingon, c'était généralement le tour de Sasuke.
Kokatsu s'entretenait avec son conseiller de la nature exacte du Gozoku. Sasuke rechignait à trop en dire. Il se montrait évasif, faisait comme s'il n'en savait pas tant. Kokatsu ne le croyait pas, mais se serait déshonoré à trop insister.
- En un mot, Sasuke, penses-tu que le Gozoku représente une menace pour le trône d'Émeraude ?
- Dans l'ensemble, peut-être pas, général. Seulement quelques individus extrémistes en son sein qui, eux, sont prêts à franchir toutes les limites...
- Nous démasquerons ces conspirateurs, dit Kokatsu et, si on ne me laisse pas les exécuter sur le champ, ce sera la preuve que tout le Gozoku est pourri. Des samuraï encore fidèles à leur Empereur n'auraient pas fait construire cette monstruosité, Bakufu...
Il avait craché le nom plus qu'il ne l'avait dit.
Les festivités de la victoire se terminaient le lendemain.
- Il serait bon d'afficher votre joie, général, osa Ikoma Noyuki, lors d'une des séances où Kokatsu lui dictait des souvenirs.
Le général avait les épaules très lourdes.
- J'ai l'impression, parfois, de porter le poids de plusieurs siècles...
- Tous les grands hommes, dit-on, ressentent un jour cela, dit le poète.
- C'est le poids du destin, dit Kokatsu, les traits du visage tirés vers le bas. Le destin peut te soulever, Noyuki-san ou bien t'écraser. Vois-tu je n'aurais jamais cru que la victoire puisse avoir un goût si amer. Les nuages noirs bouchent l'horizon. Tiens, si je faisais de la poésie, je te dirais que ce printemps s'annonce glacial comme l'hiver... Mais je te laisse les formules.
Noyuki était sceptique. Il se demandait s'il retiendrait ces paroles dans son épopée. Peut-être, si l'avenir montrait que ces moments de doute avaient précédé une victoire d'autant plus éclatante.

A l'aube du troisième jour, l'étendard du daimyo de clan apparut. Kokatsu envoya ses émissaires à cheval pour aller au-devant d'Akodo Koji. Sasuke et Noyuki suivirent les officiers. Pendant ce temps, Kokatsu convoquait une fois de plus Shingon.
- A mon avis, dit le shugenja, nous allons en entendre de belles...
- Que veux-tu dire ? demanda Noyuki.
- Oh, rien. Oublie ce que je t'ai dit, je ne veux pas t'influencer...
- Je sais faire la part des choses, Sasuke. Dis-moi le fond de ta pensée.
Les cavaliers ralentirent au pied des murailles de la Cité du Levant. Ils discernèrent plus nettement l'imposante armée qui revenait de Bakufu.
- Par exemple, dit Sasuke, trouves-tu normal que le maître de tous les Lions revienne dans ses terres accompagné par une troupe de Scorpions ?
Le shugenja avait vu juste : à l'arrière de l'armée flottait un sinistre étendard bleu-nuit où apparaissait la redoutable bête stylisée, aux pinces puissantes et à la queue venimeuse.
- On dirait bien qu'aujourd'hui, se dit Sasuke, c'est le lion qui aide le scorpion à traverser la rivière...


A suivre... Samurai
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#12
Un seul être vous manque...

Toujours formidable de lire tes textes, on retrouve tellement bien l'ambiance de L5R qu'on aime Applause
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#13
grave Bonheur
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#14
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE


Kokatsu se retira dans son palais et n'assista pas à l'entrée triomphale du daimyo dans la Cité. Ce n'est que sur le seuil de son palais qu'il rencontra Akodo Koji, le nouveau et jeune maître du clan du Lion. Dès le premier regard, le général sut que ce dernier n'était qu'un freluquet. Il dut se souvenir de toute sa bonne éducation pour faire bonne figure au moment de l'embrassade traditionnelle. Certains vivent dans les jupons de leur mère, lui vivait dans les jupons des shugenjas Kitsu. Et depuis son sacre, entre les pinces des Scorpions... Kokatsu avait obtenu que ces derniers n'entrent que bien plus tard en ville. On s'éviterait l'humiliation de les voir pénétrer dans la Cité des Apparences au sein de la parade triomphale du daimyo... Ils ne furent pas non plus invités au dîner d'accueil, mais dès le lendemain matin, Kokatsu fut bien forcé de les accepter dans son palais. C'était aussi agréable que d'ouvrir sa porte à des serpents venimeux. Heureusement, le conseiller Tangen n'avait pas poussé la provocation jusqu'à venir en personne. Il avait envoyé ses représentants. Il fallut les héberger en ville, où ils se comportèrent comme des vainqueurs en territoires conquis. Ils faisaient du scandale dans les auberges, exigeaient qu'on satisfasse tous leurs caprices, faisaient du raffut toute la nuit. Kokatsu ne pouvait rien faire : ces sauvages étaient les invités du maître du clan !

Sasuke passa voir plusieurs fois Yasashiro, qui se remettait de ses blessures à l'asile.
- Tu seras bientôt remis sur pied. Tu t'es battu vaillamment. Pour ma part, je considère que tu es délié de tes obligations envers nous. Tu as fait plus que la part que nous devait ton clan. Je suis certain que s'il était là, Mitsurugi dirait la même chose que moi.
- Pourrez-vous le faire revenir bientôt ?
- Je vais m'en occuper personnellement. Je t'assure qu'il ne tardera pas à combattre à nos côtés quand nous irons affronter les troupes du Gozoku.
- Les choses en sont là ?
- Pas encore, mais l'affrontement sera inévitable.

Comme Sasuke avait appris que l'armée du daimyo avait ordonné la démobilisation de son contingent de mercenaires, il ordonna qu'on fasse chercher Yatsume et Yojiro. Il était impatient d'avoir des nouvelles de ces deux-là... Il ne fut pas difficile de les retrouver. Yatsume avait retrouvé sa fille et Avishnar. Yojiro avait trouvé à se loger dans une cahute du quartier des potiers. C'est Noname qui les retrouva.
- Entrez donc, dit Sasuke.
Les deux rônins s'agenouillèrent. Sasuke leur fit servir à boire et attendit leurs explications.
- Que s'est-il passé Yatsume pour que tu partes à la capitale ?
Yatsume avait eu le temps de discuter avec Yojiro ; elle avait dit qu'elle raconterait sincèrement ce qui s'était passé. Sasuke écouta le récit de ses pérégrinations : le voyage à la Cité des Mensonges, puis comment elle s'était fait fabriquer un faux-ordre de mission ; à la capitale, retrouvailles avec Yojiro parti la chercher ; l'enlèvement d'Ikue et le passage chez le Bouffon.
Sasuke, qui, lui-même, en avait fait d'autres, ne fut pas si consterné que l'aurait été Mitsurugi par ce récit -loin de là. Il se frotta les yeux et dit seulement :
- Vous avez pris une lourde responsabilité en l'enlevant. Sans parler des risques. Bref, voilà la belle aux bons soins de Yoriku. C'est un homme de confiance mais en attendant, ce que vous avez fait était très imprudent.

Il leur donna la permission de sortir.
- Tenez-vous à disposition. Je peux avoir besoin de vous à tout moment.
- Tu vois, dit Yatsume une fois dehors, ça s'est bien passé !
- Tu as de la chance, si je puis dire, que nous ayons eu Sasuke comme interlocuteur. Tu aurais entendu un autre son de cloche avec Mitsurugi.
- Il aurait, beaucoup plus que Sasuke, reconnu la bravoure de notre acte.
- Oui, bien sûr, toussota Yojiro.
- Sasuke voit les choses de manière plus froide. Il ne prend pas en compte le dévouement du coeur et la générosité de l'élan.
- Oh que non...
- Mitsurugi aurait tremblé à l'idée de notre échec, mais en sachant Ikue à l'abri, il n'aurait pas manqué de se réjouir.
- Bien sûr... En somme, n'est-ce pas, c'est à regretter que nous n'ayons pas pu lui raconter directement notre exploit ?
- Oui, mais nous irons le délivrer des griffes Phénix ! Et il reviendra combattre sous la bannière du Lion.
Yojiro se demandait si l'air marin n'avait pas tourné la tête à la pauvre rônin.
- Rentre donc t'occuper de ta famille ! Profites-en bien tant que Sasuke ne mobilise pas tes talents !
- S'il me demande d'aller délivrer Mitsu, je saute dans mes sandales et je pars sur l'heure.
- Il n'en attend pas moins de toi.
Et ceci étant dit, Yojiro alla déguster une bière dans la taverne où se retrouvaient les rônins de la cité.


Samurai

Le lendemain, le daimyo de la famille Matsu faisait son arrivée en grandes pompes. Kokatsu était sorti sur le seuil de la grande porte pour l'accueillir. Les deux hommes se saluèrent puis se donnèrent l'accolade des frères d'armes. Le général présenta ensuite le seigneur Torajo au nouveau daimyo.
Kokatsu sentit immédiatement que son supérieur partageait son avis sur ce jeune Akodo influençable. De fait, les Scorpions restaient à l'arrière-plan de ces cérémonies, à leur place habituelle : en retrait et donc d'autant plus menaçants. Et il était difficile de ne pas imaginer les Bayushi faisant danser Akodo Koji au bout de leurs ficelles.
- Grande est ma joie de te rencontrer, seigneur, dit Matsu Torajo, et d'autant plus grande que cette rencontre ait lieu dans cette Cité conquise de haute lutte.
Kokatsu fit cette fois entrer tout le monde dans son palais, où il ordonna une journée supplémentaire de festivités. Il dit ensuite qu'en hommage à ses propres Ancêtres, il observerait une journée de retraite et de jeûne une fois les libations terminées. C'était un vif encouragement pour chacun à faire de même.

Cette fois-ci, Kokatsu participa de bon coeur et fut le premier à emmener ses invités dans la plus prestigieuse maison particulière de la Cité, où l'on chanta, l'on but et l'on dansa jusqu'à l'aube. Puis, d'un coup, il retrouva son sérieux, souhaita bonne journée à ses invités et leur donna rendez-vous pour le lendemain.
A part, Matsu Torajo dit à son vassal :
- Ta décision de te retirer alors que tu as tant d'invités est surprenante.
- Qu'ils le prennent pour une marque de confiance, seigneur. Je leur laisse quartier libre...
- Sache que si tu as besoin de conseils, je serai toujours là pour toi, général.
- Ton seul soutien sera pour moi un appui aussi solide que la force de mille Ancêtres.
- Tu dis cela car ce sont dix mille Ancêtres qui aujourd'hui te sourient. Alors même que toi, Kokatsu, tu n'es pas en paix.
- J'ai besoin de cette retraite. Je n’emmènerai que quelques conseillers proches.
- Ne t'en fais pas, pars le coeur tranquille. Pendant ce temps, je serai l'hôte de nos invités.
- Je suis honoré que tu me le proposes.

Kokatsu n'évoque pas le sujet mais il savait bien pourquoi Torajo était venu : pour lui laisser la place de daimyo de la famille Matsu. Ce serait donc une responsabilité encore plus lourde qui, dès le lendemain, pèserait sur les épaules du général. Il deviendrait le premier chef de guerre du clan, donc de l'Empire et devrait composer avec un daimyo de clan dont il savait qu'il empêcherait son combat contre le Gozoku.

Kokatsu sortit sans cérémonie de la Cité. Il partait avec Ikoma Noyuki le poète, avec Sasuke en qualité de conseiller et le moine Shingon comme confesseur. Il se rendit dans le temple où se trouvaient les urnes de sa famille, dans le village où il jouait déjà au soldat quand il était encore en culottes courtes, sur la route boueuse où il retrouvait les autres gamins, même des fils de paysans qui, aujourd'hui, ne pourraient même pas lever les yeux sur lui sans être aussitôt punis de mort.
Il alla prier sur l'autel de sa famille et demanda à parler avec Shingon. Ils s'enfermèrent dans un petit temple au milieu du jardin. Sasuke et Noyuki n'avaient qu'à tourner en rond pendant ce temps. Il faisait un temps magnifique. L'eau du bassin aux carpes était translucide. Les bourgeons des cerisiers étaient éblouissants, et on n'entendait que le glouglou charmant de l'eau qui descendait sur les bambous.

- Te voilà au sommet de ta vie, disait Shingon. Tu as passé ton quarantième anniversaire. Ton ascension se termine, Kokatsu. Si tu fais un pas de plus vers le haut, la pente derrière ne sera que plus rude.
- Un samuraï ne se soucie pas du dernier pas, seulement du prochain. Et je n'ai jamais reculé.
- Tu pourrais t'en sortir triomphalement en acceptant la paix, en réconciliant les clans.
- La gloire est une belle chose mais elle n'est rien en face de l'honneur. Car c'est lui seul que nous emportons dans la mort. Le reste n'est que poussière.
- Ne crains-tu pas de fâcher les Ancêtres en faisant trembler l'équilibre cosmique ?
- N'inversons pas les rôles. Je me bats pour remettre cet Empire la tête en haut. Ce sont les conspirateurs sans foi ni loi du Gozoku qui menacent l'édifice céleste.
- As-tu entendu un seul mot de l'Empereur demandant ton aide ?
- L'Empereur attend que ses serviteurs se manifestent. J'irai Lui parler s'Il veut me recevoir.
- Et si tu fais fausse route ?
- Peut-être. Mais l'indécision est le pire des mots. Mieux vaut mourir la tête dans la boue que vivre dans l'hésitation. J'ai tout conquis, Shingon. Il ne me reste qu'une bataille à livrer. Si elle m'est fatale, cela signifie que j'aurai choisi ma mort et pour un homme comme moi, c'est la plus belle issue possible.
- Ne crains-tu pas de faire du tort à ton clan ?
- Le clan ne pourra pas me reprocher d'avoir agi selon ses principes... Maintenant, Shingon, je veux que tu me redises, une dernière fois, les paroles essentielles de ta sagesse.
- Elle tient, tu le sais, en peu de mots. Elle dit que l'illumination est possible en cette vie. Je ne peux pas te le dire plus simplement.
- Bien, va, à présent. Nous nous reverrons à la cérémonie.

Le général fit venir Noyuki, à qui il dicta quelques phrases solennelles qu'il pourrait répéter après sa mort. Puis il fit venir Sasuke et lui demanda juste de se tenir près car de grands dangers arrivaient.


Samurai


Quand Sasuke se réveilla le lendemain matin, il sentit tout de suite qu'il y avait de l'orage dans l'air. Il n'y avait pas un nuage dans le ciel depuis des jours, et une suite trop longue de beaux jours n'est pas dans l'ordre des choses. Il sortit de sa chambre et il lui sembla aussitôt que tout le monde était plus empressé qu'à l'habitude. Il n'y avait rien d'étonnant à cela : c'était le jour du sacre de Kokatsu comme nouveau daimyo des Matsu. L'effervescence était palpable des caves aux chemins de ronde supérieurs. Sasuke se rendit au jardin intérieur pour faire ses exercices respiratoires. Les mouvements lents, les respirations profondes, ne lui rendirent pas la sérénité. Il se sentait agressé par les images de la mort de son ami, Nobuyoshi, qui avait accompli le sacrifice suprême. Sasuke pourrait-il un jour faire une chose pareille ? Il revoyait Nuage surgir dans les décombres brûlants de la bicoque à la sortie du palais des Crabes. Il revoyait sa rencontre avec l'ignoble Rêve . A côté de cela, les nuits passées à la frontière de l'Outremonde, les hurlements des bêtes sans nom, les combats contre l'infernal Akuma, n'étaient que d'aimables plaisanteries. Les blessures infligées par les Kolat ne se refermeraient jamais, car elles étaient des blessures au plus profond de son esprit. Très jeune, on avait fait de lui un pantin. Aujourd'hui, il avait coupé ses cordes, mais était-il plus libre ? Ne sentait-il pas l'Oeil tout-puissant de l'Oni l'observer, d'autant plus qu'il avait acquis, par la maîtrise de la troisième arcane, un contact quasi-direct avec l'énorme diamant dont se servait Nuage. C'est dire qu'il était comme sous surveillance permanente par son ancien maître et tortionnaire.
Dans ces conditions, comment retrouver la paix de l'esprit, alors que tout son esprit avait été modelé aux fins les plus deshonorables ? Et on n'avait jamais appris à un tensaï du feu la voie de l'équilibre de l'esprit, mais plutôt la capacité à contenir la puissance démesurée des flammes pour mieux les déclencher dans toute leur violence au bon moment. Rien à voir avec l'enseignement prodigué aux tensaï de l'Eau ou de l'Air, bien plus harmonieux car ce sont des éléments sources de vie. Le feu, lui, ne vit qu'en détruisant ; et le phénix ne meurt que pour ressusciter, tandis que la fluidité de l'air et de l'eau permet à ses disciples d'ignorer le heurt violent des contraires. Et la puissance impassible de la terre est le rempart le plus solide contre toute atteinte...

Non, il ne pouvait pas se sentir serein, quand n'importe quel jardinier, n'importe quelle servante qui fait les lits, n'importe quel gâte-sauce du palais pouvait être un agent de Nuage ou d'un des autres maîtres.
Sasuke savait qu'ils étaient dix au départ. Rêve était mort, cela en laissait neuf s'il n'avait pas été remplacé, ce qui était probable étant donné l'art très spécial de manipulation mentale dont il était le maître. Il ne comptait pas Lotus, qui n'était somme toute que le trésorier de la conspiration, poste que n'importe quel imbécile sachant compter sur ses doigts pouvait remplir !

Il en restait donc neuf, et ils ne connaissaient l'identité que de deux d'entre eux : Nuage et Cristal. Les deux plus dangereux assurément. Mais qui étaient les sept autres et à quelle sale besogne s'occupaient-ils ?
Il y avait Acier, celui chargé de surveiller le temple secret de l'ordre ; Saphir, le maître des assassins du clan...

Sasuke, harcelé par ces visions de cauchemar, se rendit à la salle du déjeûner où plusieurs officiers et conseillers étaient déjà passés à table. L'ambiance était là aussi fébrile. Chacun avait le nez dans son bol de riz. On échangeait quelques mots pour se rassurer, on essayait de plaisanter, mais chacun s'activait pour la grande réception.
Noyuki ne descendit même pas pour le repas du matin. Il avait passé la nuit à la bougie, occupé à réécrire pour la énième fois son éloge. Même Shingon, d'habitude si maître de lui, paraissait fatigué. Il avait les traits tirés et faisait tout pour ne pas le montrer. Ses disciples faisaient toujours cercle autour de lui, comme pour protéger leur maître par leur présence. On sentait que le moine, lui aussi, n'avait pas l'esprit tranquille. On aurait juré qu'il regrettait d'être venu. Il n'est jamais prudent pour un esprit véritablement religieux d'approcher les hommes de pouvoir car, leur aide dans les affaires humaines se paye toujours d'une plus grande inquiétude sur les chances de salut. Et s'il ne restait rien de la sagesse face à la folie et la démesure des hommes ? Si ces discours n'étaient que belles paroles qu'on écoute au temple, avant d'en retourner à ses occupations et ses ambitions ?
Il était presque impossible d'arracher un mot à Shingon concernant les entretiens avec Kokatsu. La seule parole qui était parvenue aux oreilles de Sasuke, était celle qu'avait surprise Noyuki. Shingon parlait à un disciple et lui confiait :
- Nous craignons souvent de ne pas pouvoir influencer les hommes. Je crains, moi, de ne pas l'avoir que trop influencé.
Il parlait bien sûr du général.

A présent, en observant le moine du coin de l'oeil, Sasuke se demandait si Shingon n'avait pas fait exprès que cette phrase soit entendue. N'était-ce pas un appel à l'aide ? Le shugenja replongea la tête dans son bol de riz. Il était trop tard. Shingon avait voulu jouer les conseillers spirituels, il assumait la resposabilité de ses paroles. Il était trop tard pour jouer l'âme pure et désintéressée, après s'être mêlé d'influencer les décisions du plus grand maître de guerre de l'Empire !

Le silence se fit complètement quand le panneau de bois s'ouvrit sur Kokatsu, semblable à un taureau qui fulmine. Il avait l'air terrible. Immobile, il était plutôt entièrement plongé en lui-même et ne s'apercevait pas qu'il avait un air à charger sur le premier venu. Il observait la salle, les yeux dans le vague, sans fixer personne en particulier. On l'entendit faire trois lourdes respirations, puis il referma le panneau et s'éloigna de son pas lourd, comme s'il s'était trompé de salle.
Tout le monde osa enfin déglutir et reprendre sa bouchée.

Le panneau se rouvrit brusquement : Kokatsu de nouveau. Il balaya la salle du regard, impatient. Il avait retrouvé ce qu'il venait chercher la première fois :
- Où est Noyuki ?
- Dans sa chambre, répondit un conseiller.
- Qu'on me l'envoie sur le champ.
Puis il repartit. Il n'y aurait pas besoin de prévenir le poète, la voix lourde du général s'entendait très bien de l'étage d'au-dessus, où Noyuki, recroquevillé, courbaturé, griffonnait encore sur son parchemin.

Sasuke alla prendre un bain et se préparer. Il passa devant la chambre de Mitsurugi, que personne n'avait osé récupérer, alors même qu'on manquait de place du fait de tous les invités. Le shugenja entra le premier dans la grande salle de réception. Il trouva sa place, dans l'allée gauche par rapport au général, au troisième rang. C'était une place qui lui convenait bien : il avait une bonne vue sur la salle et se trouvait hors du centre de l'attention. C'est Noyuki, en particulier, qui aurait tous les regards braqués sur lui pendant son discours.
La salle était presque complètement vide, à l'exception des derniers serviteurs qui installaient les décorations florales et des gardes du corps, aussi immobiles que des statues.
Il faisait vraiment un temps magnifique. Les petits oiseaux chantaient. L'air n'était pas trop lourd, la chaleur supportable. Mais Sasuke se sentait courbaturé de partout. Kokatsu lui avait dit de se tenir prêt et c'était bien trop précis et bien trop vague. De fait, il n'avait presque pas dormi de la nuit. Kokatsu comptait entièrement sur lui, mais sans le mettre en avant, au contraire de Mitsurugi. Sasuke était bien un conseiller de l'ombre, pas trop caché pour ne pas exciter la curiosité, mais jamais mis au premier rang afin de passer inaperçu. Sasuke respira aussi fort que possible. La salle se remplissait peu à peu.
Les Scorpions s'asseyaient à l'autre bout de la salle. Sasuke ne leur adressa pas un regard. Il s'isola dans son monde. Sans doute cela se sentait-il, car personne ne vint le déranger, personne ne le frôla, personne ne lui demanda quoi que ce soit. Ne réveillez pas le feu qui dort... Lorsqu'il rouvrit les yeux, il vit la salle presque pleine. Il remarqua l'urne installée près du trône où Kokatsu viendrait s'asseoir : elle contenait les cendres d'Akodo Gencho, le malheureux prétendant qui avait si mal dirigé l'armée pendant la bataille. C'était un signe de reconnaissance exceptionnelle de la part de Kokatsu. Ce dernier ne reniait nullement celui qui, malgré tout, resterait le vainqueur de la bataille, malgré les pertes énormes et son choix de se sacrifier au combat. Drôle de victoire qui avait toutes les allures de la défaite.

Sasuke leva le sourcil quand il vit les Scorpions se lever, à la demande du maître de cérémonie. Il y avait eu mésentente : ils ne devaient entrer que plus tard, sûrement pour être accueillis plus officiellement.


A suivre... Samurai
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#15
Très bien écrit, on sent la tension de tous les personnages, cette atmosphère lourde d'orage Chinese
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#16
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE


Il se passa encore du temps avant l'arrivée de Kokatsu. L'avant-dernier à entrer fut le daimyo Matsu Torajo, qui s'assit symboliquement sur le trône du gouverneur de la Cité des Apparences : c'est lui qui demanda qu'on fasse entrer le général Kokatsu. Ce dernier fit son entrée dans un silence complet ; il s'agenouilla devant le maître de sa famille, le casque sur le bras.
Matsu Torajo salua la victoire remportée par le clan du Lion et la bravoure au combat de chaque soldat. Des prières furent dites pour tous ceux qui avaient donné leur vie pour la victoire. On pria spécialement devant l'urne contenant les cendres d'Akodo Gencho. Le vieux Kitsu Itsoji, bien plus serein depuis qu'il n'était plus le maître du clan, alla disperser les cendres dans le jardin du gouverneur.
De nouvelles prières furent dites pour saluer la mémoire du jeune Lion qui s'était sacrifié. Aucune mention ne fut faite, en revanche, du deuxième prétendant, mort en duel face au vainqueur. Son nom ne fut aucunement évoqué.
Matsu Torajo se leva alors et demanda à Kokatsu de baisser la tête : il le frappa sur les épaules du bokken ancestral de la famille et lui remit l'étendard, l'éventail et le sabre de maître de la famille Matsu. Il lui laissa son trône et s'agenouilla à son tour devant son nouveau maître, imité par toute la salle, qui récita la prière traditionnelle à l'héritier de dame Matsu. Puis on but une coupe du vin qui avait été consacré par les prêtres des grands Ancêtres de la famille, afin de réaffirmer le lien de sang mystique unissant tous les guerriers de la famille comme des frères d'armes. Des coupes passèrent aux Lions des autres familles, pour qu'ils reconnaissent les Matsu comme leurs frères d'armes les plus vaillants et les plus féroces.
Le nouveau daimyo du clan, Akodo Koji s'avança alors pour faire son compliment à Kokatsu.
A demi-mot, il lui fit comprendre que les victoires comme celle qu'il venait de remporter ne seraient plus à l'ordre du jour et qu'il faudrait rechercher l'apaisement avec les Grues et leurs alliés, comprendre le Gozoku :
- Le bras droit ne peut pas toujours se quereller avec le bras gauche. Il leur faut servir le même corps et se battre pour lui, pas entre eux.
Sans doute Kokatsu s'était-il préparé à entendre quelque chose de ce genre. Il ne devait pas moins être sur le point de s'étrangler de rage. Et quand le jeune Akodo termina son discours, il devint, bien malgré lui, tout pâle, puis rouge sanguin :
- Général, tout le monde connaît ton aspiration à la grandeur, ta générosité en toutes choses. Je me demande s'il ne serait pas séant, en guise d'apaisement, d'accueillir nos amis du Scorpion parmi nous ? Ils m'ont accompagné ici et je pense qu'ils pourraient bien assister à notre cérémonie, ne serait-ce que pour admirer la puissance du clan du Lion quand il s'unit ?

Sasuke, qui s'y connaissait un peu en la matière, eut l'impression d'écouter parler Isawa Masaakira... A croire que c'était le maître du Vide qui avait écrit ce merveilleux discours que l'autre récitait comme un perroquet.
Quand Gencho eut fini de parler, le silence qui régnait était intenable, lourd comme avant un orage.
Soudain très maître de lui-même, Matsu Kokatsu prit la parole, pour la première fois comme maître de sa famille :
- Je comprends ton offre d'apaisement avec les Scorpions, seigneur. Néanmoins, il ne peut être dans nos usages d'accueillir un clan avec lequel nous venons de nous battre. Cela ne serait pas conforme à nos traditions. Ce serait presque offensant pour le souvenir de nos frères morts au combat. Et en premier lieu pour Akodo Koji, ne crois-tu pas ? Je pense que les Scorpions doivent maintenant s'en retourner sur leurs terres. Je ne leur ai pas demandé de venir dans ma Cité. Je ne les ai pas défiés à se battre contre moi, au contraire de nos rivaux du clan de la Grue. Vois, les Grues sont repartis, admettant leur défaite. Les Phénix, d'habitude si pacifiques, ont rompu leur voeu de non-violence pour venir se battre. Ils ont compris leur erreur et, à l'heure où nous parlons, sont déjà revenus dans leurs paisibles terres ancestrales -non sans me priver de mon diplomate et porte-parole.
"Je ne crois pas qu'il soit bon de faire venir tous ces étrangers chez nous, seigneur. Le clan du Lion ne demande pas mieux que d'accueillir des invités d'autres clans, mais aux conditions qu'il fixe et selon les règles traditionnelles de l'hospitalité. Nous n'avons pas besoin d'eux, parce que nous sommes les plus nombreux et les plus puissants. Tandis qu'eux ont besoin de nous, car sans les Lions, l'Empire ne peut exister. Je pense que nous en sommes tous d'accord.
"Tu as parlé de mes prétentions à la gloire, tu as raison, mais je suis avant tout quelqu'un de simple et de traditionnel. Je suis habitué à des manières directes, pas grossières mais sans ce raffinement excessif qui fait qu'on ne sait plus à qui on a affaire.
"J'ai entendu parler, seigneur, de ce qui s'est passé, à la Cité des Murs Verts [nom officiel de la Cité des Mensonges], puis dans cette ville qui vient d'être construite... Bakufu...

Il avait craché plutôt qu'épelé ce nom.
- J'ai été surpris d'apprendre que le choix de notre nouveau daimyo se ferait avec les Phénix et les Scorpions pour témoins. Quelle nécessité à laisser des étrangers s'immiscer dans nos affaires ?... Pourquoi le gouverneur de la capitale des Scorpions en personne fait-il le déplacement ? Cela me paraît inutilement compliqué pour une affaire qui ne concerne que nous, sur laquelle, par conséquent, nul que nous n'a son mot à dire.
"On m'a raconté ton duel contre ton opposant et je sais, comme chaque témoin a pu le voir, combien ta victoire a été fulgurante. Elle ne laisse aucune place au doute. Nul ne peut t'en faire le grief. La défaite d'Akodo Denko a été implacable.
A entendre ce nom dont il avait interdit qu'on le prononce, Akodo Koji blêmit.
"Akodo Denko, reprit Kokatsu, ne s'est pas deshonoré en mourant dans ce duel, bien au contraire. Il faudrait, pour la paix de son âme et la nôtre, lui ériger au moins un autel, même discret, car chacun connaissait sa droiture. Le sort des armes lui a été défavorable mais les Ancêtres l'ont accueilli parmi eux, j'en suis certain.
"Ne m'en veux pas d'évoquer ici le souvenir d'Akodo Denko. Je veux dire que, puisque tu évoquais ma générosité, seigneur, elle va jusqu'à saluer un opposant même après une défaite. C'est la magnanimité du vainqueur qui s'exprime. Moi-même, je suis prêt à reconnaître la bravoure au combat de nos adversaires Scorpions, que je préfère nettement rencontrer sur le champ de bataille, dans un affrontement loyal, plutôt que dans les alcôves de palais où ils ont l'habitude de monter toutes sortes d'intrigues devant lesquelles tout homme honnête devrait détourner les oreilles et les yeux.
"Aussi, pour aujourd'hui, une chose est certaine : les Scorpions n'entreront pas dans cette Cité que j'ai conquise et conservée de haute lutte. J'ordonne qu'on leur ferme la porte de mon palais. J'ordonne qu'on les escorte jusqu'à la porte principale de la ville. J'ordonne qu'ils quittent nos terres jusqu'au-delà de la Cité du Levant et ce, avant le coucher du soleil, sans quoi je considérerai qu'ils ont abusé des règles de l'hospitalité.

La voix de Kokatsu s'était faite d'un coup plus dur. Akodo Koji, qui n'y tenait plus, voulut protester
- Silence ! tonna Kokatsu.
Ce fut vraiment comme un coup de tonnerre. Le général avait parlé jusqu'ici d'un ton mesuré. D'un coup, il laissa paraître la formidable colère qui grondait en lui depuis des heures, des jours, des semaines. C'était stupéfiant ; toute la salle se figea en statues de sel.
- Qu'as-tu à redire, Akodo Koji, contre ma décision souveraine ? Maître je suis de la Cité des Apparences et maître, j'en reste. Nul ici ne discute mes décisions, mais tous s'y conforment avec empressement. Ce pourquoi ne j'admets la présence de nul qui ne se plie à mes exigences. Tu ne verras autour de moi que des serviteurs loyaux et dévoués, prêts à mourir si je l'exigeais d'eux. Mais pas à mourir stupidement comme ces Scorpions fanatiques qui se passent le sabre en travers du ventre, mais comme des guerriers qui ont appris à ne pas redouter la mort, car cette mort, ils savent qu'elle est dans leurs yeux.
"Or qu'ai-je vu et qu'ai-je entendu quant à cette succession, depuis la mort de notre vénéré daimyo mort à la cour d'hiver ? Intrigues. Complots. Cabales. Discussions avec les Phénix, les Scorpions. Plus on me rapportait cela, moins j'en croyais mes oreilles. Que signifiait cette halte à la Cité des Mensonges ? Comment cela était-il possible ?
Kokatsu pointa de son éventail l'ancien daimyo Kitsu :
-Cela ne s'est jamais vu qu'un daimyo de clan accepte l'invitation d'un autre clan, au moment même où se joue la succession.
Le pauvre vieux Kitsu Itoji devint plus blanc qu'un linge. Sur le moment, il réussit à se contenir. Mais il mourut une semaine après, après avoir sombré dans une profonde léthargie. Nul ne doute que ce fut ce geste d'éventail qui le tua...
Kokatsu reprit, sa voix épaissie d'un grondement qui montait petit à petit :
- Les Bayushi ont-ils jamais demandé aux Lions de les aider ? Les Phénix ont-ils besoin du conseil des Grues pour désigner leur daimyo ? Je n'ai pas aimé ces manières tortueuses, ces décisions sans cesse retardées, car elles semaient le doute et l'hésitation, vices que jamais un Lion ne devrait éprouver. Et tout cela à des jours et des jours de marche de cette Cité menacée par la plus formidable coalition que les Ancêtres aient jamais vu. Enfin, m'expliquera t-on depuis quand il est permis à plusieurs clans de faire coalition contre un seul ?
"Mais je suis trop long, Akodo Koji. Aujourd'hui, je t'ai vu arriver avec ces Scorpions. Encore et toujours eux. Cela ne s'est jamais vu, seigneur. Alors, je te pose aujourd'hui la question : de qui es-tu le daimyo ?

Un cri d'effroi, aussitôt contenu, monta dans la salle. C'était comme si le ciel allait s'écrouler.
- Oui, Akodo Koji, je dis aujourd'hui que tu as été le jouet des manigances des Scorpions. J'ignore ce qui s'est passé à la Cité des Mensonges. J'ignore ce qui s'est passé à Bakufu. Je ne sais qu'une chose : tu ne peux être le maître de notre clan.
"Et si quelqu'un veut m'opposer le contraire, qu'il sache qu'un de nous deux ne sortira pas vivant de cette pièce."
Alors, Kokatsu se leva, le sabre ancestral dans son fourreau à la main, et dit :
- Aujourd'hui, je déclare donc devant vous tous, seigneurs, vénérable assemblée du clan, que je serai, moi, Matsu Kokatsu, le seul et unique daimyo des quatre familles, général en chef de toutes les armées, véritable et incontesté seigneur des Lions !
D'un coup, la terreur se changea en enthousiasme, la stupeur en une clameur de joie ; d'un coup, ce fut comme si Akodo Koji avait chuté dans les ténèbres. A peine si on le regarda sortir de la pièce, se précipiter dans le jardin et se passer un sabre en travers du ventre, sans témoin.
Dans la salle de réception, tous se frappaient le front contre terre devant leur nouveau maître. Alors que le soleil se couchait à l'ouest, c'était comme si un astre se levait dans ce crépuscule et projetait d'un coup sa lumière et d'immenses ombres vers l'est, jusqu'à Bakufu, jusqu'à Otosan Uchi, jusqu'à l'océan.


Samurai


Les Scorpions furent chassés de la ville comme des malpropres, puis les portes furent fermés. Et ce furent encore trois jours de célébration pour le nouveau daimyo !
Kokatsu était le quatrième en quelques semaines. Cette situation d'instabilité était extrêmement dangereuse ; il semblait néanmoins que cette fois, le Lion avait trouvé un leader qui était l'incarnation même de toutes les vertus du clan, surtout en un temps où il se trouvait en opposition aux intrigants du Gozoku.
Kokatsu reçut l'hommage des maîtres des familles Akodo, Kitsu et Ikoma. Pour les Akodo, ce fut une humiliation. La mort honteuse de Koji ne serait pas prête d'être effacée. Si certains dans la famille se réjouissaient qu'un homme à la botte des Scorpions devienne chef du clan, d'autres se sentaient mortellement blessés de ce coup de force de Kokatsu. Ce dernier entendit ces plaintes. Agacé, puis furieux d'entendre ce concert de plaintes, voyant que ces rancoeurs allaient empoisonner l'atmosphère au moment où il fallait restaurer l'unité absolue du clan, le nouveau daimyo ordonna à tous les plaignants de venir en même temps devant.
Il écouta publiquement, et sans les interrompre, leurs plaintes. Certaines furent très dures, bien que dit à mots couverts. A la fin, les plaignants savaient ce qui leur restait à faire. lls le savaient en venant : ils s'ouvrirent cérémonialement le ventre. Kokatsu leur dénia le droit d'être assistés par un frère d'armes qui écourterait leur agonie. Puisqu'ils avaient dit tout ce qu'ils avaient sur le coeur, ils souffriraient jusqu'au bout dans leurs chairs.
A la fin, tous les corps furent calcinés en même temps ; en voyant les flammes s'élever dans le ciel, et ces âmes partir vers le pays des morts, Kokatsu se sentit plus léger. Il venait de se débarrasser dans les règles de ses opposants. Ceux qui restaient étaient par conséquent des soutiens.
Il ordonna une demi-journée de prières et de silence en leur honneur dans un temple de la Cité. Il assista même aux cérémonies. A la fin, les familles des suicidés vinrent présenter leurs hommages et reconnurent sa grandeur.

Il avait mené cela de main de maître. Un jour, ce fut Shingon qui vint lui faire ses adieux. Il n'approuvait ni ne désapprouvait ce qu'il avait fait. Il dit simplement que ses devoirs l'appelaient ailleurs et qu'il avait tout dit de sa sagesse à Kokatsu. Le général fit en sorte que ces paroles soient bien entendues : la principale autorité religieuse du pays donnait sa bénédiction à ses faits et gestes.
En réalité, Shingon ne pouvait pas, selon les voeux de son ordre, s'attacher à un maître durablement. Et celui-ci était trop enivré de sa démesure pour rester longtemps un bon protecteur. Kokatsu offrit une fortune à l'église de Shingon. Ce dernier refusa poliment, en disant à Kokatsu de la donner pour les pauvres et qu'en leur donnant, il ferait don double.
Kokatsu, désarçonné, dit qu'il ferait comme dit. Il était soulagé de voir partir Shingon pour tout dire. Et Shingon le sentait bien... Le moine et ses frères partirent sans pompe de la Cité. Du haut des remparts, Sasuke les regarda partir, songeur : était-ce petit homme, vêtu de ses humbles habits, qui avait inspiré au général cette folie des grandeurs ?

Le shugenja fit craquer ses poings et convoqua sur l'heure sa garde rapprochée : Yojiro et Yatsume !


Samurai

Il ne pensait plus tellement à leur équipée hasardeuse pour délivrer Ikue :
- La période à venir va être tumultueuse, vous pouvez vous en douter. Moi-même, je ne vais pas chômer. D'abord, je dois trouver le moyen de récupérer Mitsurugi. Soit nous négocierons une rançon, soit nous le ferons par la manière forte.
Dans le bureau du conseiller Sasuke, on ne s'embarrassait jamais trop de convenances !
- Le général compte sur moi. Il me donne carte blanche.
Yojiro et Yatsume savaient ce que cela voulait dire : Sasuke y mettrait tous les moyens nécessaires.
- Deuxième chose, je devrai, dans les mois à venir, entreprendre un grand voyage, qui m'emménera jusqu'aux Royaumes d'Ivoire. Vous y êtes déjà allés, j'aurai donc besoin de vous pour me guider. Je dois me rendre, le jour du solstice d'été, sur la ligne du soleil de midi, c'est-à-dire l'endroit où l'astre sera entièrement à la verticale du sol...
Yojiro et Yatsume levèrent un sourcil. Le peu d'astronomie qu'ils avaient étudié était loin.
- Et quand cela sera fait, je me rendrai cette fois très loin au nord de notre empire, jusque dans la capitale du désert. Vous pourrez m'accompagner si vous le désirez. C'est un voyage très long et très dangereux. Nous en avons eu un aperçu lorsque nous étions dans les limbes, mais cette fois, nous aurons tout à traverser... Et pour commencer, il faut que je retrouve le bakeneko... Je n'ai pas de nouvelles de lui depuis que nous sommes revenus de chez le Dragon du soleil...
Sasuke parlait surtout pour lui-même. Il avait besoin de réfléchir à voix haute.
- Quoi que tu fasses, je viendrai, dit Yojiro. Et pour commencer, il me tarde de sortir Mitsurugi de chez les Phénix.
- Cela sera fait très vite, rassure-toi.
Sasuke ne le dit pas, mais il avait déjà envoyé Noname derrière les lignes Phénix... Ainsi, Sasuke serait vite averti dès qu'on changerait l'otage de ville.
- Moi aussi je viendrai, Sasuke-sama, dit Yatsume.
La rônin pensait à son compagnon Avishnar : l'ancien prince devait retourner chez lui et reprendre son trône à ce fourbe de gros fakir adipeux !
Sasuke était excité intérieurement. Tout se passait très bien. Il allait délivrer Mitsurugi en détruisant quelques places fortes du Gozoku sur le trajet... Il allait trouver la 4e Arcane, celle du feu, sur la ligne du solstice. Puis il irait apprendre la 5e arcane chez le sage Hafiz à Medinat Al'Salaam ! L'année à venir allait être bien occupée !
Le shugenja dit aux deux rônins qu'il les rappelerait bientôt à lui. Resté seul, il rédigea un brouillon de lettre pour les Phénix. Il proposait de reprendre Mitsurugi en échange de la Cité du Levant (puisqu'ils semblaient tellement y tenir, alors qu'elle n'offrait un intérêt stratégique que très limité !) et de l'accueil de jeunes Shiba dans les dojo du Lion. S'ils refusaient, les Lions feraient comprendre qu'ils s'y prendraient autrement... Puisque les Phénix s'étaient attaqués à la Cité des Apparences, il y avait toutes les raisons de leur rendre la pareille !
Content de lui, Sasuke fit porter le message au général, qui était débordé de sollicitations de toutes parts. Pendant tous ces rituels cérémonieux, qui n'était en somme que du théâtre, Sasuke continuait son travail en coulisses, là où tout se jouait véritablement... Et il attendait avec impatience des nouvelles de Noname !


Samurai


Le chien fidèle mais sans honneur qu'était Noname fut de retour trois jours plus tard.
- J'ai beaucoup de choses à te raconter, Sasuke-sama.
- Je t'écoute.
- Sur tes ordres, je me suis rendu dans les terres Phénix, sur les traces de Mitsurugi. J'ai dû aller jusqu'à la côte, à la Cité de la Forêt des Ombres... C'est là-bas qu'ils détiennent le prisonnier, chez Shiba Takéo, celui qui a vaincu Mitsurugi en duel. L'endroit est une bâtisse en haut d'une butte. On était en train de renforcer les palissades quand je suis arrivé, me faisant passer pour un moine vagabond. L'hospitalité m'a été refusée partout. C'est te dire à quel point ils se méfient, parce que d'habitude, les Phénix se font un devoir d'accueillir les religieux qui le demandent.
- Oui, habituellement, c'est une coutume presque sacrée.
- Ce qui est certain, c'est que je n'ai pas pu entrer dans le domaine de Takéo. J'ai toutefois réussi à me glisser dans le jardin. Un pan du mur d'enceinte est moins haut et peut-être passé grâce aux branches d'un grand marronnier. Une fois à l'intérieur, je me suis fait passer pour un cuisinier... Mes talents en la matière sont certains, j'ai été cantinier de régiment dans ma jeunesse...
Il semblait à Sasuke que Noname avait fait à peu près tous les métiers. Il était très fier d'avoir fouiné dans toutes les couches de la société, comme un chien qui flaire des haillons.
- Bref, j'ai aperçu brièvement Mitsurugi convalescent. Il avait encore le bras en écharpe et des bandages à la poitrine, mais il pouvait se promener dans les jardins de la résidence. Je l'ai vu parfois seul, parfois en discussion avec le seigneur Takéo. Toujours surveillé par des gardes. On lui laisse porter son sabre court et il mange à chaque repas avec son hôte.
- Il t'a semblé en forme ?
- Oui, il est très bien traité. Il me semble même qu'il s'entend réellement bien avec le seigneur Takéo.
- Mitsurugi est un hôte agréable, oui...
- Je n'ai pas pris le risque d'approcher Mitsurugi. Je ne voulais pas le compromettre.
- Tu as bien fait.
- J'ai observé les lieux attentivement. Evidemment, chaque jour, les protections sont renforcées. Les tours de garde sont très réguliers et la relève est bien faite. En cas d'évasion, la région est bien surveillée. Il y a des tours un peu partout et peu d'endroits vraiment déserts. Mitsurugi serait vite repéré. Le seul espoir serait de partir par la rivière qui coule à côté. C'est risqué mais faisable. Seulement, j'ignore si cela sera encore faisable demain, car les Phénix ratissent la région.
- Nous n'en sommes pas encore là, Noname. J'attendais ton retour pour me faire un avis. Je vais à mon tour me rendre là-bas. Je vais demander à rencontrer ce Takéo et lui faire une proposition très avantageuse pour son clan. De ton côté, tu vas recruter parmi les rônins qui ont afflué en ville quelques personnes de confiance pour organiser une sortie imprévue de l'otage.
- Compte sur moi.

Sasuke avait reçu une réponse favorable de Kokatsu. Un diplomate avait rédigé une missive à l'intention des Phénix. Le shugenja partit avec une escorte de trois samuraï. Il laissa des instructions à Yojiro et Yatsume de se tenir prêts à son retour :
- Je ne serai pas long. Si jamais les Phénix refusent notre offre, nous envisagerons d'y aller par mes méthodes. Mettez-vous en contact avec les rônins de Noname. Soyez sur le pied de guerre.

Sasuke entrait dans le domaine de la Forêt des Ombres trois jours plus tard. Le château de Shiba Takéo était à l'écart de la ville. Il avait été encore renforcé par rapport à ce qu'avait dit Noname.
Le shugenja se fit annoncer. Il fut reçu aussitôt par Takéo. C'était un samuraï à peu près de l'âge de Mitsurugi. On devinait que les deux hommes auraient pu être compagnons d'armes si le destin n'avait bouleversé la vie de nos héros. Ils devaient deux des meilleurs bretteurs de l'Empire car il en fallait pour vaincre Mitsurugi, lui qui avait abattu tellement d'horreurs de l'Outremonde ! Ce que les Shuten-Doji et autres revenants n'avaient pas réussi, ce Shiba Takéo y était arrivé...
- J'ai reçu votre proposition, dit Takéo.
Il recevait Sasuke à la table de go de pierre de son jardin, car c'était encore une magnifique journée, sous les cerisiers déjà lourds de leurs beaux fruits rouges. La chaleur épaisse, stagnante, dans les terres du Lion, étaient ici allégée par l'air marin et l'humidité douce de la forêt. Mitsurugi devait être comme un coq en pâte... Sasuke ne put le voir. Son ami était-il au courant qu'il venait ? Mieux valait ne rien demander.
- Mon clan a étudié cette proposition. La Cité du Levant est chère à notre coeur car il s'y trouve de nombreux temples importants pour nous... La proposition d'accueillir nos élèves dans vos dojos est également très honorable pour nous. Néanmoins...
Sasuke se doutait bien que les Phénix allaient un peu plus charger la balance... C'est un principe que nos héros avaient appris chez patron-san :
- Si le client t'offre ça, prends ça et encore ça !
Bien qu'ils y missent les formes, les Phénix procédaient à peu près comme cette fripouille de commerçant !
Les Phénix demandaient un plus grand nombre de laisser-passer pour leurs diplomates, de bonnes terres sur la frontière, des avantages commerciaux... On sentait que Takéo souffrait de faire ces demandes. Il prononçait toutes ces demandes du bout des lèvres.
Si Sasuke avait pu, il aurait signé sur le champ et serait reparti avec Mitsurugi ! Ce n'était pas si simple. Il fallait prendre la proposition, attendre, faire semblant de réfléchir, dire oui mais un peu non et finalement oui, mais sans trop insister. Il y en avait pour des semaines, peut-être des mois. On sentait que Takéo n'était pas pressé de relâcher son prisonnier ! Une telle prise de guerre !

Sasuke revint à la Cité des Apparences, très confiant. Noname avait réuni une belle bande de mercenaires.
- Je n'aurai pas immédiatement recours à leurs services mais garde-les sous le coude. Ils serviront plus tard.
Il voulut faire venir Yatsume et Yojiro ; on lui dit qu'ils avaient quitté la Cité trois jours plus tôt.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Où sont-ils partis ?
- Nul ne le sait, seigneur, dirent les soldats.
Evidemment, ils estimaient en-dessous d'eux de parler avec le bas peuple pour se renseigneur sur deux rônins. Le shugenja préféra vérifier de lui-même. Au domicile de Yatsume, il ne trouva personne. Des voisins dirent que la rônin était partie, ainsi que sa fille et l'étranger avec qui elle vivait...
Sasuke se demande si c'était un coup des Scorpions... Mais n'avaient-ils pas mieux à faire pour le moment que de s'en prendre à une rônin, qui plus est en pleine cité des Apparences ? On verrait plus tard. Pour le moment, il fallait s'occuper de sortir l'otage !


Samurai


Mitsurugi retrouvait petit à petit l'usage de son bras, et commençait à oublier sa douleur au ventre. Il pouvait à nouveau manger normalement et s'autorisa même une goutte d'alcool pour fêter le retour de la santé.
Takéo était vraiment le meilleur des hôtes. Il lui avait laissé une partie de son palais, l'accès à une bibliothèque, un petit dojo avec des bokken... La nourriture était excellente et, sans fausse pudeur, Takéo lui avait fait savoir que dès qu'il serait regaillardi, il pourrait lui conseiller une maison très spéciale où les filles avaient tous les talents. Une vraie prison dorée.
De sa chambre, Mitsurugi avait perçu la voix de Sasuke le jour où ce dernier était venu. Mais l'ambassadeur, bien trop poli, n'avait pas posé de question. Il imaginait de toute façon que le shugenja remuerait ciel et terre pour le sortir de là. C'est Takéo qui lui annonça que le shugenja lui avait rendu visite et qui lui fit comprendre que le clan du Phénix avait reçu des propositions tout à fait intéressantes de la part des Lions. Takéo disait cela en soulignant combien il regrettait de ne pas pouvoir garder Mitsurugi plus longtemps. Ce dernier dit que l'accueil était en tous points délicieux... Il aurait pu dire que pour d'autres otages Lion, il n'hésiterait pas à recommander la maison Takéo !

La nuit suivante, Mitsurugi ne réussit pas à dormir. Etait-ce le contrecoup de ses blessures ? Il se sentit vide, comme angoissé. Le ciel était magnifique, toutes les constellations brillaient, semblables à des parures de diamants. Il eut le pressentiment d'un danger. Pris de crampe, il prit du saké et réussit, à moitié assommé, à s'endormir.
Le réveil ne fut pas facile, d'autant que, fait inhabituel, on vint le tirer du lit, alors qu'on le laissait libre le reste du temps. Des soldats Phénix l'attendaient. Mitsurugi crut que c'était déjà le jour de partir. Connaissant l'activisme zélé de Sasuke, il n'était pas impossible qu'il ait déjà obtenu sa libération.
Il descendit dans la salle du repas, où l'attendait son hôte. Mitsurugi croisa son regard et sut aussitôt que quelque chose n'allait pas. Takéo était blafard. A peine s'il osait regarder notre héros dans les yeux. Il n'avait plus devant lui le beau seigneur Phénix, élégant, cultivé, mais un homme rongé par le remords et la honte.
- Voici venu le jour de nous dire au revoir, dit Takéo, d'une voix blanche.
- J'en conçois un immense regret, sachez-le.
- Pas autant que moi.

Ils étaient dans une salle ouverte sur le grand couloir d'entrée de l'étage d'en-dessous. Comme il portait une boule de riz à sa bouche, Mitsurugi vit la grande porte du bâtiment s'ouvrir et une dizaine d'hommes, aux manières brutales, aux kimonos bleutés réhaussés de motifs grisés. Le shinsen-gumi !
Ils rentraient comme s'ils étaient chez eux, écartant les serviteurs. Et à leur tête, l'infâme Otomo Jukeï qui, de son oeil unique de chien enragé, fixa Mitsurugi, comme le fauve la proie qu'il va égorger puis dévorer. Les baguettes de Mitsurugi lui avaient cassé entre les doigts et il avait mis du riz partout.
Takéo baissait la tête. On aurait pu discerner une larme dans son oeil.
- Je regrette sincèrement, Mitsurugi-san.
Il était désolant de voir cet homme qui n'était plus, à cet instant, le maître chez lui. Il devait accueillir une bande de soudards qui avaient moins d'honneurs que les serviteurs chargés des latrines.
- Je ne me le pardonnerai jamais, murmura Takéo, la tête basse. Je ne mérite que votre mépris.
Mitsurugi se pencha sur lui, ignorant quelques instants Jukeï, qui était tout à sa jubilation malsaine.
- Vous n'avez rien à vous reprocher, Takéo-san.
- J'aurais dû mourir de votre main, Mitsurugi-san. Vous étiez le meilleur.
Notre héros trouva le moyen de sourire :
- Takéo-san, le jour où vous vous battrez en duel après avoir abattu une dizaine d'adversaires, vous ne serez plus aussi valeureux.
Notre héros ne voulait pas voir son hôte s'humilier davantage. Fermement, résolument, il se leva, ouvrit le panneau et descendit l'escalier, comme on descend dans un chenil de chiens enragés. Dès qu'il eut mis le pied sur la dernière marche, les hommes du shinsen-gumi se saisirent de lui et lui attachèrent les mains. Takéo n'osa pas se retourner. Il ne pouvait plus rien avaler.
Ce jour-là, quelque chose s'était brisé en lui et, jusqu'à sa mort, quelques années plus tard, il ne fut plus que l'ombre de lui-même, accroché à la vie uniquement pour attendre un signe du destin qui lui montrerait qu'il était pardonné d'avoir livré le meilleur des samuraï à une bande de brutes sans honneur.

- Nous étions voués à nous retrouver, sussura Jukeï. Tu vois, Mitsurugi, plus tu montes haut, plus dure est ta chute. Quand tu n'étais que Manji le rônin, je t'ai écrasé la figure sous mon talon. A présent que tu es le porte-parole du général Kokatsu, je vais te faire descendre encore plus bas, bien plus bas...

De la grande salle de leur temple secret, les Kolat, grâce à l'Oeil de l'Oni, avaient tout observé.
- A présent, dit Nuage, rien ne pourra plus freiner la colère de Kokatsu.
- Je vais mettre mes hommes en route, dit Saphir.
- La colère d'un homme, dit Cristal, est une belle chose quand on sait la diriger, et plus encore quand elle est démesurée.
- Rien de grand ne s'est fait dans le monde sans passion, dit Nuage.

On fit monter Mitsurugi dans une charrette à cheval, comme un vulgaire prisonnier.


A suivre... Samurai
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#17
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE


Sasuke attendit trois jours une réponse de Takéo. Il savait que les Phénix avaient des messagers à cheval rapide. Les nouvelles pouvaient circuler rapidement jusqu'à la frontière puis être transmises par les relais de messagers disséminés le long des grandes routes du Lion. Qui plus est, tout message adressé au général Kokatsu était désormais si important qu'on pouvait tuer montures et messagers à la tâche pour les faire arriver le plus vite possible !
Le shugenja avait un mauvais pressentiment. Le quatrième jour, comme il ne recevait pas de réponse et que Kokatsu le relançait toujours pour savoir où on étaient les négociations, il prit sur lui de se rendre à la frontière Phénix. Là on lui fit comprendre que pour le moment son laisser-passer n'était plus valable. Etonné, Sasuke préféra ne pas protester. Comme Noname avait voyagé à ses côtés, il lui ordonna le soir même, dans l'auberge du village frontalier, de s'infiltrer de nouveau chez Shiba Takéo.
Inquiet, Sasuke revint à la Cité des Apparences et dit à Kokatsu que les Phénix faisaient traîner en longueur.

No Yatsume ni Yojiro n'avaient donné signe de vie. Le lendemain, un évènement sanglant mit la Cité des Apparences en émoi : un village proche avait été incendié, son temple rasé, les moines égorgés ou pendus, les habitants décimés. Des réserves de grains avaient été pillés.
On crut à des bandits de grand chemin. Une troupe fut dépêchée pour poursuivre ces pillards. Le temps qu'elle se mette en route, et trois autres villages étaient attaqués par une troupe peu nombreuse mais bien organisée. Les survivants parlaient d'une bande qui opérait à la lisière des bois, qui jaillissaient à la nuit tombée et perpétrait le maximum de dégâts dans les villages. Leur but semblait moins le pillage des ressources que de répandre la peur : ils ne s'attaquaient en effet qu'à des villages relativement pauvres, mais passer par contre beaucoup de temps à faire subir tous les sévices possibles à la population, surtout les femmes et les enfants.
Au bout de quatre jours, les villages voisins commencèrent à se vider, la population accourant à la Cité pour y demander protection. Si cela continuait, on allait connaître un exode comparable aux périodes de famine.
Sasuke avait bien envie d'aller se défouler contre ces écorcheurs. Seulement, il attendait le retour de Noname. Ce dernier revint au moment où les campagnes étaient à feu et à sang ; les pillards étaient insaisissables.
- Quelles nouvelles ? demanda le shugenja, impatient.
- Mitsurugi n'est plus chez Takéo depuis une dizaine de jours ! Il a été emmené par le shinsen-gumi !
- J'aurais dû m'en douter ! Il va falloir accélérer le mouvement. Toi, Noname, tu vas partir sur l'heure avec ta bande de mercenaires à la poursuite des pillards. Je te charge de nous ramener la tête de ces brigands. Et moi, je vais avertir Kokatsu...

Ce fut la dernière fois que Sasuke vit son ignoble serviteur. Ce dernier partit en campagne avec une dizaine d'hommes. Hélas, parmi eux se trouvait trois agents au service de Saphir, de mêche avec les pillards qui étaient, eux aussi, la plupart sans le savoir, au service du maître des assassins de la conspiration. A peine Noname comprit-il cette traîtrise qu'il fut proprement lardé de coups et pendu à un arbre. Il avait trouvé pires crapules que lui.

Depuis la salle du temple secret, les maîtres, assis en cercle, surveillaient par l'Oeil de l'Oni, la progression des pillards. Kokatsu devait envoyer de plus en plus de patrouilles et il bouillait lui-même d'y aller.
La goutte d'eau qui fit déborder le vase fut mise par Cristal, lorsqu'en sa qualité de gouverneur de la Cité des Mensonges, il réquisitionna plusieurs assassins de l'école Shosuro pour se mêler aux pillards. Ceux-ci partirent de gaieté de coeur dans cette mission-suicide, sans comprendre le pourquoi du comment, mais sans bien évidemment le demander.

L'effet ne se fit pas attendre : les Shosuro brûlèrent des villages à la frontière des Lions avec les Phénix. Et cette fois-ci, on trouva des indices incriminant les Scorpions. Tout avait été monté comme une pièce de théâtre dont Bayushi Tangen avait le secret.
Cette fois, Kokatsu, déjà enragé de savoir Mitsurugi aux mains du capitaine Jukeï, bondit de son trône et ordonna le départ de sa garde personnelle, les plus féroces qui avaient survécu à la dernière bataille, avec des renforts sortis des dojo. Cette fois-ci, le général comptait bien avoir recours aux pouvoirs de son shugenja du feu !
Hida Yasashiro, remis de ses blessures, fut également de la partie. Il lui tardait d'étrenner le nouveau tetsubo qu'il s'était fabriqué pendant sa convalescence !


Samurai


La formidable troupe de Kokatsu se mit en branle, grossie des renforts de la famille Akodo et par plusieurs seigneurs qui prièrent ardemment leur maître de l'accompagner dans sa campagne. Si bien qu'au lieu d'une garde rapprochée, ce fut une véritable armée qui sortit de la Cité des Apparences et s'élança sur la grande plaine, tous étendards, hampes, lances et bannières dehors, comme une mer houleuse de drapeaux, d'armures et de chevaux, une mer qui monte à grande vitesse et menace d'engloutir tout sur son passage. Le résonnement terrible des sabots se faisait entendre à près d'une journée de marche à la ronde. Le nuage de poussière soulevé ressemblait à la fumée sortit des naseaux d'un grand dragon et la puissance qui se dégageait de cet ensemble ne se comparait qu'au roulement des nuages chargés d'éclairs. Kokatsu avait ordonné d'aller plein est, car c'est dans cette direction que se trouvaient les plus grandes bandes aperçues ces derniers jours.

- La meute féroce est sortie, dit Cristal depuis le temple. Jetons-leur de la viande fraîche pour les exciter encore plus.

Le lendemain de son départ, l'armée fut en vue de la petite Cité de la frontière respectée, au moment où celle-ci était assaillie par les pillards. L'avant-garde de l'armée piqua des deux pour foncer sus aux bandits. Elle traversa une rivière en faisant jaillir tellement d'eau qu'elle la vida à moitié ! Et, autant les chevaux avaient eu l'air pendant quelques pas maladroits quand ils étaient dans l'eau jusqu'aux genoux, autant leur élan nouveau quand ils furent de l'autre évoquait le vent lui-même quand il souffle en tempête. Les pillards passèrent littéralement sous les sabots, leurs crânes éclatant comme des noix sous ce martèlement monstrueux. Les montures ressortirent avec les pattes rouges ; menée par Yasashiro, une troupe contourna la cité et rattrapa plusieurs écorcheurs qui s'enfuyaient maladroitement. Le tetsubo du Crabe s'abattit sur eux comme la foudre.

La Cité sauvée, l'armée repartit de plus belle, comme prise d'un unique souffle surhumain qui l'entraînait follement, comme une monture affolée, le mors aux dents, qui crèvera dans sa course plutôt que de s'arrêter. Tous sabres et lances en avant, ils gravèrent la plaine de leurs milliers de pas de fer et ne s'arrêtèrent brusquement, que lorsqu'ils atteignirent, à la tombée de la nuit, la frontière avec les Phénix.
Ce n'était qu'un alignement de bornes à moitié dissimulées par les hautes herbes. C'en n'était pas moins une limite bien réelle, qu'un daimyo de clan ne peut jamais franchir que pour une guerre réglée ou une invitation officielle.

D'un coup, le silence se fit dans les rangs. Tout le monde tournait ses regards vers ce général dont émanait une impression de toute-puissance majestueuse mais qui, à ce moment-là, connaissait pour la première fois de sa vie, un doute immense. Un geste de lui et le destin de l'Empire basculait.
On n'aurait pas hésité plus avant de se jeter la tête la première dans une mer déchaînée. L'armée se figea comme un assemblage de pantins sur une table ; même Kokatsu cessa un temps de respirer. On n'entendit plus que le souffle de la plaine dans les grandes herbes ondulantes.
Puis Kokatsu enleva son casque, souffla, essuya son front trempé, relâcha ses rênes et descendit de monture. Il avait fait un geste à ses aides de camp que ceux-ci avaient compris : une armée ne peut plus faire de mouvement après le coucher du soleil. On camperait donc ici pour la nuit.
Et comme cela n'était pas prévu, on n'avait presque emporté aucun matériel pour une campagne de longue durée. Alors, on vit ce spectacle étonnant que tous ces cavaliers descendirent de monture, firent asseoir celles-ci et, s'étant deshabillés, se contentèrent de se coucher contre leurs flancs ; puis ils s'endormirent tous en même temps, comme un seul homme. Ce fut bientôt un concert de ronflement énorme, à l'heure où les chouettes du bois voisin commençaient d'hululer sous la lune.


Samurai


L'humide brume du matin rendit le réveil pénible. Kokatsu, d'humeur particulièrement massacrante, se leva le premier. Plusieurs soldats furent surpris de voir que celui qui les secouait pour les réveiller n'était autre que le maître de leur clan.
- Debout, debout...
Le général ne supportait pas qu'on ne fasse pas tout comme lui. Il aurait fallu que tous s'éveillent au même moment que lui. Or, la superbe armée du Lion ressemblait encore, à l'heure où le soleil pointait timidement, à une bande de maraudeurs en campagne, semblables à ces écorcheurs qu'ils venaient de pourchasser. Des groupes revenaient du bois et faisaient du feu. Kokatsu consentit à avaler un bol de riz.
Un messager était parti à la Cité du Levant, pour qu'on amène les chariots de l'intendance qui nourrirrait tout ce régiment. Le général se grattait sa barbe neuve. Il se sentait sale, fatigué, comme tout le monde. Un éclaireur dit qu'il y avait une rivière. Les hommes s'y rendirent par groupes pour s'y décrasser. Ce fut là encore un spectacle étonnant, pour les paysans des environs, de voir ces dizaines d'hommes descendre à l'eau en même temps.


A suivre... Samurai
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#18
Mythique le discours de Kokatsu à la Cité des Apparences Amour

Et Mitsurugi aux mains du Shinsen gumi Chouine le public hue et pleure pour son héros !

Encore des textes magnifiques Applause
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#19
+1, tu as des notes ou une mémoire d'éléphant??? smile
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#20
(09-05-2013, 06:16 PM)Gaeriel Wrote: +1, tu as des notes ou une mémoire d'éléphant??? smile

Héhé, je fais des notes télégraphiques après chaque partie dans le topic "L'Oeil de l'Oni". Aloy
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