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Dossier #6 : Elégie pour un rat de cave
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Comment on a fait monter la pression dans le quartier 8)
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#12
DOSSIER #6<!--sizec--><!--/sizec-->

Des carcasses de viande oscillaient doucement et leurs crochets grinçaient dans l’obscurité.
Les deux policiers pointaient leurs révolvers devant eux, haletants, leurs casques sur la tête, dont ils avaient éteint les lumières. Leurs haleines se dégageaient dans l’atmosphère froide. Du sang tombait goutte à goutte au sol, et de la glace fondue, et ces gouttes résonnaient en éclatant.
Après quelques pas, Maréchal fit signe à Portzamparc de s’arrêter. Les deux hommes retenaient leur respiration, mais leur sang leur tapait dans les oreilles.

Un crissement strident retentit, et le détective eut juste le temps de se jeter sur le côté : une carcasse passa en sifflant à côté de lui, en frappa une autre, s'immobilisa... et se balança dans un grincement sinistre.
Maréchal courut et dut écarter plusieurs viandes en vitesse.
C’était comme un labyrinthe dont les murs se déplacent. Portzamparc entendit les pas de son collègue résonner, puis s’arrêter. La noirceur devenait de plus en plus oppressante. On discernait la porte où le Pandore veillait, un point de lumière grise.
Les deux policiers ne savaient plus où ils étaient. Les gouttes de sang et d'eau tombaient toujours. On entendait, lointain, le murmure frissonnant de la pluie.

Portzamparc déglutit. Il entendit des balles tomber à terre, l’une après l’autre. Il courut quelques mètres.
Maréchal, lui, avait compris, et courut dans l’autre sens. On avait jeté les balles au loin, et maintenant le tueur rechargeait son révolver. L’inspecteur allait mettre en joue, quand une carcasse dans son hurlement métallique lui arriva dessus, et le repoussa sur le côté. Maréchal en eut le souffle coupé et faillit s’étaler par terre. Une balle siffla à son oreille.
Le coup résonna dans l’air froid, longuement. Portzamparc sut qu’il s’était égaré.
Maréchal avait le cœur qui tambourinait. L’autre ne devait pas être loin de lui. L’inspecteur ferma un instant les yeux, crispé, et serra les dents. Il s’adossa à une carcasse et tendit l’oreille.
Il aurait pu jurer que le tueur était juste de l’autre côté ! dans la même position que lui. Une intuition. Une simple épaisseur de viande les séparait.

Portzamparc, avec une infinie lenteur, s’accroupit, puis s’allongea, dans la direction de l’inspecteur. Il tendit son arme devant lui d’une main, et de l’autre, tâtait le bouton de son casque.
Maréchal se préparait à tourner brusquement autour de la carcasse… Ou bien à se retourner pour tirer au travers. Mais l’autre devait y penser en même temps.
Maréchal prit une grande inspiration et se pencha légèrement en avant, prêt à pivoter sur lui-même. Il entendait maintenant très nettement la respiration de l’homme blessé, à quelques centimètres de lui. Un souffle rauque, lourd. Maréchal sentait que cet homme ne demanderait pas grâce, qu’il ne tenterait pas de négocier sa fuite. Dans le froid, l’odeur de viande devenait écœurante.

Portzamparc savait qu’il n’aurait qu’un instant pour ajuster puis viser. Il arma le chien de son arme, doucement. Il ferma un œil... Il approcha la main du bouton de casque. Il n'aurait qu'une seconde
Il alluma la lumière de son casque !... sous une rangée de carcasses, deux paires de pieds, symétriques. Les chaussures de Maréchal, à gauche ! Il tira dans la jambe de l’autre ! et le vit crier et tomber.
Maréchal fit le tour de la carcasse, trouva l’homme qui se tordait de douleur et le braqua.

Portzamparc accourait. C’était fini. L’homme saignait déjà de l’aine et de la poitrine en, entrant dans la chambre froide et maintenant il avait une balle dans la cheville.
Le Pandore arrivait à son tour, avec ses collègues.
- Dépêchez-vous, cria Maréchal, il perd connaissance !

L’homme était solide, le crâne chauve, les traits durs. Mais il s’affala pour de bon sur le sol gras et humide, terrassé par la douleur. Le sang coulait.
- Il faut le transporter à l’hôpital et en vitesse ! C’est un témoin capital !

La police judiciaire arrivait à son tour dans les abattoirs, au moment où Maréchal et Portzamparc en ressortaient, épuisés, perclus de douleur.
- On l’emmène, dit un de leurs collègues, envoyé par le Quai des Oiseleurs. Vous avez bien travaillé, messieurs.
- C’est ça, dit Maréchal, on vous laisse place nette.
- Rentrez vous reposer pour le moment.

Portzamparc fut le premier chez lui. L’odeur de viande lui soulevait le cœur. Il ne mangea qu’une soupe, quelques légumes et alla s’endormir dans les draps frais, pendant que sa femme lui massait le dos. Il gémissait de douleur et de bien-être à la fois.
Maréchal, tout aussi écœuré de cette soirée, ne put se consoler que grâce à sa bouteille, après avoir été secoué de quintes de toux terribles et avoir recraché ses cigarettes dans le lavabo.

*

Le lendemain, Portzamparc arriva tôt à l’hôpital. La chambre du blessé était gardée par deux Pandores.
- Il est sauvé, dit le chirurgien, car il est robuste comme un Kargarlien. Seulement, pas moyen de lui parler avant deux ou trois jours... Avec tous les anesthésiants qu’on a dû lui injecter, il est assommé pour un bout de temps.

Pendant que les deux policiers étaient partis dormir, Rampoix et Sampieri avaient pris le relai. Portzamparc retrouva le second place des Loges.
- On a reconstitué leur parcours d’hier, dit le détective. Ils sont arrivés dans le quartier, chacun de son côté. Gueule de Rat a suivi ta femme, pendant que son complice l’attendait au Crachoir. Mais à ce moment, ça avait déjà failli mal tourner pour lui. Il avait été pris à partie par une petite frappe du quartier, qui voulait jouer les gros durs, un maquereau monté en graine, Lenni Scorpa. Seulement, Scorpa est tombé sur plus fort que lui. Ils ont sorti les couteaux ; Scorpa a eu le temps de frapper le tueur, mais lui, il y est resté, proprement égorgé. Renseignements pris, le complice s’appelle Grisbert Kerenfil.
« Après avoir suriné Scorpa, il est allé au Crachoir, attendre Gueule de Rat. Et avant ça, il s’était chargé de faire comprendre aux truands du quartier qu’il y aurait du vilain ce soir. Seul Scorpa a tenté de faire le mariole.
« Les deux tueurs se sont retrouvés place des Loges et se sont enfuis. Aucune trace de Gueule de Rat. Soit il a pris la passerelle et a semé son complice du côté des abattoirs, soit il est parti par ailleurs.

Au commissariat, Maréchal et Sampieri recevaient quelques-unes des victimes de Jaransand, que les Pandores, à la première heure, étaient allés cueillir à leur travail. Ils confirmaient que l’actuel conseiller avait employé les services de Gueule de Rat et Kerenfil.
- Merci, messieurs, dit Maréchal, ce sera tout.
Les employés s’en allèrent en vitesse. Ils avaient peur.

Priscilla finissait de trier le courrier.
- On a reçu une carte de l'inspecteur Novembre, minauda-t-elle. Il nous souhaite le bonjour, depuis le cap Blanc-Nez. Il nous dit qu’il fait du bateau du côté de l’île Songe-Creux et que tout va bien.

Maréchal l’écoutait à peine. Il était juste content de savoir que, dans l’histoire, il y en avait un qui ne s’en faisait pas trop ! Crimont avait envoyé des informations sur le compte de Flavien Malpierre, le flambeur. Ce compte en banque avait été ouvert quelques jours après la tuerie chez les Dioscora, et clôturé sept ans après, en 187.
Crimont avait aussi fait ses recherches sur le compte de Boncousin.
- J’ai trouvé quelque chose de curieux, dit-il à Maréchal, par chromato. Il y a deux semaines, Boncousin a fait un très gros versement. L’équivalent de plus d’un an de salaire. De l’argent qu’il a gardé de côté, sans y toucher. Et d’un coup, il a tout vidé.
- A quel ordre ?
- Apparemment, le destinataire serait un orphelinat public.
- Un orphelinat ?
- Oui, je t’ai joint l’adresse. C’est un bâtiment rattaché à SANITATION. Une institution tout ce qu’il y a de plus respectable.
- Etrange, fit Maréchal, qui ne savait quoi penser. J’irai voir cet orphelinat.

L’inspecteur remercia encore son collègue et mit son chapeau. Le bâtiment se trouvait dans le quartier Primevent, pas très loin de la banque où Boncousin avait son compte.
Maréchal prit le ballon-taxi et se laissa monter vers les hauteurs de la Cité. C’était son tour d’aller respirer l’air pur et de se détendre en profitant du paysage et des monuments spectaculaires.

L’endroit était fait pour « coller » exactement à l’image idéal de ce genre d’institution. Des bâtiments blancs, un grand parc. Des institutrices sévères et justes, l’air collet monté. Des petits enfants bien peignés, avec des uniformes et des chaussures qui grincent et qui brillent. La directrice avait l’air sérieux et digne des personnes ayant de lourdes responsabilités matérielles, mais surtout morales, sur les épaules.
- Nous accueillons des enfants venus de toute la Cité, expliquait-elle. Ceux qui ont la chance d’être admis parmi nous peuvent trouver un nouveau départ, échapper à la rue…
Elle soupirait, à la fois inquiète et heureuse pour ces enfants qui étaient en train de faire une ronde dans la cour. Maréchal songeait qu’enfant, il n’aurait pas tenu deux semaines dans ce genre d’établissement modèle, loin de la crasse des rues, de l’acier et de la graisse industrielle…
Il put faire le tour de l’établissement, où tout semblait normal, des dortoirs à l’infirmerie, des salles de gymnastique aux cuisines. Il n’y avait que des gens honnêtes, soucieux d’aider ces gosses ; certains devaient satisfaire des penchants sadiques dans ce système rigoriste où l'on n'avait pas peur de dresser les enfants à coups de baguette ; d’autres avaient l’air légèrement benêt et illuminé. Mais rien d’anormal à signaler ! SANITATION pouvait s’enorgueillir d’entretenir cette fondation !
- J’ignorais même que ce monsieur Boncousin était policier, voyez-vous… En venant ici, il m’a dit qu’il voulait faire un don et il a demandé à visiter les lieux. C'était bien naturel...
C’était dit sur un ton de demande indirecte. Seulement, Maréchal ne venait pas pour mettre la main à la poche !
- Je dirais qu’il a paru soulagé de faire ce don. Il m’a même remercié, puis il est reparti, timide, sans rien ajouter.

Maréchal ne savait quoi penser. Les bons sentiments, la propreté, la gentillesse... il n’était plus habitué à ces réalités !
Boncousin, donnant pour les bonnes œuvres… Après tout, pourquoi pas ?
- Je vous remercie, dit l’inspecteur, pas convaincu.

Maréchal était de retour à Mägott Platz en début d’après-midi. Pour remettre les pieds sur terre, il alla boire un verre chez Gino. Là, au moins, il était en territoire connu ! Puis il rentra au commissariat.
- J’ai découvert, disait Rampoix, que Boncousin a fait deux ans de police judiciaire. Tu le savais, toi, qu’il avait été au quai des Oiseleurs ? Lui et Ménard ont à peu près le même age.
- Non, je l’ignorais.
- Et c’est quand il était à la PJ qu’a eu lieu l’affaire Dioscora. Deux ans après, il était affecté ici, à Mägott Platz, avec le grade d’inspecteur 1ère classe. Depuis, il n’est pas monté dans la hiérarchie. Il s’est contenté de faire son boulot, pendant vingt-cinq ans.
- Peut-être que ceux qui ont tué les Dioscora avaient prémédité cette tuerie, dit Maréchal. Peut-être qu’on venait pour ça, pour détruire cette famille… mais dans ce cas, pourquoi une prise d’otages ?
Il s’y perdait. Boncousin avait eu décidément une vie moins régulière qu’on ne croyait. Jusqu’à cet argent versé d’un coup, moins de deux semaines avant sa mort.

*

Portzamparc était de retour. En début d’après-midi, il était allé parler à Saint-Preux. Le jeune cadre déjeunait rue Verte, dans un grand restaurant, en compagnie de plusieurs de ses collègues.
Portzamparc montra discrètement sa plaque au garçon, et se fit placer à une table seule, avec vue sur le groupe de la Donasserne.
Saint-Preux semblait à l’aise, et on entendait par moment un rire collectif, comme par vagues. Le policier se fit servir une entrée et observa la grande table. La ronde des garçons. Les autres groupes d’hommes importants. Le patron qui venait serrer la main, qui ne perdait rien de ce qui se passait dans son établissement. Sous prétexte qu’il ne savait pas où se trouvaient les toilettes, Portzamparc traversa la salle, et frôla Saint-Preux et se renseigna à haute voix auprès d’un serveur, puis passa les portes battantes, dans un coin de la salle.
Le cadre avait compris. Il se leva à son tour en s’essuyant la bouche et retrouva Portzamparc. Chacun occupé devant son urinoir, les deux hommes se saluèrent.
- Je vais être bref, dit le policier. J’ai besoin de savoir pour quel boulot est-ce que Boncousin était payé par votre corpole.
- Je l’ignore, dit Saint-Preux à voix basse, nerveux. Mais je peux me renseigner.
- J’ai besoin de savoir la nature des contrats qui l’ont lié à vous.
- Je vais faire de mon mieux.
Saint-Preux se lava les mains en vitesse et regagna la table de ses collègues, qui commandaient le pousse-café.
Portzamparc attendit un peu pour ressortir, paya son addition et s’en alla sans traîner.

- Boncousin a attendu presque trente ans pour inquiéter Jaransand, disait Rampoix. A Mägott Platz, il a mené sa carrière sans faire de vagues. Il a attendu, attendu… Et je parierais que lorsqu’il a enfin eu l’occasion de coincer Jaransand, là ils l’ont abattu. Parce qu’il a remis le doigt sur l’affaire Dioscora, qu'il avait connue à l'époque, et il a dû réunir des preuves incriminant Jaransand dans cette tuerie !
- On n’en a pas encore de preuves formelles, fit Maréchal. Pourquoi Boncousin aurait-il attendu tout ce temps ?
- Je l'ai dit : peut-être qu’il avait mis de côté cette affaire, et puis, récemment, il aurait trouvé une preuve. Pour régler une affaire ayant « dormi » pendant près de trois décennies.
- Pourquoi a-t-il quitté le quai des Oiseleurs ? Il s’est fait casser ?
- Non, j’ai l’impression, à consulter ses dossiers, que c’était volontaire.
- On attend des informations de chez Ménard, dit Sampieri. Elles devraient arriver en début de soirée.

Portzamparc s’excusa mais préféra rentrer, après avoir mis ses collègues au courant de son entrevue avec Saint-Preux.
Maréchal partit s’allonger dans son bureau.
- Réveillez-moi quand il y aura du nouveau.

Il eut du mal à trouver le sommeil. C’est à peine s’il somnola.
Il entendit taper à sa porte. Sampieri.
- Les réponses sont arrivées.
- J’arrive, maugréa l’inspecteur.
Il se sentait une mine de papier mâché.
- Regarde ça, dit Rampoix, une cigarette à la main. Si je m’attendais à un truc pareil…
- Quoi donc ?
- Regarde… L’île où Flavien Malpierre a disparu, c’est l’île du Songe-Creux.
- Oui, on le savait déjà.
- Attend. Tu ne te souviens pas de la carte de Novembre ?
Rampoix la lui montra. C’était dans cette même île que l’inspecteur-chef était parti en vacances.
- Oui, d’accord, fit Maréchal, pas vraiment convaincu… Une coïncidence ?...
- Ce n’est pas tout. En découvrant ça, je me suis renseigné sur l’île Songe-Creux. C’est au large du cap Blanc-Nez. C'est bien là que se trouve Novembre en ce moment. A tout hasard, j’ai cherché des informations sur cette région, il y a vingt, vingt-cinq ans. En gros, à l’époque de l’affaire Dioscora. Et sais-tu ce que j’ai découvert ? Là, je te dis de t’accrocher, parce que ça va t’en mettre un coup !...
- Quoi donc ?
Maréchal alluma une cigarette.
- A cette époque, au petit commissariat de l’île, il y avait un jeune inspecteur, déjà bien enveloppé, qui s’appelait… Wilhelm Horson !
- Merde…
- Il s’agit du même, pas de doute.
- Il faut qu’on aille lui en parler, dit Maréchal.
- Trop tard. Le commissaire est déjà rentré chez lui.
- Là, j’admets que c’est plus qu’une coïncidence.

Les trois policiers firent le point.
- Je suis certain, affirmait Rampoix, que Boncousin avait réussi à prouver que Malpierre et Jaransand sont une seule et même personne, et que l’argent flambé au casino venait bien de chez les Dioscora. Ça, c’est une raison suffisante pour tuer un inspecteur. Jaransand peut toujours se couvrir sur ses magouilles immobilières, pas là-dessus.
- Possible, possible, dit Maréchal. Mais il faudrait être sûr que Boncousin avait bien trouvé…
On entendait le tic-tac de la vieille horloge du commissariat. Régulière, monotone, elle avait l’air de dire aux policiers qu’elle ne pouvait rien pour eux.
- On en oublie Juliana, la danseuse, dit Maréchal. Il faudrait savoir si les dossiers de Boncousin mentionnent quoi que ce soit à son sujet.
- Hélas, non, pas dans ce qu’on a trouvé, dit Rampoix.
- Peut-être qu’elle est passée par l’orphelinat auquel Boncousin a fait un don.
- Peut-être, mais je ne vois pas bien la raison de ce geste…
C’était plutôt comique, à vrai dire, d’imaginer une danseuse de cabaret de troisième ordre, qui aurait été un jour dans un bel orphelinat.

La sonnerie du parlophone retentit. Priscilla était déjà partie. Sampieri alla décrocher.
Les deux inspecteurs fumaient leur cigarette, dubitatifs. Le détective revint :
- Maréchal, c’est pour vous… C’est le commissaire qui demande si vous pouvez passer chez lui.
- Quoi ? maintenant ?
- Oui… Il avait l’air de dire que c’est important.
Maréchal regarda Rampoix.
- J’y vais.
Il se leva, mit son imper, s’alluma une cigarette pour la route et partit dans la nuit brumeuse. Il avait une petite trotte jusqu’au quartier des usines.
Il repassa non loin de l'usine où Boncousin avait été abattu. Un peu plus loin, il y avait plusieurs jardins ouvriers et, dans une petite allée, la chaumière de Horson.
Maréchal avait pris soin de vérifier les balles dans son chargeur de révolver.

Il faisait très froid. Et avec le brouillard, l’univers visible se réduisait à un petit volume de noirceur.
Maréchal sonna et jeta un œil dans la rue. Pas un chat.
La porte s’ouvrit. Le gros commissaire, les bretelles sur les épaules, l’air fatigué, serra la main de son inspecteur :
- Merci d’être venu si rapidement.

Maréchal lui serra sa grosse paluche et franchit le seuil de sa maison.
- Pardonnez-moi pour le bazar, grogna Horson, mais je n’ai pas eu le temps de ranger.
On était dans une petite entrée étroite, encombrée de portemanteaux et d’une grosse armoire, trop grosse pour cet endroit. Derrière la porte et les grosses épaules du commissaire, on apercevait le salon.
Maréchal sentit alors une vive piqûre dans la nuque. Il se retourna.
Il se sentait pris de vertige. Le commissaire gonflait et oscillait. Le portemanteau s’animait, le couloir tanguait.
Maréchal se rattrapa au mur et fit dégringoler plusieurs manteaux.
- On est solide, hein, fit une voix derrière l’inspecteur.
Il n’eut pas le temps de se retourner qu’on lui assénait un bon coup de matraque sur le crâne. Il s’affala par terre.

Portzamparc rentrait chez lui, vanné. Il aurait bien besoin d’une nouvelle soirée de repos pour se remettre de son incursion dans la boucherie de la veille.
- Si tu veux, je te sers ta soupe au lit…
- Ecoute, volontiers…

*

Quand les étoiles arachnéennes se furent dispersées, que le bureau cessa de vibrer, Maréchal sut qu’il était à peu près réveillé. Sa tête le faisait souffrir. Il était assis, ligoté, dans le salon du commissaire.
Il releva la tête, nauséeux.
Horson était à côté de lui, les mains attachées derrière le dossier de la chaise.

Trois hommes fumaient dans la pièce, l’un surveillant la fenêtre, l’autre à la porte, l’autre assis dans le canapé près du parlophone.
Horson avait été frappé au visage. Son gros nez avait encore plus l’air d’une truffe, et sa lèvre supérieure était violacée.
- Cette affaire aurait dû être résolue il y a longtemps, grogna-t-il.
- A l’époque de l’affaire Dioscora, dit Maréchal.
- Exactement. Sans qu’on en arrive là… Je suis désolé, inspecteur, de vous avoir attirer dans ce traquenard. Mais ils menaçaient de déclencher un massacre dans le quartier. Et je crois qu’ils en sont capables.
- Moi aussi...

Les trois hommes ne faisaient guère attention à leurs prisonniers.
- A l’époque, raconta Horson, TRIBUNAL ne parvint pas à trouver de coupable pour l’assassinat des Dioscora. Des têtes tombèrent en haut lieu, et on fit pression sur la presse pour qu’elle calme cette affaire. Finalement, avec la disparition des preneurs d’otages, on choisit d’étouffer cette tuerie.
« Révolté, Boncousin, qui avait été de l’équipe cernant l’hôtel, demanda à être muté hors de la Brigade Criminelle. Il fut envoyé à Mägott Platz. A l’époque, il fut l’un des seuls à avoir des soupçons envers Flavien Malpierre. Et je pense qu’il dut finir par désespérer de le « coincer ». Il s’arrangea quand même, avec des relations à lui, pour faire suivre le flambeur du Pandemonium. Et son indic suivit Malpierre jusqu’à l’île du Songe-Creux. Là où je me trouvais en poste, au grade d’inspecteur.
« Boncousin entra en contact avec moi et je lui proposai de surveiller discrètement Malpierre. Mais ce dernier disparut en mer. L’enquête ne put rien établir d’autre qu’un naufrage. Boncousin fut déçu de ce dénouement. Il me remercia. Nous restâmes en contact, nous retrouvant de temps à autres.
« Et ces dernières, il s’était mis à épier Jaransand. A quel moment a-t-il eu la conviction que cet éminent cadre des Donasserne n’était autre que Malpierre, le disparu de l’île du Songe-Creux ?... Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il s’est mis en contact avec eux, avec les Donasserne. Il a même travaillé pour eux, pour approcher Jaransand, pour se renseigner sur lui. Pour fouiller dans son passé.
« Sachant que nous tenions peut-être l’assassin des Dioscora, j’ai fait en sorte d’être muté à Mägott Platz, ce qui ne me fut pas difficile, grâce à quelques relations, et aux états de service de mon prédécesseur à ce poste…

- Bon, vous allez la fermer un peu ? ordonna un des hommes de main
- Qu’est-ce qu’il y a les filles, fit Maréchal, on n’est pas jouasses ? Hein, les pédés ?
C’était de trop. La main velue du gorille partit en travers du visage de Maréchal.
- Ta gueule…
Il avait frappé avant de parler !
Maréchal revoyait les étoiles !

*

Le parlophone sonna.
- Allô ?
On entendit une voix à l’autre bout du fil.
- Je vous le passe.
Le gorille s’approcha de Maréchal avec le combiné et le lui coinça entre l’oreille et l’épaule.
- Inspecteur…
C’était une voix éraillée. Maréchal ne l’avait jamais entendue, mais il la reconnaissait pourtant sans hésitation.
- Enchanté, dit-il en crachant un glaire de sang.
- Vous me reconnaissez, inspecteur ?
La voix était pleine d’ironie menaçante.
- Les gens trouvent, dit Maréchal, que vous avez une tête reconnaissable ; certains disent : une sale gueule de rat…
- Je vais avoir besoin de vous, inspecteur…
- Tiens donc…
- Vous avez eu mon bras droit, Kerenfil, mais avec moi, ça ne se passera pas comme ça…
- Vous compter venir me voir ?
- Non, au contraire. Je vais partir, inspecteur, partir loin… Et c’est vous qui allez me dire comment ?
- Ne vous faites pas d’illusion. C’est fini pour toi, Gueule de Rat…
- Ne jouez pas à ça, Maréchal. Soit vous vous m’aidez, soit mes hommes s’occuperont de vous et du commissaire.

Maréchal allait l’envoyer se faire voir. Mais il nota que Horson, un petit canif dans ses gros doigts, limait doucement ses liens.
- Entendu, toussa l'inspecteur je vous écoute. Si je savais déjà, où vous comptez aller…
- A la bonne heure, Maréchal… Je suis actuellement du côté de la place des Loges… Je sais votre sens de l’orientation dans les souterrains. Alors vous allez me dire comment je peux aller à Rainure – Saint-Polska.
- Quoi, vous voulez aller là-bas ?
- Vous m’allez m’indiquer l’itinéraire ! Et sans traîner, sinon...
- Vous savez ce qu’il y a, là-dessous, au moins, Gueule de Rat ?... Non ?... Je vais vous le dire. Il y a des Scientistes !... Des Scientistes, vous entendez !
- Ça m’est égal, Maréchal ! Avec eux, je saurai bien me débrouiller !
- Comme vous voudrez… Alors écoutez-moi…
- Attendez, ce n’est pas si simple. Vous allez m’indiquer un endroit où je peux me rendre pour me planquer un moment. Ensuite, vous viendrez m’y rejoindre. Et le commissaire restera avec mes hommes. Et vous, vous m’accompagnerez vers le quartier d’en dessous…
- Très bien, très bien…
- Maintenant, je vous écoute…

Horson continuait à limer ses liens.
- Vous êtes place des Loges, c’est ça ?
Maréchal indiqua un itinéraire rallongé pour que Gueule de Rat arrive à mi-chemin dans les égouts au-dessus de Rainure – Saint-Polska. Il fit traîner ses explications en longueur, comme par souci de bien faire. Gueule de Rat notait scrupuleusement.
- Je vais voir où cela me mène, Maréchal. Je souhaite pour vous et votre inspecteur que cela soit le bon endroit… Et vous allez partir me rejoindre d’ici cinq minutes.
- Entendu.

Gueule de Rat jouait son va-tout. Dans les souterrains, il n’aurait plus de moyen pour communiquer. Il serait fait, si on pouvait le bloquer dedans.
Le gorille reprit le combiné, en écoutant les instructions de son chef, puis raccrocha.
Reply
#13
Horson renifla très fort.
- C’est du bidon, votre histoire, ronfla-t-il.
- Quoi ? Ta gueule, l’obèse, tu entends…
- C’est fichu d’avance pour vous… Votre chef vous lâche, parce que vous êtes des beaux tocards, les gros dindons de la farce… Il vous sacrifie…
- Tu la fermes, dis, oui ?...
Le gorille avait attrapé le commissaire par le col et l’approchait de lui, prêt à lui mettre un coup de tête.
- Vas-y, gronda Horson, tue encore un flic !...
Le gorille sortit son arme et la pointa sur le commissaire, qui était mou, adipeux, suant. Maréchal, ligoté, ne pouvait rien faire.
- Oh, du calme, dit un autre des affreux. Gueule de Rat n’a encore rien dit…
- Je vais l’exploser, le gros lardu !
Il put à peine finir sa phrase. Il prit une manchette dans le poignet, par le commissaire qui avait bondi sur lui comme un diable et qui lui brisa le bras dans le sens contraire au coude. L’homme hurla pendant que le commissaire attrapait l’arme ; il aurait pu apprendre à se gratter le coude, avec son bras disloqué !, si Horson ne lui avait fait sauter la cervelle l’instant d’après.
Le commissaire rechargea et tira sur l’homme à la porte. Il le toucha à l’épaule. L'homme de la fenêtre tira sur le gros policier et le toucha au flanc. Le commissaire s’écroula derrière le bureau.
Maréchal tenta un mouvement pour déséquilibrer celui qui venait de la fenêtre, mais il ne réussit qu’à tomber lourdement par terre, pas loin de la cervelle de celui dont le crâne avait explosé.
Les deux tueurs tirèrent dans le bureau. On ne remuait plus derrière. Ils s’approchèrent doucement. Horson bondit encore comme un diable hors de sa boîte, et tira : il blessa à la cuisse le second, avant de replonger derrière le bureau.

Maréchal se débattait à terre.
Les deux tueurs, affolés, blessés, reculèrent vers la porte. Celui qui se tenait l’épaule visa Maréchal, trembla... Il abaissa son bras et pris la fuite en même temps que son camarade. Ils détalèrent dans la rue, ventre à terre.
- Commissaire ?...
Maréchal entendit un lourd grognement. Horson rampait vers lui, comme un gros limaçon. De son canif, il fit sauter les liens de son inspecteur. Ce dernier se releva, pendant que le commissaire -repassé de l'état de diable obèse déchaîné à celui de flic lourd et pataud - s'asseyait en gémissant, dos au mur, la main sur le ventre.
- Ça va aller ?
- Oui, ça va aller. Allez-y, Maréchal !
L’inspecteur prit son révolver et sortit en trombe de la maison. Il courut aussi vite que s’il avait, à son tour !, le diable au corps, après les deux crapules qui avaient déjà passé toute l’allée des petites maisons.
On revenait dans les rues industrielles. Maréchal n’avait jamais couru aussi vite.
Les deux tueurs boitaient, se traînaient, alors que leurs blessures les faisait souffrir de plus en plus.
- Par là, par là ! cria celui qui avait été touché à l’épaule.
Il allait passer le coin d’une rue, quand il reçut une balle dans la cuisse, et s’écroula, dans un râle pathétique. L’autre reprit sa course.
Maréchal arriva au niveau de celui qui était à terre, et lui fit sauter son arme d’un coup de pied. L’inspecteur se plaqua contre le mur. L’autre venait de tirer. Maréchal respira un bon coup, et se remit en joue, puis visa l’autre, qui se clabaudait en se tenant la cuisse: il tira et l’atteignit à l’épaule.

Nouveau râle, dans la froide nuit de brume et d’acier.

Maréchal aspirait de grandes bouffées d’air. Il avait encore la tête qui tournait.

Les détonations avaient produit un vacarme extraordinaire dans le quartier industriel. Et il semblait que c’est ce genre de vibrations qui ne se perdrait pas et résonnerait toujours quelque part dans Exil.

*

Les Pandores arrivaient. Le bruit des coups de feu avait dû réveiller tout le quartier !
- Occupez-vous d’eux, dit Maréchal.
Il retourna en vitesse chez Horson. Des voisins avaient accouru. Une infirmière habitant deux maisons plus loin était en train de faire un bandage sur la graisse énorme, boursouflée. Le commissaire n’avait été que légèrement éraflé.
- Finalement, maugréa Horson, à quoi bon un régime, alors que c’est le gras qui a tout amorti ?
Il sourit presque, de ses grosses lippes, en se roulant une cigarette. Il avait le regard pétillant, ce qui changeait de celui de d’habitude, bovin. Maréchal ne l’aurait jamais cru capable d’une telle vivacité. Toute son énergie était retombée et il pouvait redevenir bien lourd, bien gros. Il y avait un démon pour les gros !
Maréchal, rassuré, se précipita sur le parlophone :
- Allô, mademoiselle ? Passez-moi le domicile du détective de Portzamparc. Oui, c’est urgent…

*

Maréchal, glacé, fumait une cigarette, sur la place des Loges, déserte. Ce n’était pas la loi martiale dans le quartier, mais tout comme. Depuis que Kerenfil était passé pour inciter les truands locaux à rester chez eux, puis que la police judiciaire avait fait une descente en règle pour traquer Gueule de Rat, les gens ne passaient plus le seuil de leurs immeubles.

Chez lui, Portzamparc avait reçu l’appel de l’inspecteur. Sans attendre, il s’était levé, de cet air impérieux que sa femme avait appris à connaître : le devoir l’appelait.
Il enfilait son écharpe, devant la glace, vérifiait son arme, fermait son manteau.

Maréchal écrasait sa cigarette dans une flaque et en allumait une autre juste derrière. On entendait grincer la passerelle désaffectée, et la brume ne s’amincissait pas sur Mägott Platz.

Portzamparc sortait de chez lui alors que de la bruine se mettait à tomber, qui restait en suspension dans le brouillard. Il n’y avait pas un coin de ciel visible, rien que des nuages noirs, formant un gouffre impénétrable, qui inspirait presque un sentiment d’effroi. Une crasse noire au-dessus de la Cité d’Acier.

Maréchal ne voyait pas l’impasse Montmort mais il devinait, derrière les vitres fumées du Crachoir, les misérables loques humaines accrochées au comptoir. L'inspecteur tapait du pied pour se réchauffer. La lumière blafarde d’un réverbère perçait au travers du brouillard mouillé. Et parmi ces lueurs, parmi la pluie en suspension, il voyait arriver la silhouette familière du détective de Portzamparc.

Maréchal se passait un mouchoir sur sa joue douloureuse. Il avait bien cru qu’une de ses dents allait tomber. Le détective lui serra la main.
En quelques mots, Maréchal mit de Portzamparc au courant de la situation.
- Je lui ai fait prendre un chemin plus long, mais nous, nous pouvons prendre un raccourci.

Les deux policiers armèrent leurs révolvers puis soulevèrent la plaque d’égout.
Maréchal passa le premier à l’échelle. La descente fut courte : on s’arrêta à l’entrée des couloirs d’évacuations des eaux usées.
- On doit pouvoir gagner du temps par-là…

Longue marche le long du canal d’acheminement des eaux. Deux fonctionnaires de SANITATION se tinrent à carreau, très occupés, semblait-il, à réparer une soudure. Il faisait frais comme dans une cave, mais bien moins humide que dehors. Portzamparc suivait, découvrant le spectacle inquiétant de ces allées souterraines, ces recoins et ces passages si proches de la surface et si différents d’elle.

Maréchal ne dit rien, mais il comprenait qu’il avait eu tort de prendre ce raccourci. Ils s'était trompé. Du coup, il allait rallonger le chemin. Et Gueule de Rat n’attendrait pas la nuit entière. Mais il était seul maintenant. Le tueur pouvait bien essayer de descendre vers le quartier d’en-dessous, il serait bien reçu…
Seulement, il pouvait aussi tenter de remonter, et s’enfuir encore… ou bien faire un dernier carton, dans Mägott Platz… Un tueur sanguinaire comme lui, aux abois, était capable du pire. Emmener le maximum de personne dans son suicide...

Alors qu’ils arrivaient au niveau du chantier du tramway souterrain, sur la ligne venant de Karel-Kapek, les deux policiers prirent le temps de se concerter.
Ils savaient qu’ils étaient à quelques dizaines de mètre, normalement, d’un tueur impitoyable, qui échappait à la justice depuis bientôt trente ans. Qui n’hésiterait pas à tirer à nouveau sur un policier. Un homme que, en tant que fonctionnaires de SÛRETÉ, ils avaient le devoir d’amener vivant aux autorités de TRIBUNAL.

La question était donc de le neutraliser en faisant le moins de dégâts possibles. Le plan que nos deux héros mirent au point fut relativement simple, étant donné l’enjeu.

La planque indiquée par Maréchal était un local technique pour les futurs employés de cette ligne de tramway.
- Normalement, il va croire que tu viens avec un de ses hommes, dit Portzamparc. Alors, on va faire comme si on se débattait. Je vais tirer…
- Entendu, on fait comme ça, dit Maréchal.

Maréchal écrasa sa cigarette et la jeta sur les rails. Les deux hommes firent quelques pas, sur le quai pas encore utilisé et avancèrent dans le couloir éclairé par quelques fils lumineux, avec ses emplacements déjà en place pour les réclames publicitaires.

Maréchal attrapa Portzamparc au col, le secoua vivement, puis Portzamparc frappa dans sa main. Maréchal recula et prit son inspiration ; le détective sortit son révolver et visa le plafond. Le coup partit, en même temps que Maréchal.
L'inspecteur courut, la gorge serrée.
Il passa devant le local technique. Rien.

Il continua sa course ; en passant le local du personnel, il entendit soudain la voix éraillée crier son nom.
Gueule de Rat en sortit, furibard, secoué de quinze tics nerveux : il braquait Maréchal de son arme. Il faisait presque noir. L’inspecteur recula, et se colla dos au mur.
Le tueur le braquait :
- Où tu croyais aller comme ça ?
Il le fixait de ses yeux fous

On entendit des pas approcher. Le tueur tourna la tête.
- Ho, Gueule de Rat !
Portzamparc le braquait : il tira. La balle transperça la main du tueur. Son arme tomba à terre. Maréchal lui envoya un vigoureux coup de crosse sur le crâne. Gueule de Rat tomba sur le ciment. On l'entendit gémir vaguement.

Les deux policiers respirèrent, peut-être comme jamais de leur vie.
Maréchal alluma une cigarette et Portzamparc se dépêcha de ranger son révolver…
Le tueur se tordait à terre de douleur, sous leurs yeux indifférents.
- Salopard, finit par dire le détective, en lui envoyant un coup de pied dans les côtes. Ma propre femme… tu as osé… Et Boncousin...
Maréchal sortit les menottes et les lui passa.
- Allez debout !

On le ramena vers le conduit de cheminée, que Maréchal jugea bon d’emprunter pour le retour. Il fallut hisser le tueur avec un câble et un harnais, prêté par les égoutiers. A leur tour, les Pandores arrivaient.

*

Gueule de Rat commença par une nuit au commissariat de Mägott Platz, où il ne se fit pas trop passer à tabac. On n’avait pu contenir Rampoix, fou furieux en voyant arriver le tueur. Horson avait accepté de fermer les yeux, pour laisser celui qui devait tout à Boncousin, passer sa colère.
On entendait les cris du tueur dans la cellule, et les barreaux qui tremblaient, pendant que les policiers buvaient un café dans le bureau du commissaire.
- Rampoix m’a expliqué, dit ce dernier, que sans Boncousin, il ne serait pas là où il en est. Dans sa jeunesse, c’était un petit voyou. C’est Boncousin qui a en vu en lui autre chose qu’une petite frappe, un gibier de potence, et qui l’a décidé à repasser du bon côté de la loi…

Rampoix revint, haletant, du sang sur la veste. Sa tension des derniers jours, accumulée jusqu’à l’insupportable, était retombée d’un coup. Il était épuisé. Il prit un café, s'assit et allongea ses jambes sur la chaise devant lui.
Il allait commencer à faire son deuil de Boncousin.

- Vous nous l’avez abîmé, constatèrent les hommes de la PJ, en arrivant au commissariat.
- Nous l’avons surtout attrapé, répliqua calmement Horson, en roulant une cigarette entre ses gros doigts.
Il humecta son papier.
- Il est à vous, messieurs. Nous pouvons le livrer au quai des Oiseleurs, dans un paquet cadeau pour le commissaire Ménard. Saluez-le de notre part.
- C’est ça, dit un des inspecteurs, en attendant, sachez que vous serez bientôt convoqués chez nous.
- Comme suspects ? fit Rampoix.
Pour un flic de la Brigade Criminelle, être seulement flic de quartier, c’était suspect !

Le soir où Gueule de Rat arrivait au commissariat, Horson appelait les quartiers voisins pour les prévenir.
- Je sais ce qu’il me reste à faire, soupira Ticelan, l’inspecteur de la rue Verte.
Il prit des Pandores avec lui et se rendit 34, perspective Névée, à l’hôtel Amarcord, et en ressortit avec Jaransand menotté, goguenard face aux journalistes.
- Ces messieurs me relâcheront dans la nuit, c'est une méprise !
Le truand de longue date perçait déjà sous l'apparence du respectable entrepreneur.

Le lendemain matin, Pierre-Marie Crimont arrivait à la rue Verte, et interrogea toute la journée Jaransand. Ce n’était que le début, avant qu’on ne le transfère à la Jointure, où il passa la nuit avec Velmer et ses collègues. Il perdit une ou deux dents par commissariat.

Au matin, il était donc moins fier, quand il fut amené à Mägott Platz, devant Horson.
- Monsieur Malpierre, dit le gros commissaire, il y avait si longtemps…
Jaransand n’arrivait plus à être goguenard. Plus la force…
Puis le conseiller municipal partit quai des Oiseleurs, retrouver son complice Gueule de Rat. Il y eut des confrontations entre les deux hommes, des témoignages de l’ancien directeur du casino Pandemonium, d’un marin de l’île du Songe-Creux…
Il en ressortit que c’était bien Jaransand et Gueule de Rat qui avaient pris en otage l’hôtel Dioscora. C’est Gueule de Rat qui avait déclenché le massacre, et c’est de ce jour qu’il avait pris goût à la souffrance et à la destruction d’autrui. Une ou deux fois par an, au minimum, il avait besoin de tuer. On put l'accuser avec certitude d'environ quatre-vingt meurtres sur vingt ans. Certaines années, il avait tué en moyenne une personne toutes les deux semaines...
- Une époque faste ! lança le procureur général.

Après la tuerie chez les Dioscora, Jaransand, affolé, s'était retrouvé lié à la vie à la mort à Gueule de Rat, alias Merkur Ragnos, et il avait compris l’intérêt d’employer les services d’un tel détraqué.
Il ressortit également de l’enquête que Jaransand avait fini par approcher Boncousin, sans savoir que le policier était sur ses traces.
- Vous travaillez bien, dites-moi, mon cher inspecteur. Pourrais-je vous employer pour certaines missions plus… particulières ? Et j'ajouterais : très bien payées...
Boncousin avait temporisé, car il était sur le point de découvrir le pot-aux-roses. Il n’avait pas accepté les contrats véreux de Jaransand. Ce dernier avait alors soupçonné le double jeu du policier. Il lui avait demandé des explications mais Boncousin lui avait ri au nez. Ce n’est pas à un vieux singe comme lui qu’un autre vieux singe allait apprendre à faire la grimace !
- Quel dommage que vous refusiez le travail que je vous propose, inspecteur…
- Je ne trempe pas dans ce genre de contrats, monsieur Jaransand. Des enquêtes dans l'intérêt des corpoles, oui. Mais là, vouis m'obligeriez à passer du mauvais côté.

Par un ancien policier corrompu, Jaransand avait alors eu la quasi-certitude que Boncousin était après lui. Sans doute le flic véreux lui avait-il rappelé l’affaire Dioscora.
Au cabaret La Dentelle Rose, Boncousin et le cadre des Donasserne, Saint-Preux avaient échangé certaines informations.
- Vous devriez vous méfier de votre supérieur, avait dit le policier, il pourrait avoir de gros ennuis. Et l’ensemble de ses subordonnées pourrait être impliqué. Voulez-vous en faire partie également ?
Vis-à-vis de la danseuse, il n’y avait jamais eu l’ombre d’une jalousie entre les deux hommes. Ce n’était guère qu’un bon prétexte pour se retrouver au cabaret.
Saint-Preux avait exfiltré plusieurs dossiers brûlants pour Jaransand. Ce dernier s'en était aperçu et il avait alors appelé Gueule de Rat, qui n’avait pas eu de vrai « travail » depuis des semaines :
- J’ai deux hommes sur mes bottes. Deux hommes qui se croient plus malins qu’ils ne sont. Et ils ont un point commun, cette fillette…

Avec la photographie de Juliana en poche, Gueule de Rat s’était rendu au cabaret, y pénétrant en fait par les égouts, qu’il connaissait très bien. Il avait tué Juliana dans sa loge et avait grossièrement déguisé ce meurtre en suicide, en pendant la danseuse avec son bas.
Boncousin avait dû s’en apercevoir sur le moment, et il avait couru après le tueur. Seulement, en chemin, il s’était fait surprendre et c’est lui qui avait dû fuir dans l’usine ; les équipes à l’intérieur, assourdies par le vacarme infernal des machines, n’avait rien entendu de la détonation dans le bureau du sous-directeur.

Ce soir-là, Horson venait d’être muté à Mägott Platz et il arrivait dans le quartier des usines. Il avait pris le tramway pour précéder les tueurs qui partaient vers les canaux avec leur corps sur les bras.

Jaransand fut condamné à perpétuité. Il partit au Château après un procès qui fut brièvement couvert par les journaux. Il fut jugé pour ses tractations immobilières véreuses. De nombreux appuis lui évitèrent la potence. Il eut l’une des meilleures cellules du Château, et ne tarda pas à devenir une figure charismatique parmi les détenus, servant en quelque sorte d’interlocuteur entre les condamnés et ADMINISTRATION.

Malgré les dénonciations nombreuses et variées qu'il fit de ses complices, Gueule de Rat ne put échapper à la potence. Il attendit dans sa cellule son exécution pendant un mois. A la fin, il hurlait en permanence :
- Mais je demande plus que ça, de crever ! Vous entendez ! Crevez-moi !... Vous croyez que je vais vivre dans votre société de merde encore une journée entière !

Il fallait le surveiller pour l’empêcher de se suicider. On dut le recoudre, une fois qu'il avait commencé à se tailler les veines.

Le dernier matin, il fut réveillé, ébahi ; il semblait ne pas y croire. Tout était blanc autour de lui : les murs, les fonctionnaires, le sol, le ciel ; dehors, les gens… Il marcha, halluciné, incapable de croire qu’il allait faire le grand saut. Le Juge Tolin laissa son chapeau baissé plus longtemps, avant de le remettre. Il était seul dans la cour pavée, en dehors des fonctionnaires chargés de la « Veuve ». La potence qui ressemblait, dans la lumière fantomatique, à un portail menant vers un au-delà étrangement proche…

Le commissaire Ménard, bon enfant, pipe à la bouche, assis d’une jambe sur son bureau, reçut Maréchal et Portzamparc.
- Sacrée histoire, les enfants, pas vrai ? Il vous aura fait galoper celui-ci… L’essentiel c’est de l’avoir eu…Un jour, faudra que vous me racontiez dans les détails comment vous l’avez attrapé…
- Merci, monsieur le divisionnaire…
- C’est vraiment du bon travail.
Il les raccompagnait à la porte :
- En tous les cas, si un jour vous étiez intéressé à rejoindre ma Brigade, on pourrait en discuter, qu’en pensez-vous ?
- On ne manquera pas de vous faire signe, monsieur le divisionnaire…

Le bourgmestre de la rue Verte réunissait, comme chaque mois, des amis chez lui, dans son hôtel particulier, pas loin de la villa Amarcord où avait résidé Jaransand. C'était un gros bon vivant, jovial, au mieux avec les notables de son quartier.
- Ah ces deux flics de chez les prolos, là ! Ils m'en veulent ou quoi ! D'abord, ils viennent une première fois chez nous et ils arrêtent ce cher Desforêts, et la seconde fois, ils repartent avec Jaransand ! Mais la prochaine, ils voudront quoi ? Que je leur donne mon pantalon ?!

*


Priscilla se chargea de taper une réponse à la carte de vacances envoyée par Novembre. Il lui fallut une matinée pour venir à bout du texte, mais après cet effort, quelle fierté !
« Carte bien re-ççue. Meillleurs vœux. Tueur arrêté. Vous so-uhaitons bonnse vacnaces ».
A son retour, Novembre dit qu’il avait passé les meilleures vacances de sa vie. Il avait gagné un concours de pêche et il était devenu une célébrité locale. Tout excité, il se jurait d’y retourner :
- Tu vois, l’hameçon, tu le prends comme ça, et tu l’attaches, net !... Dans deux mois, ce sera l’époque idéale, la reproduction des angulspices de mer… On péchera des spécimens grands comme ça ! Oui, comme ça, je te dis !
- J’ai mon frère, racontait Horson, qui travaille sur un Léviathan, à la Vague Noire et une fois, ils ont eu un angulspice rose énorme comme ça…
- Non ?...

Portzamparc était déjà rentré se faire dorloter.
Maréchal partit tôt ce soir-là. Il se sentait plutôt bien. C’est seulement en chemin qu’il fut pris d’un mal de crâne. La Cité se remettait à vibrer.
- Oh, non…
Il sentait son Syndrome le reprendre. La réalité commençait à frissonner, à trembler... à se diluer.
Maréchal dut s’arrêter sur son palier, pris de vertige. Il sortit sa montre : SHC était monté à 6. Niveau record !
L’inspecteur se sentit seul. Il ne pouvait appeler à l’aide. Il était prisonnier de cette cage d’escalier, à la fois angoissante et immense !...
Il s’appuya sur sa porte, impatient de se jeter sur son lit. Il parvint à tourner la clef dans la serrure et l’ouvrit.
Il passa le seuil… et entra chez Emma.

La patronne était là.
- Bonsoir, inspecteur…

Son mal de crâne était passé. Il se sentait parfaitement bien. Déconcerté, il s’assit à un tabouret du bar, en ayant l’air naturel.
Le pianiste se chauffait les doigts sur les touches.
- Alors, quoi de neuf ? La forme ? dit Emma, en lui versant une bière.
- Oui, bien, très bien…
C’est vrai qu’on se sentait bien chez Emma ! Le SHC, au début, très pénible ! Mais avec le temps, l’habitude… Et il n’y avait pas que des mauvais côtés, finalement ! Le Syndrome qui transforme votre logis en débit de boissons !
- Vous savez, dit Maréchal, étourdi, amusé, j’habite vraiment à deux pas d’ici…

Le pianiste l’interpella, de sa voix caverneuse :
- Asseyez-vous, inspecteur, et profitez de l’ambiance… De votre petit coin de rêve.
Et à toute la salle :
- On va commencer par un morceau qu’on connaît bien… "Un scotch, un bourbon et une bière…"



FIN
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#14


La ville s’endormait, j’en oublie le nom…
Sur le fleuve en amont, un coin de ciel brulait.

La ville s’endormait, j’en oublie le nom…
Et la nuit peu à peu, et le temps arrêté, et mon cheval boueux, et mon corps fatigué…

Il est vrai que parfois, près du soir les oiseaux ressemblent à des vagues et les vagues aux oiseaux et les hommes aux rires, et les rires aux sanglots...

Il est vrai que souvent, la mer se désenchante. Je veux dire en cela qu’elle chante d’autres chants que ceux que la mer chante, dans les livres d’enfants…

La ville s’endormait, j’en oublie le nom…
Sur le fleuve en amont, un coin de ciel brulait…

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#15
Super partie et super histoirebravo
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#16
Une petite relecture avant la partie, que du bonheur, c'est vraiment que ce scenar était canon et j'avais oublié à la fin la proposition pour bosser à la PJ, je vais me faire muter chez les grandsbiggrin
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