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CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Cette armée, semblable depuis des heures à des statues, reprenait peu à peu vie. Le souffle des hommes se mêlait à celui des chevaux et ce qui ne ressemblait qu’à une vaste troupe avachie dans la prairie redevint la plus formidable armée que l’Empire ait connue. Comme Kokatsu donnait l’ordre de repartir, que les étendards de nouveau claquaient dans le vent matinal et que les armures brillaient face au soleil levant, d’autres troupes arrivèrent du nord pour rejoindre le général. C’était d’autres seigneurs qui se joignaient à ce mouvement irrépressible qui allait déferler sur l’Empire comme la tempête.
Combien étaient-ils, quand ils firent le dernier pas avant la frontière des Phénix ? Ils semblaient plus nombreux que les herbes sur la prairie. De par leurs couleurs mordorées, ils ressemblaient à un grand incendie. Derrière son masque de gueule de fauve, Kokatsu avait la gorge serrée.
- C’est ici le seuil de ta vie, avait dit Shingon lors de leur dernier entretien. J’ai deviné tes intentions. Rassure-toi, je resterai muet comme une tombe. J’ai pourtant compris que tu voulais faire trembler l’Ordre Céleste.
- Je veux le remettre à l’endroit.
- Jusqu’où peux-tu aller pour cela ? Et n’est-ce pas faire preuve de présomption de croire que tu peux y arriver ?
- Si ce n’est pas moi, qui le fera ? Le senseï de notre dojo disait que le mal est dans l’œil de celui qui voit le mal. Cela signifie : si tu vois le mal, c’est que les dieux t’ont désigné pour le corriger. L’harmonie céleste est menacée et il semblerait que je sois le seul à le voir. Ou à le dire. Et ma voix porte celles de tous ceux qui le voient mais préfèrent se taire. Je ne demande qu’à rallier tous ceux qui ont compris que le Gozoku est une bande d’usurpateurs.
- N’ont-ils pas la bénédiction du Fils du Ciel ?
- Je compte aller le lui demander.
- Qui es-tu pour te permettre de poser une question à l’Empereur ?
- Je me présenterai face à lui vêtu d’un simple kimono et de mon wakisashi. Que le Fils du Ciel l’ordonne et je me le passerai aussitôt dans le ventre.
L’armée s’était immobilisée de nouveau. On aurait pu croire qu’ils s’étaient encore changé en statues de sel. Kokatsu prit dans sa selle l’éventail de commandement, le leva bien haut et, sans trembler, l’agita trois fois. Aussitôt, un cri de rage monta dans toute l’armée car le général venait de donner l’ordre de la charge de bataille. C’est ainsi que, comme un le fleuve qui déborde, l’armée du Lion pénétra sur les terres du Phénix. Dans la foulée, un fragile village fut presque balayé, d’abord par le tremblement terrifiant du sol sous le coup des sabots, puis par la déferlante qui s’ensuivit. Les bâtiments de bois et de chaume volèrent en éclats ; les habitants n’eurent que le temps de se mettre à l’abri avant que les fantassins ne terminent de piétiner ces demeures aussi facilement que s’il s’agissait d’un champ de blé. Le tonnerre s’éloignait que les dernières poutres tombaient et que les paysans, éberlués, osaient s’approcher des ruines.
L’incursion dans les terres des Phénix fut brève. Elle suffit à propager la panique dans tout le clan. Les premières tours de guet avaient aperçu l’armée bien avant qu’elle ne franchisse la frontière. Les Shiba furent prévenus les premiers et transmirent la nouvelle aux Isawa. Dès lors, les messagers se relayèrent toutes les heures à la capitale pour prévenir de l’avancée. Au conseil élémentaire, le stupéfaction régnait devant l’incroyable audace dont faisait preuve Kokatsu. Quand un nouveau messager arriva pour dire que cette fois, les Lions étaient entrés, l’état martial fut décrété dans toutes les villes.
Par devers-lui, Isawa Masaakira ricanait de ces Phénix qui s’imaginaient que le plus puissant général de l’Empire pouvait s’intéresser à un clan de sorciers, quand il était évident qu’il marchait sur la capitale !
A peine les messagers avaient-ils fini de rendre compte du passage des Lions que ceux-ci avaient bifurqué vers le sud et étaient entrés en territoire Grue !
Un poste frontière fut détruit pour commencer, sans véritable ordre d’attaquer, mais par la seule puissance de l’armée lancée au galop. La force titanesque des Lions leur faisait ignorer tous ces fragiles obstacles, qui paraissaient insignifiants comme des cailloux ou des fourmis. L’ouragan qui souffle ne fait que passer, sans se soucier de ce qu’il emporte sur son passage. Il en alla de même de plusieurs postes de garde des Grues, qui furent fracassés au passage. L’alerte générale se répandait pour de bon et cette fois, elle alla dans tout l’Empire. Des messagers furent envoyés sur l’heure. Même les Crabes ne tarderaient pas à être avertis. Peut-être même les Dragons…
Quant aux Scorpions, à la stupeur de la nouvelle se mêla un autre sentiment plus fort, celui de la honte de n’avoir rien vu venir, alors même que les Scorpions prétendent tout voir et tout entendre. Et ils n’avaient rien vu venir du plus incroyable et du plus incertain soulèvement de l’histoire de Rokugan. Si on avait une idée du nombre de soldats engagés, on ignorait tout des intentions de Kokatsu. Et c’est cette incertitude, bien plus que la masse menaçante de son armée, qui souleva toutes les craintes. Il était certain que des têtes allaient tomber parmi les services de renseignement…
A la Cité Interdite, Hanteï Tokan, dès qu’il eut vent de la nouvelle, voulut envoyer un message à Mitsurugi. Quand on lui apprit que le diplomate de Kokatsu avait été capturé, Tokan sut qu’il n’y avait plus personne dans l’Empire pour modérer le général. Il ne pouvait en effet compter sur Sasuke pour apaiser les ardeurs du Lion…
Il fut vite évident que le général se rendait à la Capitale.
- Que veut-il ? martelait Hanteï Tokan.
Ses conseillers se regardaient, gênés. Personne ne pouvait rien lui répondre.
- Où ont-ils emmené Mitsurugi ?
- Il a séjourné chez le seigneur Shiba Takeo mais les Phénix nous disent que le shinsen-gumi l’a emmené.
- Le quartier général du shinsen-gumi est à la Cité stratégique ouest, dit Tokan. Kokatsu s’arrêtera t-il là ?
Cette cité était l’une des trois, avec celle du sud et du nord, qui gardait les abords de la capitale.
- Cela parait improbable, seigneur. Kokatsu est ici pour en découdre avec le Gozoku. Il les a vaincus à la Cité des Apparences. Maintenant, il veut profiter de son avantage et les chasser définitivement.
- Qui sont nos espions dans son entourage ? cria Tokan, excédé.
Les conseillers, de nouveau, ne savaient quoi répondre.
- Le général seul sait ce qu’il veut faire…
- Il a été longuement eu auprès de lui le moine Shingon.
Tokan baissa d’un ton :
- Je ne vais pas passer le chef de l’église de Shinsei à la question tout de même…
- Qui sait quelles idées folles ce moine exalté a mis dans la tête du général ? soupira Tokan.
Lui-même s’était toujours hautement méfié des moines, de leurs idées tortueuses et abstraites, ainsi que des savoirs ésotériques des savants Phénix et autres connaissances occultes. Il lui semblait qu’un samuraï n’a qu’un devoir, servir l’Empereur, et qu’il doit garder une ligne de conduite simple et claire. Toutes ces spéculations ne pouvaient amener selon lui que des complications inutiles, détournant le guerrier de l’accomplissement de son devoir, quand elles n’auraient pas pour effet de l’égarer sur diverses voies hérétiques. Il en avait assez vu à la cour d’hiver. En privé, il ne craignait pas de répéter que les religieux et savants ne devaient servir qu’à édifier les esprits par leurs discours, certainement pas à se mêler d’affaires sérieuses. Servir l’Empereur tant qu’il le devait, s’amuser dès qu’il le pouvait, était désormais sa ligne de conduite, bon compromis entre les excès de sa jeunesse et les austères enseignements du vieux Norio.
Face à la gravité de la situation, la garde fut aussitôt doublée dans la Cité Interdite.
Chez les Phénix, on était soulagé de voir le calme revenir. Isawa Masaakira dit qu’il devait se retirer pour interroger les fortunes sur l’avenir. En réalité, il partit au temple secret, érigé, il y a quatre cents ans de cela, dans les montagnes isolées du nord, à proximité des terres barbares Yobanjin, dans une vallée très difficile d’accès. Le maître nommé Acier, qui était lui-même un Yobanjin, était chargé de protéger le repaire des conspirateurs.
Nuage alla dans la grande salle de l’Œil de l’Oni et demanda à parler à Cristal. Le gouverneur de la Cité des Mensonges lui dit que l’armée de Kokatsu pourchassait toujours les pillards :
- Je leur ai ordonné de faire route vers Bakufu, qu’ils seraient en sécurité là-bas.
- Un choix on ne peut plus judicieux, sourit Nuage. Mon ancien élève sera enchanté d’y passer.
Comme les deux maîtres discutaient, l’armée des Lions n’était plus qu’à quelques lis de la capitale du Gozoku. Et c’était désormais Sasuke qui faisait office de porte-parole pour le général Kokatsu. Il fut envoyé aux portes de Bakufu pour négocier. Le ton ne fut pas celui qu’il aurait été avec Mitsurugi.
- Nous avons toutes les raisons de penser que Matsu Mitsurugi est détenu dans votre Cité. Le général Kokatsu exige qu’il soit libéré sur l’heure. Faites ce qu’il vous dit, ou subissez-en les conséquences.
Les officiels de Bakufu nièrent détenir Mitsurugi.
- Ils disent qu’il est entre les mains du shinsen-gumi, dit Sasuke, de retour sous la tente du général.
- A la Cité Stratégique ouest, hein ? D’accord, ce sera notre prochaine étape.
Depuis qu’ils avaient quitté le territoire des Lions, Kokatsu n’avait peut-être pas prononcé dix phrases. Il n’était plus utile de parler quand c’est le destin lui-même qui était en marche. Chacune de ces phrases suffisait d’ailleurs à provoquer une nouvelle secousse dans l’Empire.
L’approche de l’armée des Lions avait engendré un vent de panique dans Bakufu, dont les murailles et les bâtiments étaient à peine terminées. Les trois dirigeants, Doji Raigu, Bayushi Atsuki et Shiba Gaijushiko, furent discrètement exfiltrés de la Cité et partirent vers la Cité Interdite. Les Lions ne ratèrent pas le départ de leur cortège.
- Leur heure viendra, dit Kokatsu.
Bientôt, le désordre prit le dessus dans la nouvelle capitale. La foule s’amassa aux portes. Les gardes qui voulaient les contenir furent renversés et piétinés. Les portes ouvertes, le peuple se déversa au-dehors. Beaucoup de nobles avaient déjà fui eux aussi. Le gouverneur de Bakufu avait vu venir les pillards et, quand il avait compris que c’était après eux que Kokatsu en avait, il prit soin de les arrêter, d’en faire pendre quelques-uns et livrer les autres. Peine perdue : dès qu’ils virent les soldats Grue sortir de la Cité avec les prisonniers, une troupe de cavaliers Lion chargea. Les Grues rentrèrent précipitamment en abandonnant les condamnés. S’ils n’avaient pas couru de toutes leurs jambes, ils auraient été piétinés comme les pillards par les impitoyables cavaliers.
Ce ne fut pas assez pour calmer la colère de Kokatsu –colère que Sasuke entretenait à plaisir. Le tensaï avait pris en grippe cette capitale d’usurpateurs. La Cité était déjà presque déserte quand, au crépuscule, Sasuke s’avança et invoqua sur elle toute la fureur aveugle des esprits du feu. Alors que les flammes jaillissaient de partout, comme vomies par chaque pouce de terre, ravageant en quelques minutes ce qui avait été érigé pendant des mois, le gouverneur de la Cité, resté seul dans son palais dérisoire, se passa un sabre en travers du ventre. Il n’était que temps : son corps fut dévoré juste après et enseveli dans la fournaise qui s’ensuivit. Vision infernale pour les uns, spectacle ravissant pour les Lions, de voir Bakufu l’impie, brûler comme une sorcière sur son bûcher. Les cavaliers passaient comme des esprits furieux, lançant leurs flèches et leurs torches enflammées sur chaque coin de rue.
L’armée du Lion, par cette froide nuit, vint se réchauffer près des amas de cendres rougeoyantes, semblables à mille yeux de démons palpitant dans les ténèbres.
Tous les Lions étaient conscients qu’après ce qu’ils venaient de faire, aucune négociation ne serait plus possible avec le Gozoku. Sasuke, qui mirait les dernières flammèches s’éteindre, l’entendait bien ainsi. La destruction de Bakufu était comme un message de fumée qu’il envoyait à Masaakira : au cœur de l’armée des Lions brûlait la colère du plus flamboyant des Phénix déchus, le tensaï du feu en personne.
L’armée de Kokatsu n’était pas encore assez proche des cités stratégiques pour entendre les gémissements des prisonniers tombés entre les mains des interrogateurs du shinsen-gumi. Les cris des gorges qui hurlaient en permanence semblaient ne jamais retourner au silence. Lorsque vint le tour de Mitsurugi, amené par deux brutes sans âme, de passer dans le sous-sol des tortures, Otomo Jukeï, jubilant de cette joie mauvaise qui était chez lui l’état d’âme le plus élevé, retroussa ses manches. Dans ce lieu qu’on aurait pris pour l’antichambre du monde des morts, les distinctions entre porteurs de sabres et assistants n’avaient plus de sens. Tous se vautraient dans le déshonneur le plus complet, et avec un plaisir non dissimulé. Il n’était plus question d’arracher des aveux mais de faire dire ce qu’on voulait entendre. Bien qu’on ne fut qu’à quelques portées de lance de la capitale, on n’aurait pas pu se sentir plus loin du trône d’émeraude, cet écrin d’où rayonnait toutes vertus sur tout l’Empire. C’était comme si l’honneur subissait en permanence une éclipse…
Mitsurugi se retrouva vite jeté par terre, dans le sable gorgé de sang. Jukeï attendait ce moment depuis presque deux ans :
- J’ai tenu sous mon talon le misérable Manji et aujourd’hui, je tiens l’encore plus misérable Mitsurugi. Un imposteur, un vagabond, un usurpateur qui n’est au fond qu’un chien sans honneur ; pas même un loup comme ces samuraï sans maître, un gibier de potence.
Notre héros serrait les dents. Les coups pouvaient l’atteindre mais pas les paroles de son tortionnaire qui, en parlant des chiens sans honneur, faisait sans s’en rendre compte, le portrait des porte-lames sans honneur qui composaient sa brigade de terreur. Déjà tabassé et frappé, Mitsurugi ne pouvait opposer aucune résistance. Comme, de plus, Jukeï n’avait aucun secret à lui arracher, le Griffon savait que c’était de la pure cruauté. Un bien mauvais moment à passer. La seule chose qui l’inquiétait encore était de savoir si Kokatsu réussirait dans sa folle entreprise. Jukeï tenta bien de lui faire dire quelles étaient les intentions du général ; il comprit vite que Mitsurugi n’en savait rien.
- Ton général sera bientôt accusé de félonie. Tous les clans vont se dresser contre son armée et il subira le plus cuisant déshonneur qui soit.
- Le déshonneur, tu sais bien ce que c’est, articula Mitsurugi. Et c’est pour toi que je tremblerais si je te devais de la compassion, Jukeï, parce que je sais que les clans ne bougeront pas le petit doigt pour ta troupe d’assassins. Vous êtes craints mais nullement respectés. Personne ne se fait d’illusion sur votre dépravation. Vous n’êtes que le ramassis des rebuts de notre caste, une imitation grossière des samuraï… Tu ne sais pas, Jukeï, que ce n’est pas le sabre qui fait le samuraï…
Un si beau discours valut à Mitsurugi une séance spéciale menée par le capitaine félon. Il fut immergé plusieurs fois ; on lui brisa plusieurs articulations, pendant de très longues heures.
Quand il fut ramené dans son cachot, ses dernières pensées avant de perdre connaissance furent finalement pour la belle Ikue. C’est pour elle qu’il eut peur. Il ignorait ce qu’il adviendrait d’elle. S’il l’avait pu, il aurait pris la tête de l’armée de Kokatsu pour aller la délivrer. Il ignorait qu’en ce moment, elle était en sécurité chez le Bouffon et serait bientôt amenée à la Cité Interdite, où Hanteï Tokan veillerait à la protéger de toute atteinte. A vrai dire, il ne regrettait qu’une chose, c’était de devoir bientôt mourir sans la revoir une dernière fois. Kokatsu accomplirait son destin ou pas, le Gozoku durerait encore une décennie ou deux, mais ce qui restait d’inaltérable dans le flot tumultueux de la vie de Mitsurugi, c’était le sourire simple et ravissant d’Ikue quand elle détournait le regard pour ne pas trahir ses sentiments, ce soir-là dans les jardins de la cour d’hiver.
Alors que les Lions laissaient derrière eux les cendres de Bakufu, Sasuke fut assailli par des visions de Mitsurugi dans les geôles du shinsen-gumi. Depuis qu’il avait regardé dans le second œil de l’Oni avec Rêve, il avait ouvert un arcane secret qui le liait au pouvoir de ce nemuramaï géant qui faisait la puissance du Kolat. Aussi, des visions pouvaient sans prévenir l’assaillir. Ce fut le cas ce soir-là ; or, il ne parvenait pas à voir clairement où Mitsurugi était détenu. Il savait que le quartier général des chiens de guerre du Gozoku était à la Cité stratégique ouest, mais il commençait à croire à une ruse de Jukeï. Celui-ci, aussi lâche que rusé, avait très bien pu changer de Cité. L’armée des Lions pouvait encore se permettre d’en assaillir une, mais Kokatsu n’irait pas s’attaquer aux trois pour délivrer Mitsurugi ! C’eut été suicidaire, tant chaque cité était une forteresse précisément conçue pour repousser le genre d’armées qui se dirigeait vers la capitale…
C’est pourquoi Sasuke fit venir Yasashiro. Le Crabe, remis de ses blessures, ne demandait qu’à servir la cause des Lions. Quand il entendit qu’il devait retrouver Mitsurugi, et que Sasuke ne regarderait pas aux moyens employés, il sut ce qui lui restait à faire.
- Je te donne trois jours, dit le tensaï. Pars en avance sur nous. Hâte-toi, car c’est dans trois jours que nous serons en vue des cités. Nous pourrons en attaquer une seule. J’ai l’oreille de Kokatsu. Il attaquera celle que je lui conseillerai, car il en suffit d’une pour ouvrir la route vers la capitale. A toi de nous dire dans laquelle se trouve Mitsurugi. Et si possible, de le tirer de là.
Yasashiro s’isola dans les bois et ouvrit le sac dans lequel il gardait le costume noir et le masque de la fortune des Secrets. Revêtu du costume de Geki, le frappeur nocturne, il partit, avec une souplesse que sa carrure ne laissait pas soupçonner, en direction des cités stratégiques. Il commença par la cité nord, se disant que le shinsen-gumi, pour donner le change, ne serait pas à celle de l’ouest. Il s’infiltra par les toits à la faveur d’un gros nuage qui masqua la lune. Silencieux et discret comme une ombre, il entra dans l’étage des cellules, invisible, à peine plus perceptible qu’un courant d’air. Comme une patrouille passait, il marcha au mur et s’étendit dos au plafond, bras et jambes en extension. Il redescendit, toujours aussi silencieux. A peine s’il faisait tressaillir les flammes des bougies en passant. Plusieurs fois, il se jeta derrière une colonne pour échapper à la vigilance d’un domestique. Il trouva l’escalier qui menait vers les cachots. Un colosse torse nu vidait un seau de restes infâmes et puants dans un trou. En trois pas, Geki fut sur lui. Il le plaqua contre un mur, sa main sur sa bouche, les lames de son autre bras pressées contre sa gorge :
- Où est Mitsurugi ?
Le colosse grogna qu’il ne connaissait pas ce nom. Geki lui tapa derrière le genou, le fit plier, lui tordit le bras :
- Où est Otomo Jukeï ?
- A… la cité sud, souffla le géant.
Geki l’assomma d’un coup à la nuque. Il se retourna et vit deux soldats, qui allaient crier. Il lança un poignard, qui alla se ficher entre les yeux du premier. L’autre le vit bondir comme une panthère noire sur lui et le plaquer à terre :
- Où est Otomo Jukeï ?
Le soldat, presque étranglé, souffla aussi qu’il était à la cité sud. Geki lui brisa le cou et s’enfuit par un escalier en colimaçon. Il regagna les toits. Un guetteur était dos à lui. Comme il allait se retourner, Geki courut en dégainant son sabre et lui trancha proprement la tête. Il se laissa glisser à plat ventre sur les tuiles pour rattraper la tête qui allait tomber dans la cour, juste au pied de deux autres gardes. Il atteignit le mur d’enceinte et partit dans la campagne.
Epuisé, il s’endormit dans les bois, au chaud sous ses habits. Il allait dormir toute la journée pour se remettre de la fatigue provoquée par le sortilège de la Fortune des secrets.
A suivre...
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CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Quand la nouvelle de la destruction de Bakufu parvint à la Cité Interdite, certains se réjouirent, d’autres partirent dans une colère noire, mais tous tremblèrent. On n’allait pas tarder à entendre le sol trembler sous les sabots des Lions.
Hanteï Tokan fut le premier prévenu qu’un messager Matsu venait d’arriver à la capitale. Il ne fut pas autorisé à entrer dans la Cité interdite. C’est un dignitaire Otomo qui se chargea de transmettre le message. Il était signé de la main du général Kokatsu. En substance, ce dernier demandait audience à l’Empereur. Il lui disait qu’il était son plus fidèle serviteur et que tout le clan du Lion venait s’agenouiller devant lui pour le débarrasser des usurpateurs.
Tokan lut la lettre à ses propres conseillers et assistants.
- Il termine en demandant qu’on lui accorde le titre de shogun pour rétablir l’ordre dans l’Empire. Il est fou… Jamais il ne l’obtiendra. Le faire shogun signifierait faire provisoirement de lui le général de toutes les armées de l’Empire. Il pourrait lever des soldats dans tous les clans à sa convenance. Cela ferait de lui directement le lieutenant de l’Empereur.
Tokan savait que même parmi les familles impériales, on était divisé sur l’attitude à tenir face au Gozoku. Du temps du précédent empereur, Hanteï V, personne ne se serait posé de questions. Le Gozoku n’aurait jamais pu exister. Mais l’Empereur actuel –nul n’osait le dire mais tout le monde le savait – était faible. Si son père l’avait vu, il aurait eu honte de lui. Or, les trois dirigeants du Gozoku étaient des hommes forts : Doji Raigu, charismatique et habile dans la parole, un vrai Champion d’Emeraude ; Bayushi Atsuki, d’une intelligence insurpassable et d’une absence de scrupules dans le service de l’Empereur ; Shiba Gaijushiko, plus en retrait, plus modéré, capable d’empêcher de part et d’autres les excès. En somme, à eux trois, ces hommes, s’ils n’en avaient fait qu’un, auraient été de la carrure de l’ancien Empereur. Hanteï VI, lui, n’était pas fait pour gouverner. Il aimait surtout la cour, les divertissements, les croisières sur les îles de la Mante, les promenades aux jardins…
- Que décidons-nous senseï ? demanda un des conseillers de Tokan.
- Après Bakufu, Kokatsu va avoir face à lui les cités stratégiques. S’il attaque la bonne, il aura face à lui les dirigeants du shinsen-gumi, qui ont toujours été les ennemis jurés des Lions.
Tokan fit un grand geste de la main, qui voulait dire « qu’ils se débrouillent entre eux ». Ce n’était pas à un conseiller impérial de lever le petit doigt pour aider les brigands en uniforme du shinsen-gumi.
- Mais s’il fait un pas au-delà des cités stratégiques à la tête de son armée, il ne pourra plus compter sur mon soutien. Je le considérerai personnellement comme une menace. Pour moi, il devra poser les armes, venir à genoux jusque devant l’Empereur et supplier ce dernier de pouvoir en finir honorablement.
Les conseillers inclinèrent la tête.
- Il est bien évident que cette missive outrée ne sera pas transmise à l’Empereur. Et je le fais dans l’intérêt des Lions ; que les folles présomptions de leur daimyo ne leur retombent pas trop dessus par la suite, quand il ne sera plus là… ce qui ne devrait pas tarder…
Tokan avait en effet appris que Doji Raigu le Champion d’Emeraude se chargeait de réunir toutes les troupes à trois jours autour de la capitale pour former un cordon défensif.
- Si Kokatsu veut en découvre avec le Gozoku, il aura sa bataille. Mais s’il le fait, ce sera la déchéance assurée pour son clan tout entier…
Resté seul, Tokan regarda par la fenêtre. Par ce beau temps, il pouvait apercevoir les trois cités stratégiques. Dans l’une d’elles se trouvait Mitsurugi, le seul homme qui aurait pu raisonner le général Kokatsu, évitant par la même une guerre affreusement déshonorante pour tous.
A la tombée de la nuit, Yasashiro reprit sa route. Il se restaura dans l’auberge d’un relais de poste puis partit dans la campagne et revêtit l’habit de Geki. Il ne lui fallut que deux heures pour rallier la cité stratégique sud.
Si les soldats n’avaient pas menti, c’est là que se cachaient les officiels du shinsen-gumi et surtout Mitsurugi. Il escalada le mur d’enceinte et courut sur les toits à la recherche des prisons. Il comprit tout de suite que l’endroit était bien mieux gardé que le nord. C’était donc qu’il n’avait pas été trompé. Il se glissa dans la cour. Il avançait prudemment ; mais il ne vit pas venir deux soldats qui sortaient de la poterne. Ceux-ci lui crièrent de s’arrêter. Ils donnèrent l’alerte à la cloche. Geki avait bondi sur le toit, poursuivi par une rafale de flèches. Il courut mais fut surpris par un soldat en poste sur le toit. Les deux hommes s’agrippèrent, roulèrent ; nouvelle volée de flèches. Il en prit une dans la cheville. Il tomba à bas du toit. Il put se relever et repousser les deux hommes qui arrivaient sur lui. Il prit une porte, traversa un couloir ; il entendait de partout des pas se précipiter vers lui. Il entra dans une cour intérieure.
Là, d’un coup, quatre panneaux s’ouvrirent : il était cerné par une dizaine d’hommes. Un officier lui ordonna de se rendre. Valeureux, mais désespéré, il se jeta sur le groupe le plus proche de lui. Le combat fut âpre ; après avoir mis quatre hommes à terre, il ne put empêcher deux costauds de se jeter sur lui et de le plaquer à terre. Assommé, il fut ligoté.
Jukeï, qui se réveillait seulement, vint contempler cette prise.
- Vous avez cueilli un gros morceau on dirait. Regardez-moi cette carrure de colosse !
- Un véritable démon, capitaine, soupirèrent les hommes , essoufflés.
- Il va demander du travail à nos interrogateurs. Tant mieux, ils pourront faire sur lui quelques expérimentations plaisantes. Il en faudra pour venir à bout du gaillard.
Geki fut amené dans la salle d’interrogatoire, où on avait laissé dormir Mitsurugi.
- Réveille-toi ! cria Jukeï. Tu as de la compagnie.
Il vit qu’on agenouillait ce géant, pendant que les tortionnaires remettaient leurs instruments sur les braises. Quand on fut assuré qu’il ne pourrait plus bouger, car trois forts soldats le tenaient ensemble, Jukeï s’approcha avec délectation et lui arracha son masque.
- Sa tête ne me dit rien.
Mitsurugi reconnut bien sûr son compagnon Yasashiro et comprit que c’était lui qui se cachait sous le masque de Geki, ce ninja qui avait effrayé la cour d’hiver. Il se souvint qu’il s’était introduit dans sa chambre, pour le prévenir qu’Ikue était retenue dans l’aile impériale du palais [voir épisode 21]. Qui aurait pensé que le justicier nocturne était un grand Crabe ?...
Et ce soir, il était venu pour le délivrer… Notre héros pressentit que Sasuke devait être mêlé à tout cela, mais au point où il en était, il trouva touchant que le shugenja et Yasashiro aient tenté le tout pour le tour pour le délivrer.
Suffisamment épuisé, Mitsurugi feignit une grande faiblesse et dissimula qu’il connaissait le visiteur nocturne.
Alors que ces dramatiques évènements se déroulaient, une tragédie venait déjà de se dénouer. Le Bouffon, qui hébergeait toujours Ikue, et faisait en sorte qu’elle ne manque de rien, et soit tenue à l’écart ces plus scrofuleux éclopés de sa bande, vit arriver, hagard, malade, un homme qu’il avait déjà rencontré : Yojiro.
Celui-ci paraissait n’avoir plus toute sa tête. Il répétait seulement, le regard fou :
- J’ai échoué, j’ai complètement échoué…
Ikue le vit et lui demanda juste :
- Cela concerne t-il Mitsurugi ?
- Non, répondit simplement le rônin.
Puis il supplia qu’on le laisse dormir. Il garda la chambre deux jours et reçut enfin le Bouffon pour lui expliquer ce qui s’était passé.
Un soir à la Cité des Apparences, alors qu’il était allé boire un verre avec Yatsume – qui lui racontait ses prochaines idées géniales pour aider Mitsurugi, ils avaient entendu du raffut dans le quartier où vivait la rônin. Ils s’étaient précipités dehors, pour être prévenus que des brigands avaient attaqué la maison de Yatsume.
Ils trouvent la maison dévastée, Avishnar et la petite Yutsuko disparue. Aussitôt, ils se lancent à la poursuite des ravisseurs, en prenant le minimum d’équipement. Ils pensent retrouver rapidement les ravisseurs. Morte d’inquiétude, Yatsume pense aussitôt aux écorcheurs qui écument la région. Elle ne comprend pas comment ils ont pu faire preuve d’autant d’audace en entrant dans une ville remplie de Lions. Elle n’ose en fait pas imaginer le pire… Grâce à quelques témoins, ils se dirigent par la piste du sud, en pleine nuit. Ils voient au loin des villages en feux : ce sont bien les Scorpions qui se vengent de l’humiliation de leur défaite. Mais ce ne sont sans doute pas eux qui ont enlevé la famille de Yatsume.
Dans le premier bois qu’ils traversent, ils entendent des cris : c’est Avishnar, attaché à un arbre. Il est apeuré et dit que ce sont des démons sortis des ombres. Le rajah déchu leur crie, la gorge serrée, que c’est Kokamoru qui a enlevé la petite !
Yatsume se prend la tête dans les mains. Le monstre sans visage dont elle a eu un enfant est revenu d’entre les créatures qui rampent dans la nuit !... Yojiro lui dit qu’il faut continuer ; il n’est pas trop tard. Yatsume sait qu’elle va se servir du yari serti du cristal magique par le peuple immortel du désert…
Leur course insensée dans la nuit continue. C’est comme si Kokamoru avait laissé des indices exprès pour attirer Yatsume. Celle-ci a passé depuis longtemps le stade de réfléchir. Elle ne pense qu’à la petite Yutsuko dont on l’a séparée à la naissance, qu’elle a arrachée à l’orphelinat et dont ce père sans visage voudrait la priver à tout jamais.
Ils entrent dans un bois touffu et s’arrêtent à l’entrée d’un énorme terrier, comme creusé par une armée de taupe. De ce trou se dégage un froid glacé et des murmures inquiétants en sortent, mêlés à des rires de petites filles. Yatsume dit à Yojiro et Avishnar qu’ils ne sont pas obligés de venir. Les deux hommes disent qu’ils ne l’abandonneront pas. A part eux, qui viendrait en aide à la rônin ?
Ils plongent dans ce trou et au fond, se retrouvent dans un tunnel qui s’enfonce profondément sous terre. Yatsume entend des rires moqueurs, répétés en écho, et voit des silhouettes difformes qui se meuvent, ou bien dansent, dans la pénombre rougeoyante. La course sous-terre dure un temps indéfini. Il semble aux imprudents voyageurs qu’ils sont à nouveau dans une forêt, mais renversée. Les arbres sont enracinés dans un ciel plein d’étoiles. Des mâchoires fantomatiques hurlent puis disparaissent dans l’air.
Yatsume croit rattraper les ravisseurs ; ils s’éloignent d’un coup. Elle va très vite mais se demande si elle ne fait pas du surplace. Elle se demande même si elle n’est pas en train de dormir et si ce qu’elle voit n’est pas un rêve déplaisant. Elle se méfierait même de Yojiro et Avishnar qui la suivent, qui ne sont peut-être que des envoyés des ombres eux aussi.
Elle sent soudain l’air frais au-dessus d’elle. Il fait froid. Elle se hisse au-dehors. Elle a mis les mains dans de la boue enneigée. Quand elle sort, le silence est complet. A peine si une branche craque au loin, cédant sous le poids de la neige. Il fait tout blanc dans la nuit. L’épais tapis glacée étouffe les sons. Comment peut-il neiger en plein été ?
Yatsume entend alors nettement le chant d’une vieille femme ; plaintif, angoissant, entêtant, il vient de partout à la fois. On croirait le chant d’une pleureuse pour les enterrements.
Yatsume fait quelques pas dans la neige. Elle sait où elle est. Le bois des filles mortes. Elle les perçoit déjà, tapies dans les buissons. Vêtues d’une robe blanche, elles s’approchent en silence, glissant dans les airs. Elles n’ont pas de visage, juste des cheveux noirs très raides et deux yeux au regard perçant. Elles tendent les mains vers Yatsume, pour donner ou recevoir une offrande, elle ne sait pas.
Elles sont une vingtaine autour d’elles. Leur chant est très doux. Elles approchent gentiment, mais Yatsume sait que si elles la touchent, elle sera emportée avec elles dans un monde où tout est mort et où ne vivent que les ombres. Elle se sent transie de froid et voudrait pleurer, mais c’est comme si ses larmes étaient déjà gelées, de même que son cœur.
- J’ai repris le bien qui m’appartient. La chair de ma chair.
Kokamoru s’est approché lui aussi, en silence.
- Tu n’es plus qu’un spectre.
- Je suis l’homme qui t’a aimé, que tu le veuilles ou non.
- Tu as pris les traits de mon mari ! Tu as pactisé avec cette chose sans nom pour m’atteindre.
- Le plus grand amour exige les plus grands sacrifices.
- Ce n’est pas de l’amour. Tu es un monstre qui détruit ce qu’il touche. Une fille ne peut être élevée par une créature sans âme.
- Viens avec moi et nous élèverons ensemble la petite. Elle a besoin de sa mère.
- Rends la moi et disparais. Je ne viendrai jamais avec toi.
- Préfèrerais-tu donc la voir disparaître elle aussi et rejoindre le chœur des filles sans voix qui chantent ?
Yatsume finit de perdre la raison en entendant cela. Elle dégaine le yari de son fourreau et d’un grand coup, disperse les créatures. Kokamoru a bondi en arrière, poussant un cri strident. Yatsume chancèle mais tient bon. Elle part à sa poursuite, folle de douleur. Elle court de plus en plus vite ; elle sent les ombres qui entrent en elle et elle les accepte pleinement. Plus elle se fond avec elle, plus elle court vite et bondit haut. Kokamoru rit comme un dément. Tous les deux, ils s’envolent vers les sommets des arbres morts et courent à travers les branches grêles. Les cimes craquent, cèdent, les arbres tombent. Pour se dégager un passage, Yatsume tranche à coup de yari devant elle. Sa lame lance des éclairs cristallins. Plus elle se donne à la chose sans nom, plus les bois tremblent de rire et de crainte. Elle fond sur Kokamoru, dont elle sent faiblir les forces. Elle tranche la branche sur laquelle il vient de sauter ; il saute sur la suivante mais elle fend l’air de sa lame et c’est tout l’arbre qui est coupé en deux à la moitié du tronc. Kokamoru chute à terre. Yatsume saute et se reçoit, très souple. Qui sait quelle distance ils ont parcouru dans ce bois qui doit en réalité être immense, sans fin ?...
Kokamoru, à genou, demande grâce. Yatsume ne peut plus lui accorder. Comme elle avance sur lui, elle ne voit pas que son propre visage commence à s’effacer. Celui de Kokamoru apparait tordue par la peur. Il tend la main vers elle et, hurlant, projette un éclair noir. Yatsume l’a arrêté en partie de son yari, mais elle en a reçu dans la poitrine. Elle sent un liquide noire glacé rentrer en elle et la transir jusqu’aux os.
- Je ne pouvais plus supporter la solitude, Yatsume ! lui hurle le père de sa fille. J’ai eu peur. Tu ne comprends pas que je suis seul au monde ! Comment veux-tu vivre à une distance infinie de tous les hommes, au milieu des ténèbres ! Et j’ai voulu revoir Yutsuko, qui seule pourrait me rendre une raison de vivre. J’ai eu peur pour elle car elle ne peut vivre sans son père. Et quand j’ai eu mis la main sur elle, j’ai regretté de l’avoir fait, car j’ai su que je ne pourrais jamais vraiment la retrouver.
Yatsume se tord de douleur mais parvient à se relever.
- Qu’as-tu fait d’elle ? dit-elle, froide d’une colère terrifiante.
- Elle est là, tout près, très près…
- Je la reprends, Kokamoru. Et toi, je vais te détruire.
Elle brandit son yari à nouveau. Dans un hurlement, Kokamoru se transforme en une silhouette effilée au visage difforme et bondit vers les hauteurs. Yatsume bondit à son tour, encore plus haut et le frappe au visage. Kokamoru se rattrape à une branche, son visage redevenu lisse. Il se met à saigner un sang blanc mais se change en un corps noir indistinct. Il remonte encore, Yatsume bondit aussi vite et le frappe à de nombreuses reprises. Kokamoru a dégainé un katana suppurant de noirceur. Il se bat avec l’énergie du désespoir. Leur duel aérien devient tourbillonnant. Ils se mêlent en une danse mortelle ; la blessure au visage du Scorpion était mortel. Yatsume finit par l’empaler sur son arme et Kokamoru, abandonné par toutes ses forces, expire puis se change en une répugnante matière noirâtre qui, liquéfiée, tombe à grosses gouttes sur la belle neige.
Yatsume retombe au sol. Elle entend encore Kokamoru gémir et la maudire à jamais. Il s’enfonce dans le sol et y disparaît pour de bon. La rônin voit sa fille venir à elle. Elle vient de sauter des bras d’Avishnar. Lui et Yojiro ont repoussé plusieurs pillards qui ignoraient sans doute pour qu’elle horreur innommable ils travaillaient.
Alors que Yutsuko lui saute dans les bras, Yatsume sent ses forces l’abandonner. Elle croyait que c’était vrai après s’être enfuie avec elle de l’orphelinat, mais c’est vrai seulement maintenant : elle a tout donné pour sa fille. Allongée au sol, la présence de Yutsuko ne la réchauffe même plus.
Yojiro veut l’aider à se relever. Elle lui dit que c’est inutile, que c’est la fin. Elle vient de réaliser avec quoi elle a pactisé pour détruire Kokamoru. Elle est devenue comme lui, une créature indistincte, vouée à l’horreur du néant. Elle fait jurer à Yojiro de veiller sur sa fille, de la ramener à Avishnar et de faire en sorte qu’elle ne revive pas ce qui lui est arrivée.
Yojiro sent qu’il ne peut plus rien faire. Si ce n’était que de voir une amie mourir, il aurait de la pitié mais là, il voit Yatsume s’enfoncer dans la neige peu à peu. Yojiro attrape Yutsuko, l’arrachant aux bras de sa mère avant qu’elle ne soit emportée avec elle à jamais. C’est comme si Yatsume le remerciait de lui avoir enlevée l’enfant. La petite hurle mais Yojiro la tient fermement dans ses bras. Il part en prenant soin que la petite ne voit rien de la fin de sa mère. A peine le rônin ose t-il se retourner, pour voir une main seule à lutter encore contre la neige. Un sortilège a dû être rompu par la mort de Kokamoru car lui et Avishnar ressortent du bois sans encombre. Ils sont dans la campagne au sud de la Cité des Apparences. On voit même encore des villages qui brûlent.
Seulement, il a dû se passer du temps, car ils apprennent que l’armée de Kokatsu est partie depuis plusieurs jours. Ils partent alors vers l’est, espérant rallier à temps les Lions.
- Et que s’est-il donc passé ensuite ? demanda Yoriku le bouffon.
- Alors que nous faisions étape dans une auberge, dit Yojiro, toujours faible, nous avons été attaqués par une dizaine d’hommes. Pas des Scorpions, non ; je les ai reconnues… Des assassins du Saphir… Je t’expliquerai à l’occasion. J’ai tiré mon arme et j’ai abattu l’entre d’eux, mais ils m’ont assommé ; à mon réveil, la petite avait disparu.
« J’ai échoué, Yoriku. J’ai complètement échoué… Je ne pourrai jamais me le pardonner.
Comme Yojiro disait cela, il ignorait que la petite Yutsuko était amenée en grand secret à la Cité des Mensonges par les hommes de Saphir, et introduite devant le puissant gouverneur Tangen.
- Sois la bienvenue dans ce palais, petite Yutsuko. Tu es ici car des oracles ont vu un grand avenir pour toi. C’est à moi que revient la charge de te hisser vers ton destin. Ta mère n’a fait que te mettre au monde. Moi je ferai de toi celle que tu dois être.
La petite hurlait qu’on lui rende sa maman. D’un geste, Tangen ordonna qu’on l’emmène. Resté seul, il prit à son cou son pendentif en larme d’Oni et dit à Nuage :
- La Novice est enfin arrivée chez moi. J’espère à présent que vos visions se réaliseront.
- La contemplation du grand Vide ne peut tromper, Cristal.
- Je suis plus habitué à scruter dans les ombres…
A suivre...
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26-07-2013, 12:27 PM
(This post was last modified: 26-07-2013, 01:00 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Trois jours avaient passé et Sasuke ne voyait toujours pas Geki revenir. L’armée du Lion avait continué son avancée vers l’est. Les trois cités stratégiques étaient en vue. Et on devinait les armées de la Grue, du Phénix et du Scorpion qui se massaient pour barrer la route à Kokatsu.
Dans la tente du général, l’euphorie avait laissé place à l’inquiétude. Certains aides de camp disaient que c’était une folie, et le déshonneur assuré, d’attaquer la coalition du Gozoku. Ce serait une véritable déclaration de guerre à l’Empereur.
- Le Gozoku n’est pas l’Empereur, martelait Kokatsu. Ces poltrons doivent se mettre à trois clans pour nous tenir tête. Nous tenons l’occasion inespérée de mettre à bas ce gouvernement de fantoches. Je veux me présenter victorieux devant l’Empereur et lui dire que l’ordre a été rétabli dans toutes ses terres. Que voudriez-vous faire à présent, conseillers pusillanimes ? Que nous nous en retournions bien gentiment dans nos murs ?...
- La démonstration de force a été suffisante, général. La victoire à la Cité des Apparences, la destruction de Bakufu… Nous avons montré qui nous sommes. Si nous faisons un pas de plus, nous deviendrons une armée d’insurgés.
- Un Lion ne recule pas.
- Obtenons au moins une audience avec un conseiller impérial. Je suis sûr que nous pouvons en faire venir un. Mettons-nous au clair et chacun y gagnera.
- Tergiversations ! Pendant que nous attendons, le triumvirat nous encercle peu à peu.
- Contentons-nous d’attaquer le shinsen-gumi. Si nous détruisons cette bande de mercenaires, l’Empereur devra bien rétablir le corps des samuraï d’Émeraude. Les jours du Gozoku seront comptés.
- Attaquer le shinsen-gumi, c’est de toute façon s'attaquer aux trois clans, soupira Kokatsu. Toi, Sasuke, que proposes-tu ?
- Je propose la voie diplomatique, dit le shugenja, à la surprise générale. Faisons face au Gozoku en demandant l’avis de l’Empereur. Envoyons une délégation à la capitale. Pour cela, il nous faut récupérer Mitsurugi. Il connait le conseiller impérial Tokan, qui nous soutiendra.
- Où est Mitsurugi ?
- Il est détenu dans une des cités stratégiques gardées par le shinsen-gumi ?
- Alors nous tournons en rond !
- Moi j’irai le délivrer.
- Seul face au shinsen-gumi ?
- Je les ferai brûler comme des fétus de paille.
Kokatsu resta silencieux un temps, puis il dit :
- Je te laisse deux jours. Nous pouvons attendre jusque là. Mais dans deux jours, si tu n'es pas revenu, je prendrai une décision, Mitsurugi ou pas Mitsurugi.
- Je serai de retour.
Sasuke sortit et s’isola dans sa tente. Il se concentra sur l’arcane de l’Œil de l’Oni. De nouveau, les visions affluèrent en désordre. Il lança son regard vers les trois forteresses qui gardaient la capitale. Il se concentra intensément et acquit la certitude que Mitsurugi était à la cité sud. Si Geki avait échoué, comme c’était probable, il devait également s’y trouver.
Le shugenja quitta le camp sans escorte. Kokatsu ordonna qu’on bâtisse un camp fortifié, pour faire patienter les hommes. La pluie se mit à tomber, menaçant de transformer la grande prairie en bourbier. Les armées du Gozoku s’installaient elles aussi devant les trois cités, impatientes de voir ce que la masse fauve de Kokatsu allait faire.
Mitsurugi avait été jeté dans une fosse profonde, où des squelettes finissaient de se décomposer. On lui faisait descendre sa nourriture par un seau. Jukeï était venu le narguer, lui disant qu’il réfléchissait encore au sort qu’il lui réservait, mais que cela serait évidemment exceptionnel. Comme le Griffon avait retrouvé, malgré la puanteur repoussante des lieux, l’envie de dormir, il partit dans une nuit sans rêve, dont il fut tiré quand on lui cria d’attraper une corde. Affaibli, car il refusait de goûter la nourriture infâme donnée par Jukeï, il repoussa la corde mais il crut reconnaître la voix qui lui parlait. Il consentit à se l’attacher autour de la taille et il fut hissé promptement. Il s’attendait au pire mais il sentit juste qu’on l’allongeait sur une planche, puis qu’on le montait dans un palanquin. Quand il rouvrit vraiment l’œil, il était dans un lit chauffé par une pierre bouillante enveloppée dans des linges. On lui avait rasé sa barbe et soigné complètement ses plaies. Une servante, le voyant réveillée, lui apporta des vêtements et à manger. Mitsurugi hésita encore à prendre cette nourriture. Le panneau de bois de la riche demeure s’ouvrit : c’était le conseiller Tokan.
- Vous pouvez y aller, lui dit-il. Mangez avec appétit, vous en aurez besoin.
- Tiens donc et pourquoi ? dit notre héros, ironique.
- J’ai fait mon possible pour vous, mon ami, pour vous sortir de votre fosse. Néanmoins, votre sort a été fixé.
- Ils m’ont condamné à mort, bien sûr, dit notre héros en s'asseyant.
- Oui. Je dois vous dire que c’est là votre dernier repas.
- Alors, pour vous, j’y ferai honneur.
Tokan prit une inspiration et dit :
- J’ai fait ce que j’ai pu pour que vous puissiez en finir dans l’honneur, étant donné tout ce que vous avez fait pour le trône d’Émeraude. Mais l'Empereur ne peut pas intervenir à votre sujet. J'ai fait appel à vos amis et soutiens. Ainsi, l’Inquisiteur Tadao a immédiatement envoyé une missive pour vous soutenir.
- L’Inquisiteur est un brave homme, mais que vaut la parole d’un Crabe ?
- Je le sais bien. Sans le soutien du Fils du Ciel en personne, le Gozok ne fléchira pas.
Aucun des deux hommes n'osa ajouter que le Gozoku se serait de toute façon assis sur la volonté de l'Empereur !
- Vous n’aurez pas le droit au seppuku, Mitsurugi-san. Le Gozoku vous condamne à la falaise de l’oubli.
Cette fois, notre héros accusa le coup. La falaise en question était une roche à pic au-dessus du grand océan, à quelques jets de pierre de la Cité Interdite. On jetait du haut de cette falaise les samuraï condamnés pour rébellion contre le trône d’Émeraude ou offense contre une famille impériale.
- Inutile de vous dire que votre jugement a été une parodie. Je me suis fait votre avocat mais c’est à peine s’ils m’ont laissé la parole.
- Je n’en attendais pas moins du Gozoku.
- J’ai voulu croire un temps que le général Kokatsu pourrait quelque chose pour renverser le triumvirat, mais ses ambitions m’effraient. Elles ne sont pas claires. Sans vous pour le guider, je crains qu’ils ne se fassent des idées complètement démesurées.
- L’essentiel est que le Gozoku ne se croit pas en paix. Qu’il sache que tôt ou tard, quelqu’un viendra à son tour les jeter de la falaise où ils m’envoient.
- Ils vous calomnieront, Mitsurugi. Ou pire : ils feront oublier votre nom. Mais moi, je ne l’oublierai pas. Mon ami Ikoma Noyuki et moi veilleront à garder intact le souvenir du Griffon qui fit trembler ses usurpateurs.
- Il n’y a pas que le Gozoku, Tokan-sama. Il y a la conspiration qui veut abattre pour de bon la lignée impériale. Ils sont dix, voués à la destruction de l’Ordre Céleste. Le Maître du Vide et le gouverneur Tangen sont les plus dangereux.
- Je ferai tout pour contrecarrer leurs plans, Mitsurugi-san. J’en fais le serment.
- Leur jour viendra, inévitablement. Plus tôt qu’ils ne le croient. J’ai montré aux samuraï qu’ils ne sont pas invincibles et qu’il est possible de se lever contre eux. J'ai percé une brèche. D’autres que moi viendront, plus nombreux, mieux armés, mieux préparés… D’ici là, je fais confiance à Sasuke pour leur en faire baver jusqu’à son dernier souffle.
- Les Ancêtres vous entendent, Mitsurugi-san, j’en suis certain.
- Une dernière chose, Tokan-sama…
- Oui.
- Ikue.
Si jusqu’ici, Mitsurugi avait parlé d’une voix ferme, exprimant une certitude parfaite, il n’avait pu dire ce nom sans un tressaillement dans la voie.
- Je la protégerai. Ils ne pourront toucher un seul de ses cheveux.
Rassuré, Mitsurugi dit :
- Alors, c’est bien.
- Au moment de faire vos derniers pas, souvenez-vous qu’il n’y a pas de déshonneur à être condamnés par des personnages infâmes.
- Je vais leur indiquer le chemin qu’ils suivront tous très bientôt.
Le soir, dans les jardins de la Cité interdite, sur une terrasse d’où l’on surplombait la sinistre falaise, le gouverneur Tangen regardait le soleil couchant. Son garde du corps, le traître Bayushi Renshun se tenait à une dizaine de pas. Le terrible conseiller Scorpion se dirigea vers le jardin des statues, où l’attendait l’un des personnages les moins soupçonnables de la Cité, le maître de cérémonie Seppun Tokugawa, qui organisait depuis bientôt vingt toute les réceptions impériales, y compris lors des cours d’hiver. Il regardait autour de lui et sursauta quand Bayushi Tangen arriva près de lui.
- Chrysanthème… Vous semblez bien nerveux.
- Cristal, vous voilà…
- De mauvaises nouvelles ?
- Au contraire, excellentes. Je parviens à peine à y croire.
Depuis tout ce temps qu’il était introduit dans les plus hautes sphères, le maître de cérémonie s’était crée un réseau de relations inégalables dans la Cité interdite, raison pour laquelle, au sein du conseil des Dix, il était en charge d’espionner toute l’activité de la cour impériale. Personne ne se méfiait de ce personnage vaniteux, mondain, responsable d’intrigues qui tournait, pour l’essentiel, autour des amants et maîtresses des uns et des autres. En somme, il passait pour n’être que le premier domestique du palais.
- Mitsurugi sera amené à la falaise après-demain. Le capitaine Jukeï a fait accélérer les choses comme vous le voyez.
- Il n’aime pas perdre de temps
- De plus, nous avons la certitude, dit-il, que le conseiller Tokan ne défendra pas le général Kokatsu. Les Lions sont perdus.
- Bien, dit Tangen.
- Vous ne paraissez pas ravis de cette nouvelle. Pas plus que par la capture de Mitsurugi. Enfin nous le tenons !
- C’est vrai, je devrais me réjouir. Des gens comme nous n’ont pas le luxe des états d’âme. Cependant, n’oubliez pas que Mitsurugi et ses amis ont été des adversaires formidables. Nuage et moi avons été démasqués par eux. Mais il y a plus : c’est que ce sont des hommes indépendants d’esprit, inébranlables dans leurs convictions et capables de s’adapter à toutes les situations.
- De sorte que, si je suis votre pensée, ils auraient pu être des nôtres.
- Oui, c’est une preuve de plus de l’injustice foncière du système des castes qu’ils soient nos ennemis plutôt que nos agents.
- Vous ne serez tout de même pas fâchés de voir Mitsurugi sauter de la falaise.
- Certes non ! Le gaillard nous en a fait baver !
- Et le général Kokatsu ?
- Même réponse cher ami. Il aurait eu la carrure pour conquérir le trône d’Émeraude. Mais je ne suis même pas certain qu’il soit prêt. Et même s’il nourrissait cette ambition, le Gozoku ne le laisserait pas faire. Nous pensions que le triumvirat nous aiderait à avancer dans notre conquête. Ce fut le cas. Mais aujourd’hui, ils sont un obstacle. Ils préfèrent un Empereur faible, mais de sang impérial.
- N’est-ce pas mieux pour nous ? Avec un Lion sur le trône, ce serait le rétablissement d’un ordre encore plus dur qu’actuellement. La loi d’airain des privilèges de droit divin, comme sous les Hanteï précédents.
- Vous avez raison. Il est encore trop tôt. Mais le jour viendra, le jour viendra…
C’est au crépuscule que Sasuke arriva en vue de la cité stratégique sud. Il laissa son poney dans la campagne et, revêtu d’habits de paysans, approcha de la forteresse. Il trouva une entrée mal gardée, grâce aux conseils pris auprès des tacticiens de la famille Ikoma. Il passa une poterne et traversa une cour où s’entassait du matériel de chantier. Grâce à la magie de l’Air, il endormit un garde qui surveillait l’accès au second mur d’enceinte. Derrière, une autre cour. Il commençait à faire très sombre. Il se faufila derrière des charrettes et des tonneaux, échappant à la vigilance d’une patrouille. Enfin, il entrait dans la forteresse proprement dite. Il fallait qu’il trouve où les prisonniers étaient retenus.
Deux fois, il se plaqua au mur en écoutant passer des domestiques au coin du couloir. Il avait une flamme dans la main, prête à jaillir. Il trouva un escalier ouvert. Deux officiers du shinsen-gumi venaient d’y monter, à la suite de deux soldats qui traînaient un prisonnier. Il grimpa les marches à leur suite, dans l’intention d’arriver aux dirigeants. Privés de chef, les soldats seraient complètement désordonnés. S’il pouvait au passage faire un sort à Jukeï, ce serait encore mieux.
Du coin de l’escalier, il vit dans quelle pièce rentrait l’escorte. Il vit une autre porte dans laquelle allaient et venaient plusieurs serviteurs. Il eut la certitude que c’est là qu’il pourrait surprendre tout l’état-major de toute cette troupe de faux samuraï.
Le dernier serviteur parti, il se précipita vers le panneau et l’ouvrit en grand.
Derrière, une grande salle de réception. Isawa Masaakira se levait de son tatami :
- Sasuke… Nous serions honorés que tu te joignes à nous.
De rage, le tensai projeta une boule de feu. Le maître du Vide tendit la main et dispersa les flammes dans l’air. A ses côtés, se tenait Ichibei, le tensaï de la Terre et Mizu, de l’Eau.
- Mitsurugi est déjà en route pour la falaise de l’oubli, dit Masaakira.
Les deux tensaï étaient prêts au combat.
- Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? lança Sasuke, dont la colère était maintenant froide comme la mort. Le maître que vous servez conspire contre l’Empereur. Il a détruit le clan du Serpent et organisé l’attentat contre le Fils du Ciel. Nobuyoshi a dû se sacrifier pour l’empêcher.
- Tes élucubrations ne convaincront personne, Sasuke, dit Mizu. Nous savons que c’est toi qui a voulu tuer l’Empereur. C’est toi qui a tué Nobuyoshi.
Sasuke comprit que la partie était perdue.
- Prie le pardon des Ancêtres, dit Ichibei, et ta mort sera plus douce.
Le tensaï vit que Mizu allait invoquer sur lui une prison d’eau qui l’immobiliserait. Il invoqua son katana de feu et le lança sur elle. Frappée à la poitrine, Mizu s’écroula. Mais Ichibei était déjà sur lui, ses poings changés en pierre. Sasuke ne put éviter le coup fracassant et roula au sol. Il se retrouva les jambes et les bras pétrifiés. Lentement, Masaakira s’approcha de lui :
- Ton châtiment doit être à la hauteur de ta félonie.
Il appuya sa main sur son visage, ce qui endormit notre héros.
Quand il rouvrit les yeux, Sasuke était attaché sur un autel, solidement ligoté, entouré de plusieurs runes qui repoussaient les esprits du feu. Les tensaï étaient là, avec d’autres shugenjas et des soldats Shiba.
- La mort serait une punition bien trop douce pour toi, prononçait Masaakira. Et te déchoir au rang de rônin ne te rendrait que plus dangereux. C’est pourquoi j’invoque sur toi le rituel de l’Effacement. Tous tes liens avec les esprits seront rompus et tu oublieras tout ton passé de criminel. Tu te réveilleras sans aucun souvenir de qui tu es. Tu finiras ta vie en vagabond errant. Le sort le plus rapide pour toi sera d’être tué au hasard d’un chemin. Ainsi, ton existence ne souillera plus l’Ordre Céleste, ni le clan d’où tu viens, ni la réputation de l’école de tensaï dont le nom n’est prononcé qu’avec crainte.
- Garde tes belles paroles, Nuage, cracha Sasuke. Sache que dans cette vie-ci ou la suivante, j’aurai ma revanche.
- Tes vies à venir risquent d’être douloureuses. Il te faudra du temps pour expier les crimes innommables dont tu t’es rendu coupable.
- Sache une chose, Masaakira : si tu m’abats, je reviendrai plus puissant que tu ne peux l’imaginer.
Le félon eut-il à ce moment le pressentiment que Sasuke, contre toute apparence, pouvait avoir raison ? Il lança l’invocation du rituel, alors qu’une grande ombre tombait sur le temple où se tenait la cérémonie, et que des ricanements sinistres se faisaient entendre dans les hauteurs de la bâtisse.
Alors que Hanteï Tokan ressortait du grand temple des Ancêtres, où il venait prier devant les cendres de son maître Norio, il vit venir à lui un soldat couvert de poussière, qui accompagnait un membre de la famille Ikoma. Ce dernier n’était autre que Noyuki, le poète et dramaturge.
- Toi ici ?
- Oui, je dois d’avoir la vie sauve au général Kokatsu.
- Et le général, où est-il lui ?
- Seigneur, il est mort.
- Tu reviens du champ de bataille ?
- Oui. Avant le début du combat, j’ai été envoyé te porter un message. J’ai vraiment cru que je devais te remettre une demande du général.
- Mais en réalité ?
- En réalité, le tube ne contenait aucun parchemin.
- C’est donc que tu as voulu l’ouvrir ?
- Non, ce sont les soldats de la porte qui l’ont découvert, en fouillant pour voir si je n’introduisais pas une arme dans la Cité interdite.
- A ton avis, pourquoi le général a-t-il fait cela ?
- Il voulait que je vive pour raconter ce qui s’est passé.
- Tu as assisté à la bataille ?
- De loin.
- Entrons.
Ils passèrent dans le mur d’enceinte. Noyuki découvrit alors les splendides jardins de la cité, décorés par les meilleurs artistes du clan de la Grue.
- Je pourrais me croire au paradis, mais ce soir, je me sens plutôt au séjour des âmes damnées.
- Le général compte sur toi pour que sa gloire ne soit pas oubliée.
- Est-ce seulement possible ?
- Je ne le crois pas. Mais tu vas me raconter ce qui s’est passé précisément, et nous consignerons ton récit.
Noyuki ne savait pas encore que ce serait sa grande œuvre, celle pour laquelle lui-même passerait à la postérité : La colère du lion, une grande épopée retraçant les combats et la défaite finale du général Kokatsu face à la coalition du Gozoku.
Les vagues orangées du soir léchaient la grande falaise lisse. Deux gardes avaient amené Mitsurugi au bout du promontoire. L’un d’eux coupa ses liens pendant que l’autre le gardait sous la garde de sa lance. Notre héros les ignorait complètement.
Il était ébloui par le soleil qui se couchait, très loin, là-bas, derrière les cités stratégiques, la Cité des Apparences et les étendues barbares de l’ouest.
Il y avait foule pour lui. D’abord, une ligne d’archers, genoux à terre, prêts à encocher. Derrière, il reconnut Bayushi Tangen et sa clique de courtisans, la plupart de ceux qui fréquentaient l’auberge de la cour d’hiver et qu’il avait défiés sur leur terrain. Il ne voulait pas se souvenir d’eux. Il préférait fixer ceux de ses amis qui avaient pu venir : Hanteï Tokan, Ikoma Noyuki. Mirumoto Robun, le duelliste qui avait perdu un bras contre Sazen. Shiba Takéo, son vainqueur et hôte était venu. Doji Onegano était là aussi. Et dans ses bras, Ikue. C’était elle qu’il regardait par-dessus tout. Ils s’étaient finalement si peu connus. Or, c’était le souvenir de son visage qu’il voulait emporter dans sa chute.
Il vit alors Otomo Jukeï avancer vers lui pour lire sa condamnation. Mitsurugi dut l’écouter parler. Ce fut le plus pénible, d’assister au triomphe de cette crapule. Les paroles de son ennemi juré ne lui parvenaient heureusement qu’à moitié étouffées par les bourrasques.
Alors qu’il crut l’heure venue, comme les tambours se mettaient à frapper de leurs baguettes et que les archers se tenaient prêts, il vit Hanteï Tokan s’avancer et lui crier :
- As-tu un dernier mot à dire ?
Superbe Tokan ! En l’entendant dire cela, Otomo Jukeï pâlit de rage. Laisser la parole à un condamné à la mort la plus honteuse ! Et notre héros crut même deviner le sourire ironique du conseiller Tangen qui, en rhéteur habile, dut apprécier cette intervention. Galvanisé par cette dernière occasion qui s’offrait à lui, Mitsurugi hurla à pleins poumons tout ce qu’il avait sur le cœur. Ce n’était pas tout de le désarmer, il aurait fallu lui couper la langue pour faire oublier qu’il était aussi un maître de la parole !
- Je vois ici rassemblé les usurpateurs du Gozoku qui ont osé voler les prérogatives de l’Empereur, cria t-il, alors que le vent tombait et que même l’océan, comme intimidé, parut écouter. Je vois également parmi eux ces conspirateurs plus noirs encore, cet homme de l’ombre qu'est Bayushi Tangen, dont le dessein funeste est la destruction même des Hanteï.
"Vous avez gagné cette bataille mais vous n’avez pas éteint la flamme de l’honneur qui brule dans le cœur des samurais de cet Empire, dans le clan du Lion, celui du Crabe et du Dragon et même au sein de vos propres clans. Un jour, ils se dresseront pour arrêter votre folie.
"Un jour les Fortunes et les esprits ne supporteront plus votre blasphème, cette injure à l’Ordre Celeste. Un jour l’Empereur lui-même se lèvera et brisera les chaines avec lesquelles vous l’asservissez. Et alors Sa gloire brillera comme mille soleils dans le ciel et vous vous agenouillerez devant Lui pour reprendre la place que vous n’auriez pas dû quitter.
"Je vaux bien plus que vous tous assemblés ici ; chaque samurai du Lion tombé aujourd’hui pour rétablir la dignité du divin Fils du Ciel vaut bien plus que vous tous assemblés, et quoique vous nous fassiez dans ce monde, vous ne pourrez salir nos âmes ni celles de nos Ancêtres. Vous ne pourrez pas arrêter la roue du Kharma. Je reviendrai plus fort, nous reviendrons plus forts. Bientôt une nouvelle génération se lèvera pour abattre votre Gozoku et elle n’en laissera que des cendres.
"Ne pleure pas Ikue, ajouta t-il, j’ai agi comme je devais le faire et je sais que les Dieux nous réunirons.
"Mais c’est assez, je pars.
Ikue tomba dans les bras de son père et toute l’assistance ferma les yeux, certains affligés, la plupart soulagés, de voir disparaître l’indomptable samurai. Et le vent se remit à hurler sur la falaise d'où il avait sauté, comme si sa colère dût lui survivre.
FIN
?...
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Certes non,
car les arcanes du feu ne sont pas fermées, elles ont même l'intention d'ouvrir grand les chakras pour passer le kolat et le gozoku au barbec'
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27-07-2013, 06:06 PM
(This post was last modified: 27-07-2013, 11:04 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
Les lignes qui suivent racontent une histoire peu connue, même de ceux qui ont voulu découvrir ce qui s'était réellement passé à l'époque du Gozoku.
Ce que certains appelèrent l'épopée du général Kokatsu, d'autres sa félonie, s'acheva dans le sang. Sa défaite face au triumvirat Grue/Scorpions/Phénix fut un soulagement pour beaucoup de monde. A vrai dire, le venin distillé par le clan Bayushi avait eu à ce moment le temps de faire son oeuvre. Pris de court, les Scorpions n'avaient pu empêcher que le général prenne la tête de son clan et ne détruise Bakufu. Mais au moment où son armée se présentait devant les trois cités stratégiques, les Lions étaient largement plus sceptiques sur le bien-fondé de cette bataille. Les rumeurs et insinuations véhiculées par les Scorpions avaient achevé de semer le doute sur les intentions du général : derrière sa volonté affichée de rencontrer l'Empereur, n'y avait-il pas la tentation de prendre sa place sur le trône d'Emeraude ? Ce doute lancinant, Kokatsu n'avait rien fait pour le dissiper. Nul ne savait jusqu'où il pourrait aller. Même un allié potentiel comme le conseiller Tokan n'avait plus voulu, sur la fin, le soutenir.
La conspiration du Kolat, pour une raison en quelque sorte inverse, n'avait pas non plus aider de toutes ses forces le général : celui-ci pouvait renverser la lignée des Hanteï mais pour rétablir un pouvoir aussi dur que celui des premiers Empereurs.
Tout ceci fit que plusieurs seigneurs quittèrent l'armée de Kokatsu avant le début de la bataille. Certains firent publiquement seppuku, d'autres partirent, honteux ; d'autres assumèrent carrément leur désobéissance et reçurent moults félicitations de la part du Gozoku. Toutes ces défections affaiblirent assez Kokatsu pour que la victoire fût impossible. En première ligne et non à l'arrière pour diriger les troupes, le général, qui sentait certainement qu'il était allé trop loin, avait trouvé la mort face à une garde serrée de Daidoji. Il se précipita sur eux à la tête des Quêteurs de Mort, quand il vit que plus rien ne pouvait lui permettre de remporter la victoire. Poussant un cri collectif de rage, les Daidoji massacrèrent les Matsu et percèrent de leurs douze lames le général. Ces douze hommes furent ensuite grandement célébrés pour leur acte de bravoure.
La bataille s'acheva dans le silence du grand vent, le criaillement des corbeaux, l'agonie des mourants, à l'heure où l'on laisse venir les pilleurs se constituer un butin infâme.
La honte s'abattit largement sur le clan du Lion. Ce fut le vieux daimyo Kitsu qui fut invité, de par sa docilité, à reprendre la tête du clan. Il y resta jusqu'à sa mort deux ans après. Les querelles de succession parmi les Akodo n'étaient toujours pas réglées à ce moment. Un daimyo Ikoma fut choisi en attendant, aussi docile envers le Gozoku. Ce fut le début d'une très longue période de décadence pour les Lions, qui ne s'acheva que deux décennies après. Débarrassé de leur plus gros adversaire, n'ayant rien à craindre ni des Crabes ni des Dragons, le triumvirat prit effectivement la main sur le gouvernement céleste.
Le nom de Kokatsu fut largement maudi, rayé de la mémoire collective. Il fut interdit aux Matsu de célébrer sa mémoire et de l'accueillir dans le temple des Ancêtres. L'un des plus grands chefs de guerre de l'histoire du clan fut voué à l'oubli.
Ils furent encore moins nombreux, parmi ceux qui gardèrent malgré tout le souvenir du grand général, à évoquer encore le nom de celui qu'on surnomma le Griffon ; le bras droit du général, son porte-parole, gouverneur de la Cité du Levant, vainqueur d'innombrables combats sur la Muraille et dans les terres Crabes, l'homme qui défia de la façon la plus effrontée le Gozoku, Matsu Mitsurugi.
Ce dernier fut en effet condamné à la mort la plus indigne : précipité depuis la falaise de l'oubli comme certains criminels ou des rebelles à l'Ordre Céleste, il fut assez peu évoqué par la suite, mais son exemple demeura vivace chez nombre de samurai de petit et moyen lignage et aussi dans le peuple, où sa légende circula, véhiculant sous une forme à peine dissimulée, une vision moqueuse du triumvirat, bande d'usurpateurs et de conseillers traîtres qui prenaient peu à peu la place de l'Empereur. Les récits sur le Griffon partirent de ses exploits à la cour d'hiver et furent par la suite embellis, déformés, réarrangés, confondus avec d'autres. La vérité est que ces légendes sont encore bien en-dessous de la vérité.
Car, comme l'a dit un subtil conteur du clan du Dragon, quand la réalité dépasse la légende, on préfère raconter une légende plus crédible.
Le vent qui soufflait de l'océan chassait vers les terres de gros nuages noirs, si chargés d'éclairs qu'ils semblaient prêts à exploser.
La cité stratégiques sud, accablée par un déluge de pluie tiède, paraissait d'une tristesse infinie. Les soldats du shinsen-gumi qui faisaient leur ronde voyait la plaine où s'étalait la puissante armée du général Kokatsu. Si accablés par l'eau du ciel, ils en oubliaient presque d'avoir peur de la déferlante monstrueuse qui pourrait bientôt passer sur eux, des milliers de samuraï ayant, selon le voeu de dame Matsu, la mort dans les yeux !
Alors que la pluie redoublait, un éclair éblouissant tomba du ciel, si proche qu'on put se croire, le temps d'un battement de ciel, en plein ciel. Et un guetteur qui n'avait pas eu le temps de détourner le regard, aperçut dans cette blancheur insoutenable, deux silhouettes, perchées sur le toit de la tour nord. Il se frotta les yeux et regarda encore : les silhouettes avaient disparu. Il se crut le jouet d'une hallucination et préféra ne rien dire. Pourtant, alors que l'eau s'infiltrait entre les pierres de la bâtisse et commençait à tomber à grosses gouttes dans l'étage des prisons, il devint bientôt évident que la cité était hantée ! Les hommes, à bout de nerfs à cause des Lions et du temps accablant, furent envoyés patrouiller partout pour trouver les intrus. Les grosses portes en bois des geôles grinçaient, l'eau tombait sur les pavés, et le vent sifflait parmi les ouvertures, comme si on se fût trouvé sur un navire en pleine tempête. Les gardiens et tortionnaires se regardaient inquiets, pressentant, du fond de leurs instincts infâmes, que l'heure du châtiment pourrait bien être venu pour eux.
Au dernier étage souterrain, il ne restait plus qu'une cellule occupée, celle de ce "ninja" plus qu'un homme ordinaire, qui avait été capturé puis démasqué par le capitaine Jukeï, sans qu'on puisse encore pour le moment lui arracher son vrai nom. un courant d'air plus puissant ouvrit à toute volée la porte de la tour. On entendait des pas dans l'escalier en colimaçon. Les soldats de garde allaient et venaient ; un officier passait, criant qu'on ferme bien toutes les portes. Un des laveurs de latrine dit que le mauvais oeil était sur la forteresse. Il y a trois jours, Hu l'écarteleur était mort d'une fièvre foudroyante, après avoir survécu à plusieurs épidémies. De même, le chien de la vieille Hani, la spécialiste des lacérations, avait hurlé à la mort, et on n'était même pas à la pleine lune. C'est dire si quelque chose de terrible allait arriver.
Seul dans son cachot, les chevilles et les poignets dans les fers, Hida Yasashiro entendait le remue-ménage. Epuisé par la dernière séance d'interrogatoire, il ne croyait plus pouvoir sortir de sa prison que les deux pieds devant. Il avait appris que Mitsurugi avait été envoyé ailleurs. Ce soir, il avait perdu à peu près tout espoir. Quand il vit la porte de son cachot s'ouvrir doucement, dans un grincement à peine supportable, il crut que ses tortionnaires revenaient déjà. Deux personnes entraient. La plus grande grande portait un yari dégoulinant de sang. Elle s'approcha et s'en servit pour trancher les liens qui retenaient Yasashiro. Elle l'aida à se lever et le prit sur ses épaules. Le Crabe, la vue brouillée par le sang et son visage tuméfié, vit plusieurs soldats gisant, à côté de tous les interrogateurs qui l'avaient fait souffrir pendant des heures. L'obscurité était presque parfaite. La torche que tenait la plus petite des deux silhouettes ne projetait qu'une lumière fugace. Yasashiro n'osa pas demander qui il était.
- Pressons, pressons...
Il crut entendre que c'était une voix féminine. L'autre aussi, qui le portait, devait être une femme. Ce qui est certain est qu'ils furent vite dehors. Comment réussirent-ils à s'évader ? C'est à croire qu'ils étaient passés dans les murs ou par quelque réseau de passages secrets. Yasashiro eut à peine le temps de prendre quelques inspirations, tout en retenant des gémissements de douleur, qu'ils passèrent du souterrain à la campagne noire, noyée sous le déluge céleste.
- Qui êtes-vous ? marmonna t-il enfin, avec le peu de voix qui lui restait.
- Des amies, dit la plus grande. Des amies venues de loin.
Il voyait la plus petite faire des invocations magiques. De l'air se mettait à tourbillonner autour d'eux de plus en plus vite.
- Quand les ténèbres descendent, Hida-san, dit-elle, il faut trouver ses alliés dans les ombres.
Yasashiro n'en croyait pas ses oreilles. Pour dire des choses pareilles, ces deux-là devaient être au moins des amies de Sasuke !
La vue du Crabe se brouilla parce que l'air tournoyait de plus en plus fort. Soudain, il ne sentit plus le sol sous ses pieds et il se sentit emporté, fermement tenue par la plus grande. Ils venaient de partir dans les airs, porté par un tourbillon chargé d'éclairs !
Sasuke, condamné à perdre ses pouvoirs, selon un antique rituel invoqué par Isawa Masaakira, avait juré qu'il reviendrait se venger. Alors qu'il entendait les mots du rituel, et qu'il les sentait entrer en lui comme si on les gravait au fer rouge, il se jurait encore de trouver le moyen de sa vengeance !
Dans ce moment de suprême défaite, il lui fut difficile de croire que ces ombres qu'il voyait descendre du plafond n'étaient pas l'effet du rituel mais bien sa porte de salut.
Des ricanements grinçants descendaient du plafond ; il vit nettement deux silhouettes debout sur de grosses solives sous le dôme du temple et une troisième qui descendait vers lui, à la stupéfaction de toute l'assistance.
La femme au yari s'accroupit, prête à bondir :
- Au fond, pourquoi faites-vous cela ?
L'autre eut mauvaise grâce à répondre. Elle dit tout de même :
- J'ai encore un peu le sens de la famille.
Les soldats Phénix coururent sur l'intrus qui venait d'atterrir à côté de Sasuke. Le shugenja reconnu aussitôt le costume noir de Geki. Ce dernier, dans une forme remarquable, flanqua par terre les samuraï en quelques crochets bien assénés. Et comme Ichibei allait l'attaquer, un violent courant d'air souleva le gros tensaï de la terre et le projeta contre le plafond. Masaakira fut renversé par le souffle.
Sasuke, délivré, fut soulevé par Geki et emporté vivement hors du temple. Quand il comprit bien ce qui venait de se passer, ils étaient déjà sur le toit et un cyclone s'approchait d'eux. Le shugenja, affaibli par le rituel, défaillit.
La shugenja s'approcha de lui :
- Debout, oji-san, restez avec nous !
Oji-san ! Qui pouvait bien l'appeler "grand-père" ? Il rouvrit les yeux et comprit, stupéfait : Ayame et Ikky ! Sa descendante et le garde du corps de celle-ci !
- D'où revenez-vous ? fit Sasuke.
- Ah ça, dit Ayame, des limbes entre autres, et plus précisément, des profondeurs des océans les plus noirs et les plus torturés des mondes souterrains ! Et de mille autres endroits où ne s'aventurent que les chercheurs de connaissance les plus hardis, prêts à tout sacrifier pour en apprendre plus sur les énigmes du monde ! Dans les grands royaumes des ombres, les tombeaux des monstres anciens d'avant la chute des dieux sur terre, et autres parages absolument fantasmagoriques, aussi pulvérulents que spumescents, où l'homme ordinaire perd la raison au premier coup d'oeil et se fait ensuite emporté dans la danse endiablée de mille horreurs innommables qu'on aurait du mal à décrire brièvement et avec des mots simples !
- Des endroits peu recommandables, résuma Ikky.
Ayame n'eut que mépris pour ce raccourci prosaïque.
Le cyclone s'arrêta devant eux, comme un animal docile. Ils sautèrent dedans et une nouvelle fois, furent emportés dans les nuages orageux, dans les altitudes où le ciel est si torturé qu'il menace à tout instant d'exploser en un fracas terrifiant !
A suivre...
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27-07-2013, 07:44 PM
(This post was last modified: 28-07-2013, 02:45 PM by Darth Nico.)
CHRONIQUES DE L'EMPIRE D'ÉMERAUDE
La respiration continue de l'océan s'amplifiait, alors que la nuit s'étendait peu à peu, conquérant son Empire sur tout le ciel au-dessus de Rokugan. Les reflets orangés des vagues noircissaient et la lune, décomposée dans l'eau en une myriade de lucioles, montait rejoindre le point le plus haut du ciel. Les vagues inlassables s'écrasaient contre la falaise de l'Oubli ; celle-ci s'effritait à chaque heurt. La chute du moindre caillou était comme la prémonition qu'un jour, cette falaise terrifiante, apparemment indestructible, finirait elle aussi par rejoindre les abysses.
Surgi d'un tourbillon dévoreur, recraché par les Limbes, revenu des parages les plus mortelles de l'immortelle mer des souterrains, des chutes infinies des abysses qui mènent aux mers d'étoiles et des latitudes tourmentées par les tempêtes des Titans, un navire, recouvert d'algues, de moisissures et de coquillages, ses voiles déchirées, faites de tentures fantomatiques, approchait de la falaise !
- Souquez, mais souquez donc, bande de mollusques !
Les marins difformes qui tenaient les rames criaient à chaque coup une nouvelle injure contre leur vénéré capitaine, charivari interminable qui permettait de découvrir le vocabulaire le plus fleuri des voyageurs du grand océan. Et le tempêtueux Masasue, de derrière sa barbe d'algues et de pseudopodes, n'était jamais en reste de plaintes et râles contre le sort qui lui était fait.
- Une chose est de se retrouver avec la gueule d'un poulpe du fait des caprices d'un dieu barbare, une autre est d'avoir à commander le pire équipage de bras-cassés, traîne-savates et détrousseurs de ce côté du monde. J'ai navigué sur bien des mers, vu bien des choses répugnantes, mais jamais cette clique d'innénarrables fainéants qui prétendent faire avancer mon bâtiment ! J'accepterais bien d'attraper mille verrues et maladies honteuses entre les bras de la plus affreuse fille des bas-fonds de la Cité des Mensonges, si seulement je pouvais être débarrassé de la vue de vous tous, tas de cloportes baveux !
A la proue du navire, Ayame, inquiète, se rongeait les sangs. Elle regrettait d'avoir fait appel à ces pendards de marins. Qu'ils fussent des Réprouvés ressortis des Limbes, cela ne la gênait pas tellement. C'est simplement que, à titre personnel, elle détestait la mer, ne pouvait pas supporter la navigation et avait des boutons rien qu'en voyant un bateau.
D'ailleurs, au cours de ses voyages dans les mondes étranges, elle avait appris qu'un de ses très lointains cousins, une sorte de fonctionnaire de la justice habitant dans une cité d'acier sur une lune appelée Exil, détestait lui aussi la mer et les marins. Ce devait donc être de famille.
Elle se tourna vers le second du navire pour prendre des nouvelles. Le second, qui se faisait appeler maître Puk, n'était pas le plus difforme de la bande. Il avait simplement hérité d'une pince de crabe à la place du bras droit et sa peau était squameuse comme celle d'un poisson. Des branchies apparentes et quelques algues à la place des cheveux, faisait de lui un des plus agréables hommes du bord.
- Le capitaine a l'air content. Plus il tonne, plus il est content. Et plus les hommes l'injurient, plus ils ont de coeur à l'ouvrage.
Le plus désagréable pour la shugenja était de penser qu'elle faisait cela pour secourir l'Ancêtre du détesté Kakita Hiruya.
- Les dieux te pardonneront beaucoup pour ce que tu fais, lui disait Sasuke.
Elle se fichait éperdument du pardon des dieux. Elle était secrètement contente de faire plaisir à son aïeul ! Devant lui, elle se retrouvait comme une petite fille timide. Ikky l'avait remarqué ; Ayame l'aurait précipité dans les profondeurs les plus inaccessibles si jamais elle l'avait dit à qui que ce soit.
- Souquez, souquez, donc !
Yasashiro était monté au mât dans la corbeille de la vigie. Il fut le premier à apercevoir Mitsurugi, à quelques pas du vide, prêt à faire le grand saut.
Ayame, qui n'y tenait plus, cria à Masasue :
- Pressez donc !
Sasuke, qui avait compris comment ça marchait à bord de ce navires de fous, cria :
- Souquez, tas de moules anémiées, ou bien je vous promets de vous rôtir un par un et de vous expédier au royaume des ancêtres vengeurs pour y expier votre paresse !
- Ouais ! répondirent tous les marins en choeur.
- Vous avez entendu tonnerre de mille chaloupes !
- Oui capitaine !
- Allez-vous enfin faire ce qu'on vous demande ou dois-je faire donner le fouet ?
- Oui capitaine, non capitaine !
Masasue fit signe de ne pas s'inquiéter : on serait dans les temps. Ikky retint un cri : Mitsurugi venait de sauter.
Ayame eut juste le temps de sortir son parchemin et d'invoquer les puissances de l'Air. Le samuraï allait percuter un promontoire rocheux juste au-dessus des récifs, quand il fut soudain attrapé par une grande main d'air et déposé, pas tout à fait en douceur, sur le pont !
A ce moment, une grosse vague souleva le navire et Mitsurugi roula les quatre fers en l'air, dégringola de l'escalier et s'arrêta aux pieds des rameurs
Il se mit sur son séant, estourbi et vit descendre posément vers lui l'imposant Masasue :
- Bienvenue à bord, garçon !... Tu prends déjà ton tour parmi la marmaille ?
C'est le surnom que donnait le capitaine à ses rameurs.
Ces derniers éclatèrent de rire.
Etonné, incapable de comprendre ce qui venait de lui arriver, Mitsurugi dit :
- Je vous ai pris pour le gardien des enfers...
Masasue regarda son équipage, bourra sa pipe, l'alluma et dit :
- J'aurais voulu l'être, garçon, mais ils m'ont trouvé trop sévère !
Tout l'équipage acclama le capitaine. Ce dernier, très cabotin, passa entre les rangées en levant les mains, puis coupa court à ces plaisanteries :
- Arrêtez-donc la parlotte et gardez votre souffle pour la manoeuvre ! Nous partons plein nord-est, la direction par où viennent les démons. Alors redoublez d'efforts, garçons, et amenez-nous à l'horizon ! Au premier qui voit les nouvelles terres, une bouteille de rhum de Merenae ! En attendant, priez donc les dieux qu'ils ne nous lâchent pas le kraken aux fesses et que la grande araignée des océans ne viennent pas nous mordiller la coque !
Alors même que deux forts Bayushi la tenaient, la petite fille se débattait comme une furie.
- Laissez-moi ! Ma mère viendra vous étriper ! Vous entendez !
Les deux soldats s'inclinèrent quand le gouverneur Tangen entra dans la pièce. Yutsuko allait s'enfuir, profitant que les soudards avaient relâché leur prise, mais elle s'arrêta net devant l'inquiétant personnage masqué qui se tenait entre elle et la porte.
- Qui êtes-vous ? Vous devez me laisser partir ! Je veux m'en aller !
- Tu es bien comme ta mère...
Le sang monta à la tête de la petite fille :
- Sale vilain monstre ! Je vais vous arracher les yeux.
Les soldats, en sueur, reprirent la fille. Tangen leur ordonna de l'emmener. Quand le panneau fut refermé, il sortit son amulette en diamant :
- Nuage ? Je détiens enfin la Novice.
- C'est parfait... Je vais prévenir le Grand Maître, il sera satisfait.
C'est un soleil radieux qui promettait de se lever, une fois encore, sur le grand océan. Les nuages même semblaient rire de bonheur d'être portées par le grand vent du matin. L'azur était radieux, exempt de tous les tourments amenés par les dernières tempêtes.
Suzume regardait Ikue. Elle marchait au bord de l'eau, la tête basse. Elle chantonnait, mais parfois, retenait une larme.
- Viens, rentrons, tu vas prendre froid. Même en cette saison, le mal est vite arrivé.
Il mit doucement son bras autour de ses épaules. Ikue laissa tomber les coquillages qu'elle venait de ramasser. Elle ne voulait pas partir tout de suite : elle fixait intensément l'horizon.
- Tu dois te changer les idées. Tout le monde ne demande qu'à t'aider. Le conseiller Tokan est entièrement prêt à t'accueillir, aussi longtemps que tu le voudras. Moi aussi, si tu le désires, je pourrai t'héberger, même si, bien sûr, ce ne sera pas aussi luxueux.
- Vous êtes tous très bons avec moi. Mais je dois rester seule encore longtemps. Je me sens comme veuve. Je sais bien que j'ai tort pourtant.
- Vous n'étiez pas mariés, Ikue...
- Non, Suzume, tu ne comprends pas...
Elle fixait une voile qui disparaissait sur la mer dorée.
- Je dis cela parce que je sais qu'il reviendra.
FORCE ET HONNEUR, SAMURAÏ ! 
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Ah que c'est bon
Haha Ayame et Sasuke
C'est un bonheur de lire ces textes
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Et chapeau pour la description des voyages d'Ayame, ça donne envie, c'est Maldororien
Je garde spumescent sous le coude celui là il vient de loin
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29-07-2013, 10:44 AM
(This post was last modified: 29-07-2013, 10:48 AM by Darth Nico.)
Haha, merci pour le rapprochement avec Maldoror. A vrai dire, je voulais plutôt faire un pastiche de Lovecraft (mais j'adore Lautréamont aussi  )
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