28-09-2010, 09:16 PM
C'est trop ça

Dossier #14 : Le sortilège du paon
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28-09-2010, 09:16 PM
C'est trop ça
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28-09-2010, 09:19 PM
Très belles illustrations en effet
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28-09-2010, 11:52 PM
(This post was last modified: 28-09-2010, 11:53 PM by baronpiero.)
Super textes. Les personnages sont vraiment bien décrits. Lanvin qui est un peu pète sec avec un fond paternel. Et quel caractère cette Nelly
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29-09-2010, 03:36 PM
(This post was last modified: 20-12-2010, 01:34 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #14<!--sizec--><!--/sizec-->
Les deux policiers étaient bien réchauffés. Ils sentaient venir un délicieux assoupissement digestif. Ils riaient pour rien en remontant l'escalier de fer. Maréchal ouvrait la porte en pouffant parce que Faivre lui rappelait une anecdote du Stalag. Ils s'arrêtèrent net quand ils virent les deux visiteurs, assis sur le banc, se lever. Leurs longs manteaux noirs serrés, leur peau d'une pâleur inquiétante, leurs visages sans poils, sans sourcils ; leurs chapeaux hauts de forme qu'ils enlevaient. Ces cannes à pommeau en sélénium. Les deux policiers eurent un petit hoquet. Des Scientistes. La caste la plus secrète d'Exil. Des scientifiques organisés en une secte très fermée, aux moeurs inconnues, ne rendant des comptes qu'aux autorités les plus hautes d'ADMINISTRATION. Le plus petit des deux, qui était quand même d'une taille supérieure à la normale, enleva son gant blanc et serra la main de Maréchal : - Professeur Ivanov Vinsler, de la branche Psi. Honoré de vous rencontrer. - Moi, moi de même, articula Maréchal. Voici, l'inspecteur Faivre... - Enchanté... - Enchanté, messieurs. Je vous présente mon fils, Morand. L'autre était un peu plus grand que son père. Il fallait être attentif pour découvrir chez lui des traits plus jeunes. Il serra aussi la main des deux inspecteurs. Leur peau n'était pas froide mais très sèche. On apprenait ainsi que les Scientistes avaient des enfants, ce dont les inspecteurs n'étaient pas sûrs il y a encore une minute. La secrétaire tapait à la machine dans sa pièce. - Allons, Morand, nous sommes venus pour vous... - Oui, père. Le jeune homme sortit de sa chemise une lettre administrative frappée du sceau de TRIBUNAL : - J'ai l'honneur de vous informer que je suis affecté à la Brigade d'Investigation Spéciale, à compter de ce jour, en qualité de détective stagiaire. Maréchal se sentit flotter un moment, hypnotisé par la situation. Il dut retrouver une contenance pour répondre : - Bien. Bien, parfait. Enchanté, détective... Nous attendions bien un nouveau collègue... Le père remit son chapeau sur son crâne chauve : - Bien, je suppose que ma présence n'est pas utile plus longtemps. Aussi, je vous laisse Morand. Nous comptons sur vous pour faire du bon travail. - Merci, père, au revoir. Le professeur partit. Il traversa le quai comme une ombre et disparut à un coin de rue. Maréchal s'aperçut que lui et Faivre, ainsi que Morand, étaient restés à regarder Vinsler partir, en silence. Ils avaient les bras ballants, ils clignaient des yeux, ébahis, sans quoi on les aurait pris pour des statues de cire. - Bon, passons dans mon bureau... Faire les présentations. Maréchal se frotta les yeux. Il alluma une cigarette pour se reprendre contact avec la réalité. Faivre fit de même. Morand refusa poliment, sans masquer son dégoût du tabac. Maréchal se laissa le temps de feuilleter l'ordre d'affectation. Il croyait encore au miracle d'une erreur -tragi-comique- d'ADMINISTRATION. - Bien, je vois que tous vos papiers sont en règle, dit Maréchal, en cachant son regret. Vous êtes affecté chez nous. Détective Morand Vinsler, donc. Bon, bien, l'inspecteur Faivre va vous montrer votre bureau... Vous avez vu où c'est, inspecteur. - Oui bien sûr, dit Faivre, contrit. Déléguer les corvées, le principe même du travail du chef. ¤ Morand s'installa dans le bureau des détectives, où il ne serait pas trop serré. Il sortit des documents de sa chemise et se mit à les disposer méthodiquement. Puis il organisa son bureau comme un bon écolier. Maréchal s'était allongé dans son bureau. Après la stupeur, un début de haine. Ce n'était pas de la faute de Morand. Mais comme tous les Scientistes avaient pour l'inspecteur la même tête, Morand était comme le retour de la face diabolique du professeur Heindrich. Le policier ne pourrait jamais s'empêcher de voir l'un par l'autre. Il ne pouvait déjà plus voir Morand en image... Il ne pouvait pas sentir les Scientistes ! Il n'aurait pas été surpris que le jeune homme soit une réincarnation du tortionnaire de sa jeunesse ! Heindrich avait bien échappé à la mort une première fois, en se plongeant en hibernation ! C'était un cauchemar... Maréchal partit dès quinze heures. Faivre resta avec le jeune détective, pour lui expliquer quelques ficelles du métier. L'inspecteur jouait à l'éducateur pour se cacher sa peur face à cet être pâle. Il le fit même boire. - C'est comme ça, Morand, quand on est un homme, on boit !... Bienvenu dans la police ! Le détective ne put refuser, et Faivre ne le laissa pas partir avant qu'il n'ait bu ses cinq verres avec lui. Morand partit tard, un peu vert, et Faivre l'entendit vomir dans l'allée. Morand avait eu son bizutage à l'alcool, façon pour Faivre de se venger de son bizutage au Scientiste ! ¤ Le lendemain, Faivre prit son début de matinée pour passer récupérer ses affaires à la Brigade des Rues. Il reprenait pied avec le monde réel, l'agitation, les voyous ordinaires, les avocats outrés... Comme ils avaient de la chance, ces gens-là, d'avoir des occupations banales et répétitives ! De baigner dans une saine et indécollable médiocrité ! Faivre s'aperçut, au milieu du brouhaha, qu'il ignorait quel était l'objectif de cette Brigade Spéciale, minuscule et isolée. Il voulut en parler à Lanvin, qui était bien trop occupé. A peine si on salua Faivre pendant qu'il emballait ses cartons. L'affaire Winclaz trouvait de nouveaux rebondissements. Des notables mouillés, une enquête qui s'entremêlait avec des vengeances politiques venues du sommet de la Cité... La brigade urbaine n'avait plus seulement les truands face à elle : elle avait les juges, les magistrats et les groupes de pression sur les épaules. Or, Lanvin et les autres étaient en quelque sorte "drogués" à l'action, à la confrontation avec la rue. Par contre, la politique, la plupart détestaient cela. Recevoir des leçons, des conseils et des instructions de gens sortis de leurs bureaux au parquet ciré, il fallait vraiment serrer les dents pour le supporter. - Laisse-moi te dire que tu es parti au bon moment, dit un collègue à Faivre. Parce que ça commence drôlement à sentir le moisi par ici... Sales histoires, ouais ! Le policier désignait d'un signe de tête trois avocats et un cadre de corpole qui entraient, sombres et déterminés. Faivre partit avec ses cartons dans les bras. L'heure de pointe était passée. Il descendit en funiculaire, traversa le quai, chargé comme une bête de somme. Il posa, soulagé, ses dossiers dans son bureau. La secrétaire fumait à la fenêtre : - Vous auriez dû attendre, je vous aurais offert une cigarette, dit Faivre, joli coeur. - Je vous remercie, mais des cigarettes, j'en ai plein, par ma belle-soeur. Elle travaille dedans. - Vous arrivez toujours tôt, vous partez la dernière. Vous devez habiter près d'ici... Je vous raccompagnerai le soir, si vous voulez. - Merci, inspecteur, c'est fort aimable à vous, mais je suis vraiment à deux pas d'ici et le quartier est calme. "J'ai fait du café, si vous en voulez... - Ah oui, volontiers. - La casserole est encore sur le feu. Les tasses sont dans le placard au-dessus. Faivre tourna les talons, refroidi, et alla se servir. Elle n'était pas avenante, celle-là. Bien sûr, elle avait un ruban noir de veuve à la poitrine, mais enfin, la guerre était finie, la vie continuait !... Faivre s'installa avec son journal. Morand entrait, distant. Il passa devant le bureau de Faivre sans regarder, espérant attendre son propre bureau sans être interpellé. - Ah, mon petit Morand, un instant... Il était visible que le Scientiste lui en voulait encore pour la beuverie d'hier. - Vous aurez un peu le temps ce soir, pour que nous continuions votre formation... - Hum, impossible, dit le Scientiste, vraiment désolé, mais je dois assister à une réunion de ma Fondation ce soir, et c'est... - Une réunion d'étudiants ? Vous allez boire au café, quoi. - Non, non pas du tout, il s'agit de discussions très... - Vous êtes excusé pour ce soir alors, mais une prochaine fois, vous n'y couperez pas, hein... Il se montrait paternaliste. Il fallait tenir en bride ce jeune homme pas comme les autres, qui ne montrait rien de lui sinon l'image inquiétante que tout le monde se fait de sa caste. Des coups à la porte. La secrétaire alla ouvrir : - Pardon, mademoiselle, ce sont bien les locaux de la brigade spéciale ? Un homme entra, très las. Il était dans la force de l'âge. Un costume de corpolitain corpulent. Il tenait, traînait plutôt, un gros porte-documents. Sa chemise était mal boutonnée, sa cravate défaite. Il sentait le vin, et tout son corps s'affaissait, cherchait à rejoindre la terre. Avant qu'on le lui propose, il se laissa tomber sur le banc du couloir. La secrétaire eut pitié de lui : - Vous vous sentez bien ? Elle crut qu'il était cardiaque. Il ne répondit pas tout de suite. La secrétaire alla dans la cuisine et lui apporta un remontant. Il saisit le verre, faillit le porter à sa bouche, et puis le rendit. Il en avait gros sur le coeur, il s'écoeurait lui-même. - Vous venez porter plainte ? Une larme, très lourde, coula. Il renifla, finit de réunir ses forces et dit : - Non, je viens me dénoncer. Entre avant-hier et hier, j'ai tué deux hommes. C'en était trop, il s'effondra en sanglots. Faivre et Morand étaient sortis dans le couloir, ils avaient entendu. - Je lui passe les menottes ? demanda le détective. Faivre prit sur lui de ne pas fusiller (du regard) le Scientiste. Il répondit juste : - Non, accompagnez-le dans mon bureau. ¤ L'homme n'osait plus regarder les gens en face. Il ne sortait plus la tête de ses mains. Faivre enroula une feuille dans la machine, tapa quelques informations factuelles puis passa la machine à Morand. C'était extraordinaire. On était comme à la Crim', sauf que le détective était un Scientiste affecté ici on ne sait comment, qu'il n'y avait pas de commissaire, que le coupables venait se dénoncer seul et qu'au bout du compte, Faivre ignorait la mission précise de cette brigade ! - Si vous commenciez par me dire votre nom. Morand fit signe qu'il avait pris les papiers d'identité de l'homme et qu'il tapait les informations à la machine. Faivre l'ignora et attendit. - Evrard Jespe Thècle Mélian... Evrard est mon prénom usuel... Jespe c'est mon grand-père, Thècle mon oncle... - Quelle profession exercez-vous, monsieur Mélian ? - Je suis cadre dans les services commerciaux Aussame-Nerbois. - Dans quel secteur exactement ? - Les systèmes de chauffage industriels. - Depuis combien de temps travaillez-vous chez les Aussame-Nerbois ? - Depuis que je suis sorti de l'Ecole des Voies et Passerelles, il y a bientôt 27 ans. - Vous êtes marié ? - Oui. Nous avons deux enfants. - Avez-vous des ennemis, monsieur Mélian ? - Des concurrents. - Et parmi vos collègues ? - Des rivaux. Plusieurs personnes qui veulent mon poste. - Vous gagnez bien votre vie, je suppose. - Oui. Je touche un salaire en rapport avec mes responsabilités. - Naturellement. Morand notait scrupuleusement à la machine. Faivre proposa du tabac au suspect, qui accepta et se roula une cigarette. L'inspecteur frotta une allumette et lui tendit. - Bien, venons-en aux faits. Qu'avez-vous fait avant de venir ici ? L'horloge indiquait neuf heures. - J'ai bu. Trois verres. - Où ? - Sur les boulevards, pas loin du quai des Oiseleurs. - Pourquoi n'êtes-vous pas allé là-bas ? - Parce que c'est ma femme qui a... Comment dire ? - Elle vous a donné notre adresse ? - Oui c'est ça. Elle est férue de spiritisme, voyez-vous. Elle a vu votre adresse dans une de ses revues. Elle m'a affirmé que vous étiez un service de police sérieux... - Nous sommes rattachés au quai des Oiseleurs, oui. A la brigade criminelle, même, se hasarda Faivre. - Tant mieux... Ma femme, voyez-vous, n'a pas les pieds tout à fait sur terre, concernant certaines choses... Elle aurait été capable de m'envoyer chez une chiromancienne. - Vous avez bu avant de venir ici, entendu. Et avant cela ? - Cela remonte à hier. A avant-hier d'ailleurs... - Commençons par avant-hier. Morand corrigeait sa frappe et parut en vouloir au suspect d'hésiter dans ses déclarations. - Avant-hier, j'ai passé une journée normale au travail. En sortant, je suis allé boire un verre avec un client et ami. Puis je suis rentré chez moi, pas très tard. Ma femme était à une de ses séances de divination ou je ne sais quoi... La rue, j'ai eu d'affreux cauchemars, alors qu'habituellement, je dors très bien. J'ai à peine fermé l'oeil de la nuit. J'ai été malade. "Le lendemain, donc hier, je suis quand même allé au travail. J'ai fait au mieux pour annuler quelques rendez-vous dispensables, j'ai dit que j'avais beaucoup de travail. En fait, j'ai somnolé une partie de la journée. Des images plus précises de mes rêves sont revenues. Je me suis alors revu... oh, c'est affreux, revu tuer quelqu'un ! "Je suis parti tôt, je suis rentré chez moi. Ma femme était là, inquiète. Elle m'a dit qu'il y avait du sang dans mes draps ! Du sang de la nuit dernière ! Je veux dire du sang qui avait fait des tâches la nuit d'avant, donc il y a deux nuits par rapport à aujourd'hui... "J'ai alors vu qu'il était tard ! Très tard ! J'étais parti de mon travail depuis près de trois heures !... Alors que je mets habituellement une demi-heure, tout au plus, pour rentrer ! - A quelle avez-vous quitté le travail hier ? - A quinze heures. - Quelle heure était-il quand votre femme vous a signalé les taches de sang ? - J'ai regardé la pendule, il était presque dix-huit heures ! - Que s'est-il passé, à votre avis, pendant ces trois heures ? - Je ne m'en souviens pas ! Pas du tout ! Un trou complet ! - Vous avez bu ? - Non, je ne sentais pas l'alcool, je n'avais pas la gueule de bois. - Vous êtes allé voir quelqu'un ? - Je n'étais pas chez une maîtresse, si c'est ce que vous insinuez. - Vous avez marché dans la rue ? - C'est probable, car je me sentais fatigué physiquement, comme après avoir couru, ou marché longtemps. - Revenons à hier soir, dix-huit heures... Faivre jeta un oeil à Morand, pour voir s'il suivait. - Quand ma femme m'a parlé du sang de la veille, je n'ai rien dit, je suis allé dans la salle d'eau. J'ai alors trouvé un chiffon gorgé de sang dans ma poche ! Et j'ai vu que j'avais des traces de sang séché sur les doigts et des taches sur ma chemise ! - Où sont les draps, et la chemise ? - Les draps, ma femme les a lavés... La chemise, je l'ai... Je l'ai emmenée avec moi ce matin. En fait, j'ai tout avoué hier soir à ma femme. Disons tôt ce matin. Elle m'a convaincue d'aller me livrer à vous. Elle me croit innocente, donc elle m'a dit que mon geste plaiderait en ma faveur. Mais elle croit trop en moi. Car je me suis souvenu, et je me suis revu assassiner deux personnes. Une hier soir, une avant-hier soir. Les tuer de mon plein gré ! - Qui sont ces deux personnes ? - Avant-hier, Siméon, le portier de l'hôtel Naundorff-Valéria. Hier, Cléanthe de la Vigière, cadre chez les Margannes. - Vous êtes sûrs qu'ils sont morts ? - On a retrouvé ce Siméon hier, et on en a parlé dans les journaux. Je n'y ai pas fait attention. Et on a retrouvé la Vigière ce matin. En voyant son nom, j'ai compris... J'ai compris que c'était moi. Faivre respira. Il alluma une autre cigarette, tendit à Mélian de quoi s'en faire une. Morand était prêt à noter la suite. L'inspecteur se leva, sortit du bureau. Il avait besoin d'air frais. Maréchal était arrivé. Il se faisait un café à la cuisine. Faivre se doutait que la secrétaire l'avait mis au courant. Maréchal ne fit pas de commentaire. Faivre passa à la salle d'eau, puis revint dans son bureau. Il y faisait chaud, lourd. Mélian n'avait pas bougé. Il fumait en regardant devant lui. Morand était indifférent. - Bien, reprenons... Qui a lavé les draps ? - Ma femme. - Quand les a-t-elle lavés ? - Hier... - En sorte que vous n'avez pas vu le sang sur ces draps ? - Non. J'ai vu le sang sur ma chemise hier soir. - Mais pas le sang d'avant-hier ? - Non. - Que vous a dit votre femme ? - Elle a cru que je m'étais blessé. Il faut vous dire qu'elle n'a découvert le sang qu'hier matin, quand j'étais déjà parti au travail. Elle était rentrée tard dans la nuit, donc elle n'avait rien vu à ce moment. - Et la chemise ? - La voici. Il la sortit de son porte-documents, pliée, toute tachée de rouge. - Votre femme y a touché ? - Je ne crois pas. Je l'ai montrée ce matin à ma femme, mais j''ai pris soin de la plier moi-même. - Reprenons sur les victimes. La première, avant-hier, c'est ce portier... Vous fréquentez son hôtel ? - Parfois. Il m'arrive de rencontrer des clients au bar du Naundorff, qui est assez bien couru. Mais je ne suis pas un habitué. - Vous le connaissiez ce portier ? - Non. J'ai appris son nom par les journaux. Je lui ai sûrement donné des pourboires, c'est tout. - Et la seconde victime ? C'est un concurrent à vous ? - Oui... Donc voilà le mobile. - Attendez, vous aviez l'intention de le tuer depuis longtemps ? - Non, je, c'est à dire... Je n'ai pas voulu le tuer, mais je l'ai tué... C'était un concurrent, mais pas déloyal. Je n'avais pas de haine contre lui. Il faisait le même métier que moi. Je lui ai pris des clients, il m'a volé des marchés, c'est normal. - Et le portier ? - Je ne le connaissais pas du tout ! Faivre écrasa son mégot. - J'en viens à une question plus directe : comment sont-ils morts ? - Selon les journaux, Siméon a été étranglé. Et La Vigière, poignardé... En parlant, il avait pris du courage. Il n'en serait que plus effondré après coup, cela se sentait. Faivre regarda les mains de Mélian. Il avait une poigne suffisante pour tuer. Et la force pour poignarder fermement. - Je vous ai tout dit... Faivre en doutait. Il fallait du temps pour ce genre d'aveux. - Bien, détective, accompagnez le prévenu dans sa cellule. - Un instant, juste une faveur... Puis-je appeler chez moi ? Il y avait un combiné dans le bureau du commissaire. Faivre en ouvrit la porte, entra dans le bureau pas chauffé, poussiéreux. Il le découvrait pour la première fois. Il fit entrer Mélian, lui dit de s'asseoir au bureau pour appeler, pendant que lui s'asseyait sur le canapé. La situation était bizarre. On aurait pu prendre Mélian pour le commissaire. Il fondit en larmes quand il eut sa femme. On devinait que celle-ci lui disait d'être fort, qu'elle viendrait le voir... Mélian raccrocha. - Vous comprenez, elle croit à toutes ces superstitions, mais elle me soutient, elle m'aide... - Je comprends, je comprends, oui, dit Faivre en l'accompagnant à la cellule lui-même. L'inspecteur passa ensuite dans le bureau de Maréchal. Ils ressortirent au bout de quelques minutes. - Morand, vous restez ici, dit Maréchal en mettant son manteau, vous revoyez vos notes. Nous, on monte au Naundorff-Valéria se rendre compte sur place. Faivre était content de sortir de cette ambiance sale et pathétique. Le sort de Mélian passait entre les mains des policiers. Les deux hommes traversèrent le quai, empressés. Ils prirent le tramway devant le quai des Oiseleurs, puis un grand funiculaire qui les monta dans le quartier des Célestes, au pied du casino Pandémonium. Le grand hôtel était à deux rues de là. Maréchal se disait que cette enquête allait être très rapide ou très compliquée.
29-09-2010, 05:13 PM
Ouais je suis l'illustrateur Fou!
Le typpe s'appelle Benjamin Carré. il Fait des truc top!
29-09-2010, 05:16 PM
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29-09-2010, 06:05 PM
Parfait, l'organigramme général d'ADMINISTRATION
![]() Suite ci-dessus : début de l'enquête sur Mélian.
03-10-2010, 03:01 PM
(This post was last modified: 05-10-2010, 09:38 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #14<!--sizec--><!--/sizec-->
Le remodelage urbain des hauteurs de la Cité, mis en place pendant les derniers mois de la guerre, avait sensiblement rapproché l'hôtel Naundorff-Valéria des jardins de la Cité de la Mémoire. L'hôtel avait une façade surchargée de décorations d'angelots et de motifs floraux. Les deux policiers se présentèrent. Ils rencontrèrent brièvement le directeur : - Vos collègues sont déjà venus hier. Ils comprirent que c'était des inspecteurs de la Brigade Criminelle. Le directeur répéta ce qu'il leur avait dit : Siméon était un ancien gamin des rues, qui avait réussi à s'en sortir grâce à une bourse. Il avait suivi des études dans la meilleure école d'hôtellerie de la Cité. Il travaillait à l'hôtel depuis quatre ans. Il n'avait pas d'histoires, pas de mauvaises fréquentations. Ce n'était visiblement pas une lumière, mais c'était un garçon dévoué, apprécié des clients. Maréchal montra un chromato de Mélian : le directeur appela son maître d'hôtel, ainsi que le responsable de l'accueil et le serveur du restaurant. Aucun ne reconnut l'homme. Faivra fit un tour dans la ruelle où le garçon avait été retrouvé. L'endroit donnait sur des cuisines et des arrières-cours. Pas de témoin. Ils passèrent aux bureaux des Aussame-Nerbois. Le sous-directeur les reçut, parce que le directeur était en ce moment à la Brigade Criminelle pour témoigner. - En fait, monsieur le directeur n'a rien vu, mais vos collègues veulent en savoir le maximum sur ce pauvre La Vigière... Ils trouvèrent la ruelle où l'ingénieur avait été poignardé. C'était une impasse, sur laquelle donnaient plusieurs entrepôts de la corpole. Pas plus de témoin. Les deux policiers repassèrent devant le grand hôtel et descendirent au quai des Oiseleurs. Ils étaient fatigués et insatisfaits. Pas de lien entre les deux meurtres, sinon la proximité. Et deux manières de tuer, ce qui est rare pour un assassin. Faivre, qui avait son diplôme de médecine, descendit à la Morgue, tandis que Maréchal passait voir Ménard. Le supérieur de la Vigière sortait justement du bureau du commissaire. Maréchal alla parlementer pour récupérer l'affaire : - Nous avons un suspect, dit-il. - Alors vous êtes plus avancés que nous, dit Ménard. Mais si votre suspect a tué, nous finirons par récupérer l'affaire. Maréchal avait compris. Sauf si l'affaire se présentait sous un jour anormal, ils feraient le travail et la Criminelle en tirerait les fruits. L'inspecteur descendit voir Faivre au sous-sol. Ce dernier était avec le légiste, pour consulter les dossiers des deux victimes, allongées sur deux lits côte à côte. - Nous avons des empreintes sur le cou de celui-ci, le gamin, dit le médecin-légiste aux deux policiers. Je vais vous donner la reproduction. Pour l'autre, nous n'avons pas l'arme et pas d'empreintes. Faivre prit les empreintes trouvées sur le cou de Siméon. Maréchal appela Névise : - Morand ? Vous allez prendre les empreintes de Mélian... Vous savez faire ça ? La secrétaire peut vous montrer... Vous nous les envoyez... Une petite demi-heure plus tard, le chromato de la Morgue s'agita. L'affichage des empreintes se fit en quelques minutes. - C'est de plus en plus rapide ces machines, dit le médecin. Ce sont des modèles développés par l'armée. Ils ont fait de sacrés progrès... Faivre entra les empreintes prises sur le cou et demanda à la machine de les comparer. Le légiste allait comparer de son côte. Ils eurent le temps d'aller boire un verre pendant que l'analyse était en train. Quand ils revinrent, le médecin confirma l'identité des empreintes. - Ce sont les mêmes selon moi. Le test du chromato est également formel. Ils redescendirent à Névise. Faivre alla voir Mélian, qui avait somnolé pendant l'après-midi : - Nous avons vos empreintes sur le cou du garçon. Rien encore pour la Vigière... Le cadre ne dit rien. - Venez dans mon bureau... - Je peux aller prendre une douche ? - Vous avez de quoi vous changer ? - Sa femme est passée, intervint Morand. Elle lui a porté une valise. Maréchal dit qu'il rentrait chez lui. Il en avait plein les semelles. Faivre resta. Ils mangèrent sur le pouce dans son bureau, avec Mélian. Il avait trouvé un peu d'appétit. Difficile de savoir ce qu'il pensait. Etait-il victime d'une manipulation ou bien était-il lui, un calculateur au sang froid hors pair ? Faivre avait l'impression que c'était un brave type. - Je vais avoir besoin de précisions sur votre emploi du temps, dit Faivre en mâchant. Mélian ne refusa pas un verre de vin. Morand était à la machine à écrire, attendant que l'interrogatoire commence réellement. Pour le moment, les deux hommes, l'inspecteur et le tueur, dînaient comme deux amis. - Bon alors, reprenons, dit Faivre en retirant sa serviette. Mélian fouilla dans ses souvenirs. - Habituellement, je rentre chez moi avec une voiture. Je suis souvent pris par le même cocher... - Il vous dépose en bas de chez vous ? - Oui, je n'ai pas à marcher. - Où vous prend-il ? - Pas directement en bas de nos bureaux. Devant le théâtre des Trois nymphes. - Pourquoi devant ce théâtre ? - J'aime marcher un peu en sortant du travail. De plus, la rue devant la corpole est souvent encombrée. Le théâtre, lui, est sur une petite place à l'écart. C'est plus simple. - Bien, on ira l'interroger demain, ce cocher. L'interrogatoire continua. On y voyait plus clair car Mélian retrouvait peu à peu la mémoire. Faivre résuma une dernière fois l'emploi du temps. Il bailla et dit au détective de boucler Mélian pour la nuit. - Allez, bonne nuit mon petit Morand... Soyez tôt demain matin. - Bien sûr. On se demandait en fait si les Scientistes avaient besoin de sommeil... Mélian avait encore des choses à dire, Faivre en était à peu près sûr. ¤ Clarine arriva la première et offrit un café et de la soupe à Mélian. Sa femme passa encore pour lui donner des habits. - Je suis comme à l'hôtel ici, dit-il, amer et un brin amusé. Faivre arriva, se fit amener un café, puis reprit l'interrogatoire de Mélian : - Je vais reconstituer les deux journées avant votre arrivée ici. Ce ne fut pas très difficile. Faivre ne trouva rien de nouveau par rapport à la veille. - Vous êtes certain de les avoir tués tous les deux ? - Non... - Ah, ce n'est pas ce que vous avez dit en arrivant ! - Mais ça ne peut être que moi... D'ailleurs, regardez... Vous avez les empreintes. Et pour La Vigière, un mobile en or. C'était mon concurrent... - Vous semblez bien pressé qu'on vous accuse, Mélian. Vous savez ce que vous risquez, n'est-ce pas ? Il ne fallait pas exclure que ce soit un mythomane. - Oui, je sais que je n'obtiendrai aucune clémence des jurés... - Bien. Vous maintenez vos déclarations ? - Je ne sais plus, je ne sais plus... Il se prit la tête dans les mains. S'il jouait la comédie, il la jouait bien car il avait réellement l'air de souffrir. Il essayait de se raccrocher à sa vie antérieure, à l'homme normal qu'il avait été jusque là -mais on voyait bien qu'il sombrait. Il était brisé, et rien ne pouvait le soutenir. A peine sa femme, car, si elle était passée l'aider, c'était elle qui l'avait convaincue de se livrer. - Nous n'avons aucune preuve que vous ayez tué la Vigière, monsieur Mélian. Vous le haïssiez ? - Non, même pas ! Je vous l'ai dit ! C'était un concurrent... Il était décourageant, à n'avoir aucune trace de pulsion homicide dans son passé. - Et ce Siméon ? Qui était-ce ? - Je ne le connaissais pas ! Vous leur avez demandé s'ils me connaissaient à cet hôtel ? Ils vous diront évidemment que non ! - Je ne sais pas moi, dit Faivre, énervé d'avoir si peu de piste, vous n'avez pas été drogué ? Il aurait tellement voulu que Mélian lui dise oui ! - Je ne crois pas ! Et puis quelle drogue fait de vous un tueur ! Maréchal arrivait. Il pria Faivre de venir dans son bureau. Comme ils travaillaient pour la Brigade Criminelle, Maréchal n'était pas prêt à se dévouer corps et âme sur cette enquête. - Nous allons faire méthodiquement le tour du quartier, l'hôtel, les ruelles, ce théâtre. Passer les lieux en revue, interroger tous les voisins... Et si ça ne donne rien, nous repassons Mélian à Ménard. - Entendu. - Vous croyez ce Mélian coupable vous ? - A mon avis, il y a quelque chose à creuser du côté de sa femme... Juste une intuition. - Il faudra la rencontrer, dit Maréchal. Elle est venue deux fois, et les deux fois nous étions absents. L'inspecteur-chef appela un ballon-taxi. Marre de passer des heures en transports. - Et pour les notes de frais, je m'arrangerai, dit Maréchal. A guerre comme à la guerre. Si un comptable vient me casser les pieds, j'appelle Crimont et je lui flanque un contrôle fiscal. Ce n'était plus Corben le pilote attitré de la brigade. Il avait pris sa retraite pendant la guerre. C'était ses trois fils qui avaient repris l'entreprise. Ils devenaient une des plus grosses compagnies de taxis de luxe de la Cité. C'était amusant de savoir que Corben avait en gros amassé assez d'argent pour s'agrandir grâce à Portzamparc, qui avait utilisé ses services sans compter. Les policiers burent un jus de fruits au bar du Naundorff-Valéria, devant la baie vitrée. Ils savourèrent cette ambiance moelleuse sur les sommets, où l'air est léger, légèrement euphorisant. - Bon, mettons-nous au travail, dit Maréchal. Ils s'étaient répartis les tâches pour la journée. - Rendez-vous ce soir, ici-même. De longues heures de piétinements les attendaient. C'est Faivre qui arriva le premier en fin de journée. Les salons du Naundorff étaient pleins. Maréchal se faufila, concentré, fatigué, jouant des coudes parmi cette foule et s'assit, soulagé. Ils avaient bien mouillé la chemise. Ils avaient senti passer la journée ! Ils burent deux demis chacun. Maréchal passa un appel à Névise : Morand n'avait pas bougé de son bureau. Mélian se tenait tranquille. Sa femme était encore passé pour lui apporter à manger. Les policiers allèrent s'asseoir au fumoir, dans de gros fauteuils en cuir reluisant. Un pianiste entrait, souriant, saluait et commençait à jouer. Un groupe de gros financiers arrivait. Il se faisaient apporter leur journal. - A vous, Faivre. Dites-moi tout. - Bon, j'ai mis du temps avant de trouver mais j'y suis arrivé... Mélian a une maîtresse ! Une sorte de demi-mondaine, à mon avis, appelée Olga. On devinait qu'elle pouvait s'appeler Olga pour l'un, autrement pour un autre. - Où la voyait-il ? - Ici ! - Vous êtes sûr ? - Oui, sous un faux nom. Maréchal allait répliquer qu'ils avaient montré le portrait de Mélian au personnel. - Et je pense qu'il se déguisait un peu. Il devait se coller une fausse moustache, mettre des verres fumées. Rien de compliqué. C'était suffisant pour tromper des employés qui voient des milliers de gens par jour. Officiellement, c'est un hôtel luxueux ici. Seulement, ils accueillent des couples illégitimes, contre une forte somme. - Alors Mélian était vraiment accroché à cette Olga... Ce qui n'est pas encore suffisant pour l'accuser de meurtre... - Attendez, il y a autre chose. Mélian, sous son nom d'emprunt, qui doit être Cartin, a eu une algarade avec Siméon le portier. - Bon, c'est mieux... Comment vous avez appris pour la vie cachée de Mélian ? - Par des filles qui traînent dans le quartier. Elles ont dû me prendre pour les Moeurs. - Que s'est-il passé avec Siméon ? - Je l'ai appris par un portier. Siméon courait avec des valises. Il est rentré la tête la première dans Cartin, l'a renversé. Le portier a dit que Cartin a perdu ses lunettes. Il a alors failli frapper le garçon. Un portier s'est interposé, et Cartin est rentré dans le hall. Il a rejoint sa chambre habituelle, où Olga l'attendait. Il proférait des injures, il disait que l'hôtel allait lui remplacer ses lunettes, qu'elles étaient ébréchées... En fait, en les perdant, il a dû avoir peur d'être reconnu... - Probablement... Bon, de là à tuer Siméon... Ou alors c'est un violent, un vrai violent, de ceux qui savent se contenir la plupart du temps, mais quand ils explosent... - Il se serait débarrassé coup sur coup de deux types qui le contrariaient, dit Faivre. Le garçon d'hôtel et un concurrent, La Vigière. - Il faut alors qu'il soit sacrément timbré pour avoir tué sur ces mobiles si légers. Les archives de la police n'étaient pourtant pas exemptes de ce genre de cas. Des individus accumulent pendant des années insatisfactions, frustrations, humiliations, et un jour, ils se déchargent de toute cette souffrance en tuant. Les deux policiers restaient dubitatifs. - Bon, à mon tour, dit Maréchal. Je me suis intéressé aux hôtels et aux théâtres. Je suis allé aux Trois nymphes. C'est là que Mélian prend sa voiture pour rentrer. Le caissier m'a dit qu'ils connaissent Mélian, qui est venu quelques fois le soir, avec des collègues. Ils y passent des pièces grivoises. Idéal j'imagine pour y emmener un client avant ou après signature d'un contrat. "Ce n'est pas le seul théâtre. Il y en a un autre, plus petit, Le petit minois. Le style y est certains soirs encore plus déshabillé. J'ai compris que c'était un lieu de rendez-vous pour corpolitains en fin de semaine. Nous avons affaire à des esthètes, vous voyez... Maréchal se frotta les yeux et recommanda un verre. Il avait passé sa journée dans les théâtres pour étudiants et pour cadres en mal de sensations extra-conjugales. Il en était encore éberlué, de l'ennui profond de ces démarches. - La prochaine fois, dit Faivre, on enverra Morand... - Oui, excellente idée. Bon je continue. Je ne connaissais pas le nom de cette Olga. J'ai juste appris que Mélian allait avec elle en fin de semaine au Petit minois. Les deux inspecteurs finirent leur verre. En somme, ils avaient appris la vie cachée de Mélian, qui était presque aussi banale que sa vie publique. - Il y a un dernier point. C'est que Mélian, d'après le concierge du Petit minois, venait seulement pour le spectacle du début de soirée. Les spectacles plus "olé-olé" commencent plus tard. Mélian venait assister au spectacle de magie . Cela s'appelle "Le cirque de l'invisible". Pour vous dire la vérité, je crois que je vais aller voir ce spectacle... - Vous pensez trouver le coupable dans la salle ? - Il y a quelque chose que nous ne savions pas, Faivre, parce que Mélian a "oublié" de nous le dire... C'est que les deux soirs où les meurtres ont été commis, il était à ce spectacle. Alors qu'il n'y va, depuis trois mois, qu'une fois par semaine. Faivre se leva. Il fulminait. Il pensait rentrer chez lui directement, mais non, il allait d'abord passer dire deux mots à Mélian. - Je vais réserver deux places pour demain soir, dit Maréchal. Demain dans la journée, nous allons essayer de coincer la femme de Mélian. - D'accord, patron. Les deux policiers se présentèrent au Petit minois : - Deux places pour demain soir. Il montra son badge : - Vous serez gentil de prévenir l'ouvreuse qu'elle me place au premier rang. Il hésita un peu, et prit en plus une place pour ce soir. - Rentrez sans moi, Faivre, je vais me rendre compte dès maintenant. - D'accord. Maréchal avait dans l'idée d'inviter Nelly pour le lendemain. Il voulait que le spectacle soit à la hauteur. ¤ Faivre arriva sous le crachin à Névise. Il était de mauvaise humeur. Cette journée laborieuse, les transports bondés, ce temps triste à mourir... Clarine s'en allait. Il restait du café tiède. Morand mettait son chapeau. Faivre entra et les surprit : - Vous pouvez y aller, mademoiselle. Morand, je vais avoir besoin de vous. Le Scientiste reposa son chapeau et son manteau sans rien dire. Il amena le suspect. Faivre tisonna son poêle et l'ouvrit au maximum. - Vous aimez le théâtre, monsieur Mélian ? - Pardon ? - Les spectacles de magie. Celui où une fille vous fait grimper aux rideaux... - Je ne comprends pas... - Depuis combien de temps connaissez-vous Olga ? Mélian baissa la tête, honteux. - Vous êtes presque plus gêné de cela que d'avoir tué deux personnes... - Je n'ai pas pu les tuer ! - Ah tiens donc ! Vous avez changé d'avis ! Faivre avala le mauvais café réchauffé. - Qui rencontriez-vous au théâtre du Petit minois ? - Je ne connais pas ce théâtre ! - Vous y êtes allé les deux soirs des deux meurtres ! Les autres semaines, vous y alliez avec Olga, quand vous ne la retrouviez pas directement au Naundorff-Valéria, chambre 341 exactement ! Vous allez aussi me dire que vous n'y alliez pas déguisé avec une moustache et que Siméon ne vous a jamais bousculé ! - Pour Siméon, oui, je me souviens... C'est vrai que c'était lui qui m'a bousculé. Pour le théâtre, je ne vois pas... - Tout le monde n'échappe pas à la justice en plaidant l'amnésie ou la folie, monsieur Mélian. - Je vous jure que... - Quand est-ce que votre femme va revenir ? - Elle m'a dit après-demain. - Elle s'imagine aller et venir ici comme dans un moulin ? Morand, appelez chez les Mélian, dites à madame qu'elle est convoquée demain matin, première heure ! - Elle ne sait rien ! Faivre se leva, excédé et dit à Morand de remmener Mélian dans sa cellule. - Rentrez chez vous, dit-il au détective, je vais rester dormir ce soir. Il déplia son lit de camp et se mit du café à chauffer. Il alla taper un début de rapport. Il se leva pour éteindre le feu et se servir une tasse. Elle eut toute la nuit pour refroidir car l'inspecteur s'allongea pour dormir un peu et ne se réveilla pas jusqu'au lendemain. Il était étonnamment bien reposé. Il alla aux douches. Mélian ronflait fort. La secrétaire arrivait avec des provisions. Maréchal arriva avant Morand. Il y avait une enquête en cours, donc l'inspecteur ne comptait plus ses heures. La Brigade était au complet pour accueillir madame Mélian. Ils se réunirent dans la cuisine en l'attendant. - Je suis allé au spectacle de magie hier soir, dit Maréchal en soufflant sur son bol. Le type est assez doué. Il devine les numéros de cartes des gens. Je pense que j'ai compris le truc. Il doit avoir un miroir, quelque chose de cet ordre-là. J'ai pris deux places pour ce soir. Faivre, vous appellerez pour vous aussi. Nous allons interroger le magicien. - Que lui reprochez-vous ? demanda Morand. - Rien de précis. Mais on ne peut négliger aucune piste. Simplement, je commence à croire que Mélian n'a plus toute sa tête, parce que quelqu'un ou quelque chose l'a troublé dernièrement. Nous avons interrogé ses supérieurs, quelques collègues. C'est un homme assuré dans son travail, dur à la tâche s'il faut. Tout sauf un déséquilibré. "Pourquoi un homme avec une situation enviable et stable comme la sienne -un travail, une famille, une maîtresse - en viendrait à tuer et à tout gâcher ?... Qu'est-ce qui a pu le faire basculer ? Vous avez une idée, Morand ? - Moi ? Non, vraiment pas... Ils burent une grosse soupe préparée par Clarine. - C'est délicieux. Vous ne voulez pas ouvrir un restaurant ? dit Faivre. Moi aussi je me débrouille pas mal aux fourneaux, vous savez... On frappait à la porte. La secrétaire, contente d'échapper aux avances de Faivre, ouvrit. Une dame, intimidée, se présenta comme l'épouse du suspect. La secrétaire la fit attendre dans le couloir. Les policiers passèrent pendant ce temps de la cuisine au bureau de Maréchal. Ils entendaient madame Mélian solliciter la permission de parler à son mari. La secrétaire avait eu l'autorisation d'avance par Maréchal. Les murs n'étaient pas bien épais : depuis le bureau de Maréchal, les policiers entendirent le couple se retrouver. Ils pleurèrent dans les bras l'un de l'autre, malgré les barreaux. Ils ne se dirent rien de révélateur. Faivre sortit dans le couloir et dit, en bon médecin : - Madame Mélian... La dame entra. Elle devait être plus âgée que son mari. Elle portait de plus des vêtements qui la vieillissaient. Elle devait finir la cinquantaine, elle paraissait cinq ans de plus, comme si elle était pressée d'être une tranquille petite vieille. Après les formalités d'usage, Maréchal demanda : - Madame Mélian, nous voulons savoir si c'est bien vous qui avez conseillé à votre mari de se rendre à la police. - Oui, monsieur. Elle avait des manières. Difficile de préciser lesquelles, mais elle faisait trop apprêtée. Elle jouait un rôle. - Et vous lui avez précisément indiquer notre Brigade ? - Oui monsieur. - Ils ne sont pas si nombreux les citoyens qui nous connaissent... - Oh mais je connaissais déjà la Brigade du temps du commissaire Weid... Que lui est-il arrivé ? Il est parti à la retraite ? - Oui, dit Maréchal sans sourciller. Puis-je vous demander pourquoi vous connaissiez le commissaire Weid ? - Je lis La vie du spirite... C'était une feuille de choux pour concierges et pour coiffeuses. Des histoires littéralement à dormir debout, de possessions démoniaques, d'ésotérisme, de voyages astraux... La Brigade Spéciale y était souvent évoquée, de manière franchement romancée. (Maréchal se dit qu'en fait, la réalité était bien plus surprenante que la fiction : ainsi, pour La vie spirite, il était évident que la Brigade Fantôme était liée aux Scientistes. Ils n'avaient néanmoins jamais imaginé qu'un Scientiste en fasse directement partie ! ![]() - Bien, madame Mélian, puis-je vous demander si votre mari partage votre intérêt pour l'ésotérisme ? - Oh, alors, absolument pas. C'est un rationaliste pur et dur. Il ne croit qu'aux chiffres, aux forces mécaniques et aux raisonnements... - Avez-vous des amis qui partagent votre passion pour le paranormal, madame Mélian ? - Nous sommes un groupe d'échange, oui... Une dizaine d'érudits, de savants, de philosophes... Nous nous réunissons une ou deux fois par moi, afin d'échanger nos points de vue sur les mondes obscurs... Il n'était plus nécessaire de se demander pourquoi elle avait l'air si comédienne. - Votre mari ne vous a jamais suivi dans vos séances ? - Non, les autres ne l'auraient pas accepté. Une forte-tête comme lui... Sans compter qu'il n'aurait jamais voulu venir... - Voudriez-vous nous donner le nom de votre groupe ? Éventuellement le nom de ses membres ? Elle dit qu'elle le ferait volontiers. Elle prit un papier et commença une liste : "Le groupe du quatrième carrosse céleste. Le Docteur Mystère. La Gardienne de la Porte Nord". - Madame, l'interrompit Maréchal, nous voudrions l'état civil de ses membres, pas leurs pseudonymes. - Oh, mais je ne les connais pas tous ! Si, attendez, je crois que le Professeur de l'Infini est dans la journée comptable dans une caisse d'assurances. - Ecrivez ce que vous savez... Ils la laissèrent réfléchir. Quand elle eut fini, ils la remercièrent, se levèrent et lui permirent d'aller revoir son mari. - Croyez-vous sincèrement qu'il soit coupable, inspecteur ? - Nous mettons tout en oeuvre pour éliminer l'incertitude, madame. Bonne journée à vous. Elle repartit, sûrement déçue de n'avoir pas pu parler spiritisme avec la brigade légendaire de son hebdomadaire chéri.
03-10-2010, 08:09 PM
(This post was last modified: 05-10-2010, 09:57 AM by Darth Nico.)
DOSSIER #14<!--sizec--><!--/sizec-->
Faivre consacra deux heures à refaire un interrogatoire complet de Mélian. Il y avait des appels de la Brigade Criminelle, qui demandait comment l'enquête avançait. C'était Maréchal qui les prenait. Il envoyait poliment ses collègues sur les roses. Après le déjeuner chez Gronski, les deux inspecteurs remontèrent aux Célestes. Ils prirent un verre dans une brasserie animée. - Il y a une chose que je ne pige pas, dit Faivre. Je pense que j'ai le droit à quelques éclaircissements. Quel est le but de notre brigade au juste ? Sommes-nous oui ou non une dépendance de la Crim' ? - Non. Ce sont ceux de la Crim' qui aiment le croire. Je vais vous expliquer. Ils étaient dans un coin d'une salle bruyante. Personne ne pouvait discerner leur conversation dans le brouhaha. - Il se passe, inspecteur Faivre, que dans notre Cité, si rationnelle, si bien organisée, il subsiste certains phénomènes inexplicables, tant par la science que par l'état de nos techniques. Il reste des criminels incurables, mais aussi des choses étranges, qui semblent un défi à la santé mentale, et au bon sens en général. Nous sommes chargés d'élucider les crimes qui semblent donner raison aux gens comme madame Mélian. Les spirites, les théosophes, les mystiques... - Mais il s'agit tout de même, dit Faivre (c'était le médecin qui parlait), d'expliquer ces phénomènes rationnellement ? - J'ai déjà vu certaines choses, inspecteur, que la science, à mon humble avis, n'expliquera pas avant longtemps... C'est à ce genre de choses qui défient l'imagination aussi bien que l'entendement que nous devons être préparés. - Mais vous croyez quoi alors ? Je veux dire, rien que sur l'affaire Mélian... C'est sa femme qui l'a poussé au meurtre ? - Je ne sais pas. Pourquoi pas ? Le problème des toqués dans son genre, c'est que, s'ils tuent, ils peuvent très bien le faire pour des motifs inexplicables pour nous. Aurait-elle était capable de persuader son mari de tuer, avant de le convaincre de se rendre à la police ? Pourquoi faire ? Pour se venger du mépris qu'il témoigne à son groupe de mystiques ?... Je spécule, vous voyez... - Donc nous sommes des chasseurs de fantômes, si je comprends bien, dit Faivre. - Non. Nous n'affrontons pas des esprits, croyez-moi. En revanche, il vaut mieux, oui, que les criminels auxquels nous sommes confrontés restent, pour le grand public, des esprits frappeurs. - On nous refile le sale boulot. - Un certain genre de sale boulot, qui sort de l'ordinaire, oui. Faivre prit le temps d'accepter ce qu'il venait d'entendre. Maréchal comprenait son trouble. Il commanda un autre verre. - Vous avez interrogé Mélian à nouveau ? - Oui, dit Faivre, content d'en revenir à des choses concrètes. Il ne sait plus s'il est fou ou pas. Il voudrait croire qu'il a été manipulé. Il a admis être allé au théâtre les deux soirs des meurtres. - Il avait "sincèrement" oublié ? - Il était sous le choc. Il a avoué. Je peux reconstituer précisément son emploi du temps : les deux soirs, il sort du travail, un peu plus tôt que d'habitude. Il retrouve Olga. Ils vont à l'hôtel Naundorff pour une heure. Puis dans un restaurant à côté, Le cellier garni. Puis au théâtre du Petit minois. Ensuite, Mélian quitte Olga. Il va devant le théâtre des Trois nymphes, prendre sa voiture et de là, il rentre chez lui. - Ah, c'est beaucoup plus clair. Nous savons heure par heure ce qu'il a fait. Quand a-t-il tué alors ? - Si c'est bien lui, dit Faivre, il a assassiné Siméon puis La Vigière à la même heure les deux jours, sur le chemin entre les deux théâtres : après avoir quitté Olga, avant de retrouver le cocher. Ils sortirent de la brasserie. - Vous le connaissez ce cocher ? - J'ai son nom. - Allons le voir. Ils le trouvèrent devant Les trois nymphes. Il était âgé, bedonnant, avec une grosse barbe bouclée, emmêlée comme une pelote. - Nous découvrons le quartier, lança Maréchal. Vous nous faites visiter ? - Montez, bourgeois ! Il était habillé comme il y a un siècle, et on sentait que ce n'était pas pour la galerie. Les deux policiers firent un tour des Célestes. Ils écoutèrent le cocher raconter toutes les anecdotes sur la vie des Célestes, les ragots, les faits extraordinaires. Il avait beaucoup de verve, son numéro était parfaitement rôdé. Après avoir joué les touristes pendant une heure, les deux policiers se firent déposer devant le grand restaurant Le cellier garni. - Dites-moi mon brave, dit Maréchal en donnant un pourboire, vous avez pour client un certain Mélian. Vous le raccompagnez tous les soirs chez lui... - C'est bien vrai, mon bon monsieur. Maréchal, qui s'en voulait de "casser" cette ambiance bon enfant, montra sa plaque : - Vous n'avez jamais rien remarqué de particulier avec lui ? Surtout ces derniers jours ? L'homme était refroidi. - Ah ma foi, non ! C'est un bon client, c'est tout ce que je peux vous dire ! - Nous allons au théâtre ce soir. J'aurai encore besoin de vos services. Je vous trouverai là ? - Bien sûr. On ne le sentait pas pressé de revoir le policier. - Alors à tout à l'heure. Les deux policiers poussèrent la porte pleine de lumière du Cellier garni, à temps pour éviter une lourde averse. Ils écartèrent poliment les clients qui attendaient debout. Leur entrée fut aussitôt remarquée. Les conversations baissèrent d'un ton, les serveurs détournèrent le regard, soudain absorbés uniquement par leur travail. Le second maître d'hôtel laissait un couple au beau milieu de la salle pour aller chercher le patron. - Allons, rassurez-vous, dit Maréchal à mi-voix, assez pour être entendu, nous ne sommes pas la brigade mondaine ! Deux hommes en imperméables enlevèrent leur serviette à carreaux et se levèrent. Les deux policiers reconnurent Vico et Poletta, des Moeurs, deux inséparables, à peu près analphabètes, condamnés pour le restant de leur carrière à fréquenter les maisons de plaisir et les maquereaux. Ils arrivaient, incapables d'avoir l'air aimables. C'était les pires comédiens qu'on ait vu dans le quartier, qui avait vu défiler un nombre pourtant ahurissant de cabotins. - On peut, vous aider ? Les quatre hommes s'assirent. Vico fit signe au patron, qui arrivait, interloqué, que tout allait bien. - On mange quoi de bon ici ? demanda Faivre. Pas de viande pour moi ce soir, c'est mauvais pour mes graisses. Un peu de poisson, ça rend intelligent... - On va faire la nuit, dit Poletta. Alors on s'offre un gueuleton avant d'aller battre le pavé. Et vous ? Vous êtes de quelle brigade ? - On bosse avec la Crim', dit Maréchal. Au sens strict il ne mentait pas. Vico et Poletta avait cette intelligence des imbéciles, qui devinent quand on se fiche d'eux. Ils ne firent pas de remarque, intimidés par ces deux inconnus. Ils les prenaient peut-être pour les services d'OBSIDIENNE. - On venait vérifier qu'un certain Mélian a dîné ici ces derniers soirs. - C'est rapport aux deux macchabées ? demanda Vico. - Ça se pourrait bien. La présomption d'innocence, vous savez... - Oui il a mangé ici. Vos collègues nous ont montré sa tête. Et il venait ici avec une sacrée poule. Victoria. - Lui l'appelait Olga, dit Faivre. - Si on parle de la même, c'était la plus sacrément roulée du quartier, je peux vous le dire, affirma Vico. - Tu exagères, dit Poletta. Lana est bien mieux. Elle a des nibards en poire, tu verrais... Les deux policiers ne s'apercevaient pas qu'ils parlaient tout haut. Le serveur, rouge d'indignation, vint prendre leurs commandes. Les autres clients avaient le nez sur leurs plats. - Elle a l'air très bien cette carte, dit Maréchal. On va se régaler ! Lui et Faivre choisirent lentement. Tout le monde était pressé de les voir partir. Maréchal consulta sa montre : le spectacle commençait dans moins d'une heure au Petit minois. Il prit une grosse salade, Faivre de même. Elle fut vite avalée. Les deux policiers remercièrent leurs collègues des Moeurs et partirent en saluant l'assistance : - Bonne fin de soirée. Ce fut un soulagement partagé pour les clients et le personnel. ¤ Dehors, la pluie avait cessé. D'immenses nuages se déchiraient lentement. Quelques craquelures lumineuses apparaissaient, s'en allaient loin sur l'océan. Le théâtre était à deux pas. Nelly attendait à une terrasse. - C'est quoi cet endroit où tu m'emmènes, Antonin ? Entre amis chez la baronne, pièce grivoise en trois actes... - Mais non, c'est la pièce en deuxième partie de soirée. Nous, nous y allons maintenant, voir la magie. Nelly écrasa sa cigarette : - C'est monsieur le baron qui fait sortir son petit oiseau ? Elle rit de cet air canaille qu'elle prenait exprès pour faire enrager Maréchal. Le petit théâtre était déjà bondé. Maréchal retira les billets. Le caissier fit un signe à l'ouvreuse, qui mit les deux policiers et Nelly au premier rang. La salle comptait une quarantaine de sièges. - Vous êtes venu hier ? demanda Faivre. - Oui, j'ai bien étudié le numéro du magicien, Antiphon. Ils avaient le programme en main. "Le cirque de l'invisible, un spectacle qui vous fait pénétrer dans une réalité autre : mystérieuse, charmante, éblouissante et inquiétante... Un voyage pour les yeux, pour l'esprit. Vos certitudes seront chavirées, votre imagination marquée à jamais." - Ça promet, dit Nelly. Au fait, messieurs c'est peinard votre boulot je vois. On va boire des coups, on va au resto et au théâtre... Et ensuite, aux putes ? - Baisse d'un ton, souffla Maréchal. Plusieurs personnes avaient entendu, qui pouffaient de rire. L'inspecteur n'aimait pas cette tournure canaille prolo que prenait Nelly. Elle avait passé la guerre dans une usine d'armement. Elles étaient plus de trois cents femmes, alignées à des tables, à visser des têtes d'obus toute la journée. Les bourgeoises, les ouvrières, les serveuses, les femmes au foyer, les épicières, c'était le vaste brassage social ! Toute à travailler en cadence. Le spectacle commençait dans le noir complet. Une lumière lunaire éclairait le visage mince d'un homme jeune, aux yeux fortement cernés de noir, aux longs cheveux bouclés : - Tout, dans la vie, est illusion ! Ce théâtre, vous, moi, cette scène et la lumière... Tout ! Mais nous faisons comme si ces choses existaient ! Il déclamait, théâtral au possible. - Je vais vous prouver ce soir que vous vivez dans l'illusion. Car ce que vous allez voir est normalement impossible. Et pourtant, ce sera tout d'un coup, possible... Il transformait une baguette en bouquet de fleurs, puis enflammait son chapeau. Applaudissements. Venaient quelques numéros classiques, avec des boules, des cerceaux, des cordes. Il y avait ensuite l'évasion d'une caisse, et la femme coupée en deux, puis en quatre. Quelques numéros d'acrobates, sur un vélo à une roue, en jonglant avec trois balles... Des changements de costumes éclair. Puis il faisait enlever tout son matériel, et annonçait le clou de son spectacle. - Tout ce que vous avez vu était étonnant, mais déjà vu ! D'autres magiciens savent le faire. Le morceau suivant, par contre, est véritablement fait sans truquage. Plus de tromperie maintenant, c'est vraiment un autre pan de la réalité qui va vous apparaître... C'était un numéro de lecture mentale. Il faisait venir un spectateur sur scène, devinait son âge, le numéro de sa rue, son code de citoyenneté. Comme convenu, Antiphon choisit Maréchal. Le magicien ne fit pas d'erreur. Troublé, l'inspecteur se rassit. C'était bien la preuve que le volontaire n'était pas un complice. La dame qui fut ensuite choisie n'en crut pas ses oreilles. Le magicien se retira sous les applaudissements : - Oubliez ce que vous avez vu... Car nul ne vous croira si vous allez le raconter... Les deux policiers allèrent voir l'artiste dans sa loge. Il était dos à eux, en train de se démaquiller devant son miroir : - Avez-vous été convaincu par l'art d'Antiphon ? Faivre n'aimait pas ces amuseurs publics et leurs grands airs. - Nous sommes venus vous demander si vous connaissez un certain Mélian ? C'est un habitué de votre spectacle. - Ils sont nombreux, déclama-t-il, ceux qui viennent voir Antiphon encore et encore. Aucun néanmoins ne sait expliquer rationnellement mon pouvoir. Car il n'y a aucun truc dans mes lectures mentales. - Vous ne répondez pas à la question. - Je ne connais pas mes admirateurs, monsieur le policier. - Nous sommes sur une enquête criminelle. Vous nous aideriez beaucoup en mettant vos talents au service de la sécurité de vos concitoyens. - La police recrute-t-elle à présent des mages, des voyants ?... Alors les criminels n'ont qu'à bien se tenir. - Nous ne vous faisons pas une offre d'embauche, monsieur Antiphon, ou quel que soit votre nom. Nous avons posé une question. Le grand artiste, agacé se retourna, le visage encore à moitié maquillé: - Je ne connais pas cet homme. Il avait retrouvé un ton normal. Les policiers aimaient mieux. Ils retrouvèrent Nelly dans le hall. - On reste pas pour la pièce suivante ? dit-elle. - Je rentre me coucher, dit Faivre. Demain, on va se renseigner sur le groupe de madame Mélian. Il ont pas fini de nous faire courir, ce couple. - Bonne soirée, Faivre. Nelly prit Maréchal par le bras : - Où tu m'emmènes ? - Boire un verre, pour commencer. - "Pour commencer", ho ho ... Tu me sors le grand jeu ? - Attends un peu de voir la suite... Ils allèrent au Pandémonium, burent quelques verres. Ils se dirigèrent grisés vers le départ des voitures. Le cocher de tout à l'heure attendait : - Fouette ! cria Maréchal. A cette adresse ! Il lui tendit une petite carte. - Tu m'emmènes où ? Maréchal ne répondit pas. Il la prit dans ses bras et ils s'embrassèrent longuement. Ils ne s'aperçurent pas qu'ils étaient arrivés. Le cocher tapait à la porte : - Alors, vous descendez ou bien je vous loue ma voiture pour la nuit ? Maréchal, étourdi, mit une grosse somme dans la main du cocher. - Oh, merci monseigneur ! Ils étaient devant un hôtel en retrait des boulevards : une bâtisse très ancienne, tout en hauteur, dont l'entrée était gardée par deux statues monumentales d'être ailés armés de foudres. L'Ange de Cuivre était un des plus vieux hôtels de la Cité. Ils entrèrent dans un hall sombre, au plafond très haut, avec des statuts d'anges menaçants. Maréchal approcha du comptoir, non sans trébucher. Il dut s'appuyer : - Bonsoir... - Bonsoir monsieur. Le réceptionniste avait un sourire solide, aimable mais gravé dans le marbre. - Vous avez réservé une chambre ? - Ah oui ! Maréchal ! - Je consulte mon registre. Je vois. Très bien. Vous avez la chambre 6032. Voici la clef. Bonne nuit, monsieur. Maréchal nota qu'il ne clignait pas des yeux. - Oh pour ça, dit Nelly, elle va être bonne ! Ils ne tenaient plus bien debout. Le réceptionniste ne cessa pas de sourire. Était-ce bien son sourire ou les traits de son visage ? - 6032, dit Maréchal en regardant la clef cuivrée. Ça doit être haut... Le garçon refermait déjà la grille dorée de la cabine. Le mur était recouvert de boutons. Ils essayèrent de bien se tenir pendant la montée. La cabine monta longtemps. Elle monta bien au-dessus des plus hautes statues d'anges. Le garçon les accompagna le long d'un couloir interminable. La moquette très épaisse, moelleuse, rendait les pas silencieux. Ils entrèrent dans leur chambre. Maréchal glissa un pourboire au garçon et referma la porte. Nelly avait déjà couru dans le salon. - C'est tout une suite ! Tu es fou ! Elle lui sauta au cou, et fit le tour des pièces, excitée comme une fille à qui on offre une énorme maison de poupée. La salle de bains regorgeait de parfums, de poudres pour le bain. Nelly mit l'eau à couler dans la baignoire. Elle n'enleva que ses chaussures et s'y mit toute habillée. Maréchal avait trouvé du vin dans un seau à glaçons, avec des friandises alcoolisées. - Antonin, tu viens me frotter le dos ?... Ils burent du vin dans la baignoire, et finirent la soirée sur le grand canapé, à lui seul plus grand que l'appartement de Maréchal, avec une vue imprenable sur la Cité lumineuse, fumante et trempée. ¤ Maréchal se réveilla. Il faisait encore nuit. Une pluie dense s'abattait, verticale, certainement glacée. Il ne se sentait pas bien. Il regarda les deux bouteilles vides, qui gisaient sur la moquette, à côté des verres et de la boîte de chocolats. Nelly respirait lentement. C'était malin. Il ne tenait plus l'alcool. Si ça se savait, il serait la risée de SÛRETÉ ! Il alla dans la salle de bains. Il entendit qu'on faisait la fête dans la suite voisine. Nelly dormait toujours. Il prit une gorgée de lotion miracle contre le mal de coeur. Il resta au-dessus du lavabo. Son malaise passa. Il fuma une cigarette à la fenêtre. Dans la pluie, la Cité était réduite à des tours noires tranchantes qui s'élevaient au-dessus d'une masse informe. Il avait des fourmis dans les jambes. Il eut l'envie soudaine, d'aller marcher. Il sortit sans bruit. La lumière était tamisée dans le couloir. Il n'en voyait pas le bout. La moquette couleur cuivre immense filait d'un horizon à l'autre. Il entendait la fête. Il remarqua la porte, restée entrouverte. Il sut qu'il avait tort. Il s'approcha timidement. De quoi avait-il l'air, dans le pyjama et la robe de chambre de l'hôtel ? - Chut, venez... Une voix féminine ; juste une main qui dépassait de la pénombre, qui lui disait de venir. Il entra, vaseux. La pièce était sombre. Il pouvait tout lui arriver... Une femme petite et très mince portait un masque à plume. - Vous n'avez pas amené votre masque ? - Euh, non... - Tenez, je vous en prête un... N'oubliez pas la prochaine fois. Elle lui ouvrit la porte du salon. Il n'y avait que quelques bougies. Les flammes fragiles oscillaient au rythme des invités, qui allaient, venaient. Certains dansaient lentement. Maréchal avança, indistinct dans ces groupes. Il ignorait si quelqu'un s'était aperçu de son arrivée. Il approcha du buffet. C'était le réceptionniste au sourire impassible qui servait. - Une coupe, monsieur ? - Oui... Il la prit pour ne pas se faire remarquer. Les conversations étaient indistinctes, les silhouettes fuyantes. Maréchal ne parvenait pas à se raccrocher à quelqu'un de solide. Une femme avec un masque félin lui murmura : - Vous êtes venu voir le prince des paons... Est-ce la première fois ?... - Oui, dit Maréchal, avec une fausse assurance. - Qui a jamais vraiment pu l'approcher ?... Ce n'était pas une vraie question. L'inspecteur ne savait que répondre. Les invités s'éloignaient peu à peu. Maréchal se rappelait de nénuphars emportés par le courant, de feuilles tourbillonnant dans le vent pluvieux. Les danseurs disparaissaient, les groupes partaient en fumée. Maréchal se mit près d'une bougie. Il vit alors qu'il était presque seul dans la pièce. Il ne restait que le réceptionniste au comptoir, qui salua et sortit par une petite porte. Maréchal n'avait pas eu le temps de le retenir. Une bougie s'éteignit. Un mouvement près de l'entrée. Il restait un homme, près de l'autre mur. Maréchal devinait quelqu'un de très grand. - C'est vous, le prince des paons ?... L'homme alluma le chandelier. Maréchal se protégea le visage, ébloui. Il s'habitua à la lumière, qui lui rappela la période où la nuit ne tombe plus sur Forge. Il put rouvrir grands les yeux. Il vit alors distinctement le Somnambule. Josef Kassan, goguenard. Ses yeux gris. - Non, non, pas vous... Maréchal hoqueta. Il toussa, sentit Nelly près de lui. Il avait le vertige. Le jour se levait timidement. Nelly, à peine réveillée, lui prit la main. - Tu vas bien ? - Oui, oui... J'ai eu le sommeil un peu difficile... - Tu as trop bu, voilà tout, dit-elle d'une voix charmante avant de se rendormir. C'était ça, il avait bu. Il passa du temps sous la douche. Les autres devaient être arrivés au bureau. Il allait se faire petit aujourd'hui, retrouver sa bonne habitude de la sieste dans le hamac.
04-10-2010, 07:46 PM
Quelle classe ce Maréchal
![]() Chapeau bas pour ces gros textes bien gras ![]() |
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