Dernier run<!--sizec--><!--/sizec-->

- Parce que vous êtes le meilleur, tout simplement...
Ce M.Jonson là était étonnamment flatteur. C'était bien la première qu'il en rencontrait un aussi affable. D'habitude, ils vous traitaient comme de la merde, comme un employé encore plus jetable qu'une femme de ménage clandestine.
Mais lui avait l'air soucieux du confort de ses
runners. Il voulait que tout se passe bien, que la mission soit bien expliquée, qu'il n'y ait pas de malentendu.
- Nous avons à notre disposition un arsenal assez
large, vous vous en doutez. Vous passerez voir mon collaborateur, il vous fournira l'équipement dont vous avez besoin.
Chilpéric renifla, signe de grande méfiance chez lui.
- Et il faudra que je vous signe un papier pour la location du matos ?
- Voyons, cher monsieur, si vous réussissez votre mission, cet équipement sera à vous. Petit bonus pour vous remercier.
- Ce qui signifie que c'est une mission à hauts risques ?
- Nous n'engagerions pas quelqu'un de votre trempe pour délivrer un colis.
Chilpéric sortit du bureau avec un beau paquet de
cash en poche. Il attendit d'avoir trouvé une ruelle bien sombre pour le recompter avec gourmandise :
- Ces salauds payent bien... Ils doivent en avoir gros sur la patate après Aztechnology pour aligner la fraîche si facilement.
Le Nain siffla un taxi et se fit emmener au downtown.
- Allô Paulette ?... Tu es libre ce soir ? Je t'invite au restaurant... Au
Moonglow...
Il ne se fichait pas d'elle : le
Moonglow était le nouveau resto-bar-pub-boîte de nuit de la jeunesse dorée de Seattle.
Ah, Paulette... La petite Française,
so Frenchy ! Pour le moment, elle travaillait comme serveuse dans un bar, mais Chilpéric s'était promis de l'aider à se sortir de ce mauvais boulot.
Ils avaient déjà discuté au bar, autour d'un cocktail à petite ombrelle de papier.
- Si tu n'as rien contre les Afro-Nains à tendance punk, chérie.
- Tu m’emmèneras à Vegas en Cadillac Rose ?
- Et je nous commanderai un jacuzzi au champagne.
- Et on ira aux tables de poker...
- ... en fumant des cigares comme les gens importants.
Voilà, un avenir doré, clinquant, décadent, s'ouvrait à Chilpéric ! Après des années de galère, à squatter un jour chez Harry Stevenson, un autre chez de vagues cousins, à enchaîner les boulots précaires (dont ce contrat pour faire le père Noël dans un fast-food)... Tout ça serait bientôt fini.
Il se promettait d'envoyer un message à Harry, qui avait été chic avec lui au fond. A Aegis Keats aussi, qu'il connaissait mal mais avec qui il avait finalement risqué sa vie plusieurs fois.
Il passa une soirée délicieuse avec sa Paulette.
- Vous avez des ordinateurs en France ?
- Tu nous prends vraiment pour des arriérés, Chilpé...
- Et votre fromage, là ? C'est encore autorisé ?
- Autant que la
junk-food d'ici, ouais...
- Tu m’emmèneras voir la tour Eiffel ?
- Dès que tu auras décroché le gros lot au
Bellagio.
- Tu sais, je compte acheter un petit appartement dans Downtown... Tu seras la bienvenue.
- D'où tu as trouvé l'argent pour acheter ça ?...
- On en a déjà parlé, Paulette, mais je ne peux pas tout te dire... Tu dois juste accepter de me faire confiance, tu comprends ?
- Tu parles vraiment comme dans un film américain, toi.
- Crois-moi ou pas, je suis sur un gros coup.
Il la raccompagna chez elle, gentleman. Elle ne lui proposa pas de venir boire un dernier verre, car elle travaillait tôt le lendemain.
Oui, il la sortirait très vite de son boulot médiocre, à se faire pincer les fesses toute la journée par des demi-Orks et des Trolls avinés !
Il en était arrivé à ce point : le dernier
run. Il n'aurait pas cru que ça viendrait si vite... Un dernier
run et il plaquait tout.
Le surlendemain, vers 23h00, il était sur le toit de l'immeuble en face de la succursale d'Aztechnology. Il lança son grappin, qui se ficha dans la paroi et il partit en tyrolienne. L'air sifflait.
Il se reçut sur le toit, enfonça sa dérouleuse et régla la longueur de filin. Il s'attacha aux chevilles, mit sa cagoule et se présenta devant le vide.
Il eut une petite pensée émue pour Paulette. Il observa la grande cité d'acier qui brillait, et il plongea. La dérouleuse laissa filer jusqu'à vingt mètres.
Il se retrouva la tête en bas, devant le quatorzième étage. Il sortit sa mini-scie laser, fit un trou minuscule dans la vitre et envoya le neutraliseur, une bille remplie de micro-processeurs qui allaient faire taire l'alarme pendant dix minutes.
Quand la sécurité s'éteignit, Chilpéric opéra sur la vitre, et la fit coulisser doucement.
Il entendait, malgré le vent, le tintamarre des voitures qui bouchonnaient sur le boulevard.
Il se donna du filin, atterrit sur la moquette, se détacha, et fit remonter le filin en entier.
Il était dans la place !
Jusque là, du gâteau. Le coffre du comptable devait se trouver dans le bureau d'à côté.
Le Nain tendit l'oreille. On l'avait prévenu qu'il y avait trois gardiens pour tout l'immeuble. Il se déplaça sur la moquette, passa entre deux gros aquariums de poissons d'eau chaude. Le compte à rebours était enclenché, il se dépêcha de passer dans la pièce d'à côté. Le coffre était dissimulé sous le tapis. Chilpéric posa son sac à dos, sortit d'autres instruments. Il enleva le tapis aux motifs aztèques et découvrit la plaque d'acier.
- Ils font vraiment du bon boulot chez les employeurs de ce Jonson...
Il avait toute la quincaillerie high-tech pour que ce coffre lui fasse risette en moins de trois minutes. Il sortit les détecteurs, un brouilleur, deux épingles en monofilament, tout un attirail de virtuose !
Il s'affairait depuis deux minutes, la sueur au front, et sentait que le mécanisme allait céder.
Il entendit alors un déclic derrière lui. Il se mordit la lèvre, étouffa une insulte. Il leva les mains doucement, tourna la tête.
Un autre Nain le braquait, en tenue de camouflage intégral comme lui.
- Il va falloir que tu m'expliques ce que tu fais là, toi...
Aucun des deux ne comprenait, mais c'était Chilpéric qui, à choisir, aurait tort dans l'histoire...
- Ce qui est dans ce coffre est à moi, dit le Nain.
Chilpéric se recula. Il ne pouvait rien faire.
- Inutile de te demander qui t'a engagé...
- On connaît tous les deux la réponse.
L'autre approcha du coffre et vit que Chilpéric avait bien avancé le travail.
- Manifestement, ces papiers intéressent plusieurs personnes.
- Combien te paye ton Jonson ? dit Chilpéric.
- Ferme-la. Je ne partage rien du tout. Sois déjà heureux si je te laisse en vie...
Il sortit des liens en plastique et dit à Chilpéric de se les passer au poignet, de bien les serrer avec les dents.
Il garda Chilpéric en joue, regarda de plus près le coffre.
- C'est presque ouvert maintenant... Ton brouilleur fait du bon boulot...
Il ouvrit la plaque et y trouva de grosses enveloppes.
- Parfait, tout cela.
Il fourra les papiers dans sa poche intérieure.
On entendit alors un déclic.
Le second se retourna. Chilpéric releva la tête.
Cette fois, c'était un Ork !
- Il va falloir qu'on m'explique quelque chose, grogna-t-il.
- Putain, y a combien de corpos sur cette affaire ? soupira Chilpéric.
- Qui vous êtes ?
L'Ork dit au second nain de s'écarter du coffre. Il s'approcha, vit que tout avait été vidé. Le second nain dut lui tendre les papiers.
L'Ork les prit, les rangea dans son sac et regarda les deux Nains devant lui. Il les braquait toujours, hésitait...
D'un coup, toutes les lumières s'allumèrent et une alarme retentit dans le bâtiment. Les deux Nains soupirèrent, l'Ork ne comprenait encore pas.
- Bon, hé ben chacun sa merde maintenant ! dit le Nain.
- Détache-moi au moins !
L'Ork s'enfuit.
- On s'allie pour le rattraper ?
Le réflexe de solidarité naine joua :
- D'accord, dit Chilpéric, mais coupe-moi ces putains de liens !
Le second Nain les trancha d'un coup de canif :
- Osborne, enchanté.
- Chilpéric, appelle-moi Chilpé.
Des volets métalliques étaient descendus sur les fenêtres.
Les Nains passèrent dans le couloir.
- Et ici, les conduits d'aération ne nous permettront pas de sortir ! dit Osborne.
- Je sais ! dit Chilpéric, qui voulait dire qu'il avait aussi bien étudié les plans que l'autre.
Ils entendirent la porte de l'escalier s'ouvrir. L'alarme retentissait toujours. Les deux Nains coururent dans la cage d'escalier. L'Ork remontait vers le toit. Il avait de la foulée, ce peau-verte !
Il avait pris de l'avance quand il atteignit le vingtième étage. Il s'arrêta, et mit les deux Nains en jeu, qui avaient deux étages de retard. Ils virent son arme, s'arrêtèrent à temps pour éviter sa volée de plomb. Ils se plaquèrent au mur.
La porte du palier de l'Ork s'ouvrit brusquement et il reçut une volée de tir. Il fut jeté contre la rambarde. Un humain passa la porte et lui décapita la tête d'un coup de katana !
La tête passa par dessus la rambarde, passa devant les deux Nains et partit s'écraser cinquante mètres plus bas.
Chilpéric et Osborne se regardèrent et se comprirent : un Red Sam !
Ils décampèrent, affolés, sautèrent les marches tant qu'ils purent et, alors qu'ils sentaient que le tueur gagnait sur eux, entrèrent au dixième étage. Ils ne savaient plus ce qu'ils faisaient. Ils couraient au hasard, paniqués.
Ils cherchaient à rejoindre une autre cage d'escalier. Ils coururent. L'alarme s'était éteinte mais les lumières étaient toujours aussi violentes. Deux autres Red Sam sortirent d'un bureau et ouvrirent le feu : Chilpéric se jeta sur le côté, retomba dans un bureau, et vit Osborne se faire transpercer par les tirs.
Le Nain, mort de peur, passa sous un bureau, ouvrit une autre porte, trouva un
open-space et se cacha sous un bureau.
Il entendit les Red-Sam entrer. Ils marchèrent, on les devinait en train d'inspecter les lieux. Soudain, des tirs à l'autre bout de la pièce, un râle de mort.
- On l'a eu, c'est bon.
Ils venaient d'abattre un autre intrus !
Mais combien étaient-ils de
runners ce soir dans ce bâtiment !
Chilpéric attendit longtemps. Il lui sembla que les runners étaient sortis. On avait dû le confondre avec celui qu'on venait d'abattre.
Les lumières s'éteignirent. Le coeur du Nain battait à tout rompre.
On ne l'avait pas trouvé !
Il n'osait y croire ! Ils étaient partis !
Lentement, il passa la tête au-dessus de la cloison. Les bureaux étaient vides. Les volets métalliques étaient remontés. La ville était là, dehors !
Le Nain sortit tout doucement et alla à la fenêtre sur la pointe des pieds. Il transpirait toujours, son coeur ne se calmait pas.
Il n'aurait pas les documents, mais il expliquerait à Jonson que c'était ces trois autres incompétents qui avaient tout fait foirer, il n'y était pour rien, il voulait juste être libre !
Il prit sa petite scie laser et fit une entaille dans le verre. Rien ne se passa. Il respira, continua sa découpe.
Il enleva un cercle de verre. L'air du dehors entrait, il n'avait plus qu'à s'harnacher, se laisser descendre !
La lumière s'alluma en grand, et trois
Red Sam sortirent des bureaux en ricanant. Chilpéric, les yeux exorbités, s'adossa au verre.
La porte de l'open-space s'ouvrit
et le Jonson qui l'avait engagé entra. Il alluma une cigarette et dit aux trois vigiles :
- Alors, vous les avez trouvés comment, ceux de ce soir ?
- Hmm, franchement, pas terribles. Celui-ci est un peu plus malin que les autres, mais c'est pas de notre niveau !
- On fera mieux la prochaine fois.
- Sa... salaud... fit Chilpéric, qui était devenu café au lait.
- N'insulte pas le chef, toi.
Les Red Sam ajustèrent tranquillement leurs tirs et ouvrirent le feu.
Le Nain fut jeté en arrière, fracassa la verrière et partit pour le grand saut.
Les Red Sam approchèrent du bord. L'un d'eux cracha et dit :
- '... tout ce que mérite cette racaille de Raccourcis...
- Allez, viens, on va s'en jeter un.
Chilpéric se sentit tomber un moment, qui lui sembla interminable, mais il dut perdre connaissance avant de passer devant le quatrième étage. Il ne sentit rien quand il s'écrasa sur le toit d'une voiture et provoqua une belle panique dans la rue, parmi les gens qui sortaient des restaurants et des cinémas.
Quand il ouvrit les yeux, il était dans un couloir sombre, mais au bout brillait la lumière, un espoir... Une voix délicieuse l'appelait. Paulette ?
- Chilpéric, avance...
Il devinait dans ce halo de lumière cent cortèges d'anges, décrivant de flamboyants cercles dans un ciel étoilé. Il avança, ravi, comme aspiré vers cette divine vision.
Il trébucha, partit la tête la première dans ce bain de lumières, et se cogna la tête contre un bureau.
Il se rassit, réalisa qu'il se trouvait dans une petite pièce, où ça sentait le renfermé. Il se frotta le crâne. La lumière sublime n'était que celle d'une lampe à abat-jour pour interrogatoires.
- Faites attention, dit une voix caverneuse.
Chilpéric vit que derrière le bureau était assis une créature encapuchonnée, qui écrivait à la plume de sa main squelettique.
- Vous vous nommez ?
- Chil... Chilpéric, répondit-il, impressionné par la voix.
Le fonctionnaire secouait sa plume, ce qui projetait de l'encre sur le bureau. Il grattait sur le papier les informations d'état civil du Nain.
- D'où venez-vous ?
- Pardon ?
- De quel pays ? Quelle ville ?
- Ben, euh... je suis né dans le Bronx, quoi.
- Lieu de décès ?
- Seattle,
downtown...
Chilpéric répondait sans réfléchir. La dernière question le fit tiquer.
- Comment ça lieu de décès ?
- Je vais vous expliquer, vous ne serez pas le premier, soupira la créature.
Elle finit d'écrire :
- Se-a-ttle... Vous étiez
runner ?
- Oui.
- Bon, il n'y aura pas d'hésitation sur votre Enclave alors...
- Attendez, je peux savoir un peu !
- Signez là.
Il lui tendit le papier écrit en belles lettres gothiques. Le Nain le relut, trouva les informations exactes.
- C'est tout ? Je signe.
- Oui. Vérifiez bien. S'il y a une réclamation, vous pourrez toujours revenir nous voir. Ce n'est pas comme si on était pressés, vous savez. Ici,
on a le temps !
- Vous voulez m'expliquer ce que cela signifie ?...
La créature croisa ses mains squelettiques et dit posément :
- Vous êtes mort, monsieur. Raide, décédé, refroidi, cuit... Choisissez le terme qui vous convient.
- Quoi ? C'est cette chute qui !...
- Dix étages. Votre race à la tête dure mais quand même... Vous verriez l'état de la Merco dont vous avez défoncé le toit, la gueule du proprio, vous comprendriez un peu ce que c'est que la chute d'un Nain qui a atteint sa vitesse maximale de chute... Vous avez calculé l'énergie cinétique à ce moment ?... Les forces ?...
- Moi vous savez, la physique, déjà à l'école, euh... Non mais attendez, c'est quoi ce bazar !
- Il n'y a pas de bazar. Tout est en ordre. Vous êtes morts. Bienvenu dans l'Au-Delà ! Mettez-vous à l'aise, vous en avez pour un bout de temps. Vous verrez, on vous a trouvé un endroit bien pour vous adapter. Vous ne serez pas dépaysé. Vous aurez ensuite l'occasion d'aller explorer d'autres Enclaves plus exotiques.
C'est comme un parc d'attraction, si vous voulez... Chaque Enclave a un thème.
Chilpéric ne savait plus quoi dire.
- Des questions ?
- Non, non... Euh, vous êtes qui, vous, au fait ?
- Je suis le Squelette Débonnaire. Fonctionnaire grade C. Ce n'est certes pas le plus grand métier du monde que le mien, mais il a ses avantages.
"Bon si vous voulez m'excuser, avant ma pause, j'ai encore trois cent mille personnes à faire passer (avec ce génocide en Afrique, on est débordés), donc je vais devoir vous laisser.
Le squelette encapuchonné se pencha.
- Ouïe, mes articulations !
Il actionna un levier derrière le meuble, qui fit ouvrit une trappe sous la chaise de Chilpéric. Ce dernier chuta comme du haut d'une tour infernale de fête foraine et hurla longtemps lors de cette plongée dans l'obscurité.
La mort est-elle la fin de tout ou un nouveau commencement ?... Le haut et le bas se touchent-ils quand on atteint l'infini ? L'éternité est-elle longue, surtout vers la fin (Woody Allen) ?
Plus prosaïquement : où le facétieux fonctionnaire a-t-il envoyé le plus extravagant des runners de Seattle ?
A suivre...